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Le Fini des mers

Longtemps annoncés par les prophètes de mauvais augure et par la science-fiction, les extraterrestres ont fini par débarquer sur Terre. Dans leurs astronefs en forme d’œuf, dont la coque reste impénétrable aux armes et aux instruments d’observation, ils sont apparus sans avertissement. Quatre vaisseaux tombés du ciel sur le continent américain, provoquant aussitôt la peur et la curiosité. Bien loin de l’agitation des militaires et de l’analyse froide des IA du système de défense, Tommy se rend à contrecœur à l’école. Depuis quelque temps, il rechigne en effet à rejoindre sa classe, arrivant de plus en plus en retard. Si les disputes de ses parents ne sont pas étrangères à ce fait, l’attitude des adultes de son établissement n’arrange guère les choses. Jusque-là, sa connaissance de l’autre monde lui avait permis de supporter ce calvaire. Mais, jibelins, kernes, daléons et thents, toutes ces créatures évoluant aux marges du monde physique et qu’il est le seul à voir, semblent désormais l’ignorer. Et ce désintérêt soudain lui fait pressentir le pire. Quelque chose de grave et de définitif…

Gardner Dozois ne figure pas parmi les auteurs les plus connus dans nos contrées. La faute à la faible appétence pour la forme courte dans l’Hexagone, format de prédilection d’un écrivain s’étant également illustré outre-Atlantique comme essayiste, rédacteur en chef du magazine Asimov’s Science Fiction et anthologiste, notamment avec les fameux Year’s Best Science Fiction. Le Fini des mers aura mis plus de quarante ans pour être traduit par Pierre-Paul Durastanti et ainsi rejoindre la petite vingtaine de titres de la collection « Une heure-lumière », entrant en résonance avec une actualité funeste : le décès de Gardner Dozois. Le destin est parfois facétieux. Certes, on ne retiendra pas ce texte pour l’extrême originalité de sa thématique. À vrai dire, le premier contact avec les extra-terrestres fait partie des lieux communs de la science-fiction. La novella de Gardner Dozois pâtit sans doute aussi d’une traduction tardive sous nos longitudes, donnant la fausse impression que le texte ne fait que ressasser des motifs déjà lus ou vus par ailleurs, dans des œuvres plus récentes. Pourtant, en dépit de son âge (il a été publié en 1973 outre-Atlantique), Le Fini des mers se distingue par son traitement particulier, alternant le registre de la tragi-comédie lorsqu’il s’agit de relater l’agitation absurde des gouvernements confrontés à l’arrivée des extraterrestres, et celui plus dramatique de l’enfance en souffrance. On s’émeut ainsi de l’existence de Tommy, pauvre gosse tiraillé entre un quotidien sordide et une imagination débordante, stimulée par sa faculté à percevoir et à communiquer avec les Autres. Témoin indirect de la fin programmée d’une humanité s’étant toujours comportée en sale gosse, il se retrouve dans une situation d’impuissance absolue, dans l’impossibilité à communiquer son mal être avec des adultes qui le dédaignent, ne cherchent pas à le comprendre et font le vide autour de lui. Et, lorsque le dénouement brutal survient, on referme le livre avec la gorge serrée, choqué par sa froideur et son caractère impitoyable. Bref, si Le Fini des mers ne brille pas pour le vertige de ses spéculations, il compense amplement ce fait par l’émotion et le malaise qu’il suscite. Après tout, c’est aussi pour cela qu’on aime la science-fiction.

L’Été de la haine

Premier roman de David Means, auteur américain réputé jusque-là pour ses nouvelles, L’Été de la haine est un peu passé sous les radars d’une actualité littéraire guère prolixe avec les transfictions. Le titre mérite pourtant bien plus qu’un regard distrait pour sa couverture arty, son traitement et ses thématiques évoquant à la fois Tommaso Pincio et Lewis Shiner. De quoi donner du grain à moudre à l’amateur d’Imaginaire, on va le voir, mais à la condition de s’accrocher.

