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Machine de guerre

Après Ferrailleurs des mers et Les Cités englouties, Paolo Bacigalupi poursuit son exploration de cette Côte Est des États-Unis ravagée par les tempêtes et les guerres civiles. Dans ce troisième roman, l’action se délocalise un peu plus au nord, abandonnant les ruines de Washington pour visiter une ville de Boston relativement préservée par le chaos ambiant.

Au centre de cette nouvelle histoire : Tool, créature guerrière, mi-homme, mi-bête, conçue en laboratoire à partir d’ADN d’humain, de chien, de tigre et de hyène. Le personnage apparaissait épisodiquement dans le premier roman avant de tenir un rôle plus conséquent dans le suivant. Cette fois, il est le moteur de l’intrigue principale. Dans ce futur où le pouvoir est passé des mains des États à celles des multinationales, les hybrides tels que lui sont monnaie courante et constituent l’essentiel des troupes d’assaut de ces compagnies. Mais contrairement à ses congénères, Tool s’est défait de ses chaînes et a réussi à fuir ce qu’il faut bien appeler ses maîtres. Cette fois, on en apprend davantage sur ses origines et ce qui fait de lui un être unique, tellement dangereux que ses créateurs sont prêts à tout pour l’éliminer.

Machine de guerre se présente en premier lieu comme une chasse à l’homme-bête, menée sans aucun temps mort, brutale et fatale à nombre de ses protagonistes. Le personnage de Tool nous est proposé dans toute sa complexité, luttant en permanence contre une programmation inscrite au plus profond de son ADN pour affirmer son libre-arbitre et son humanité. Mais l’élément le plus intéressant de cette histoire comme des précédentes reste le contexte dans lequel elle se déroule. On s’éloigne cette fois des bidonvilles où tente de survivre une bonne part de la population et des bandes d’enfants soldats qui sillonnent les ruines de l’ancien monde pour s’intéresser de plus près aux organisations qui détiennent désormais le pouvoir. Un cadre en apparence plus civilisé, où la violence demeure pourtant omniprésente, et surtout s’exprime à une échelle bien plus vaste et avec des armes d’une capacité de destruction sans commune mesure. Entre effondrement sociétal global et cataclysmes climatiques majeurs, le futur à moyen terme qu’imagine Bacigalupi est d’autant plus effrayant qu’il est parfaitement crédible. Autant dire que, sur le fond comme sur la forme, Machine de guerre est remarquable de bout en bout.

De grands et beaux lendemains

Figure majeure de la science-fiction contemporaine de l’autre côté de l’Atlantique, Cory Doctorow reste assez méconnu en France, où seuls deux romans (Dans la dèche au royaume enchanté et l’excellent Little Brother) et une poignée de nouvelles ont été traduits jusqu’à présent. Il est peu probable que la parution de De beaux et grands Lendemains fasse beaucoup évoluer les choses.

Le roman se déroule dans un futur relativement proche et absolument chaotique, dans lequel aucune structure sociale ne semble avoir survécu, où des mechas tout droit issus d’anime japonais affrontent des monstres dévoreurs de cités, et où les membres de sectes vivent en réseau et prônent le retour à la nature. Et dans le rôle du guide à cet univers foutraque, Jimmy, un gamin rendu immortel par un procédé révolutionnaire, condamné à vivre à jamais dans le corps d’un enfant de dix ans.

De grands et beaux Lendemains nous parle de l’avenir, celui que l’on imaginait au siècle dernier et celui, bien différent, qui se dessine aujourd’hui. En contrepoint au chaos insondable que Doctorow met en scène, il y a le Carrousel du Progrès, cette attraction conçue par Disney dans le cadre de la foire internationale de New York en 1964, qui proposait aux spectateurs une série de scènes de la vie ordinaire illustrant l’amélioration des conditions de vie des Américains grâce aux progrès de la science et de la technologie, et que le père de Jimmy a sauvé de la destruction et remis en état. Il symbolise désormais un monde disparu, celui où l’humanité était encore maîtresse de son destin et de son évolution. À ces interrogations s’ajoutent celles du narrateur sur sa propre nature, ses origines et sa raison d’être.

Doctorow soulève ici des questions aussi pertinentes qu’intéressantes. Malheureusement, d’un point de vue romanesque, son histoire manque de chair, son narrateur se laisse trop souvent ballotter par les évènements sans même essayer d’avoir prise sur eux, et il est difficile dans ces conditions de porter un regard autre que distant sur son sort et celui de son monde. En outre, le roman souffre d’une traduction qu’on qualifiera poliment de scolaire, et les innombrables coquilles qui parsèment le texte n’arrangent rien.

