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Les Formiciens

À moins d’avoir vécu terré au fond d’une grotte ces trente dernières années, difficile d’avoir échappé aux « Fourmis » de Bernard Werber. Mais saviez-vous que cette trilogie entomologique a un ancêtre ? En 1932, l’écrivain français Raymond de Rienzi publia Les Formiciens, épopée miniature exhumée toutes les une ou deux décennies, et cette fois-ci par les éditions Terre de Brume.

Nous voici il y a cent vingt millions d’années, « vers la fin de l’ère secondaire », en un temps où « les tyrannosaures broutaient les arbres »… Passons. C’est aussi une époque où les fourmis n’existaient pas encore, mais cela, la science l’ignorait probablement à l’époque de publication du roman. Celui-ci, après un prologue ampoulé présentant les formiciens, les précurseurs des fourmis, nous introduit Hind. Héros de l’histoire, Hind appartient au peuple des Nomades mais vit dans une fourmilière des Halfs. Après une attaque par les Têtes-Rouges où il s’est distingué par sa bravoure, Hind se retrouve en porte-à-faux avec les Mères : les formiciens vivent en ce moment un changement de paradigme, avec l’apparition des individus neutres et la prise du pouvoir par les femelles. Mais Hind ne l’entend pas de cette oreille antenne et fuit avec son meilleur ami. S’ensuit alors une longue et périlleuse odyssée. Au cours de celle-ci, les deux amis sont d’abord faits prisonniers par des formiciens esclavagistes ; au sein Hind trouve toutefois l’amour auprès de Mâh, une autre Nomade. Mus par la nécessité, les deux fondent un nouveau couvain pour redonner vie et grandeur au peuple Nomade. Cette fourmilière passera par hauts et bas, les menaces pouvant être tout aussi intérieures qu’extérieures… comme en la figure de ces « Montagnes-vivantes » que sont les dinosaures.

Dinosaurien, Les Formiciens l’est aussi à sa manière. Se basant sur une documentation abondante listée en fin d’ouvrage, Rienzi préfigure bon nombre d’aspects que l’on retrouvera dans Les Fourmis de Werber, avec un souffle lyrique gentiment désuet. Néanmoins, le roman achoppe sur le caractère exagérément héroïque de son protagoniste et sur le machisme intrinsèque du récit, vaguement camouflé derrière l’apparition du système de détermination sexuelle des fourmis : ici, les femelles sont méchantes et traîtresses ou bien tout juste bonnes à enfanter. Dommage. Il en reste un roman d’aventure à l’intérêt surtout archéologique, exemple parmi d’autres de la fascination exercée par les fourmis et autres insectes eusociaux…

La mer sans étoiles

Il y a de cela une huitaine d’années, Erin Morgenstern avait su nous enchanter avec Le Cirque des rêves. La magie qui imprégnait les pages du premier roman de l’autrice serait-elle à nouveau présente dans son second ? Délaissant le monde forain du xixe siècle, Erin Morgenstern nous emmène en 2015, dans une bibliothèque universitaire. C’est dans ses rayonnages poussiéreux que Zachary Ezra Rawlins, étudiant préparant une thèse sur les jeux vidéo, met la main sur un recueil de contes intitulé Doux Chagrins. Le plus surprenant pour le jeune homme est d’y découvrir que l’un des récits raconte un épisode de son enfance, lorsqu’il n’a pas traversé une porte dessinée dans un mur. Décidé à connaître le fin mot de l’histoire, Zachary se lance alors dans une quête qui va l’amener à rencontrer d’étranges personnages – tant dans la réalité que dans les pages des livres, même si les deux ont une tendance curieuse à se mélanger – et surtout l’amener dans une bibliothèque souterraine et infinie, au-dessus d’une mer sans étoiles…