La fiction permet souvent à la résilience de s’exprimer, cicatrisant les plaies de l’esprit et atténuant les cauchemars. Pour surmonter le trauma de la guerre du Vietnam, Eugene Allen s’est construit un univers fictif, puisant dans son vécu et dans l’histoire des États-Unis les éléments d’un roman en forme de catharsis personnelle. De son expérience de la guerre, de l’assassinat de Kennedy pendant son troisième mandat et de la mort de sa sœur, dont la police a retrouvé le corps, abandonné au bord d’une route, il tire un récit immersif, sorte de bad trip à rebours, intitulé Hystopia. Il imagine ainsi une course-poursuite entre Rake, un tueur en série, et un duo de flics appartenant à la Brigade Psycho, l’agence fédérale créée par Kennedy pour neutraliser les « mal repliés », autrement dit les vétérans rétifs au traitement à la Tripizoïde, un stupéfiant puissant supposé permettre le repliement de leur stress post-traumatique en effaçant leur mémoire.

Livre gigogne, uchronie personnelle et mise en abyme de la société américaine contemporaine, L’ Été de la haine est aussi le portrait d’une nation malade, incapable de surmonter ses multiples troubles après avoir longtemps flirté avec le déni de la prospérité. Avec ses gangs de motards ultra-violents, le Black flag, attirés par l’État du Michigan comme un aimant pour s’y livrer à des batailles rangées impitoyables, avec son président handicapé, rescapé de plusieurs attentats, avec sa guerre du Vietnam toujours plus meurtrière, pourvoyeuse de vétérans inadaptés dont on cherche à replier le mal être grâce à un traitement médicamenteux, avec ses cités en proie aux émeutes raciales et sociales, l’Amérique d’Eugene Allen apparaît comme le reflet décalé de celle de David Means. Une Amérique alternative où le Summer of Love cède la place à un Summer of Hate, libéré du joug chimique de la Tripizoïde et de l’illusion de la Nouvelle Frontière de John Fitzgerald Kennedy. Une Amérique où les dépliés, purgés de leurs traumas et libérés du carcan d’une société prospérant sur le mensonge et la frustration, optent pour une vie plus sincère, au son du Raw Power d’Iggy Pop et des Stooges.

Bref, en dépit d’une construction narrative déroutante ne facilitant sans doute pas la lecture, David Means nous livre avec L’Été de la haine un roman désenchanté, mais qui recèle des fulgurances stylistiques étonnantes et des trésors d’émotions inoubliables. À découvrir assurément, mais non sans effort.

American Elsewhere

Publié en 2013, lauréat du Shirley Jackson Award la même année, American Elsewhere arrive en France au sein de la trinité inaugurale de la nouvelle collection de genres chez Albin Michel.

Ici et maintenant. Mona Bright est une vraie badass ; une femme à la dérive, aussi. Ex-flic, ex-épouse, ex-future mère, Mona traîne de lieu en lieu, et de coup d’un soir en coït vespéral, sans attache ni foyer. Il faut dire que sa vie n’a jamais été facile, entre un père aussi dur que peu amène et une mère schizophrène qui a fini par se suicider. Alors, quand Mona reçoit un message lui annonçant le décès du vieux, elle se rend aux obsèques avec comme seul projet de toucher un maigre héritage avant de reprendre la route. Quelle n’est donc pas sa surprise lorsqu’elle apprend que sa mère, Laura, avait une maison dans la petite ville de Wink – au Nouveau-Mexique –, qu’elle en est héritière, et qu’une photo trouvée lui laisse entrevoir un autre moment de la vie de celle-ci, un moment de joie et de normalité qui prouve à Mona que sa mère n’a pas toujours été la frêle loque triste qu’elle a connue. La jeune femme part alors pour le Nouveau-Mexique, en quête de son héritage et de l’histoire perdue de Laura. Elle y arrive au beau milieu d’un enterrement et va y trouver bien plus que dans ses rêves les plus fous…

Aucun spoiler jusque-là, donc stop !