À noter qu’en complément à ce court roman, on trouvera également dans ses pages le passionnant discours de Doctorow à la Convention Mondiale de 2010, dans lequel il remet en cause le droit d’auteur tel qu’il existe aujourd’hui, ainsi qu’une intéressante interview menée par Terry Bisson.

L'Envol du soleil

Paru l’an dernier, L’Académie de l’éther, premier tome de cette série, s’inscrivait d’emblée parmi les meilleures créations de Johan Heliot. Ce nouveau tome vient confirmer cette première très bonne impression. Le romancier y poursuit l’exploration de ce xviie siècle à la fois familier et étrange, dans lequel la chute sur Terre d’une intelligence extraterrestre a fait dérailler l’Histoire et initié une révolution industrielle qui fera de la France le plus puissant royaume d’Europe.

Comme dans le précédent roman, cet univers nous apparaît à travers le regard que portent sur lui les enfants Caron, orphelins ayant quitté leurs Vosges natales pour s’installer à Paris, et qui tous désormais ont bien grandi et se sont fait une place plus ou moins confortable dans cette société en plein bouleversement : Jeanne continue d’être la voix de la contestation politique et sociale aux commandes du journal qu’elle publie ; à l’inverse, Estienne, à la tête de l’Académie de l’éther, est l’un des personnages les plus haut placés de l’État ; Martin a rejoint le corps des Égrégores, la section d’élite des troupes de Louis XIV ; sa jeune sœur Marie, farouchement indépendante, a su gagner les faveurs du Roi ; quant à Pierre, il reste en marge de cette société qui l’a rejeté et condamné, et chacune de ses interventions menace de faire s’effondrer le nouvel ordre qui s’est mis en place.

Le choix de Johan Heliot de raconter son histoire du point de vue de ces personnages est habile, d’autant plus qu’elle lui permet de mêler saga familiale et uchronie. De manière générale, on sent l’auteur particulièrement à l’aise pour faire vivre cet univers. Son écriture s’adapte à merveille aux codes littéraires de l’époque qu’il met en scène — on lira ainsi avec délectation son pastiche du théâtre de Molière qui ouvre le roman. Par ailleurs, les innovations technologiques qui viennent bouleverser cette France du xviie siècle, qu’elles concernent les transports ou les communications, outre leur aspect original et ludique, lui permettent aussi d’étudier sous un jour singulier cette société archaïque par bien des aspects, vivant dans la crainte de Dieu et du pouvoir royal, et que rien ne préparait à une telle révolution. De ce point de vue, les Caron font figure d’exception, qu’ils s’avèrent capables de conduire cette révolution technologique, qu’ils remettent en question le pouvoir politique ou la place des femmes dans la société. En attendant l’ultime volet de cette trilogie l’an prochain, « Grand Siècle » se classe d’emblée très haut au hit-parade des uchronies françaises.

Ce qui révèle

Suite et fin de l’histoire de la Spire (cf. critique des tomes 1 et 2), cette compagnie de transport interstellaire créée par une poignée d’aventuriers en réaction aux méthodes des grandes compagnies déjà en place et qui, au fil des ans, a gravi les échelons de la respectabilité et du pouvoir, quitte à renier ses idéaux d’origine et à devenir ce qu’elle a toujours combattu. Comme les précédents tomes, celui-ci ressemble à un fix-up sans en être tout à fait un. De ce point de vue, la première partie du récit est aussi la moins convaincante. L’histoire de ces colons envoyés sur une planète où leurs prédécesseurs ont tout abandonné sans qu’on sache pourquoi ne manque pas d’intérêt, et les menaces qu’ils affrontent sont spectaculaires à souhait, mais on quitte ce monde sans connaître le fin mot de cette histoire, impression frustrante s’il en est. La suite est plus réussie. Genefort s’y attaque pourtant à ce qui constitue la tarte à la crème du space opera, les pirates de l’espace, mais la société singulière et complexe que l’on y découvre va à rebours de tous les stéréotypes du genre. Les derniers chapitres du roman sont consacrés à l’évacuation en catastrophe d’une colonie où les conditions de vie se sont brutalement détériorées et où chaque heure compte.

