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Sous la colline

Quoi de plus contemporain, a priori, que l’Unité d’habitation se dressant à Marseille, dont Sous la Colline fait son décor principal ? Sans doute plus connu sous le nom de Cité radieuse, cet immeuble pensé par Le Corbusier s’affirme comme l’incarnation même de la modernité architecturale. Toute entière faite de béton, commandée par une stricte rationalité combinant en un seul espace habitations, services et commerces, la Cité radieuse a irrigué l’urbanisme de la fin du XXe siècle, engendrant notamment l’école brutaliste…

Quoi de plus viril, de prime abord, que cet immense monolithe ? Imprimant dans le paysage méditerranéen ses lignes rigoureusement rectilignes, l’immeuble a pour seul ornement des silhouettes masculines. Allégoriques, ces corps d’hommes stylisés impriment sur les raides parois de la Cité radieuse le Modulor ; ce concept architectural inspiré à Le Corbusier par le nombre d’or et à l’aune duquel s’organise son Unité d’habitation.

Pourquoi pareil lieu, ostensiblement placé sous le signe d’un mâle progrès, fascine-t-il l’héroïne de Sous la Colline ? L’imaginaire de Colline — ainsi s’appelle la protagoniste du roman — est en effet tourné vers le passé. Et même le plus lointain, puisque Colline s’est choisie comme métier celui d’archéologue. Quant à la virilité, ce n’est plus son genre depuis que celle qui naquit dans un corps masculin y a renoncé, après s’être découverte en réalité femme puis avoir réalisé sa transition…

Parce que « Le Corbu », ainsi que Colline a rebaptisé la Cité radieuse, n’est en réalité pas ce dont il a pourtant si modernement et si virilement l’air. C’est cette identité secrète du Corbu que Colline entraperçoit à l’orée du roman. En février 2012, à la suite des dégâts provoqués par un incendie, un « placard inconnu » a été mis à jour dans ce monument historique qu’est la Cité radieuse. Alertée par Toufik, un vigile du Corbu, l’Institut National de Recherches Archéologiques y dépêche Colline. Tous deux découvrent, au-delà du réduit, une sorte de crypte recélant un navire semblable à ceux des Phocéens, les fondateurs de Marseille. Comme « encastrée » dans le très contemporain béton du Corbu, l’antique embarcation est d’autant plus surprenante qu’elle abrite le cadavre minéralisé d’une jeune fille. Mais l’extraordinaire découverte de Colline tourne court : agressée par le vigile en proie à une soudaine et étrange folie, peut-être même possédé, Colline sombre dans l’inconscience. À son réveil, si le navire demeure, il ne reste plus trace ni du corps, ni de Toufik… Résonnant en Colline telle « une épiphanie », ces instants énigmatiques la lient, désormais, de manière obsessionnelle au Corbu. Elle vient y habiter, accueillie par Flo, habitante de longue date de la Cité radieuse. Ainsi installée au cœur du Corbu, Colline part à la recherche de ses secrets.

D’un fascinant baroque, son enquête tient autant de l’investigation policière que de la communication médiumnique, se nourrissant de témoignages et de preuves comme de rêves. Un métissage générique dont l’écriture foisonnante de Sabrina Calvo reflète les différentes nuances, oscillant avec un même brio entre vérisme documentaire et lyrisme visionnaire. Psychogéographique et fantastique, l’envoûtante odyssée de Colline l’amènera (à proprement parler) de l’autre côté du béton, lui permettant alors de mettre à jour les fondements mythologiques et matriarcaux de la Cité radieuse. Et Colline comprendra dès lors pourquoi celle-ci la fascinait autant…

Elliot du néant

Après Minuscules flocons de neige depuis dix minutes en 2006 et le recueil Nid de coucou en 2007, suit une éclipse d’une demi-douzaine d’années pour Sabrina Calvo. L’autrice revient en 2012 un nouveau roman : Elliot du Néant. Chez un nouvel éditeur, donc, La Volte, structure n’ayant jamais reculé devant les ovnis littéraires. Une riche idée : le promoteur de Barbéri, Beauverger, Damasio et Noon était sûrement la structure idéale pour accueillir Calvo.