American Elsewhere est un roman envoûtant. Le lecteur amateur sera intrigué, inquiété, et rapidement captivé par les mystères qui entourent la petite ville et la biographie de Laura. Il voudra savoir. Il tournera les pages compulsivement, emmené par l’étrangeté des situations et des personnages, la quête existentielle de l’aimable Mona, la volonté de découvrir qui ose ajouter du trouble à un lieu déjà visiblement troublé – un lieu hors du temps (entre architecture Googie et design Mid-century Modern) où règne la peur et la pratique surprenante des « arrangements ». Il sera séduit aussi par l’écriture caustique de l’auteur (ses descriptions d’obsèques, de grossesse, ou de libido adolescente sont succulentes). Le lecteur averti aura en plus le plaisir de reconnaître quantité d’influences et de les voir converger vers Wink, sans avoir jamais la certitude de tenir la bonne interprétation. Il y a dans ce roman du King et du Gaiman, voire du Scott Hawkins. On se croit parfois dans LesFemmes de Stepford ou dans un épisode deTwilight Zone. On lorgne du côté de Lovecraft. Mais surtout c’est Twin Peaks qui vient à l’esprit, ou Lynch, plus généralement. La petite ville proprette, parfaite, amicale et policée (qu’on dirait sortie d’une illustration de Rockwell) cache une arrière-boutique bien différente ; on y perçoit vite le malaise qui l’imprègne et les secrets larger than life qu’elle dissimule derrière une façade de perfection formelle, comme à Twin Peaks (dont l’héroïne perdue s’appelle Laura, comme ici), comme à Blue Velvet/Lumberton (où un fragment d’identité trouvé par hasard est le fil qui permet de dénouer, avec grande violence, l’écheveau des secrets), comme dans ces histoires à temps bouleversé que sont Mulholland Drive ou Lost Highway. On croise même les lapins d’Inland Empire !

American Elsewhere est donc un roman weird déjanté qui intrique quantité de genres et d’influences pour (presque) le meilleur, et raconte une histoire tourmentée d’héritage, de révolte filiale, et d’abîme qui finit toujours par rendre le regard qu’on lui adresse. Pour être exhaustif, on peut regretter une longueur peut-être excessive, des révélations trop explicites pour le genre, ou une fin qui paraît un peu facile (et c’est écrit au présent, on aime ou pas). Défauts véritables mais défauts mineurs au vu du mix de mystère, d’horreur cosmique et d’aventure pure que contient l’ouvrage.

Tous les oiseaux du ciel

À l’âge de six ans, Patricia Delfine découvre, en sauvant un moineau blessé, qu’elle sait parler la langue des oiseaux, ce qui fait d’elle une sorcière. Conduite devant le Parlement des Oiseaux, elle échoue à répondre à l’énigme posée par l’assemblée. Son don lui confère un lien particulier avec les éléments naturels, même si elle est trop jeune pour le comprendre et le contrôler. Laurence Armstead est un geek surdoué. À partir de plans récupérés sur internet, il fabrique une montre à voyager dans le temps de deux secondes, un objet précieux à plus d’un titre. Les deux secondes gagnées lui permettent d’échapper aux pièges tendus par les autres enfants. Le fait d’avoir réussi à fabriquer cette montre lui offre la perspective d’intégrer le MIT (Massachussets Institute of Technology). Adolescents, Patricia et Laurence n’ont rien en commun, à part leur décalage avec la norme et une famille dysfonctionnelle. Leur marginalisation au sein de l’école qu’ils fréquentent les amène pourtant à se lier d’amitié. Une amitié bancale, mais qui les aide à survivre, à grandir et à se construire jusqu’à ce que leurs chemins se séparent, assez vite d’ailleurs. Lorsqu’ils se croisent à nouveau, une dizaine d’année plus tard, ils ont pleinement exploité leur talent. Patricia est devenue une sorcière si compétente qu’elle doit se garder de la Suffisance. Laurence a intégré un groupe de savants qui se destinent à coloniser une exoplanète pour sauver une partie de l’humanité du désastre imminent. La catastrophe écologique n’est pas loin, précédée de tremblements de terre, tempêtes et tsunamis. Les deux jeunes adultes ont pour destin de sauver le monde. Patricia utilise ses pouvoirs pour guérir et punir. Laurence a pour obsession de concevoir une technologie pour un exode lointain. Leurs approches, différentes, se révèlent antagonistes. Et deux élus, c’est toujours un de trop. Pourtant, il leur est impossible de s’affronter malgré l’influence de leurs communautés respectives qui les dressent l’un contre l’autre. Ce qui les lie dépasse le souvenir d’une amitié adolescente. Tous les oiseaux du ciel plaide pour la collaboration plutôt que la confrontation, pour l’acceptation de l’autre et de la différence plutôt que le rejet et l’affrontement.