Pour les rats de bibliothèque que nous sommes (si vous n’en êtes pas un, signalez-vous de ce pas à la rédaction !), lire un roman mettant en scène d’infinis rayonnages de bibliothèques a quelque chose de réjouissant. Des livres, des livres, encore des livres, des labyrinthes de livres, des secrets cachés dans des livres, le pouvoir démiurgique de la littérature, et puis des chats (parlants). Des personnages ? Parlons plutôt de silhouettes. À vrai dire, la magie peine à prendre au fil des pages de cette Mer sans étoiles : l’ensemble est très soigné mais ne suscite guère d’émotions, et s’avère trop élusif, avec ses énigmes enveloppées dans des mystères, ses tenants et aboutissants flous, ses jeux de miroirs obscurs. Voilà qui est paradoxal pour un roman prenant pour objet la narration : alternant entre contes comme autant de fragments épars d’une intrigue plus vaste et récit de l’aventure de Zachary, l’histoire finit hélas par lasser. Peut-être faudrait-il replonger une deuxième fois dans cette Mer… pour en saisir toutes les subtilités ? Avouons-le, les rats de bibliothèque que nous sommes ont déjà une pile à lire haute comme ça bien plus riche en promesses…

Et pourtant… Même s’il faut attendre encore huit ans, on guettera le prochain roman d’Erin Morgenstern, en espérant que l’autrice saura retrouver la magie du Cirque des rêves.

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Dimension Russie impériale

Après Dimension URSS (2009) et Dimension Russie (2010), Patrice et Viktoriya Lajoye terminent leur tour d’horizon de la SF russophone en nous proposant une sélection de nouvelles relevant cette fois du merveilleux scientifique. Passage en revue.

Le recueil s’ouvre avec la novella « Histoire extraordinaire d’un Pompéien ressuscité » de Vassili Avenarius, qui nous fait suivre les pas d’une momie ramenée à la vie par un scientifique italien. Le trope du choc des cultures se teinte ici d’amertume, alors que Marcus Junius Flaminius découvre la société industrielle. La satire se poursuit plus loin avec « Les lettres de Mars » de Vladimir Bariatinski, texte bref ressemblant surtout à une introduction à une déclinaison martienne des Lettres persanes. Côté proto-hard science, « Sur la lune » de Konstantin Tsiolkovsky consiste en une rêverie lunaire aussi platement écrite que fascinante au niveau des idées : le père de l’astronautique russe avait visé globalement juste, et le texte est d’autant plus étonnant qu’il remonte à 1887 (voir le sélénite Bifrost 95 pour une recension plus complète). Sous le patronage de Jules Verne, « Le Brig “Le Terreur” » de Ferdynand Ossendowski nous emmène dans les mers glacées du grand nord, sur les traces d’un navire porteur d’une virulente moisissure capable de tout détruire. Savants fous et amours contrariées sont au programme de cette ample novelette, inventive mais peut-être un brin trop convolutée. Pas tout à fait un voyage au centre de la Terre, « Les Ancêtres » de Sergueï Solomine est un journal de voyage dans un monde souterrain peuplé de batraciens géants et intelligents. Un texte prometteur mais qui pèche par sa brièveté. Le recueil comporte deux nouvelles de Valentin Frantchitch, « Les rayons de la mort » et « Le Char du diable », au sujet d’inventions dévoyées ou susceptibles de l’être. De fait, utopies et dystopies ne sont jamais très loin. « Le Parc royal » d’Alexandre Kouprine relève des premières, et met en scène des souverains dans une époque future qui conserve ses têtes couronnées à fin d’éducation. Il s’agit là d’un conte doux-amer réussi. « L’amour dans les brumes du futur » d’Andreï Marsov, sous-titrée « Histoire d’une romance en 4560 », appartient aux secondes. Unique texte (auto)publié de son auteur, paru aux tout débuts de l’ère soviétique, il nous présente deux amants désireux d’être proches au possible dans un monde où des rayons d’un genre particulier rendent impossible de garder pour soi toute pensée. Pas tout à fait convaincant dans sa narration, le texte préfigure toutefois des aspects de Nous autres de Zamiatine mais aussi de « Plus près de toi » de Greg Egan.

