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Vie™

Bonheur™ avait marqué l’arrivée tonitruante de Jean Baret en SF (cf. Bifrost 93). Ce roman sans concession passait au vitriol notre société de consommation en imaginant un futur pas si éloigné où l’identité même des personnes s’effaçait derrière les marques, où la violence ne choquait plus personne ; en outre, l’ouvrage adoptait une forme extrêmement répétitive, comme le matraquage le plus insupportable des publicités modernes – la forme au service du fond, en somme. Récit clivant par essence, Bonheur™ constituait aussi le premier tome de la « Trilogie Trademark », dont Vie™ constitue le deuxième volume, quand bien même les romans peuvent se lire indépendamment.

Le citoyen X23T800S13E616, alias Sylvester Staline, se réveille tous les jours dans son Ted™, bain de liquide nourricier. Il enfile sesAugEyez™ et ses AugEars™, et redécouvre les meubles creative commons de son environnement. Il peut alors vaquer à son travail, à savoir tourner des cubes multicolores sans que l’on comprenne à quoi cela sert. Quand il s’arrête, il peut utiliser ses temps de loisirs, d’amitié, et d’amour, qui comptabilisent toutes ses occupations. À savoir faire l’amour avec quantité d’autres personnes par l’entremise de prothèses sexuelles, discuter avec ses amis qui lui facturent leur intervention 200 crédits de l’heure, regarder des infomercials… Mais tout cela virtuellement, à base de « clic clic », car Sylvester, comme tous ses congénères, ne bouge pas de chez lui. Pour l’aider dans ses tâches, et plus globalement son existence entière, il lui suffit de se détendre et de faire confiance aux algorithmes qui ont pris sa vie en mains. Pratique ? Oui, mais…

Le titre de travail du présent roman était Algopolis, et on comprend bien pourquoi : ce roman tourne entièrement autour du concept d’algorithme. La société décrite ici par Baret, et qui n’est pas sans rappeler certains épisodes de Black Mirror, la série britannique de Charlie Brooker, ne fonctionne que sur leur efficacité : pour chaque tâche quotidienne, il existe un algorithme. Vous n’êtes pas en forme ? Un algorithme le détecte et fait appel à un autre pour vous administrer le traitement adéquat. Vous cherchez un nouveau jeu érotique pour pimenter vos soirées ? Un algorithme analyse vos pratiques habituelles, vos interactions avec vos proches amis, et vous suggère tel modèle de ButtPlug™ ou PumPénis™. Vous possédez une arme sans port d’arme ? Un algorithme le détecte. Des algorithmes. Partout. Ad nauseam. Pourtant, les citoyens s’en satisfont. Car toute volonté a été annihilée, tout idéal éradiqué. La vie n’a plus aucun sens. Ou plutôt, «  le seul sens est de vivre et se reproduire ». Sylvester, pas tout à fait câblé comme les autres – il se tire une balle dans la tête à chaque fin de journée, car il sait que son corps sera regénéré par Ted™ — va ainsi peu à peu prendre conscience de ce néant. Et opter pour une solution radicale. Car Jean Baret, faut-il le rappeler, est nihiliste, et ce roman en est la preuve la plus évidente. Sylvester se dépouille ainsi peu à peu de toutes ses barrières, de toutes ses croyances religieuses, politiques ou philosophiques, déracinant ce Dieu qu’il n’a finalement jamais connu, remplacé par les algorithmes depuis belle lurette. Et, quitte à ce que le monde n’ait plus vraiment de substance, pourquoi ne pas pousser la logique à l’extrême, basculer dans le néant le plus total, d’autant qu’on a déjà parcouru une bonne partie du chemin. En effet, c’est encore et toujours du présent que nous parle Baret, où le citoyen se résume de plus en plus à des chiffres dans une méga-base de données, où nos habitudes sont traquées de façon à toujours nous proposer la même chose, nous privant peu à peu de liberté tout en nous en donnant un ersatz. Pour nous ouvrir les yeux sur les dangers liés à l’évolution de la société (à moins qu’il ne s’agisse d’une réelle opportunité ? le nihilisme s’accorde bien de certaines formes de résignation), il suffisait que quelqu’un pousse l’extrapolation un peu plus loin ; Jean Baret s’en est chargé.

La forme de Vie™ reprend celle de Bonheur™, à savoir quelque chose de très répétitif, d’une extrême violence, outré dans sa provocation. Une lecture qui marque encore durablement le lecteur. En attendant que Mort™ vienne conclure la série dans quelques mois. Tout un programme…

L’espace, le temps et au-delà

Bruno Pochesci a débarqué sur la scène de l’imaginaire en 2013 et a depuis a enchaîné les parutions à un rythme très soutenu : un roman en 2016 chez Rivière Blanche (Hammour), mais surtout plus d’une soixantaine de nouvelles, à raison d’une dizaine chaque année, notamment dans Galaxies, Géante Rouge, AOC ou Gandahar. Nouvelles réunies dans un premier recueil à coloration fantastique, chez Malpertuis en 2018 (L’Amour, la mort et le reste) puis dans ce deuxième, L’Espace, le temps et au-delà, son pendant SF, aux éditions Flatland, qui ne comprend pas moins de seize nouvelles (d’une longueur moyenne d’une douzaine de pages), dont deux inédites.