Difficile de classer ce roman dans un genre particulier. Tous les oiseaux du ciel baigne dans la culture geek. Charlie Jane Anders sème une multitude de références multimédia. Elle joue aussi bien avec les codes de la SF (conquête spatiale, vortex, intelligence artificielle) que ceux de la fantasy urbaine (système de magie, apprentissage, dissimulation des sorciers, prophétie autour d’un élu). Le monde décrit est indubitablement le nôtre, dans un futur très proche. Mais ses particularités, cachées des individus lambda, nous le rendent étrange et étranger. Charlie Jane Anders s’amuse aussi des genres : du roman d’apprentissage – avec le difficile passage à l’âge adulte – dans son premier tiers, à la bluette amoureuse sur fond d’apocalypse et de guerre de clans, avec, en filigrane, le poids du destin sur les personnages. Qui trop embrasse mal étreint parfois. Ce n’est pas le cas ici, même si le roman souffre, passé ses deux premières parties, d’une forme de précipitation qui le conduit jusqu’à une fin abrupte. Rien de rédhibitoire cependant : il mérite les prix Nebula et Locus reçus.

Retour sur Titan

Année 3685. Grâce à l’utilisation des trous de ver et de la propulsion GUT (Grand Unified Theory), l’humanité a conquis le Système solaire, récoltant sans scrupules ses abondantes ressources. Michael Poole, ingénieur talentueux, et son riche père Harry, se sont lancé un nouveau défi : construire un vaisseau capable de voyager à travers le temps et l’espace. Un projet d’envergure qui nécessite d’importants crédits qu’une habile exploitation de Titan, satellite naturel de Saturne, permettrait probablement de récolter. Comme les lois de la sentience interdisent l’exploration des corps célestes susceptibles d’abriter une forme de vie intelligente, il faut donc démontrer que cette lune n’est pas concernée. Jusqu’alors, toutes les sondes envoyées sur Titan ont disparu, laissant subsister le doute. Et une mission habitée reste interdite. Harry Poole fait enlever Jovik Emry, un gardien de la sentience corrompu et, par un habile chantage, l’envoie sur Titan accompagné de son fils Michael, de la physicienne Miriam Berg, et de l’ingénieur Bill Dzik. Leur mission : prouver, à n’importe quel prix, que Titan n’accueille aucune forme de vie intelligente. Très vite, les ennuis surviennent : le ballon qui véhicule la capsule est crevé par des créatures volantes et cette dernière se crashe à la surface glacée et inhospitalière. La mission doit se poursuivre, même si elle se double d’une course contre la montre pour la survie…

Stephen Baxter écrit de la hard SF basée sur des découvertes solidement étayées. À partir des données collectées notamment par la sonde Huygens, il imagine, avec minutie et rigueur, une forme de vie organisée sur Titan. Il décrit son atmosphère et invente sa géologie. Les descriptions des lacs d’éthane, des cryovolcans, des créatures mi-organiques mi-métalliques qui arpentent la surface du satellite sont abordées sous l’angle scientifique, ce qui peut rebuter le lecteur peu familier de ce courant de la SF. Les autres se laisseront séduire par les images produites et par l’aventure d’une exploration haletante d’un monde étranger. La narration, au plus près du personnage de Jovik Emry, renforce la proximité et l’immersion, quand bien même les personnages secondaires, plus axés sur la collecte de données, manquent un brin de profondeur. Stephen Baxter porte un regard acéré sur la nature humaine, sa soif de profits et son immoralité.