Au bout du compte, les dix nouvelles au sommaire du recueil présentent un panorama varié et inventif du merveilleux scientifique pré-Révolution russe. De quoi satisfaire les amateurs de curiosités.

Solênopédie

Ce court roman – ou longue nouvelle, c’est selon – parut pour la première fois à la Librairie Médicale de Labé en 1838, vingt ans après le Frankenstein de Mary Shelley, ce qui en fait l’un des tout premiers textes français de science-fiction. L’histoire de sa publication est du reste étonnante, puisqu’il fut présenté comme un compte-rendu d’expériences scientifiques réellement menées ; pour augmenter le mystère, son auteur utilisa le pseudonyme du Comte Dalbis. Même si l’éditeur émit quelques précautions lorsqu’il publia Solênopédie, la supercherie ne fut éventée que quelques mois plus tard, et l’obligea à faire une mise au point. Il faut d’une part préciser que le sous-titre du roman est « Révélation d’un nouveau système d’éducation phrénologique pour l’homme et les animaux », et d’autre part se remettre dans les connaissances de l’époque : en 1838, la phrénologie, théorie selon laquelle les bosses du crâne d’un être humain reflètent son caractère, développée par le médecin allemand Franz Joseph Gall, a ses partisans. Avec pareil postulat, serait-ce vraiment surprenant qu’on puisse agir sur ces bosses pour façonner les facultés d’une personne à sa convenance ? Car c’est bien ce qu’a entrepris de démontrer T., scientifique brillant réfugié dans des ruines pyrénéennes pour y mener ses expériences. Le Comte Dalbis, qui lui a rendu visite, en convient : il a obtenu des résultats prodigieux en opérant sur des animaux, réussissant à s’entourer de nombreux mammifères et oiseaux qui lui obéissent et sont capables de prodiges qu’on croirait réservés à l’être humain. Le tout en injectant une solution à base de phosphore directement dans le cerveau, après avoir identifié les caractéristiques de chacune des bosses des crânes desdits animaux. T. n’a encore rien communiqué, attendant d’avoir achevé ses expériences pour le faire ; il lui désormais tester ses méthodes sur l’être humain. À moins qu’il n’ait quelque peu brûlé les étapes et déjà initié des traitements sur certains enfants ?

Si la supercherie a en partie fonctionné lors de sa parution, c’est que Solênopédie était parfaitement en accord avec les connaissances scientifiques de l’époque, et que si Dalbis extrapolait, il le faisait sur la base des dernières avancées médicales. C’est là la force du texte, quand bien même, à la lumière des sciences contemporaines, cela prête plutôt à sourire. Il n’empêche, on sent l’auteur parfaitement au courant (le traitement endermique) qui prend plaisir à inventer un futur à ces sciences, un futur fait de prouesses enthousiasmantes encore à découvrir. Sans pour autant oublier de pointer les dérives potentielles qui adviendront inéluctablement si les scientifiques exercent en solitaire, sans contrôle d’aucune sorte. À ce titre, la postface de Marc Renneville, qui replace le récit dans son contexte d’écriture, est très éclairante. Si la forme du texte est en adéquation avec l’époque à laquelle il a été rédigé, le propos, lui, reste totalement d’actualité, dans ce xxie siècle où le transhumanisme a le vent en poupe et au sein duquel certains ne se sentent guère investis d’une quelconque éthique. Enfin, impossible de lire Solênopédie sans penser à L’Île du docteur Moreau, de H.G. Wells, avec lequel ce texte partage un certain nombre de points communs.

Sans crier au chef-d’œuvre oublié, voilà toutefois une réédition bienvenue tant elle remet en lumière un texte rarissime, pour ainsi dire inconnu, et qui n’a rien perdu de sa force près de deux siècles après sa publication.