Du reste, ce recueil se place sous le double patronage des Jean-Pierre : Fontana, qui signe ici une préface, et l’a publié le premier (et qui partage avec l’auteur des origines italiennes indéniables) ; et Andrevon, qui réalise la couverture, dont les albums de musique ont été produits par Pochesci, et dont les écrits ont visiblement influencé l’auteur (on y reviendra).

Si l’on doit décrire la SF de Pochesci, on notera surtout, d’un point de vue thématique, la prégnance de la fin du monde : nombre des textes ici réunis abordent en effet l’apocalypse, inéluctable, qu’il s’agisse de catastrophes écologiques ou d’expérimentations scientifiques qui ont mal tourné. On y retrouve également des thèmes classiques de la SF, le voyage dans le temps (un hommage à Wells où la machine prend la forme… d’un camping-car), le clonage (un texte dont les protagonistes s’appellent Gandhi, Hitler, Monroe, Einstein…) ou encore des crimes en huis clos dans un vaisseau spatial…

Les problématiques de fin du monde ne sauraient pour autant nous faire basculer dans la morosité, voire le désespoir : en effet, s’il y a bien une note commune dans ces nouvelles, c’est l’humour, qu’il soit goguenard, outrancier, noir ou désespéré. Pochesci use de nombreux effets, qu’il s’agisse du comique de situation (outrée), de dialogues drolatiques, ou de métaphores et d’analogies parfois invraisemblables. Il y a une vraie patte d’auteur là-dedans, un style aisément reconnaissable, notamment dans son utilisation du langage familier et son recours très fréquent au présent de narration pour décrire des tranches de vie. Autant de caractéristiques communes qui nous amènent à reparler de Jean-Pierre Andrevon : on retrouve une filiation très claire entre les deux auteurs. Ce n’est pas le pire des modèles pour Pochesci, aussi lui souhaitera-t-on de réussir la même carrière que son glorieux aîné ; cependant, sans doute n’était-il pas nécessaire pour autant de lui emprunter également le systématisme des scènes de cul, qui parsèment l’ensemble des nouvelles (et en constituent parfois le thème principal) et finissent par lasser. Au rayon des critiques, on pourra peut-être aussi regretter une trop grande uni(formi)té de ton : on aimerait bien voir ce qu’est capable d’écrire l’auteur dans le registre tragique pur, à tout le moins débarrassé de l’habituel ton gouailleur, ou dans des styles plus classiques.

En l’état, L’Espace, le temps et au-delà est donc un excellent moyen d’entrer dans l’œuvre de Bruno Pochesci et de découvrir une des nouvelles voix de la SF française dans la forme courte. Un potentiel certain, qu’il conviendra de faire fructifier en diversifiant encore davantage les thématiques et traitements associés.

Songeurs de monde

L’écrivain Ugo Bellagamba et le peintre Christophe Dougnac ont fusionné leurs imaginations respectives pour produire ce bel œuvre. Vous le voyez. Vous le prenez. Vous le feuilletez. Et aussitôt, ça vous parle… C’est ainsi que, moi, je réagis à tout art graphique. Oui ou Non. D’emblée.

38 pages de peinture. 25 tableaux dont 2 dessins. 16 pages d’illustrations avec plus ou moins de texte. 5 pages illustrées/peintes en noir avec du texte par-dessus pour les cauchemars. 30 pages de texte + la préface de Pierre Bordage (2 p.) + la postface de Wojtek Suidmak (1 p. avec un dessin dudit Suidmak) + 4 pages pour les biographies, bibliographies et remerciements.

Les peintures semi figuratives de Christophe Dougnac évoquent tantôt les travaux graphiques de Philippe Curval ; tantôt les œuvres d’Yvon Cayrel (sans lignes droites), où l’on perçoit bien la texture sous jacente de la toile et l’épaisseur de la peinture, le relief des couches de matière superposées. C’est d’une beauté fascinante. On contemple. On s’y perd et on y revient. Ces peintures parlent à l’amateur de SF que je suis comme l’art religieux doit parler au croyant. Il se passe quelque chose…

Le texte d’Ugo Bellagamba n’est pas à proprement parler un poème en prose, mais il n’en est pas moins très poétique et, pour tout dire, très beau. Voilà, c’est ça : beau. Une simple aventure spatiale, pourrait-on dire. Pour peu qu’on ait un cœur sec et froid. Car c’est bien davantage une fable magnifique, un « Voyage Extraordinaire » vers un pays des « mille et une nuits » à l’onirique parfum d’ailleurs où viendrait aborder un Simbad délaissant les teintes au psychédélisme dur d’un Richard Corben.