Chacune de ces situations permet aussi à l’auteur de mettre en lumière les relations de plus en plus tendues entre les principaux dirigeants de la Spire et l’évolution de la politique de la compagnie. Des querelles internes qui ne cessent de s’envenimer au fil des pages, et dont les conséquences s’avèreront au final dévastatrices.

Avec ce dernier tome, Laurent Genefort poursuit son hommage aux grands auteurs qui ont pavé la voie du genre, Heinlein et Anderson en tête. Mais on aurait tort de ne voir en « Spire » qu’un simple pastiche, aussi réussi soit-il. Sur le fond comme sur la forme, il s’agit d’une œuvre résolument moderne, qui s’intègre parfaitement dans l’univers que développe l’auteur depuis un bon quart de siècle maintenant, l’un des plus riches et des plus cohérents que la science-fiction française nous a donné à ce jour. On aurait volontiers signé pour trois tomes de plus.

Ce monde est nôtre

Tout essentiel qu’il fut dans le paysage de la SF française des années 1950-60, il était devenu difficile de se procurer aujourd’hui les romans et nouvelles de Francis Carsac (fameux préhistorien sous son vrai nom de François Bordes, rappelons-le). Un constat auquel L’Arbre Vengeur entend remédier pour partie en rééditant Ce monde est nôtre, roman datant de 1962 (et lié à un précédent, Ceux de nulle part, dont on peut espérer la réédition à son tour).

Nous sommes dans un lointain futur, et l’humanité, ou plutôt les humanités, se sont répandues à travers plusieurs galaxies. Afin de fédérer cet ensemble disparate en proie à la menace des mystérieux Misliks qui éteignent les étoiles, la Ligue des Terres Humaines a été constituée, à savoir une association fédérant aussi bien les Terriens que les Hiss, mais aussi quantité d’autres espèces « humaines ». La Ligue a un besoin criant d’unité – la menace mislik est telle qu’elle ne peut se permettre de connaître des dissensions, sans même parler de conflits armés. Aussi, face au constat que la présence de plusieurs humanités différentes sur un même sol dégénérait forcément, la Ligue, habituellement non contraignante, a-t-elle promulgué la Loi d’Acier, en vertu de laquelle chaque monde ne doit être habité que par une seule humanité.

La Ligue découvre sans cesse de nouveaux mondes – ainsi, celui de Nérat… qui abrite trois humanités différentes : les Brinns « primitifs », que l’on suppose autochtones, mais proches des Hiss, et deux vagues ultérieures de Terriens ; d’abord les Vasks, originaires du pays basque et qui ont mis en place une société pastorale ; ensuite les Bérandiens, de souche française, et qui ont bâti une civilisation médiévale inspirée des romans de Walter Scott. Pour ces trois peuples, il est évident que Nérat est « leur » monde. Mais la Loi d’Acier ne saurait permettre leur cohabitation, et la Ligue dépêche des observateurs, Akki et Hassil, pour trancher la question — décider à qui Nérat appartient. Mais leur simple présence précipite le cours des événements… et donc la guerre.

L’auteur était très imprégné de la SF américaine de son temps, et cela se sent. On n’en fera pas mystère : formellement, surtout, Ce monde est nôtre accuse son âge, et se montre tour à tour kitsch, naïf, désuet, suranné… L’exposition, tout particulièrement, est problématique – avec ces personnages qui ont de longs échanges sur des sujets qu’ils maîtrisent pourtant parfaitement. Les fulgurateurs sont de la partie, les astronefs aussi, et les princesses inévitablement enlevées comme dans tout bon planet opera d’aventure. Pour tout amateur peu rétif à la poussière, voilà qui peut suffire à faire un divertissement honnête.

Mais il y a bien plus dans Ce monde est nôtre – roman paru au moment de l’indépendance algérienne, et qui interroge avec pertinence le colonialisme et la décolonisation, un débat que l’on peut sans doute poursuivre de nos jours en y insérant les notions d’identité ; sous cet angle, le roman n’a pas le moins du monde vieilli, il est même tout à fait actuel. D’autant que, si l’exposition du problème est simple, la complexité frustrante de sa résolution ne lâche ni les observateurs, ni le lecteur, de la première à la dernière page – et la pertinence de la Loi d’Acier n’est pas si assurée qu’on pourrait le croire.