Mauvaise graine

On avait déjà croisé Nicolas Jaillet dans les genres qui nous intéressent en 2010 avec Nous, les maîtres du monde (Après la lune), roman sympathique bien qu’un peu foutraque, mélange de super-héros et d’invasion extraterrestre. Après avoir publié d’autres bouquins (western, roman historique…), il nous revient avec ce Mauvaise graine, qui fait une nouvelle fois la part belle à la fusion des genres. Dans un mélange plutôt détonnant, puisque le bandeau proclame « Quand Bridget Jones rencontre Kill Bill ». Julie, jeune institutrice, célibataire malgré les tentatives de ses amis pour la caser, sent sa vie basculer lorsqu’elle apprend qu’elle est enceinte : elle n’a en effet pas eu de relations sexuelles depuis pas mal de temps ! Or les tests sont formels, et tous cohérents : un fœtus se développe en elle. Passé le premier instant de stupeur, puis la phase d’interrogation (le garder ou pas ?) vient le questionnement : n’a-t-elle vraiment pas couché avec quelqu’un ces derniers mois ? Par exemple lors d’une de ces soirées arrosées où elle s’est pris une cuite mémorable ? Aussi mène-t-elle l’enquête auprès de ses amis, pères potentiels de son futur rejeton (car oui, elle a décidé de le garder). Ce faisant, elle se découvre une forme éblouissante, et à vrai dire inédite chez elle. Mais quand elle réalise qu’elle a également développé une force surhumaine, et que certaines barbouzes paramilitaires sont à sa recherche, la peur gagne : que lui arrive-t-il exactement ?

Ça commence comme Bridget Jones, en effet, avec les interrogations pleines de drôlerie de cette femme qui ne comprend pas ce qui se passe. On est en pleine comédie sentimentale de situation, avec des dialogues savoureux, un rythme enlevé. Puis, peu à peu, la comédie cède la place au thriller ; l’humour ne disparaît jamais, loin de là, c’est même le leitmotiv de cet ouvrage, et parler de Kill Bill pour cette deuxième partie n’est pas totalement infondé. Le quotidien pépère de notre héroïne va se retrouver bousculé, jusqu’à basculer dans l’angoisse quand elle comprend qu’elle est recherchée, que certains de ses amis ne sont pas nécessairement ceux qu’elle croit, et qu’il lui faut quitter ce qu’elle a connu sans retour possible. On alterne ainsi les passages stressants et les éclats de rire, à un rythme soutenu jusqu’à la dernière page. Tout cela n’est pas d’une originalité folle, à vrai dire c’est même plutôt prévisible (la raison de sa grossesse) et parfois téléphoné (la cabane dans les bois), mais le plaisir manifeste de Nicolas Jaillet a la rédaction de son histoire abracadabrantesque s’avère communicatif. Dès lors, parler de page turner n’est pas usurpé, mais pas de la famille de ceux qui vous maintiennent en situation de stress permanent, plutôt de ceux qui vous font partager une tranche de vie avec un personnage central attachant. Sympatoche, une fois de plus.

Aventures sidérantes

Concoctée par Martin Lessard, auteur québécois décédé en août 2018, la publication de cette anthologie a quelque chose d’émouvant. Ainsi, après avoir publié Terre sans mal chez Denoël en 2010, c’est chez Ad Astra que Lessard fit paraître Les Saisons de l’indépendance. Comme l’explique Xavier Dollo dans son introduction, suite à cette dernière publication, Lessard et Ad Astra étaient devenus intimement liés, et le décès du premier correspondit à la fin de l’aventure éditoriale de la seconde. Or, l’anthologie était constituée, aussi n’attendait-elle qu’un nouvel éditeur pour reprendre le flambeau – en la personne de Lionel Évrard, qui accepta d’accueillir le projet chez Flatland. Aventures sidérantes, sous-titré « L’antho pulp ! », nous arrive donc avec un fort capital sympathie ; reste à voir si l’objet final saura s’en montrer digne…