Avec une poignée d’humanoïdes augmentés à son bord, TAÂM, super-vaisseau sensible et intelligent, a quitté une Terre agonisante, toujours et encore livrée à la guerre, à la rapine, où les rares humains survivants, comme des chiens, se disputent un dernier os… Au gré des mondes qu’ils explorent ou visitent, Ambre, la Ferrailleuse, incarnant le commerce, paiera ses emplettes de son essence même. Puis Enacryos, médiateur et fauteur de paix, instillera la compréhension là où une guerre séculaire hypothéquait tout avenir. Wong, l’ambition incarnée, plongera dans le brasier de Proxima Centauri B pour s’y consumer tel un Icare inversé avant de renaître à l’instar du phœnix en ramenant le fabuleux cœur d’un monde. Honorine, la généticienne qui entend la voix de tous les êtres d’un monde, remet sur la bonne voie les espèces s’étant fourvoyées dans les impasses de la vie. Archiboldo est quant à lui l’imagier, l’artiste créateur qui sait montrer à tous et sans qui les plus prodigieuses aventures des autres humanoïdes ne seraient tout simplement pas. Il est le forgeur de merveilles. Et Kalista, enfin, descendante de Jules Verne, captive de la boucle temporelle d’un trou noir à laquelle TAÂM l’arrache en y plongeant et qui devient la conteuse, celle qui met en mots, qui est le revers d’une médaille dont l’artiste est l’avers. Par-delà Achiboldo et Kalista transparaissent d’évidence Christophe et Ugo, évoquant chacun les places qui, selon eux, devraient être celles des artistes et des écrivains dans un rôle de passeur au sein d’une civilisation idéale qu’ils nous proposent de rêver, nous laissant entrevoir la possibilité d’un monde meilleur, épris et empreint de beauté, de paix et de vie, qui sache se souvenir sans pour autant n’avoir aucune ambition pour l’avenir. Un monde qui ne demande qu’à franchir la porte de nos songes pour advenir.

Voila un bien bel album, ambitieux justement. Tout empli de rêves et de beauté fulgurante, d’une poésie radieuse et pourtant d’une modernité étincelante. Pleins d’idées et d’espoir. Prenant et magnifique. Songeurs de monde parle tant au cœur qu’à l’esprit. Une véritable œuvre de science-fiction d’une force telle que l’on a pas si souvent l’occasion d’en lire/voir.

Aussi bien pour les amateurs d’art que de SF. Pour soi, bien sûr, mais aussi pour offrir parce qu’il est tellement utile de faire rêver. Attention, ça part comme des petits pains, il n’y en aura pas pour tout le monde – tirage limité à 1000 exemplaires financé par un crowdfunding Ulule, on commande par ici.

Boule de foudre

Parce qu’il voit ses parents mourir sous ses yeux, frappés par une boule de foudre, le jeune Chen décide de vouer son existence à comprendre comment cet événement a pu avoir lieu. Aussi mène-t-il des études scientifiques de plus en plus poussées afin d’appréhender ce phénomène naturel mal connu — et donc maîtrisé – qui, au regard de sa rareté, intéresse peu les divers organismes de recherches. Il lui faudra faire montre de persévérance et d’abnégation, tenter de convaincre ses tuteurs successifs du bien-fondé de son intérêt – et trouver le concours d’une jeune femme, passionnée comme lui par le sujet. Mais il lui faudra aussi faire des compromis avec sa morale ; le sujet intéressant peu la recherche, c’est du côté militaire qu’il trouvera des subventions. L’armée ayant bien sûr une motivation avouée : faire une arme de cette forme bien particulière de foudre…

On attendait beaucoup du nouveau titre de Liu Cixin après l’énorme succès de sa trilogie du « Problème à trois corps », SF chinoise aussi passionnante qu’efficace ne rechignant pas à l’emploi de quelques grosses ficelles. Boule de foudre – dont le titre français laissera longtemps songeurs les amateurs de mauvais jeux de mots et autres contrepèteries – vient donc aujourd’hui compléter la bibliographie de l’auteur. On ne se fiera pas au copyright de 2018 en début d’ouvrage : il s’agit d’un roman écrit vers 2001 et publié en 2004, soit avant le volume initial de sa célébrissime trilogie. La précision n’est pas superflue, car cela se ressent à la lecture de l’ouvrage – d’une naïveté désolante. Bien sûr, son personnage principal a quatorze ans au début des faits ; on ne peut attendre qu’il se comporte comme un adulte. Mais tout de même ! Une telle naïveté ! Pire, le déroulement de ses avancées scientifiques est invraisemblable : il est bloqué dans une démonstration théorique ? Pas grave, il fait la fort opportune rencontre d’un savant génial qui trouve un nouvel angle d’approche. Il lui manque des crédits pour poursuivre ses recherches ? Aucun souci, sa copine connaît du monde, passe un coup de fil et l’argent coule à flot. Des grosses ficelles qui se déplient durant les 450 pages (!) que compte ce très dense pavé – voilà qui fait tache pour un ouvrage qui se veut une exploration hard science de la foudre en boule. D’autant que si le postulat est contestable, ladite foudre en boule échappant encore à la compréhension humaine, Liu Cixin gère plutôt bien les extrapolations scientifiques, et son imagination génère des développements inattendus toujours étayés par des raisonnements certes fantaisistes, mais au vernis de crédibilité. Ce qui accentue davantage encore l’incohérence de certains personnages ou les dei ex machina à répétition.

Une déception que ce roman, en somme : beaucoup trop gros et indigeste, trop improbable dans son développement, il dessert une thématique qui ne manque pourtant pas d’intérêt tant elle tape en plein dans la suspension d’incrédulité – les manifestations de la foudre en boule, décrites comme réellement observées selon son auteur, sont parfois très déstabilisantes — chère à la meilleure des SF.

AIR

AIR n’est pas un livre de science-fiction mais un livre de propagande écologiste !