Retour sur Titan fait partie intégrante du Cycle des « Xeelees », publié au Bélial’, mais peut tout à fait se lire indépendamment. Cependant, nul doute que la connaissance du cycle apporte une dimension supplémentaire à ce très recommandable court roman pétri de sense of wonder.

Hier les oiseaux

Kate Wilhelm, auteure de trente romans, a obtenu de nombreux prix dont deux Hugo, trois Nebula et un Locus. Avec son mari Damon Knight, elle animait des conférences qui ont poussé Robin Scott Wilson à fonder les ateliers d’écriture Clarion dans lesquels elle s’est fortement impliquée. Le prix Solstice décerné par l’association Science Fiction Writers of America pour récompenser les auteures ayant eu une influence significative sur la science-fiction a été rebaptisé, en son honneur, prix Kate Wilhelm Solstice. Kate Wilhelm est donc une autrice importante dans le monde anglophone. En France, la collection « Présence du futur » des éditions Denoël a publié huit de ses titres entre 1977 et 1987. Et depuis cette date, son œuvre est absente des rayonnages des libraires. Le Livre de Poche vient de rééditer Hier, les oiseaux, roman écrit en 1976, et premier titre traduit en français en 1977, année pendant laquelle il a été couronné des prix Hugo, Jupiter et Locus – rien que ça…

Imaginez un joli coin de Virginie, doté d’une terre fertile et traversé par une rivière poissonneuse. Une famille de riches propriétaires terriens, pressentant la fin de la civilisation, s’y installe et y développe une communauté auto-suffisante : champs, bétail, habitations, usines de transformation et même un complexe de recherche à la pointe de la technologie. Leur prédiction s’avère juste : pollution, changement climatique (ici un refroidissement global de la température – l’hypothèse de la survenance d’une ère glaciaire était sérieusement envisagée par la communauté scientifique des années 70) entraînent bientôt de nombreuses catastrophes, et le reste de l’humanité, agonisante, sombre peu à peu dans le chaos. La communauté elle-même est touchée : la fertilité chute chez tous les mammifères, femmes et hommes inclus, condamnant ainsi l’espèce humaine à brève échéance. Le recours au clonage semble être la meilleure solution en attendant un retour à la normale.

Le roman se décompose en trois parties, chacune s’attachant à une génération : celle de la catastrophe, celle de la survie et celle de la renaissance avec pour chacune d’entre elles un angle de vue très resserré. Kate Wilhelm s’intéresse plus au fonctionnement de cette communauté fermée, à son évolution et aux interactions humaines, qu’au clonage en lui-même. Très vite, le fossé se creuse entre les générations, et les règles de la communauté évoluent en fonction des jeux de pouvoir internes. Les clones sont « produits » par groupe et développent un lien émotionnel et mental qui confine à la télépathie avec leurs « frères » ou « sœurs » qui, presque identiques, partagent les mêmes goûts. La séparation et l’éloignement génèrent un stress psychologique intense et, souvent, une incapacité à revenir s’intégrer dans le collectif. Au fil du temps, l’individualité s’efface au nom de l’intérêt collectif avant de devenir une tare puis une menace à éradiquer pour le maintien de l’ordre social. La seconde génération de survivants, composée majoritairement de clones, décide de ne pas revenir au mode de reproduction antérieur. La sexualité, débarrassée de sa fonction reproductive, se libère et devient un terrain de jeux et de plaisirs. En parallèle, les instances dirigeantes peuvent décider de quel type de profil a besoin la communauté : les clones héritent des aptitudes de leur modèle et, en vase clos, se révèlent incapables de faire preuve de créativité ou d’imagination. Et quand advient le temps d’explorer le monde et ses ruines, la survie demande des qualités et des capacités d’adaptation perdues depuis longtemps…

Sur la thématique du clonage, le roman accuse un peu son âge. En revanche, les questions éthiques sur ses conséquences sociales restent pertinentes, plus de vingt ans après le clonage de la brebis Dolly. Loin de s’inscrire dans le courant des dystopies glaçantes, Hier, les oiseaux déroule son propos avec une subtilité rafraîchissante et mérite la lecture.