Nous voici en Islande, en 1986 – époque lointaine et bénie où l’île ne pleurait pas ses glaciers et où « The Riddle » de Nik Kershaw tournait en boucle sur les ondes radio. À la veille de la kermesse annuelle et d’un concert spécial du chanteur britannique, Bracken, un professeur de dessin français exilé en Islande, est appelé à la petite école de Hafnafjordur : Elliot, le concierge, a disparu. Disparu, certes, mais pas n’importe comment : depuis sa chambre, fermée de l’intérieur. Un drôle de bonhomme, que cet Elliot, sorte d’enfant trop vite monté en graine. Drôle de chambre, aussi, dont l’un des coins possède d’étranges qualités topologiques – cependant, il s’agit moins d’une chambre d’Ames que d’un passage vers le Néant. Justement, le Néant, c’est quoi précisément ? S’élançant sur la piste d’Elliot, Bracken va entreprendre une odyssée folle vers ledit Néant, au risque de s’y perdre. Ou de tout y gagner.

Ici, Sabrina Calvo ne nous convie pas à une sempiternelle histoire de mystère en chambre close, mais plutôt à une quête, aussi personnelle que métaphysique, dont le narrateur sortira métamorphosé. Cette quête se place sous les hauts patronages du singulier sonnet en X de Stéphane Mallarmé et de « The Riddle », étonnante et absurde chanson s’il en est – la légende veut qu’un concours ait été organisé pour trouver un sens aux paroles. Au fil du roman, on croise un corps enseignant dépassé par les événements, un tandem morse et macareux fort bavard vivant au bout du monde, deux tortues incroyables aux savoureux apartés (« Mais que pouvons-nous faire ? – On est des tortues ! On peut tout faire  !  »), et l’insaisissable ombre du Maître. Sans oublier un éruptif volcan — lieu où la glace se mêle au feu, l’Islande a tout du creuset d’alchimiste. Quant aux fantômes de l’enfance et les créatures du folklore de l’île, ils ne sont jamais bien loin, rôdant à la périphérie du regard…

Roman tout à la fois triste et tendre, à la folie douce et démiurgique en diable, porté par une écriture poétique et tenu jusqu’à son explosif final, Elliot du Néant est un jalon dans l’œuvre de l’autrice.

Minuscules flocons de neige depuis dix minutes

Un jeune journaliste est envoyé à Los Angeles pour rencontrer et obtenir une interview de Dillinger, le patron d’une nouvelle et mystérieuse entreprise qui gère le transfert d’avatars d’un monde virtuel à l’autre. Dès le début, néanmoins, on devine bien que les choses ne se passeront pas comme prévu, que ce n’est là qu’un prétexte pour ce qui va suivre. Ce jeune homme, le narrateur, va rencontrer à une convention de jeu d’autres passionnés, d’autres geeks, tel que RAM, artiste déguisé en Godzilla, engagé et entièrement dévoué à ses projets. Avec des amis, il veut créer une performance mettant en scène la destruction de Los Angeles lors d’un combat de monstres japonais – les Kaiju –, et la fine équipe a donc créé une gigantesque maquette de la ville, futur terrain de jeu de l’affrontement entre Godzilla et Gamera. Parallèlement, le narrateur est sur la piste des liens entre Walt Disney et Osamu Tezuka, le légendaire créateur d’Astro Boy. Il a également entendu parler de mystérieux souterrains cachés sous les studios du réalisateur américain. Et il compte bien les fouiller afin de comprendre le fin mot de l’histoire.