Sous cet angle, davantage que sous celui la SF américaine de « l’âge d’or  », Ce monde est nôtre anticipe étonnamment une œuvre majeure encore à venir : le cycle de « L’Ekumen » d’Ursula K. Le Guin – la Ligue des Terres Humaines peut assurément faire penser à la Ligue de tous les mondes, et les observateurs préparent les mobiles. De manière moins superficielle, l’accent mis sur des sociétés dites « primitives », dont il s’agit de montrer la réelle complexité, unit encore les deux œuvres, et il en va de même de l’ingérence de la Ligue ou des diverses formes de colonisation décrites, brutales comme dans Le Nom du monde est Forêt, ou davantage soft power comme dans, mettons, Le Dit d’Aka. Si la forme plus aventureuse de Ce monde est nôtre lorgne davantage sur Jack Vance, il est tentant d’envisager tout cela au même prisme d’une SF anthropologique subtile.

Intéressante réédition, donc – en dépit de la poussière (ou en s’en accommodant très bien par goût du vintage). L’entreprise vaut sans doute d’être poursuivie.

Lyonesse

Les rééditions patrimoniales de Mnémos se poursuivent avec un pavé… Non, à ce stade, un parpaing, qui fait très joli dans une bibliothèque mais n’est pas d’un maniement des plus aisé – un parpaing, donc, qui reprend l’ensemble de la trilogie de « Lyonesse », une œuvre de fantasy de Jack Vance datant des années 1980.

Nous sommes à l’aube du Haut Moyen Âge, dans les Isles Anciennes, un archipel au large des côtes anglaises et françaises. Là cohabitent bien des peuples très divers, avec autant de riches traditions, et qui, comme de juste, se font sempiternellement la guerre. Le machiavélique roi Casmir de Lyonesse, tout particulièrement, entend bien régner sur l’ensemble de l’archipel, perspective qui ne séduit guère ses voisins – il compte s’emparer de ce trône et de cette table ronde qui, dit-il forcément, lui reviennent de droit…

Mais la guerre ne fait pas tout : un solide réseau d’alliances est un atout de poids – aussi Casmir entend-il négocier un mariage avantageux pour sa fille Suldrun. Celle-ci n’a pas vraiment son mot à dire, mais son tempérament rebelle nuit aux ambitions paternelles – Suldrun est alors enfermée dans ce jardin où elle aimait tant à se retirer… et, le destin étant ce qu’il est, elle y fait la rencontre du jeune Aillas de Troicinet, naufragé suite aux méfaits de son rival pour la succession au trône. Les deux amants ont tout juste le temps de concevoir un enfant, Dhrun, avant d’être séparés. Aillas, qui parvient à s’échapper de son oubliette, part en quête de son fils – et bientôt de son trône. Casmir ne sait rien de lui — mais une prophétie, dès lors, se met en branle, qui a quelque chose de particulièrement contrariant… Cependant, Dhrun a été enlevé par les fées — et remplacé au château de Lyonesse par un changelin inconscient de sa nature, une fille du nom de Madouc…

Bon, arrêtons notre résumé ici : l’extrême densité du récit ne permet guère d’aller plus loin dans une critique de Bifrost. C’est que «  Lyonesse » est un magnifique exemple d’un Jack Vance particulièrement en verve, qui élabore une trame complexe et riche de digressions, avec un goût marqué pour le picaresque et les rencontres savoureuses – certaines tiennent en quelques paragraphes à peine, qui auraient fourni à eux seuls le matériau d’une excellente nouvelle.

À maints égards, « Lyonesse » répond à «  La Terre mourante », dont on retrouve la faconde débridée – et son content de réjouissants ou répugnants filous et butors. Sans parler des sandestins. Mais le cadre particulier de «  Lyonesse » distingue pourtant les deux œuvres – et le registre de la fantasy dans lequel elles opèrent. La trilogie s’inscrit dans un folklore celtique expansif : les fées dansent et jouent dans les forêts (leur sens de l’humour est redoutable), et suscitent avec entrain la matière délicieuse, nonsensique et infinie des contes ; des chevaliers pré-arthuriens (à deux générations près) se lancent dans la quête presque parodique d’un Graal qui s’avère très vite bien moins enthousiasmant que la moindre babiole marquée du sceau de la féerie (sentiment appliqué au christianisme de manière générale, le détestable Père Umphred ne plaidant pas vraiment en faveur de sa foi d’importation) ; de puissants magiciens, qui ne sont pas supposés prendre part aux affaires de ce monde, ont leurs propres dissensions politiciennes – et leurs méthodes uniques et imaginatives pour les résoudre ; et, sur les côtes, Ys et quelques autres arrogantes cités attendent dans la décadence le grand bouleversement qui les fera définitivement entrer dans la légende…