Les Attracteurs de Rose Street

En cette fin du XIXe siècle, Londres est une métropole en pleine expansion défigurée par la révolution industrielle. Dans les bas quartiers, les pauvres meurent sous le regard indifférent des classes dominantes qui viennent s’y encanailler. Bars, maisons de mauvaise vie ou fumeries d’opium assurent le divertissement. Jeffrey Richmond, gentleman excentrique et sulfureux, membre du sélect Club des Inventeurs, s’est installé sur Rose Street, au cœur du quartier mal famé de Saint Nichol, dans l’ancien bordel tenu par sa sœur Christine. Malgré son génie – il a construit des machines destinées à purifier l’air vicié de la capitale –, ses pairs le snobent avec constance. Lorsque Samuel Prothero, jeune médecin et aliéniste, intègre le Club en vue de développer sa clientèle et d’asseoir sa position, il prend soin de ne pas déroger à cette règle tacite. C’est donc dans la rue que Richmond aborde Prothero pour lui confier une mission bien particulière : enquêter sur le décès de la belle Christine, dont le spectre semble hanter l’immense demeure de Rose Street…

De même que le récit emprunte aussi bien au roman néogothique anglais qu’au steampunk, le génial mais taciturne inventeur brossé par Shepard tient autant du Dr Jekyll que du Dr Frankenstein. Quant à la narration, assurée par Samuel Prothero, elle rappelle celle du journal de Jonathan Harker dans le Dracula de Bram Stoker. Sa naïveté sentimentale, ses emportements et ses atermoiements lui confèrent une dimension romantique que renforce la tension sexuelle qu’il subit. Le sentiment de perte et le refus d’accepter la mort traversent le roman de bout en bout. Le lecteur sent peser les secrets inavouables d’un passé qui hante le présent. Ces derniers seront dévoilés, non sans surprises, avant un final spectaculaire. L’ambiance relève tout à la fois de la science et du spiritisme. La démarche de l’aliéniste se veut rationnelle et logique, mais les manifestations du surnaturel créent une atmosphère emplie de mystères et suscitent l’angoisse. Les descriptions des lieux finissent d’immerger le lecteur dans ce Londres victorien aussi sordide qu’effrayant. Si Lucius Shepard rend ici un hommage référentiel, il ne se contente pas d’écrire une histoire de fantôme à la manière de. Il propose un récit intense, fluide et maîtrisé, à la tension grandissante, porté par une imagination riche, une écriture élégante, précise et évocatrice — admirablement bien traduite par Jean-Daniel Brèque. Une réussite de la première à la dernière ligne, et une excellente occasion de découvrir l’auteur pour ceux qui n’auraient pas déjà succombé. Immanquable.

Des sorciers et des hommes

Hent Guer et Pic Caram sont de belles ordures ! Mais des ordures puissantes. Et donc dangereuses. Le premier est un guerrier d’exception, originaire de Scalèpe, célèbre pour ses combattants valeureux et sans pitié, lui-même en étant un parfait représentant : tueur solide, habile et sans autre moteur que la recherche de son intérêt. Le second est un des derniers sorciers aux rubans, technique rare et terriblement efficace : chacun d’entre nous est relié à des rubans. Celui qui sait les manipuler peut arrêter un cœur ou paralyser des membres en un simple mouvement de mains. Lui aussi ne poursuit qu’un unique but : s’offrir une existence de rêve. Les autres humains ne sont donc que des obstacles ou des pions sur le chemin de ces deux hommes. Et ils vont en bouleverser, des destins. Réduire quantité d’espoirs à néant. Tel Attila brûlant, selon la légende, l’herbe foulée par son cheval, le duo infernal abandonne, lui, une trace sanglante sur son passage. Et cela finit par faire une sacré liste de victimes plutôt revanchardes !