On a droit à un discours de Greta Thunberg, à l’encyclique du pape « Laudato si » et aux consignes ridicules de Greenpeace, paraphrasant ma mère qui ne sait ce que veut dire « Écologie » mais est pleine du bon sens du pauvre.

Certes, le roman se passe bien dans un futur proche, entre 2027 et 2040. Une présidente écologiste a été élue face à une candidate nationaliste. Un général pro-nucléaire, ancien des guerres AREVA en Afrique de l’ouest (vive la pollution durable !) et intégriste catholique a été nommé premier ministre. Par référendum, ils modifient la constitution et instituent un fascisme vert. Abolition des libertés fondamentales et de l’état de droit. Chaque page du roman est exclusivement consacrée à nous dire que c’est absolument INDISPENSABLE, INÉVITABLE et surtout vraiment très CHOUETTE. Le bonheur est dans le pré camp de travail. « Arbeit macht frei », n’oublions pas…

Après le coup d’État, le nouveau gouvernement, chlorofasciste mais fort peu radical en matière d’écologie, impose des mesures draconiennes : privation de la liberté de circuler, entassement des gens à raison d’une famille par pièce pour économiser le chauffage, presse aux ordres (!), limitation de l’usage d’internet à quinze minutes par jour (?!?!?!), suppression de l’éclairage public, rationnement alimentaire drastique, réduction extrême de la consommation de viande, embrigadement de la jeunesse et délation par les enfants encouragée, pogroms et quasi-relaxe des assassins écolo, déportation de masse dans les goulags vert, contrôle des données contenues dans les portables (qui servent à quoi ?) et sanctions. Mais surtout, incrimination rétroactive, poursuites et condamnations pour des faits parfaitement légaux à l’époque où ont eu lieu mais criminalisés a posteriori par la dictature, comme avoir voyagé à l’étranger ou posséder un véhicule de collection… Ces condamnations n’améliorent évidement en rien la balance carbone.

Le personnage principal, Samuel Bourget, dont AIR représente le journal ou l’autobiographie des années de dictature, est un cadre directeur subalterne d’une boîte de recyclage de pneus ayant fraudé. Lorsque le scandale éclate, il prend alors la fuite avec sa famille vers la réserve de l’Aubrac, où ils ont une maison, à l’abri de la dictature – sans que l’on sache pourquoi. À vrai dire, le roman ne consiste qu’un tissu de contradiction. On ne comprend pas pourquoi son écologiste fanatique de fille suit son « criminel » de père en Auvergne, pas plus que pourquoi sa femme qui le cocufie avec son chef le suit aussi plutôt que de changer d’homme. Pourquoi la gendarmerie locale les protège en les sachant traqués par les « gardes verts » comme la Chine connut ses Gardes Rouges. Pourquoi les gens du cru, plutôt écolo-ruraux, acceptent ces « délinquants » sur leurs bien pauvres terres ? Ils s’adaptent à la vie locale.

Les auteurs ne tarissent pas d’éloges sur cette vie absolument paradisiaque. « La matinée a été un émerveillement » p.159 ; « Le garde-manger ressemblait à une vitrine de chez Louis Vuitton. Chaque victuaille rayonnait telle une œuvre d’art  » p.158. Etc. En Aubrac, on se chauffe au bois (comme si parce que c’est primitif c’était forcément écolo !) et on fait mijoter des plats de viande quatre heures durant (super écolo). Il fallait bien « mettre fin à la fabrique de la délinquance écologique qui n’était rien d’autre que la famille épicurienne et consumériste  » p. 186. Le gamin va au catéchisme et devient un doux fou de Dieu, très pieu… ce qui conduit le père à confesse chez un curé qui le vend illico aux gardes verts. De là découle de plusieurs longues citations de l’encyclique « Laudato si » du pape François sur la « sauvegarde de la maison commune » (sic). Le confort matériel ayant permis de délaisser la religion, les écolos doivent donc restaurer l’enfer pour le faire accepter sur terre. Le terme même d’écologie, en tant que discours de l’équilibre, est une hérésie, les êtres vivants étant des structures dissipatives, c’est à dire consommant de l’énergie pour se maintenir. C’est une religion, une croyance créationniste, faisant fi de Darwin et de l’évolution, qui se veut à jamais statique à l’image de ce que Dieu aurait créé – involutive.

Le roman n’est pas avare en perles. La dictature a réduit l’usage d’internet à quinze minutes par jour, privé et professionnel, téléphone inclus. Du coup, un médecin urgentiste d’astreinte à domicile n’a pu être joint et le patient est crevé (C’est le mot). Quinze minutes, c’est ridicule. Cela entrainera la faillite d’internet, la perte de pétaoctets de data et l’effondrement du système global d’information, dont le système bancaire. Une panne globale d’internet est le risque majeur encouru par nos sociétés qui s’écrouleraient alors en quelques jours… Et maintenant, le clou : les auteurs écrivent que la face cachée de la lune est glaciale parce que jamais exposée au soleil, ignorant que si la lune présente toujours la même face à la Terre, elle est entièrement éclairée par le soleil au cours de sa rotation. Ils ignorent aussi qu’on ne peut communiquer par radio avec la face cachée de la lune sans disposer d’un relais. Et ça vous parle de sauver la planète…

À la fin du roman, après trois ans de dictature, les dictateurs corrompus sont renversés, la démocratie rétablie, la planète est sauvée mais on a gardé toute leur géniale politique écologique. Exactement comme si, le 8 mai 45, après la capitulation de l’Allemagne et la mort d’Hitler, on avait continué à exterminer les Juifs… Aucune mesure économique novatrice n’est proposée. Seuls les mécanismes aujourd’hui mis en œuvre par un capitalisme jamais remis en cause continuent d’être utilisés valant pour ce qu’ils valent. Aucune innovation technologique non plus. Rien, par exemple, sur l’inflation démographique… (1500 milliards de Français dans deux mille ans aux 0,5% de croissance actuelle !)