Il est souvent d’usage, lorsqu’on chronique une anthologie, de dire qu’elle propose du bon et du moins bon, voire du pas terrible ou du franchement scandaleux. À la lecture d’Aventures sidérantes, on ne saurait dresser un tel constat, tant il se dégage de l’ensemble une grande homogénéité. Soyons clairs, on n’y trouvera aucun chef-d’œuvre, mais rien à jeter à la poubelle non plus. Les auteurs réunis ici s’acquittent avec professionnalisme et enthousiasme de leur objectif, nous proposant de suspendre notre incrédulité afin que la sidération fasse effet. Mais, au fond, qu’entend-on par pulp ? Est-ce que ces textes sont liés par des thématiques communes ? Un état d’esprit partagé ? Des techniques d’écriture proches ? Un peu de tout ça, finalement. Certaines thématiques reviennent, au premier rang desquelles l’affrontement entre l’Humanité et d’autres créatures, qu’il s’agisse d’invasions de la Terre, de combats pour la possession d’autres planètes, voire de batailles spatiales… La guerre était un grand motif d’histoires de l’Âge d’or de la SF américaine, il est donc logique que près de la moitié des textes s’intéressent à ses différents aspects (Carau, Léourier, Michaud, Quentin) ; mais n’allez pas croire qu’il s’agisse d’une anthologie militariste, loin de là. On y trouve aussi plusieurs des récits de contacts extraterrestres, des robots, la recherche d’un diamant fameux, une virée chez les super-héros, et bien sûr des savants fou (ce bon docteur Moreau, qui se frotte à Darwin)… Et même le futur du loto (Calvez) ! Bref, la palette est complète au gré de ces seize nouvelles, en majeure partie tournées vers l’action (Pochesci, Laframboise). C’est une des autres caractéristiques du pulp : des textes rythmés qui, s’ils n’oublient pas de faire réfléchir, privilégient des narrations dynamiques fidèles aux couvertures chatoyantes auxquelles rend hommage celle de Xavier Collette. Enfin, le pulp visant la sidération du public, l’une de ses techniques de narration préférées était de proposer des nouvelles à chute, qui ont le don de retourner le point de vue du lecteur, lui ouvrant des perspectives insoupçonnées ; on retrouvera ici aussi, bien entendu, le procédé (Lajoye, Léourier).

Le pulp, il ne faut pas l’oublier, date toutefois d’une autre époque où la très grande majorité des auteurs étaient masculins, à l’image du lectorat. Rien d’étonnant donc à ce que la virilité soit régulièrement exacerbée, virant au machisme. Les textes réunis, s’ils jouent parfois avec ces codes, dépoussièrent aussi allègrement ces vieux meubles par la présence de trois autrices (Boivin, Laframboise, Suhner), des récits où les femmes tiennent le premier rôle (Joby), voire la vision inversée dans laquelle la haute chaîne du commandement est exclusivement féminine (Gévart).

Au final, Aventures sidérantes se révèle une anthologie plus que correcte conforme à ce qu’on pouvait en attendre : un livre fun composé de textes dont la sympathie et le dynamisme, communicatifs, emportent l’adhésion. Une lecture sans doute légèrement régressive, mais délassante et bienvenue, en somme un parfait hommage à ce pan séminal de la littérature de science-fiction d’aujourd’hui, qui a bercé nombre de lecteurs du genre, au premier rang desquels, à n’en pas douter, Martin Lessard.

Expiration

Voici presque trois lustres qu’en notre bonne vieille terre de France paraissait un livre des plus remarquables, resté inégalé en ce siècle : La Tour de Babylone, premier recueil de Ted Chiang. Dire que notre auteur, qui a commencé à publier en 1990, voici trente ans, est un auteur parcimonieux, relève de l’euphémisme achevé. Contrairement à la plupart de ses confrères et consœurs qui ne sont traduits qu’avec parcimonie – quand ils le sont –, Ted Chiang fait partie des rares à voire leur œuvre traduite en intégralité. Deux recueils, dix-sept nouvelles en tout et pour tout. Affirmer que ce livre est attendu relève de la tautologie…

Tour d’horizon :

Avec en ouverture « Le Marchand et la porte de l’alchimiste ». Dans une Bagdad qui semble celle des Mille et une nuits — Chiang a trouvé ce contexte propice en raison de la place de la destinée dans l’Islam –, un alchimiste dispose de portes temporelles dont il fait profiter ses clients ébahis auxquels il conte d’étranges histoires. L’auteur opte pour une option rare : celle où il est impossible de changer le passé, de créer des paradoxes. Si le passé s’est déroulé ainsi qu’il l’a fait et que vous entreprenez un tel voyage temporel, votre action dans le passé est déjà intégrée à votre présent mais il est de plus déjà écrit que vous feriez ce voyage.