Les premières pages de Minuscules flocons de neige…, sixième roman de Sabrina Calvo, mettent tout de suite le lecteur dans l’ambiance : une neige étrange tombe sur une ville n’ayant pas connu un tel phénomène depuis des années. D’ailleurs, personne ne croit à sa véracité, hormis ceux qui l’ont vécu. Dans ce roman, la logique passe souvent à la trappe : le réalisme n’est qu’une toile de fond, une grille pour les rêveries et les fantasmes du narrateur/auteur – les liens biographiques entre les deux sont évidents, volontaires sans doute, et nous plongent dans le doute, l’ambiguïté, renforçant le caractère immersif et addictif du récit. Nous ne voyageons pas à Los Angeles, décor lu et vu ad nauseam dans les romans et les films, nous pénétrons une ville revue et amplifiée par l’esprit de Sabrina Calvo, déformée par ses cauchemars, ses obsessions. Les chapitres s’enchainent, avec comme seul lien le cours des pensées du narrateur. D’ailleurs, le récit des évènements est par moments entrecoupé des rêves du personnage principal : encore un coup de boutoir contre la frontière entre réalité et fantasme ; des photos en noir et blanc, signées par l’autrice, agrémentent également l’ensemble. Si leur lien est parfois ténu avec le texte, elles rendent toutefois l’expérience plus forte, semant davantage le doute dans l’esprit d’un lecteur sommé de laisser derrière lui tout souvenir de son univers habituel.

Lire Minuscules flocons de neige depuis dix minutes s’avère un plaisir exigeant : il faut accepter de prendre le temps et de se laisser bercer par le rythme, les images, les désirs, la folie parfois de l’autrice. Pas question de prendre le roman pour une poignée de minutes dans le métro ou en bus. Il convient ici de s’oublier, endosser la peau de ce « je » déphasé, alter ego d’encre et de papier de Sabrina Calvo. « Je est un autre », nous dit Rimbaud. Et pour qui se laisse gagner par ce changement d’identité, aucun regret, bien au contraire : quel shoot !

Wonderful

La Lune se meurt. De notre point de vue de petits terriens, elle se fissure, et va littéralement nous tomber sur la tête. Dans quelques jours, dans quelques heures. Peu importe, puisque ce sera de toute façon la fin du monde tel que nous le connaissons.

Du point de vue du Mobile, l’étrange procession d’êtres qui forment le Système solaire, la Lune est endormie depuis bien trop longtemps. Pire ! Alors qu’aucun autre membre de sa céleste famille ne le peut, elle, si insignifiante, rêve ! Et pour ne pas arranger son cas, la Lune a contaminé les humains avec ses fantasmagories ! Il est grand temps d’en finir. Les planètes et autres astres se liguent donc pour stopper cette anomalie. Tant pis si, au passage, l’humanité disparaît.

À Londres, le Dr Loomis, qui porte si bien son surnom de Loom (« planer, menacer »), est témoin d’événements qui, en d’autres temps, paraîtraient étranges : quittant les usages du siècle moderne (XXe ou XXI e, le doute n’est pas levé), les Victoriens ont retrouvé la descendante de Victoria, et bouclé le quartier du Parlement. Kensington Gardens appartient de nouveau aux fées. La National Gallery est le lieu d’un immense bal, car après tout, autant danser en attendant l’Apocalypse. Quant à la cathédrale Saint-Paul, elle est occupée par le roi de Londres et sa cour. De curieux hommes en noirs parcourent la ville en laissant derrière eux des espaces dévastés par le Vide. Une radio continue de diffuser son unique programme pour les cœurs solitaires. Et on parle d’un film, celui d’un souvenir anticipé, qui montrerait la fin.

Plus que tout décidé à guérir son épouse malgré les circonstances, Loom, suite à une série de mésaventures, va se lancer presque malgré lui à la recherche de ce film que tous convoitent. Et embarquer au passage le lecteur dans un rêve éveillé où plus rien ou presque n’a de sens, si ce n’est le voyage dans l’imaginaire.

Comment résumer en si peu de mots ce surprenant deuxième roman de Sabrina Calvo, tant il est baroque ? Wonderful se lit avec plaisir, à condition qu’on accepte de ne pas être guidé, d’oublier toute tentative d’accroche à une narration classique. Dans cet immense bazar, peu importe le concret – ou pire, le réalisme. Qui s’en préoccupe, de toute façon, alors que tout est sur le point de disparaître ? Dernier sursaut d’art avant l’obscurité, les aventures de Loom et des quelques autres personnages évoquent Jules Verne, Cyrano de Bergerac, Méliès, James Barrie, Hitchcock et tant d’autres, sur une bande-son rock assez sympathique. Les invocations conscientes ou inconscientes de ces univers artistiques forts tissent le récit, plutôt que l’histoire, qui, elle, virevolte entre les images et s’y perd souvent. C’est joyeux, c’est désespéré, on ne comprend pas tout mais on s’en moque, car qui a vraiment envie de comprendre un rêve ? Cette danse autour de la fin du monde risque de perdre beaucoup de lecteurs tant la chorégraphie peut parfois être complexe. Pourtant, si on se laisse embarquer par le rythme, on ressort de la piste, un peu échevelé, à la fin du morceau, en essayant de quitter ce léger vertige de ne plus vraiment savoir où est la réalité, en se demandant quelle était déjà cette étrange mélodie envoûtante, et surtout, en ayant très envie de sauter dans le premier Eurostar.