Dire que la narration est très faible relève de l’aphorisme le plus achevé. Le but de ce livre est d’inciter les écolo-gnostiques à appeler la dictature de leurs vœux, affirmant que ce ne serait ni grave, ni terrible et ne durerait guère… Que ce serait indispensable et inévitable. Que ce serait bien.

Air est un mauvais livre, mal écrit, mal construit, perclus d’incohérences et en plus, dangereux.

Tresses, souvenirs du narratocène

Les éditions Dis Voir publient des ouvrages sur la culture contemporaine dans les domaines des arts. Leur collection de contes illustrés ambitionne d’introduire par la fiction un partage d’imaginaire entre les plus récentes recherches en science, la littérature et l’art. Au cas présent, Léo Henry s’est inspiré des travaux d’Hervé le Guyader, professeur de biologie évolutive qui a théorisé les mécanismes d’érosion de la biodiversité, autrement dit de l’extinction des espèces. Illustré sobrement par Denis Vierge, le tout constitue une variation brillante (et pas donnée !) sur le genre bien encombré de la fiction post-apocalyptique.

L’histoire en est toute simple : une succession de crises climatiques, d’épidémies, de guerres pour les ressources, a décimé la majeure partie de la population de la planète. Une poignée de survivants s’est réfugiée dans les Serres, qui tiennent à la fois du «  bunker, du laboratoire et de la cité utopique ». Génération après génération, les habitants de ces univers de poche savamment contrôlés tentent de maintenir intact le savoir humain et de perpétuer les différentes formes du vivant. Depuis leurs bastions, ils envoient régulièrement vers le Dehors, c’est-à-dire à la surface d’un monde rendu à la sauvagerie et au chaos primordial, des missions d’exploration afin de récupérer des matériaux utiles, mais surtout d’accroitre la somme de leurs connaissances, dans une perspective plus ou moins lointaine de recolonisation.

La narratrice, bibliothécaire, appartient à l’un de ces corps expéditionnaires. Le récite relate son périple dans une île volcanique envahie de végétation, dont les hauteurs sont occupées par une tribu d’hommes ayant régressé vers une forme d’animalité. L’exploratrice ne voit d’abord en eux que des êtres incultes et quasi mutiques, communicant de façon inintelligible, aimant la paresse et les jeux plutôt que l’apprentissage de la connaissance. D’abord distante, voire indifférente à la présence de cette étrangère, la tribu livre progressivement son secret…

Sur une planète qui ne cesse d’être pillée et saccagée par l’inconscience industrieuse d’hommes obnubilés par le progrès et le rendement, le futur imaginé par Léo Henry a moins valeur de prophétie que de miroir : nous y sommes, en fait. Comme dans le roman, nous pouvons d’ores et déjà et à tout instant être contraints de nous abriter sous serres pour essayer de ne pas disparaître. En nous invitant à considérer la diversité et la beauté de nos écosystèmes, y compris dans ses formes de vie les plus primitives ou dans ses aspects inertes ou intangibles (intégrant, selon le point de vue de l’auteur, la fiction), Tresses, souvenirs du narratocène s’interroge en réalité moins sur le devenir du monde que sur les capacités de ce dernier à survivre à un effondrement de plus en plus plausible. Pour le dire autrement, le narratocène a déjà commencé.

Rivages

La forêt est par excellence le lieu de l’aventure, et c’est bien ce qu’un héros de fantasy, souvent, est parti chercher. En choisissant de circonscrire son premier roman à ce territoire symbolique, qui jouit d’une force d’évocation déjà bien installée à l’époque de Béroul et de Chrétien de Troyes, Gauthier Guillemin s’insère dans la continuité d’une tradition littéraire multiséculaire. La forêt fait partie des épreuves imposées au héros, car c’est traditionnellement un lieu de danger et d’initiation. Parfois envisagée comme personnage ou sujet à part entière, sous cet angle, la voilà chargée d’une dimension allégorique. Surtout, elle va très souvent influencer, par sa nature, le déroulement de l’histoire et la façon même de la raconter. Dans la forêt, tout est possible. En faire la traversée, ce sera donc toujours se perdre, s’éparpiller, se disperser, éprouver ce qu’il reste d’humain en soi avant, peut-être, de se retrouver.