« Expiration » nous introduit dans l’un des univers les plus singuliers qu’ait su créer la SF. Un monde inséré au sein d’une infinie masse de métal où vit une société de robots pneumatiques et où la circulation d’air est le souffle de vie, la source première d’énergie ainsi que de toute pensée. Nous y suivons les tribulations d’un robot chercheur s’inquiétant d’une soudaine baisse de pression. L’auteur nous y montre son personnage observant son mécanisme de pensée à l’instar de celui de la fourmi électrique de Dick et utilise l’air comme une métaphore de l’accroissement de l’entropie – magistral, prix Hugo 2009 et initialement traduit par Roland Wagner sous le titre « Exhalaison » dans le n°56 de Bifrost.

« Ce que l’on attend de nous », une short short, met en scène la commercialisation d’un appareil contenant une boucle rétro-temporelle d’une seconde. La diode s’allume une seconde avant que l’on appuie sur le bouton. Si la diode s’allume, c’est que quelqu’un « a déjà appuyé » sur le bouton une seconde dans l’avenir. Chiang interroge dès lors ce qui reste du libre-arbitre si nous ne sommes plus sur le cutting edge du temps, mais à la traine d’une seconde dans un passé déjà figé.

« Le Cycle de vie des objets logiciels », longue novella de 130 pages, nous entretient de l’éducation. Celle des objets logiciels (digimos) y étant comparée à celle des enfants, voire des animaux, et où l’auteur aborde la responsabilité parentale.

« La Nurse automatique brevetée de Dacey », pendant du texte précédent, nous révèle ce qu’il advient – selon Ted Chiang – des enfants dont l’éducation aurait été exclusivement confiée à des machines avec les meilleures intentions du monde, lesquelles pavent le chemin de l’enfer et les chiens ne faisant pas des chats…

Dans « La Vérité du fait, la vérité de l’émotion », l’auteur donne ici à réfléchir sur l’invention d’une mémoire absolue et l’opportunité de se souvenir de tout, qu’il met en abîme avec l’irruption de l’écriture au sein d’une culture orale à l’époque coloniale. Il pèse le pour et le contre, mais ne s’étend pas sur l’une des principales qualités de la mémoire, la faculté d’oubli. Que pourrait-on faire si nous n’avions oublié les traumatismes d’échecs de la petite enfance ? Quelle résilience possible pour qui garderait un parfait souvenir des pires souffrances endurées, et s’il nous fallait les souffrir à nouveau à chaque évocation ?

« Le Grand silence » est celui du paradoxe de Fermi. Nous y voyons le cri des perroquets nous interpeller en se proposant comme une possible réponse extraterrestre sans toutefois se faire trop d’illusion quant à nous.

« Omphalos » est un ensemble de prières adressées à Dieu, ainsi qu’il se doit, par une chercheuse dans un univers où le créationnisme est la réalité physique du monde, mais où une découverte astronomique pourrait gravement grever la foi en démontrant que l’humanité n’est pas le dessein de Dieu, si tant est qu’il en ait un.

Enfin, dans « L’Angoisse est le vertige de la liberté », les prismes permettent de communiquer avec des alternatives quantiques à notre monde et de voir ce que l’on aurait pu être et faire. Il en découle un certain nombre de problèmes psychosociaux. Des gens pouvant se sentir coupable de n’avoir pas fait aussi bien que leur parallêtre. Ted Chiang interroge encore le libre-arbitre, qui n’est bien sûr qu’une illusion à laquelle il est impossible d’échapper dans un univers à la fois déterministe et imprédictible.