Vance s’approprie tout cela – et avec un brio typique. Si Le Jardin de Suldrun débute sur un rythme relativement posé, la féerie et les quêtes initiatiques s’imposent pourtant bientôt, qui multiplient les rebondissements les plus fantasques, tandis que la haute politique, et la basse aussi, suscitent mille complots et autant de faits d’armes, dimension peut-être plus marquée dans le deuxième roman, La Perle verte ; Madouc, en son temps, offre de par son personnage titre un intéressant miroir au premier volume, tout en parvenant avec une impressionnante apparence de facilité au terme d’une trame complexe dont il s’agit de nouer les nombreux fils rouges – mais l’ensemble est si prolifique que bien d’autres récits auraient pu être racontés par l’auteur.

En l’état, quoi qu’il en soit, nous avons bien Jack Vance à son sommet – un auteur qui s’amuse avec sérieux, et enchante littéralement ses lecteurs : «  Lyonesse » est un point culminant de sa carrière, une de ses plus grandes réussites.

Les Jardins de la lune

« Le Livre des martyrs » est une série de fantasy due à l’auteur canadien Steven Erikson, qui compte dix volumes à ce jour ; elle a rencontré un immense succès… et sa traduction française semble pourtant maudite. Deux éditeurs s’y sont déjà cassé les dents. Aujourd’hui, un troisième se lance dans l’entreprise, les discrètes éditions Leha — auront-elles les épaules pour mener l’entreprise à terme ? On peut en douter ; on doit l’espérer.

Les Jardins de la lune , de manière caractéristique, ne prend pas le lecteur par la main, en lui expliquant posément où il se trouve – non, on est au cœur de l’action, et les personnages ne vont pas s’embarrasser de clarifier ce qui est parfaitement clair pour eux. Or l’univers en question est dense, complexe, coloré – éventuellement au prix de la cohérence ? Et les intrigues qui s’y nouent de même, la multiplication des personnages n’arrangeant rien à l’affaire. Mais ce sont des atouts du cycle, libéré des pesantes scènes d’exposition fatales à bien des récits : l’immersion y gagne.

« Résumer » l’histoire de ce premier tome est ardu – d’autant que l’auteur prise les bifurcations inattendues, qui font le sel de son histoire. Contentons-nous de poser que l’empire malazéen, avec à sa tête l’ambitieuse (et paranoïaque ?) impératrice Laseen, commence à ployer sous le poids de ses conquêtes : les ultimes proies ne sont pas les plus aisées à abattre, et la politique cruelle de l’empire suscite la grogne parmi les peuples vaincus comme au sein de l’armée – complots et purges semblent devoir sonner le glas de l’empire. La suspicion de Laseen à l’encontre de ses propres troupes a de quoi motiver la mutinerie – les « Brûleurs de Ponts » commandés par Mésangeai et promis à l’extermination, la magicienne Loquevoile qui a vu tous les siens périr dans un piège élaboré par son propre commandement sont autant de survivants miraculés, qui se doutent qu’ils ne feront pas long feu dans ces conditions. La prise de la ville de Pale a été coûteuse, celle de la perle du continent, Darujhistan, paradis des voleurs et des assassins, sera fatale à tous – la mystérieuse lune-forteresse d’Anomander Rake flotte au-dessus des deux cités…

Peut-être la vraie malédiction de ces hommes et ces femmes qui vivent sous la botte de l’empire malazéen est-elle que les dieux marchent parmi les mortels. L’univers de Steven Erikson n’est pas « réaliste » : la magie est omniprésente, avec ses mystérieuses « garennes », et les dieux sont joueurs. L’auteur a dit s’être inspiré de l’Iliade, et c’est flagrant : les mortels font les frais de manipulations tortueuses par des êtres éminemment supérieurs – reste cependant à savoir ce qui est le plus à craindre, de l’ombre… ou de l’incertitude. Mais les dieux ont parfois été des mortels jadis, et les mortels parfois leur tiennent tête !