Cette traversée, Gauthier Guillemin l’illustre par le biais d’un personnage qu’on ne connaîtra jamais que sous le nom de Voyageur, et dont on n’apprendra rien si ce n’est l’obsession toujours renaissante de la découverte, ce désir d’absolu qui le pousse, au début du roman, à quitter une cité décrite comme un bagne bruyant noyé sous le smog pour aller vivre en vagabond céleste loin de la civilisation, au contact d’une nature vénérée. Il y a pourtant un prix à payer à cet ensauvagement, et le Voyageur le sait. En s’approchant trop près de leur pure vocation à vivre libre et sans entrave, tous ceux qui l’ont précédé dans l’exil se sont comme volatilisés, digérés par la forêt interdite. De fait, au bout de quelques jours à se nourrir de la chair de petits animaux exotiques et de baies cueillies, un manuel de botanique à la main, le destin du Voyageur semble devoir se dénouer en une lente agonie solitaire par empoisonnement et dénutrition. Il va survivre, pourtant. Si la forêt l’assimile, c’est en faisant passer quelque chose d’elle en lui. Il se découvre un pouvoir, celui de se téléporter d’arbre en arbre, qui lui permet de s’enfoncer plus vite, toujours plus loin dans l’inconnu. Jusqu’à ce que, épuisé, il atteigne une manière de communauté idéale dont les membres, inspirés de la gent elfique (appelés ici Ondins), vivent en harmonie avec leur environnement. Le Voyageur se lie d’amitié avec différents personnages : Quentil, son alter ego, Sente la pisteuse, fille de Krûll le nain nostalgique des cavernes, et surtout l’herboriste Sylve à l’étrange regard pétrifiant (l’obligeant à porter des lunettes de glacier) qu’il va éperdument aimer.

Rivages entreprend dès lors la relation du séjour du Voyageur au sein de cette société sylvicole trop parfaite, basée sur le partage, l’entraide et la simplicité des gestes quotidiens qui contrastent avec la technique ravageuse déployée par les citadins du début ; séjour entrecoupé de longues courses en forêt que la réapparition des Fomoires, ennemi immémorial, achève de transformer en piège darwinien…

Jusqu’à ce point, Gauthier Guillemin malaxe une matière qui emprunte aux registres de l’utopie et de la fable écolo, distillant quelque chose d’évanescent, d’onirique. À rebours d’une certaine mode favorable aux intrigues complexes pleines de personnages, de bruit et de fureur, la sienne vise à l’épure, se concentrant sur l’évocation nostalgique d’un mode d’être au monde rêvé ou disparu. Les références à Thoreau et aux légendes celtiques, transparentes, alimentent ainsi des réflexions sur la relation de l’homme à la nature, les rapports sociaux, l’importance de la mémoire et la nécessité d’entretenir l’art de raconter. De ce tableau aimable, la magie attendue peine parfois à émerger. Au-delà des maladresses d’écriture imputables à un premier roman (dialogues pas toujours inspirés, platitude de certains seconds rôles, didactisme), la lenteur délibérée de l’intrigue, mais aussi son manque de relief, de profusion, la difficulté à en cerner les enjeux, peuvent susciter chez le lecteur un sentiment d’inachèvement. Entre épure et ébauche, il n’y guère qu’une épaisseur de trait…

Mais Guillemin avance masqué. Le roman sème pourtant des indices, et on n’a pas le temps de comprendre qu’il est déjà dans votre dos à ourdir une volte-face. Car le Voyageur, s’il séduit par son charisme, son intelligence, sa curiosité et sa fougue, si les uns et les autres le veulent pour citoyen, ami ou amant, se refuse finalement à tous. Il rompt les liens, poursuit sa fuite en avant, fidèle à l’unique compagnie qu’il pense exempte de toute déception, de tout mensonge : la solitude et l’imaginaire. En venant dans la forêt, il désirait marcher sur une terre vierge, découvrir un point blanc sur les cartes. Mais au contact des Ondins, il comprend qu’il n’y a plus de points blancs sur celles de la forêt. Alors, avec sa logique particulière, il supprime la carte, tout simplement. Autrement dit, le Voyageur n’arpente pas seulement un territoire réel, la géographie concrète de la forêt, des plaines et des montagnes au-delà, avec leurs paysages, leurs lumières, mais aussi un monde intérieur. Le monde sans repère ni horizon de celui qui désire l’inconnu, la virginité d’espaces à conquérir, le pèlerin ou l’égaré empreint de l’incommensurable mélancolie de celui qui veut à la fois disparaître, ne laisser aucune trace et consacrer chaque lieu du mémento de son passage : Ici, j’ai vécu, semblent dire les petits monticules qu’il égrène derrière lui. Liberté ultime. Mais que fuit le Voyageur sinon lui-même ? Rien ne sera dit (c’est dommage) de ce qui l’a fortifié dans son insensibilité affective au profit d’une recherche de l’extase par la dépossession. Et où fuir encore lorsqu’on arrive sur les rivages du monde et que l’idéal fait soudain défaut ? L’auteur fait de ce dénouement un climax fiévreux, et l’énergie libérée par les vingt dernières pages éclaire d’un jour crépusculaire ce roman certes imparfait, mais dont les petits échecs, par chance ou suprême calcul, se muent en parabole du dépassement. Les amateurs de fantasy atypique apprécieront.