La Nuit des Labyrinthes

[Critique commune à Délius et La Nuit des labyrinthes]

Premier roman de Sabrina Calvo — et même première œuvre publiée de l’autrice, puisque ses textes courts viendront plus tard —, Délius, une chanson d’été, originellement paru en 1997, fit partie du renouveau de la fantasy française propulsée par les éditions Mnémos au milieu des années quatre-vingt-dix.

En cette fin de XIXe siècle, une série de meurtres secoue le monde. Fait curieux, les victimes, bien qu’atrocement mutilées, arborent toutes un sourire de ravissement béat ; l’enquête, plutôt que d’être confiée à Sherlock Holmes, échoue entre les mains de Bertrand Lacejambe. Serait-il policier ? Détective ? Ni l’un ni l’autre, puisqu’il exerce la noble profession de botaniste – même s’il possède également un talent de déduction certain, dont il œuvre dans son laboratoire pour tenter des expériences autour des fleurs qu’il adore. Si on lui confie l’enquête, c’est parce que les victimes du tueur ont pour point commun d’avoir leurs cadavres remplis de fleurs rares. Le meurtrier y trouve un surnom — le Fleuriste – et Lacejambe une mission, partagée avec son fidèle acolyte Fenby : découvrir l’identité et les mobiles du criminel.

Délius se révèle un enchantement de la première à la dernière page : au sens propre du terme pour commencer, puisque nous sommes ici en plein merveilleux. C’est aussi une fantasy « À la Calvo », c’est-à-dire totalement décalée : si on se situe bien en territoire féérique, les créatures qui le peuplent n’ont pas grand-chose à voir avec celles que l’on y croise habituellement. Même si Arthur Conan Doyle est convoqué, les fées de Calvo adoptent volontiers une forme végétale ou animale, et un simple cerf-volant peut lui aussi se révéler merveilleux… Délius démarre néanmoins comme un roman policier, pour permettre l’entrée en douceur du lecteur dans les délires de l’autrice. Plus le récit avance, plus il convient de faire fi de la raison ; il faut effectuer un petit pas de côté pour mieux envisager le monde sous un autre angle, où les choses se parent d’autres couleurs – tels les cheveux de Lacejambe, qui changent de teinte en fonction des émotions qui l’agitent. Cet univers nous devient ainsi progressivement familier, rythmé par les références artistiques – musique et poésie en tête –, choisies par Calvo : Frederick Delius, le compositeur britannique décédé près de Fontainebleau, la poétesse oubliée P.D. Finn, Conan Doyle donc (à ce propos, les allusions à Sherlock Holmes sont d’une drôlerie exquise) ou encore Kate Bush, dont l’une de ses chansons donne son titre au roman. Bien que fantaisiste, le tout acquiert ainsi une véritable cohérence — impressionnante, même, pour un premier roman. Délius ravit de fait son lectorat par sa subtilité, sa cohérence, on l’a dit, mais aussi par son style : fluide et poétique à la fois, la plume de Calvo fait la part belle à l’humour, qu’il s’agisse de situations abracadabranteques ou de dialogues cousus de fil blanc, notamment dans les échanges aigres-doux entre Lacejambe et Fenby. Avec Délius, la patte Calvo était née, et ce premier roman à la folie douce porte déjà en lui les germes de l’œuvre future – des bouts d’un univers extrêmement personnel, semblable à nul autre, aussi attachant que stimulant. Délius est un délice.