Tous ces textes, extrêmement intéressants, suscitent maintes réflexions sur les implications morales de la technique. Toutefois, à l’exception des deux premiers, ils s’avèrent très (trop ?) didactiques. Ted Chiang expose sa pensée en nous invitant à le suivre. Il ne se passe pas grand-chose non plus dans ces récits, qui sont autant d’articles de réflexions, passionnants, certes, déguisés en fictions. C’est hautement intellectuel. Ce recueil est très (trop, encore) intéressant, mais il ne surpassera ni n’égalera La Tour de Babylone. Le record du monde n’est pas tombé. Expiration restera comme l’un des livres de SF importants de la dernière décennie, mais malgré tout décevant quoi qu’excellent.

Thecel

Thecel est peut-être ce qui se rapproche le plus d’une fantasy dickienne. Affirmation paradoxale, puisque l’auteur américain a surtout œuvré dans le champ de la SF. Mais à Léo Henry rien d’impossible. En fin connaisseur de Dick, il investit la fantasy en tentant d’y appliquer son esthétique, fondée sur l’amour du factice. Sa réussite indéniable consiste à problématiser les reproches évidents adressés à un genre qui, bien que protéiforme, reste très consensuel, enclos dans ses connaissances et ses représentations, satisfait de la stabilité de sa production : une paralittérature de clichés plus que d’idées, qui accorde une trop grande importance au décor (le sacro-saint worldbuilding), aux effets spéciaux, aux cartes ou aux dragons, au détriment d’une intrigue ouverte.

Dans Thecel, Henry s’empresse de sacrifier aux conventions pour mieux s’en jouer. Ce n’est pas un hasard si le roman s’ouvre sur une carte et se referme, plus ou moins, sur un vol de dragons. Le lien entre ces créatures et l’espace est aussi vieux que la locution latine « hic sunt dracones » figurant sur les portulans du Moyen-Âge, qui vient marquer, dans les bordures, les régions dangereuses ou/car inexplorées, des non-lieux silencieux qu’on tente de dompter par la parole. En mode fantasy, la carte crée des continents entiers à explorer par l’imagination. Alors même que, dessinés en marge, les dragons sont censés faire office de mise en garde et d’invitation au voyage, ils en soulignent toutefois le statut paradoxal : la mise en scène d’un ailleurs bien familier. Au premier regard, Thecel se veut tout aussi rassurant, partagé entre un empire, celui des Sicles, et des marges abandonnées aux barbares qui se sont substitués aux dragons comme repoussoirs. C’est un monde clos, sous contrôle. Il n’y a plus d’espaces vierges sur lesquels fantasmer, il n’y a rien derrière ou au-delà de la carte. Mais pour Moïra, la fille de l’empereur, ce que dit la carte reste difficile à croire : ses lectures d’enfance suggèrent le contraire.

Les livres d’enfant ont toujours raison. Car, en effet, dans Thecel, le décor est l’histoire… À un point du récit, la réalité, comme dans tout bon opus dickien, devient fluctuante, incertaine, perdue parmi les multiples combinaisons de ce qui semble relever d’un jeu aux règles absconses se déroulant à l’échelle cosmique. Henry échafaude un livre-univers qui est, en définitive, construit par ses habitants. Cela peut sembler confus ; c’est au contraire une mécanique sans faille.

Avant cela, le père de Moïra meurt, son frère disparaît plutôt que de régner, elle-même s’enfuit pour échapper à un mariage forcé et aux menées des factions rivales qui détiennent le pouvoir et entendent bien le conserver. Dans une trajectoire exactement inverse à celle décrite dans La Panse, Moïra se lance sur les traces de son frère. Son errance, agrémentée des rencontres, poursuites, alliances et trahisons de circonstance, l’amènera à mettre au jour le double fond qui manquait à son monde. L’extraordinaire secret de Thecel, appelé « retournement », permet de modifier les contours et la géographie de surface et de passer au verso, dans un monde océanique parsemé d’îlots de civilisation. Cette magie tectonique est commandée par un mystérieux plateau de jeu dissimulé dans les entrailles du palais-labyrinthe de Thecel, parfait microcosme de l’univers du récit, et on pense au Château de Kafka, au Gormenghast de Mervin Peake. Toute l’intrigue, on s’en doute, convergera vers ce fameux plateau : qui le maîtrisera, ou jouera le dernier coup, aura la mainmise sur la réalité et pourra démarrer un nouveau cycle. Sachez seulement que les dragons feront leur retour : non plus cette fois en marge, mais au centre de la carte…