Flammes d’enfer

Régulièrement publié en France dans les années 80-90 (chez J’ai Lu et dans la collection « terreur » de chez Presse Pocket, Jonathan Caroll a subitement et de manière incompréhensible disparu du paysage éditorial. C’est donc une manière d’injustice que réparent les éditions Forge de Vulcain en rééditant les premiers ouvrages du cycle dit de Rondua (qui en comprend six dont deux inédits en français), chaque opus pouvant se lire de manière totalement indépendante. L’explication d’une telle éclipse tient peut-être, pour un milieu qui n’aime rien tant qu’étiqueter et classifier les auteurs rentrant dans son champ gravitationnel, à l’impossibilité d’établir une taxinomie valable. Un temps catalogué entre horreur, suspense et fantastique, on a aussi entendu à propos de Caroll, du fait de son goût pour la culture en général et de son refus de céder au gore, au spectaculaire, qu’il était un auteur cérébral, et que, puisque qu’elle s’adressait plus à la raison qu’aux tripes, cette œuvre était élitiste. En d’autres termes, cela signifie que Flammes d’Enfer serait « un livre pour bibliophiles », comme on l’entend dire parfois à propos de récits qui font primer l’intellect sur le sensoriel, l’intelligible sur l’adrénaline.

On pourrait s’interroger longuement sur ce que pourrait être un livre pour bibliophile, mais il y a plus intéressant : ce mot de bibliophilie, si chargé de sens autrefois, si suspect aujourd’hui, et surtout si peu fiable qu’il est devenu sage de ne plus s’y identifier, ne nous reviendrait-il pas en pleine figure de la manière la plus catégorique, sous des tours pourtant nonchalants, avec ce pur bloc d’abîme et de littérature en quoi consiste Flammes d’enfer ? Car Flammes d’enfer est un superbe morceau de littérature sur la littérature (ici rapportée au genre fantastique, et au conte). C’est à la fois le livre d’un écrivain interrogeant sa bibliophilie et un livre qui, chez le lecteur, ne cesse d’interroger le bibliophile. La bibliophilie, dans ce cadre, doit s’entendre au sens dépouillé d’amour ou d’amitié : le goût du livre, des textes, du rapport qu’ils entretiennent entre eux et de ce qui les peuple. Quelles formes peut-on donner, dans un livre, à cet amour-là ? La réponse de Caroll est à la fois très classique, très pragmatique et pourtant bouleversante.

Flammes d’enfer , loin d’être élitiste, raconte d’abord une histoire toute simple et en apparence anodine, celle d’un américain exilé à Vienne qui, en tombant amoureux, se découvre des pouvoirs et voit sa vie basculer progressivement dans l’irrationnel. Walker Easterling travaille dans l’industrie du cinéma, il scénarise des films de genre. Il ne sait rien de son passé, si ce n’est qu’il a été trouvé dans une poubelle. Rien de tout cela – amour, attrait pour la magie, mystère des origines – évidemment n’est un hasard. Le comble survient quand il découvre sur le médaillon d’une tombe la photo d’un autre lui-même, mort depuis trente ans. Commence dès lors une enquête qui le poussera, après une initiation chamanique, à remonter le fleuve de l’histoire et à se confronter à de nombreux fantômes. Ceux de personnes qu’il a aimées (une ancienne femme, toujours vivante, un fils à la beauté du diable), ceux des êtres qu’il a incarnés ou côtoyés dans ses vies antérieures, ceux de personnages à demi mythologiques comme ce nain monstrueux droit sorti d’un conte des frères Grimm, qui semble prendre un malin plaisir à le harceler, et par lequel Walker percera le secret de sa naissance.

Méditant sur une plage californienne au crépuscule, errant dans le labyrinthe fantasmagorique des rues de Vienne sous la neige, ou encore plongé dans un rêve régressif, Walker avance néanmoins sans peur vers le dénouement, le lieu où tous les fils de ses multiples incarnations se rejoignent, où tous les mots du conte aboutissent, et qu’un effort d’imagination peut transformer. Cette trame suffit en elle-même à inscrire Flammes d’enfer dans la grande tradition du roman fantastique américain, de Bradbury à Shepard, mais aussi dans celle de la littérature comme l’art qui se nourrit de lui-même, à travers les époques et les formats, pour mieux enregistrer la mort et accompagner les vivants.

Au-delà de la trame, il y a l’étoffe dans laquelle Caroll taille son livre, ce tissu serré de métaphores, exhalées comme autant de râles poétiques. Des enfants s’envolant par la fenêtre d’une école de pierre, au temps des rafles nazies ; un dinosaure marin surgi au large des côtes californiennes  ; un chat-devin (à neuf vies ?) qui retrouve la vue mais qui ne veut pas voir : tout prend ici sa consistance impossible, entre brume opalescente et noire sorcellerie, par la seule puissance d’une plume déliée qui mélange les vies antérieures de ces personnages de conte aux visions intérieures de l’écrivain qui leur donne doublement vie. Contrairement à ce qu’on dit, il n’y a sans doute pas de flammes en enfer. C’est sans doute pour ça que Jonathan Caroll continue d’y croire et de fabriquer pour nous un en-bas rempli de mots et merveilles.