Sept ans et deux romans (Wonderful et Atomic Bomb) plus tard, Sabrina Calvo donne une suite à ce roman avec La Nuit des Labyrinthes, censément le deuxième tome d’une trilogie dont le dernier volet, Laocoon – hymne d’hiver, n’a jamais été publié.

Les nouvelles aventures de Lacejambe et Fenby commencent lors de la soirée du réveillon de Noël 1905, à Marseille. Le détective botaniste, désormais blasé et à la limite de l’aigri, retrouve néanmoins un regain d’intérêt quand on lui demande de remettre la main sur une plante ayant mystérieusement disparu de la ville, la marina massalia. Au cours de cette enquête, Lacejambe va croiser la route d’agressifs lampions vivants et assister à des déferlements de violence alors qu’on inaugure un nouveau pont dans la cité phocéenne et qu’une sombre menace pèse sur la ville. La tonalité se fait beaucoup plus sombre dans ce deuxième tome : les séquences éprouvantes se succèdent, avec peu de scènes enjouées pour respirer. L’autrice aborde ici des thématiques qui se prêtent moins à la fantaisie — l’ésotérisme et la franc-maçonnerie. Au-delà des thèmes et de leur traitement, même la personnalité des protagonistes a changé : désormais en froid avec Fenby, Lacejambe semble fatigué de la vie, ayant perdu le dynamisme qui le caractérisait. Les lecteurs qui ont apprécié la luminosité de Délius risquent fort d’être déstabilisés par ce changement de ton, d’autant que le style a également évolué. Ce que l’écriture a gagné en maîtrise, elle l’a un peu perdu en authenticité. Ce roman est également un vibrant hommage à la ville de Marseille, ville de naissance de Sabrina Calvo que l’on découvre ici sous bien des aspects, géographique, historique, voire mythologique… Si cela peut se révéler passionnant pour comprendre le fonctionnement de l’agglomération, de même que son rapport à ses habitants et à sa propre histoire, l’accumulation de références locales peut virer à l’indigeste aux yeux d’un lecteur peu familier des lieux. En fin de compte, La Nuit des labyrinthes souffre de la comparaison avec son prédécesseur, Délius, mais contient son lot d’idées et de scènes mémorables, voire inoubliables. Nul doute qu’il aurait été intéressant de voir où Sabrina Calvo comptait nous mener avec le troisième tome, Laocoon, opus dont on ne doute pas qu’il nous aurait, lui aussi, déstabilisé. À l’heure où Mnémos vient de rééditer Délius, et s’apprête à faire de même avec La Nuit des labyrinthes, il est permis d’espérer (1)…

(1). Renseignements pris auprès de l’intéressée, cet ultime opus est bien prévu pour 2021, apportant un point final à ce qu’il conviendra alors d’appeler « La Trilogie des fleurs ». [NdRC]

Délius, une chanson d'été

[Critique commune à Délius et La Nuit des labyrinthes]

Premier roman de Sabrina Calvo — et même première œuvre publiée de l’autrice, puisque ses textes courts viendront plus tard —, Délius, une chanson d’été, originellement paru en 1997, fit partie du renouveau de la fantasy française propulsée par les éditions Mnémos au milieu des années quatre-vingt-dix.

En cette fin de XIXe siècle, une série de meurtres secoue le monde. Fait curieux, les victimes, bien qu’atrocement mutilées, arborent toutes un sourire de ravissement béat ; l’enquête, plutôt que d’être confiée à Sherlock Holmes, échoue entre les mains de Bertrand Lacejambe. Serait-il policier ? Détective ? Ni l’un ni l’autre, puisqu’il exerce la noble profession de botaniste – même s’il possède également un talent de déduction certain, dont il œuvre dans son laboratoire pour tenter des expériences autour des fleurs qu’il adore. Si on lui confie l’enquête, c’est parce que les victimes du tueur ont pour point commun d’avoir leurs cadavres remplis de fleurs rares. Le meurtrier y trouve un surnom — le Fleuriste – et Lacejambe une mission, partagée avec son fidèle acolyte Fenby : découvrir l’identité et les mobiles du criminel.