C’est stimulant, théorique, émouvant : dans ce monde qui se recompose sans cesse, muable, où les mots sont parfois considérés comme des prisons pour les êtres et les choses, l’héroïne pourtant s’accroche à ses souvenirs et s’adjuge le pouvoir de nommer, seuls viatiques pour accéder à une forme supérieure de liberté, avec ce qu’elle implique de luttes (y compris contre soi-même) et de renoncements. Ce roman sur le changement impose aussi un changement de perception : ses arrière-plans et ses personnages, qu’on pourrait juger trop rapidement esquissés, participent de cette expérience de l’impermanence et du faux-semblant. À la fois roman-bilan d’un genre et d’une génération, aventure ludique bruissant de correspondances, méditation sur l’imaginaire et l’idéologie de la carte et des territoires dans la fiction, Thecel possède des arguments pour devenir un classique instantané.

Sirènes

Premier roman traduit en France de la poétesse et autrice Laura Pugno, Sirènes nous immerge d’emblée dans un récit noir, oscillant entre métaphore et univers post-apocalyptique. L’argument prospectiviste se réduit en effet très rapidement à un prétexte, un décor laissant libre cours à un propos de nature plus éthique autour de la condition animale et des rapports de domination entre l’homme, la femme et la nature.

Découvertes très récemment dans les profondeurs océaniques, les sirènes de Laura Pugni ne ressemblent en rien aux représentations romantiques colportées par Walt Disney et consorts. Elles n’empruntent pas davantage leurs traits aux créatures de l’odyssée d’Ulysse. S’il faut rechercher une origine à l’inspiration de l’autrice italienne, elle se trouve plutôt du côté du légendaire médiéval et scandinave. Les sirènes sont ainsi des animaux sauvages soumis à leurs instincts, mais non dépourvus de sensibilité, même si le sujet n’est pas ici central. Dans un monde en proie au rayonnement mortel du soleil noir et à l’agonie du derme blanc, où la part privilégiée de l’humanité, issue de la fusion du libéralisme et de la criminalité à la mode asiatique, s’est réfugiée à Underwater, les créatures aquatiques sont élevées pour leur viande et l’attrait sexuel qu’elles représentent pour les yakuzas. Mais tout cela reste de l’ordre du décor. Un paysage propice à l’histoire d’amour entre Samuel, un killer déchu devenu soignant dans un élevage de sirènes, et la progéniture hybride née de sa relation avec une sirène. Une idylle sacrément tordue, inavouable dans un monde violent et sans autre moralité que le droit du plus fort, et dont on anticipe rapidement l’échec patent.

Sirènes fait aussi la part belle au côté sombre de l’humain, malmenant l’idéalisme des uns tout en confortant le cynisme des autres. On assiste ainsi au viol de la nature, dont les ressources sont pillées sans vergogne pour la satisfaction des vices. Cette profanation du vivant par la technique n’est pas sans évoquer certaines vidéos publiées sur Internet afin de dénoncer la condition animale dans les élevages et abattoirs. Sirènes nous renvoie aussi aux violences faites aux femmes, ravalées ici au rang d’objets sexuels ou de trophées échangeables comme des vignettes Panini.

Dans un style imagé, fait de résonances funestes et lancinantes, Laura Pugni distille le malaise, nous renvoyant une image pessimiste de l’humanité, ce cancer mortel pour la Terre dont l’agonie ne marquera pas la fin du monde, bien au contraire. Avis aux amateurs, vous voilà prévenus.

Ça vient de paraître

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Le dernier Bifrost

Bifrost n° 119
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