L’entrée en matière est un peu laborieuse. On peut penser à «  La Compagnie noire », et redouter à ce stade que la série pèche par les mêmes aspects, ne sachant finalement pas quoi faire de son pitch. Les choses s’améliorent par la suite, pourtant – et les intrigues à Darujhistan, savoureuses, ont quelque chose qui évoque Fritz Leiber ou parfois Jack Vance, avec une bonne dose de haute politique à la George R. R. Martin. Là où le roman convainc véritablement, pourtant, c’est quand il se libère de ces références, pour affirmer, sinon une originalité fondamentale, du moins une certaine singularité. Le lecteur hésitant au début est globalement emballé à la fin – et sans doute prêt à remettre ça.

Le deuxième tome doit sortir sous peu – avec un traducteur alternatif (au passage, cette version française est peut-être un peu inégale à cet égard, émaillée de maladresses çà et là). Et la suite ? Les dieux regardent les éditions Leha, et la pièce tourne sur elle-même…

Super-héros de troisième division

Un recueil de nouvelles par un des responsables de la série télévisée Westworld ? Un titre qui fleure bon le geek ? Une couverture assez particulière pour donner envie ? Ou simplement le dernier livre traduit de l’auteur du très intéressant Guide de survie pour le voyageur du temps amateur ?

Un recueil de nouvelles propose toujours un défi à son lecteur : comment comprendre les principes qui ont réglé sa composition ? À ce titre, Super-héros de troisième division donne pleinement satisfaction. En effet, il se révèle progressivement un ensemble de thème et de motifs qui reviennent, comme une ritournelle, et composent l’unité forte du recueil. Au moment où l’on perçoit la présence de cette unité, l’ensemble des textes devient particulièrement savoureux, même si parfois exigeant.

Nous trouvons par exemple les thèmes connexes des relations sociales et amoureuses, des problèmes de communication. Le tout forme, en un mot, un portrait assez pessimiste de l’homme moderne, lourd de sa complexe solitude dans un monde en perte de sens et d’humanité.

Les onze nouvelles utilisent les mécanismes de la science-fiction pour projeter ces questions dans des cadres qui les amplifient (amateur de Black Mirror, vous avez ici de quoi vous contenter). La première — qui donne son titre au recueil et retrace la carrière ratée d’un super-héros – est exemplaire. Le narrateur-personnage raconte ses misérables tentatives pour exister dans un monde où le superpouvoir est la norme. Mais au lieu d’exploiter un quelconque sense of wonder, Charles Yu opte pour un traitement réaliste de sa métaphore. Nous restons au plus près du personnage et de son infinie médiocrité.

De nouvelle en nouvelle, les mêmes personnages se trouvent toujours en butte contre quelque chose qui les écrase, les bride ou les limite. Dans « Plan épargne-retraite », il s’agit d’une vie basée sur la statistique la plus prudente, dans« L’Homme au désespoir silencieux prend quelques jours de vacances », les lieux sont autant de points de définition du désespoir, dans « L’Homme qui devint lui-même », ce sont les pronoms « je » et « il » qui s’affrontent pour permettre au protagoniste d’exister, partagé entre la première et la troisième personne du singulier.

Il y a aussi les nouvelles les plus étonnantes, où l’écriture se met au service du propos, comme « Problème sur l’étude de soi-même », qui prend la forme d’une équation mathématique, « Mes derniers jours en tant que moi », qui raconte la vie d’un acteur de sitcom dont le script et l’existence se mêlent étrangement.

La première nouvelle, grinçante, qui donne le ton à l’ensemble, «  32,05864991 % », et « Matière autobiographique pure qui ne saurait être exploitée pour créer une fiction », se dégagent nettement des autres. En elles se condensent à la fois une vision triste de la condition humaine, un magnifique travail d’écriture et l’envie de lire d’autres textes du même auteur.

La Peste et la Vigne

Je l’avoue, à la fin de la lecture du tome 1, me restaient quelques doutes sur cette nouvelle fresque de fantasy : l’auteur saurait-il trouver un nouveau souffle pour ce récit épiquo-réaliste ? Saurait-il se dissocier des modèles de Robin Hobb et de Glen Cook, géants incontournables dont on devinait l’ombre ? Réussirait-il à rebondir après quelques chapitres finaux plus faibles et un dénouement un brin convenu ?

La réponse est oui ! Cette suite tient toutes les promesses annoncées : l’histoire se poursuit naturellement, riche en événements et péripéties déroutantes. Le style, toujours fleuri et précis, la sert encore plus efficacement que dans le livre précédent. Les personnages se complexifient, les décors s’étoffent, le mythe s’installe… une recette personnelle qui fonctionne et qui offre une lecture addictive.