Le Temps de la haine

Troisième volet de la série consacrée à Bruna Husky, la techno-humaine inspirée des réplicants du Blade Runner de Ridley Scott, Le Temps de la haine prolonge le futur dystopique esquissé par Des larmes sous la pluie et Le Poids du cœur. Au fil des enquêtes, Husky s’est construit une petite famille, avec grand-père, fille, amant et même animal de compagnie (un extraterrestre pour changer du sempiternel chien), histoire d’adoucir le spleen existentiel né du décompte de son espérance de vie réduite à peau de chagrin. Mais l’équilibre fragile mis en place par la détective est menacé par l’enlèvement, puis la prise en otage du commissaire Lizard, l’élu de son cœur, réactivant ainsi ses penchants destructeurs dans un monde au bord de la guerre civile et de la guerre tout court.

On ne change pas une recette qui marche, serait-on tenté de dire. Un principe que Rosa Montero applique avec méthode, conjuguant les vertus de l’anticipation légère à celles de la métaphore. Car si Le Temps de la haine n’a plus grand-chose à nous apprendre sur le personnage de la réplicante, indépendamment de la quête de son identité ici enfin révélée (les fans de Madame Bovary et de Flaubert apprécieront), le roman fonctionne toujours comme un reflet des maux de notre présent décalés dans l’avenir. L’UE devient ainsi l’UET, un vaste marché mondial où prévalent la démocratie et le libre-échange mais où, bien entendu, les inégalités de richesse ont explosé, concourant à stimuler les forces centrifuges d’une société civile en voie de radicalisation, en proie aux discours manipulateurs de leaders, volontiers populistes, prônant la disruption dans la continuité. Le futur de Rosa Montero se nourrit ainsi des peurs et angoisses du présent, rappelant, s’il est nécessaire de le faire encore, l’importance des liens d’amitié et de solidarité. Face à un monde rendu incertain par la mondialisation et la dégradation irrémédiable de l’environnement, où le seul fait de boire ou de respirer un air pur font l’objet d’un commerce, l’autrice espagnole défend l’idée d’une société plus fraternelle, appelant à se méfier des dogmes ou idéologies et des discours tout faits. Quant à Bruna Husky, contrainte de fendre l’armure, elle doit abandonner sa misanthropie pour laisser affleurer davantage ses sentiments, renonçant à la haine ordinaire pour adopter définitivement l’amour. En dépit d’une intrigue guère originale, pour ne pas dire répétitive si l’on a lu les deux précédents titres de la série, Le Temps de la haine n’engendre fort heureusement pas que la lassitude. Rosa Montero apporte malgré tout une touche finale honorable aux aventures de la réplicante Bruna Husky. Avis aux fans de l’autrice.

La Guerre après la dernière guerre

Un pays en temps de guerre. Une terre gâtée, rendue stérile par les combats incessants et quelques bombes atomiques. Le décor est vieux comme le monde, du moins depuis que les hommes se font la guerre. Il puise dans le décor de la Seconde Guerre mondiale, notamment à Stalingrad et d’autres villes de l’Est européen. Benedek Totth étant hongrois, la référence ne paraît pas incongrue, même si le paysage de La Guerre après la dernière guerre emprunte aussi ses traits aux multiples affrontements des conflits asymétriques, nés de tous les renoncements et manipulations de la géopolitique. Dans ce no man’s land cauchemardesque, un orphelin erre à la recherche de son petit frère. En cours de route, il rencontre un parachutiste américain égaré qu’il aide après avoir tenté de le tuer. Un noir des ghettos s’appelant James (Jimmy) Hendricks (authentique), bon joueur de guitare. Un good guy mais un vrai tueur, avec lequel il fait un bout de route, jusqu’aux portes des enfers, en Zone rouge, la terre des réprouvés et mutants irradiés.

Après Comme des rats morts, son portrait d’une jeunesse hongroise désœuvrée paru dans la collection « Roman noir » chez Actes Sud, Benedek Totth revient avec un récit sombre et violent. Une promenade primesautière sur les décombres d’une contrée ravagée par une guerre apparemment éternelle entre Américains et Russes. La quatrième de couverture de La Guerre après la dernière guerre évoque les mânes du récit postapocalyptique, courant de l’Imaginaire ayant connu ses beaux jours à l’époque de la Guerre froide et qui semble redevenir d’actualité avec la multiplication récente des tensions de par le monde. Elle dresse également un parallèle avec La Route de Cormac McCarthy. Soyons clair, le roman de Benedek Totth est surtout un récit de guerre vécu à hauteur de gosse, où le réalisme des combats et bombardements cède peu à peu la place à l’allégorie mythologique et à la dénonciation de l’obscénité de la guerre. De toutes les guerres. La quête de ce gosse, narrateur de sa propre histoire, s’apparente en effet à une longue litanie d’horreurs, entre snipers russes embusqués dans les égouts et mutants cannibales aux visages défigurés par les brûlures. Un monologue dont le propos perd progressivement toute réalité, pour se fondre dans un camaïeu de grisaille. Viols en pagaille, tueries, crasse, miasmes des cadavres, l’auteur hongrois ne nous épargne rien de la déchéance d’une humanité égale à elle-même dans sa faculté à faire le mal. Mais si la violence du propos interpelle, on ne peut s’empêcher d’en percevoir les limites et la vacuité intrinsèque. Avec La Guerre après la dernière guerre, Benedek Tohtt dit avoir voulu écrire une prophétie qui s’autodétruirait. Si l’intention est louable, permettons-nous de douter de son résultat, tant il ne fait ici qu’enfoncer les portes ouvertes.

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Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

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