Délius se révèle un enchantement de la première à la dernière page : au sens propre du terme pour commencer, puisque nous sommes ici en plein merveilleux. C’est aussi une fantasy « À la Calvo », c’est-à-dire totalement décalée : si on se situe bien en territoire féérique, les créatures qui le peuplent n’ont pas grand-chose à voir avec celles que l’on y croise habituellement. Même si Arthur Conan Doyle est convoqué, les fées de Calvo adoptent volontiers une forme végétale ou animale, et un simple cerf-volant peut lui aussi se révéler merveilleux… Délius démarre néanmoins comme un roman policier, pour permettre l’entrée en douceur du lecteur dans les délires de l’autrice. Plus le récit avance, plus il convient de faire fi de la raison ; il faut effectuer un petit pas de côté pour mieux envisager le monde sous un autre angle, où les choses se parent d’autres couleurs – tels les cheveux de Lacejambe, qui changent de teinte en fonction des émotions qui l’agitent. Cet univers nous devient ainsi progressivement familier, rythmé par les références artistiques – musique et poésie en tête –, choisies par Calvo : Frederick Delius, le compositeur britannique décédé près de Fontainebleau, la poétesse oubliée P.D. Finn, Conan Doyle donc (à ce propos, les allusions à Sherlock Holmes sont d’une drôlerie exquise) ou encore Kate Bush, dont l’une de ses chansons donne son titre au roman. Bien que fantaisiste, le tout acquiert ainsi une véritable cohérence — impressionnante, même, pour un premier roman. Délius ravit de fait son lectorat par sa subtilité, sa cohérence, on l’a dit, mais aussi par son style : fluide et poétique à la fois, la plume de Calvo fait la part belle à l’humour, qu’il s’agisse de situations abracadabranteques ou de dialogues cousus de fil blanc, notamment dans les échanges aigres-doux entre Lacejambe et Fenby. Avec Délius, la patte Calvo était née, et ce premier roman à la folie douce porte déjà en lui les germes de l’œuvre future – des bouts d’un univers extrêmement personnel, semblable à nul autre, aussi attachant que stimulant. Délius est un délice.

Sept ans et deux romans (Wonderful et Atomic Bomb) plus tard, Sabrina Calvo donne une suite à ce roman avec La Nuit des Labyrinthes, censément le deuxième tome d’une trilogie dont le dernier volet, Laocoon – hymne d’hiver, n’a jamais été publié.

Les nouvelles aventures de Lacejambe et Fenby commencent lors de la soirée du réveillon de Noël 1905, à Marseille. Le détective botaniste, désormais blasé et à la limite de l’aigri, retrouve néanmoins un regain d’intérêt quand on lui demande de remettre la main sur une plante ayant mystérieusement disparu de la ville, la marina massalia. Au cours de cette enquête, Lacejambe va croiser la route d’agressifs lampions vivants et assister à des déferlements de violence alors qu’on inaugure un nouveau pont dans la cité phocéenne et qu’une sombre menace pèse sur la ville. La tonalité se fait beaucoup plus sombre dans ce deuxième tome : les séquences éprouvantes se succèdent, avec peu de scènes enjouées pour respirer. L’autrice aborde ici des thématiques qui se prêtent moins à la fantaisie — l’ésotérisme et la franc-maçonnerie. Au-delà des thèmes et de leur traitement, même la personnalité des protagonistes a changé : désormais en froid avec Fenby, Lacejambe semble fatigué de la vie, ayant perdu le dynamisme qui le caractérisait. Les lecteurs qui ont apprécié la luminosité de Délius risquent fort d’être déstabilisés par ce changement de ton, d’autant que le style a également évolué. Ce que l’écriture a gagné en maîtrise, elle l’a un peu perdu en authenticité. Ce roman est également un vibrant hommage à la ville de Marseille, ville de naissance de Sabrina Calvo que l’on découvre ici sous bien des aspects, géographique, historique, voire mythologique… Si cela peut se révéler passionnant pour comprendre le fonctionnement de l’agglomération, de même que son rapport à ses habitants et à sa propre histoire, l’accumulation de références locales peut virer à l’indigeste aux yeux d’un lecteur peu familier des lieux. En fin de compte, La Nuit des labyrinthes souffre de la comparaison avec son prédécesseur, Délius, mais contient son lot d’idées et de scènes mémorables, voire inoubliables. Nul doute qu’il aurait été intéressant de voir où Sabrina Calvo comptait nous mener avec le troisième tome, Laocoon, opus dont on ne doute pas qu’il nous aurait, lui aussi, déstabilisé. À l’heure où Mnémos vient de rééditer Délius, et s’apprête à faire de même avec La Nuit des labyrinthes, il est permis d’espérer (1)…