On y retrouve Syffe, le narrateur principal, quelques années après la fin du tome 1. Réduit en esclavage suite à sa capture par l’ennemi qu’il combattait, l’adolescent (presque adulte) est réduit à travailler dans les mines carmides. Perte des êtres proches, souffrances psychiques et physiques extrêmes, déshumanisation permanente, rien ne lui est épargné. Et pourtant, subsiste en lui cette volonté de survivre à tout prix, cette force qui, lors d’une effroyable épidémie de peste, va lui permettre de trouver une issue. S’ensuit une quête éperdue pour rejoindre Brindille, son amour d’enfance, et pour donner un sens à cette nouvelle chance de vivre. Mais le chemin est jonché d’obstacles, de courants politiques qui peuvent entraîner à tout instant les personnages dans leurs remous, de grands pouvoirs anciens qui font balloter les modestes destinées humaines…

L’opposition entre l’horreur de la captivité vécue par le narrateur, la violence meurtrière des combats guerriers, l’aveuglement avide des rois et autres seigneurs et cet optimisme primordial, ce plaisir d’exister une journée de plus, d’un homme brisé qui trouve encore la force de ce réjouir des choses ordinaires, apporte une nouvelle dimension philosophique au récit. Le réalisme propre à l’auteur est toujours présent, avec cette réflexion sur la condition humaine, sur la place de la femme dans la société, sur l’absurdité des jeux de pouvoirs des puissants, toujours aussi détachés du peuple. Se poursuit aussi le questionnement mystique de Syffe sur les forces mystérieuses qui animent son univers et fédèrent ou séparent les peuples qui les croient (parfois aveuglément)…

Dewdney réussit ici à s’approprier la fantasy pour lui redonner un de ses rôles trop souvent perdu dans les publications actuelles : elle est un miroir de notre société et nous interroge sur nous même. Et on en redemande. Car, en simple étincelle perdue dans tous ces tourbillons, Syffe éclaire l’obscurité d’une lueur incomparable, et risque d’allumer un feu qui ravagera tout sur son passage…

Une seule question subsiste : à quand la suite ?

Les Immortels de Meluha

À l’annonce de cette parution, d’aucuns pouvaient se réjouir : la traduction d’un nouveau livre fantastique indien ! Joie ! On allait sortir des autoroutes anglo-américaines pour découvrir un chemin différent – une opportunité si rare. La présentation était alléchante : et si Shiva, le Mahadev, le Dieu des Dieux, le Destructeur du Mal, n’était qu’un simple être humain dont l’existence exceptionnelle, la politique intelligente et habile, et les exploits guerriers incroyable avaient fait l’égal des dieux  ? Hélas, les promesses ne sont pas tenues. Là où on s’attendait à une fresque épique guerrière, au renouvellement d’un mythe fondateur, on ne trouve ici qu’un conte naïf peinant à entraîner le lecteur à la suite de ses héros.

Le style est fluide et agréable, mais un tantinet trop facile et didactique. Les personnages sont simples, souvent naïfs (encore, oui), touchant presque au cliché, comme souvent dans les allégories religieuses ; on oublie ici tout idée d’identification par manque de profondeur psychologique. Des forces géopolitiques qui ont poussé ce chef d’une petite tribu tibétaine à s’aventurer dans d’autres territoires, à devenir l’égal d’un dieu pour la postérité, on ne saura presque rien, tant il semble subir les événements plutôt que les vivre. Seule une antique prophétie justifie l’ascension rapide au pouvoir de cet homme au karma exceptionnel, et il semble trop difficile pour le texte de se détacher d’une symbolique millénaire forte et omniprésente.

L’histoire aurait pu être intéressante, particulièrement pour nous, publics occidentaux trop souvent non initiés à la richesse des cultures indiennes et asiatiques. Mais alors que le roman se voulait justement roman et devait dépoussiérer un récit millénaire, il échoue. Où sont les stratégies politiques et guerrières, les jeux d’alliances, les richesses polyculturelles de cette époque historique antique si foisonnante qui ont créé l’Inde ?

Quel dommage ! L’auteur, que l’on devine érudit éclairé et croyant, aurait pu apporter tellement plus à cette Histoire… Nous reste à relire Gilgamesh, roi d’Ourouk de Robert Silverberg, et en conseiller du coup la lecture à Amish Tripathi.

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