Nouvelle incursion de Thomas Geha en territoire de fantasy. Après le diptyque sympathique et prometteur même si imparfait du «  Sabre de Sang », repris en Folio (Thomas Day en parlait dans le Bifrost 58 ; ça ne nous rajeunit pas !), l’auteur rennais croque le portrait de deux personnages attachants malgré leur cruauté assumée, réjouissants malgré leur cynisme. À l’origine, ils devaient apparaitre dans une seule nouvelle, « Rubans de soie rouge », finalement non publiée. Ce texte est donc tout naturellement devenu la première partie du roman Des sorciers et des hommes, suite d’épisodes mettant en scène de façon plus ou moins directe Hent Guer et Pic Caram.

La construction du récit, des récits, plutôt, s’avère habile. Le point de vue change constamment, permettant au lecteur de découvrir plusieurs facettes des différents protagonistes. Le regard évolue selon l’esprit que l’on occupe, selon le narrateur choisi par l’auteur. Les hommes et femmes rencontrés acquièrent de fait une profondeur bien plus grande, et l’identification s’en trouve favorisée. Une belle idée, en somme, car si le guerrier et le magicien ont des côtés fascinants, il est assez peu évident de souscrire à leurs actions. Ni même d’avoir envie de les suivre encore, tant la vie humaine à peu de prix à leurs yeux. Un roman exclusivement centré sur ce duo n’aurait pas manqué de lasser, voire d’écœurer : l’écueil est ainsi évité avec brio. Enfin, cette structure pose un horizon d’attente aiguisé tant on ignore longtemps, avec toutes ces variations de point de vue, ce qui se trame d’un côté ou de l’autre ; jusqu’au bout, on peut craindre le pire pour chacun.

Thomas Geha évite par ailleurs un autre écueil : celui d’un univers secondaire surdétaillé. Ainsi peint-il de manière convaincante un monde abouti sans se sentir obligé de tout décrire, donne au lecteur ce qu’il faut pour imaginer le cadre sans s’appesantir de façon excessive sur la couleur des vêtements ou le grain des murs, l’odeur des fruits ou le goût des plats.

Avec Des sorciers et des hommes, Thomas Geha semble donner sa pleine mesure, réussissant la gageure d’impliquer son lecteur dans la destinée de deux monstres d’égoïsme tout en développant un univers riche et crédible. Peut-être pas le pinacle du genre, non, mais du travail d’écrivain bel et bien fait.

Le Revenant

Avec Le Revenant s’achève la série « Lazare en guerre » et avec elle les aventures de Conrad Harris, surnommé Lazare, rappelons-le, en raison de son nombre phénoménal de décès… et de renaissances. D’ailleurs, on découvre enfin, dans cet ultime volume, l’origine de ce surnom. Pour ce qui est de l’histoire, à nouveau, elle est efficace et explosive. Lazare doit aller en plein cœur du territoire ennemi. Enfin, de l’ennemi principal de L’Artefact , c’est à dire les Krells. Car depuis La Légion et, surtout, Rédemption , le Directoire semble vouloir prendre la première place au sommet de la liste des monstres, même si eux sont humains. Les membres de son armée ne reculent devant aucun meurtre, aucune torture, aucun massacre, de militaires comme de civils. Donc, avec sa légion et quelques renforts, voilà Conrad Harris parti à la recherche d’une arme ultime capable, selon le Haut Commandement, de régler une bonne fois pour toutes ce conflit à l’origine de millions de morts et de la transformation de pas mal de planètes en champs de ruines.

Évidemment, tout ne va pas être facile. Évidemment, les cadavres vont se compter par milliers. Évidemment, les phénomènes pyrotechniques feraient exploser le budget de n’importe quelle super-production hollywoodienne. Évidemment, les guerriers et guerrières (pas de sexisme dans cette trilogie, tout le monde sait se défendre) vont se montrer particulièrement héroïques et exceptionnellement résistants à la souffrance. Évidemment, le lieutenant-colonel Harris va perdre quelques simulants. Évidemment, le lecteur va en découvrir davantage sur les Bribes et leur phénoménale puissance. Mais surtout, Lazare va découvrir ce qui est arrivé à celle qu’il recherche depuis le début : Elena.