(1). Renseignements pris auprès de l’intéressée, cet ultime opus est bien prévu pour 2021, apportant un point final à ce qu’il conviendra alors d’appeler « La Trilogie des fleurs ». [NdRC]

Grand Prix de l'Imaginaire 2020

Le Grand Prix de l'Imaginaire vient de dévoiler son palmarès ! Nous avons l'immense joie de voir deux novellas de la collection Une Heure-Lumière récompensées : Helstrid de Christian Leourier dans la catégorie Nouvelle francophone et Les Meurtres de Molly Southbourne de Tade Thompson (trad. Jean-Daniel Brèque) dans la catégorie Nouvelle étrangère. Quant à Michelle Charrier, elle est couronnée pour son formidable travail de traduction sur Trop semblable à l'éclair d'Ada Palmer. Bravo à tous les lauréats !

Les Villes imaginaire

Hasard du calendrier, c’est à une semaine d’intervalle en octobre 2019 que sont sortis deux essais consacrés aux villes dans les littératures de l’imaginaire : Station Metropolis direction Coruscant d’Alain Musset aux éditions du Bélial’, évoqué plus haut, et le présent ouvrage. Urbanisme et littératures de l’imaginaire se nourrissent mutuellement, et y dédier un ou plusieurs ouvrages suffirait à peine à épuiser le sujet.

Au fil d’articles de longueur variable, Darran Anderson promène son lecteur à travers les époques, à travers villes réelles et villes imaginaires – on y visite aussi bien Metropolis que Gotham, les mystérieuses mythiques cités d’or que Germania… On y croise Marco Polo aussi bien qu’Albert Speer, Le Corbusier ou Fritz Lang dans leurs rêves ou leurs accomplissements. Si la première moitié du livre s’intéresse surtout aux villes existantes, présentes comme passées, la seconde moitié rassure : le jeune auteur connait son bréviaire de la SF sur le bout des doigts… mais ne peut s’empêcher de faire étalage de sa science (fiction) au gré de notes de bas de page un brin envahissantes. En fin de compte, Les Villes imaginaires s’avère d’une lecture plaisante mais très, trop fourre-tout : Darran Anderson nous propose un livre aussi érudit que déstructuré, qui convient mieux au picorage qu’à une lecture au long cours. On referme ainsi cette somme épaisse avec le sentiment d’avoir entraperçu moult choses merveilleuses ou bien effroyables au fil de cette balade urbaine, mais en étant bien en peine de dire quoi précisément.

Seule dans l’espace

Seule dans l’espace  : si le titre renvoie à Seul sur Mars d’Andy Weir, publié par le même éditeur, le pitch rappelle irrésistiblement Gravity. Pas de chance, ce roman n’est ni l’un ni l’autre.

Décembre 2067. Lorsque Maryam – May – Knox, commandante du Hawking II, astronef destiné à explorer le satellite jovien Europe, se réveille dans l’infirmerie de bord, elle ne se souvient de rien : ni de son hospitalisation, ni de la raison pour laquelle le vaisseau, gravement endommagé, dérive au large de Jupiter, ni pourquoi elle est la seule survivante à bord. Que s’est-il passé ? Surtout, comment revenir sur Terre alors que le Hawking II se déglingue à vue d’œil ? Sur Terre, justement, Stephen Knox, futur ex-mari de May, va faire tout son possible pour faire revenir celle-ci en vie, quitte à se battre contre vents et marées…

Certes, conquête spatiale n’est pas qu’une histoire de mecs : la récente sortie dans l’espace entièrement féminine effectuée par les astronautes américaines Christina Koch et Jessica Meir l’a rappelé – après un pataquès maladroit de la Nasa. Mais cela, la SF l’a compris depuis longtemps. Il n’empêche : ici, à commencer par May, qui ne semble douée que d’une émotion à la fois, les personnages ont moins d’épaisseur que les parois de la station Mir et sont desservis par des dialogues niais. Afin de justifier d’incessants flashbacks (où l’on voit que les années 2060 ressemblent à s’y méprendre à notre époque), l’héroïne est opportunément amnésique : un cliché qui mériterait d’être banni par la Convention de Genève.