Et tout cela est d’autant plus efficace que Jamie Sawyer a enfin laissé tomber cette construction agaçante des deux premiers tomes : l’alternance entre l’action présente et des retours dans un passé lointain, censés expliquer la psychologie du personnage principal ou les raisons de sa dépression, de son addiction à l’alcool. Ce procédé était trop systématique et paraissait, parfois, artificiel. Dans ce dernier opus, les retours en arrière sont moins nombreux, et non plus systématiques. Donc, plus justifiés. Ils arrivent à point nommé pour sortir de l’ombre tel point de l’histoire, telle question restée sans réponse.

C’est donc sur un sacré feu d’artifice que Conrad Harris, dit Lazare, tire sa révérence. Une bonne conclusion… qui n’en est pas tout à fait une. Car il laisse sa place à d’autres héros de cette guerre sans merci. Jamie Sawyer n’abandonne pas ce monde : le lieutenant Keira Jenkins prend la relève et mène ses troupes dans une nouvelle trilogie, «  The Eternity War » (deux volumes parus, ou presque, en VO). Et c’est là qu’on se dit : mais pourquoi ne savent-ils pas s’arrêter ?

Opération Sabines

Un jeune apprenti magicien préférant les jupons (et ce qu’ils cachent) des jeunes femmes à ses livres d’étude ; un valet madré, ancien soldat, au franc-parler bien venu et au gosier souvent sec (heureusement, il n’est pas difficile en matière de breuvages alcoolisés) ; une Grande-Bretagne où la magie a encore sa place, à la différence du continent, où la science a tenté de la reléguer dans les livres de mythes et de légendes ; un jeune savant fantasque, incapable de vivre au milieu de ses contemporains, mais proche de la découverte de l’atome et de ses applications explosives ; des services secrets plus ou moins efficaces, très intéressés par cette invention et par la supériorité militaire afférente ; des créatures d’outre-monde concernées également par ces possibles bouleversements.

Voilà à première vue un cocktail appétissant, plein de possibles rebondissements, un divertissement plein d’aventures dans un monde plutôt original. Mais, car il y a un bon gros mais, Nicolas Texier a tenté de retrouver le style littéraire des auteurs de romans d’aventures des siècles passés. Idée fort sympathique, plutôt bien mise en pratique au demeurant. Cependant, pour le lecteur, cela impose une infinie patience et une concentration pas toujours compatible avec la volonté de divertir. En effet, les phrases s’allongent à n’en plus finir (Proust a encore de l’avance, mais la relève est assurée). Les listes se multiplient : idéal pour parfaire son vocabulaire, moins pour s’imprégner d’une histoire, d’une ambiance. Les tournures de phrases « À l’ancienne » s’accumulent, créant un rythme pas toujours évident, ni agréable à suivre (d’ailleurs, le relecteur en a fait les frais et les coquilles s’accumulent). Et même si l’on s’habitue progressivement, les mots restent parfois un obstacle et non un véhicule d’images, d’idées, d’émotions. Et tout cela est fort dommage, car certains personnages accrochent le regard : Julius Khool, narrateur et valet de son état, par sa faconde et son caractère bien trempé, attire la sympathie ; Zisher, le voyou passé à l’ennemi, séduit par sa gouaille ; et même le magicien Carroll Mac Maël Muad, trop fade au début, finit par se révéler attachant. Dommage aussi car l’intrigue mérite qu’on s’y intéresse. Elle est prenante, intelligemment construite et monte en puissance.

Opération Sabines est un beau livre. Même si pas mal de fautes et un sommaire où les titres de chapitre ont disparu (peut-être était-ce volontaire, mais quel intérêt d’avoir un sommaire si c’est juste pour aligner des numéros de chapitres) gâchent légèrement l’effet produit par la couverture soignée. C’est avant tout le premier tome d’un triptyque, «  Monts & Merveilles », qui devrait permettre à Nicolas Texier, avec L’Ouest sauvage et La Dernière Guerre, d’enrichir cette uchronie et d’offrir de nouvelles aventures à Julius Khool et à son maitre.

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