Le roman fait pourtant illusion dans sa première moitié, avant que les prétentions hard science volent en éclat, à l’instar des vaisseaux spatiaux de ce roman – c’est-à-dire tout le temps et douloureusement. On passe de l’orbite jovienne à Mars en trois mois à bord d’un vaisseau amoché, sans avoir à se soucier de la navigation, traversant des champs d’astéroïdes où on n’y voit pas à dix mètres ; on juge bon d’effectuer un rendez-vous orbital à la frontière d’une atmosphère planétaire ; on accouche d’un bébé de cinq mois à ce moment-là, et sans trop de séquelles, apparemment, pour le grand prématuré. La suspension consentie d’incrédulité est violée par des incohérences calibre Saturn V – ça fait mal. Sans oublier un correcteur orthographique débile (ça ne peut être que ça, non ?), qui nous fait voir des capsules Mercure à la place de Mercury, des zodiaques à la place de Zodiacs.

À vrai dire, la meilleure chose à faire pour Seule dans l’espace, c’est de le laisser dériver vers l’oubli. La prochaine fois que S. K. Vaughn se pique de commettre un roman de SF, pitié, qu’il potasse davantage son sujet – ou s’en abstienne.

Cadavre exquis

Futur proche. Un virus a rendu la totalité des animaux de la planète impropres à la consommation – enfin, du moins les mammifères, à l’exception notable de l’espèce humaine. Puisqu’il n’est plus possible de manger de la viande « normale » et qu’il n’est pas question de virer végétarien, la « viande spéciale » a été mise au point : ils ont deux bras, deux jambes, une tête et, non, il ne faudrait surtout pas les considérer comme des humains. Ce serait leur donner une identité alors que ce sont des produits, des têtes de bétail, élevées pour fournir au reste de l’humanité son quota de viande rouge. Bref, résultat d’une intense campagne de communication, le cannibalisme est devenu acceptable. Et c’est ainsi que Marco s’est retrouvé à travailler dans un abattoir. Il tâche de bien faire son boulot, de veiller à ce que le traitement des produits se déroule au mieux, et c’est la raison pour laquelle il est un jour gratifié d’une tête de bétail spécial, une femelle, pour sa consommation personnelle. En ce futur troublé, être surpris à jouer avec sa nourriture est puni de la peine capitale. Néanmoins, Marco est attiré par cette femelle et, bien vite, va commettre l’impensable : la traiter comme une semblable.

On le sait depuis longtemps, l’homme est un loup pour l’homme, qui n’hésitera pas à manger la chair des siens, par rituel, pour le plaisir (façon Comte Zaroff ou Hannibal Lecter) ou par sombre nécessité (Soleil vert). Ici, c’est par nécessité. Du moins, si les gouvernements de ce monde futur disent vrai et s’il ne s’agit pas d’un nouveau stade ultime d’un capitalisme proprement anthropophage – l’humain se tournant vers soi-même après avoir asservi le reste du règne animal.

Si Agustina Bazterrica entend prouver par le présent roman que le spécisme, c’est le mal, alors l’autrice argentine aurait pu trouver moyen plus subtil de délivrer son message. Marco, personnage étique (et quasiment anonyme : on apprend tardivement son nom), est déplacé au fil d’une intrigue anémiée pour montrer au lecteur toutes les façons auxquelles le produit humain est accommodé, entre exploitants cruels, charognards ou types faisant simplement leur boulot. Certaines séquences font leur effet (la visite guidée de l’abattoir, proche de l’insoutenable), mais l’ensemble suscite l’ennui, et l’incrédulité peine parfois à être suspendue. Autant lire un pamphlet antispéciste, ça coûte moins cher et c’est plus efficace.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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