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Dernières fleurs avant la fin du monde

Pour son nouveau roman publié aux petites mais dynamiques éditions Mü, le français Nicolas Cartelet transpose Albert Villeneuve, le héros de Petit Blanc, au cœur d’un monde sur le chemin de l’apocalypse. Dans un futur plus ou moins proche, les abeilles ont disparu entraînant la catastrophe écologique annoncée. Pour produire fruits et légumes, les hommes sont désormais obligés de polliniser les fleurs à la main dans d’immenses plantations où la rentabilité règne en maître absolu. Tandis qu’Albert Villeneuve dirige l’une des sections de journaliers chargée de ce travail ingrat, sa femme Manon s’épuise dans une usine de production de médicaments. Il ne semble n’y avoir aucun espoir pour le couple dans cet univers au bord du gouffre… jusqu’au jour où Albert est convoqué par le Duc, puissant propriétaire de la plantation où il travaille. Celui-ci lui fait alors une offre aussi étrange qu’inespérée : devenir le professeur de sa fille Apolline et lui apprendre à lire.

Délaissant les colonies fantasmées pour les plantations esclavagistes, Nicolas Cartelet poursuit son exploration de la misère humaine avec Dernières fleurs avant la fin du monde. Grâce à une plume qui gagne en maturité et en poésie, l’auteur français plonge le lecteur dans un monde de noir et de gris où les derniers hommes continuent à s’entredéchirer pour survivre. Au cœur de ce récit ouvrier qui expose les rouages ultracapitalistes d’une exploitation de la dernière chance, Albert Villeneuve incarne l’homme moderne dans toute sa beauté et sa lâcheté. En effet, Albert pourrait être un révolutionnaire s’il en avait encore la force. Il préfère regarder ses camarades se tromper d’ennemi et mourir pour une patate de plus que de prendre part à l’inévitable embrasement qui s’annonce. Critique à peine voilée du travail ouvrier à l’heure du grand capitalisme mais aussi charge féroce contre la haine de l’étranger venant voler l’argent des honnêtes travailleurs, Dernières fleurs avant la fin du monde a tout du roman révolutionnaire. Pourtant, son héros littéralement impuissant devient le porte-étendard d’un monde masculin qui ne bande plus, l’image acide d’une humanité incapable de se reproduire après avoir elle-même stérilisée Dame Nature. Albert va cependant trouver une dernière ombre de beauté et de poésie par l’intermédiaire d’Apolline, une autiste à la pureté presque décalée dans un monde qui n’en finit pas de crever. Il redécouvre ainsi le pouvoir des mots et de la musique, mais aussi des rires et des sourires. Dernières Fleurs avant la fin du monde devient dès lors un livre poétique qui oppose le couple fané d’Albert et Manon à la fraîcheur infinie d’Apolline. Nicolas Cartelet débusque ainsi quelques traces de lumières pour le lecteur en s’extirpant l’espace de quelques notes de son futur à la Di Rollo. La brièveté de l’histoire empêche ce récit de fin du monde de tourner à vide et préfère l’intime à la grande révolution, forcément condamnée de toute façon. Dernières fleurs avant la fin du monde finit par s'inscrire dans le registre des romans poétiques et douloureux que l'on referme avec un pincement au cœur, le temps d’une partition saccagée et d’une floraison imprévue.

Minuit jamais ne vienne

Marie Brennan s’est fait connaître en France avec sa série «  Mémoires de Lady Trent » publiée aux éditions L’Atalante, dont le premier tome, Une Histoire naturelle des dragons, a été récompensé par le Prix Imaginale 2016. Dans sa nouvelle série «  La Cour d’Onyx », on retrouve le goût de l’auteure pour l’exploration des mythes et légendes. Le premier opus, Minuit jamais ne vienne, est une lecture agréable, où le monde mystérieux de la Faerie anglaise se mêle à l’époque aussi fascinante que balisée du règne d’Elisabeth Ire. Sous la Londres de 1554, une reine maléfique a conclu un pacte avec son homologue humaine pour asseoir son propre trône. Trois décennies plus tard, les destins croisés d’une courtisane Fae et d’un gentilhomme d’armes humain s’accomplissent. Chacun lutte pour obtenir une place privilégiée auprès de sa souveraine, mais les manœuvres et les découvertes de nos protagonistes les mèneront bien au-delà de ce qu’ils avaient imaginé…

L’intérêt du lecteur s’éveille sur un rythme huilé et crescendo. Il faut s’accrocher un peu sur les premières pages : les débuts de Deven, le gentilhomme à la cour élisabéthaine, ne sont pas des plus passionnants. Peu à peu, après la mise en place, on prend réellement plaisir à dérouler les fils de l’intrigue savamment tissée par Brennan, jusqu’à une fin soignée, à la fois digne d’un conte de fées et d’une tragédie élisabéthaine — nul hasard dans le fait que le récit soit divisé en quatre actes et qu’on y trouve quantité de références au théâtre de l’époque. On se laisse volontiers convaincre par l’aspect historique du roman, étonnamment loin de perdre son intérêt à la lumière de l’influence Fae. Marie Brennan propose des explications originales aux événements majeurs qui ont jalonné le règne d’Elisabeth. L’auteure réinvente notamment la tentative d’invasion de l’Angleterre par l’Armada espagnole et réinterprète les causes de l’exécution de Marie Stuart, reine d’Écosse et cousine d’Elisabeth. Mieux encore, la personnalité mystérieuse de la dernière Tudor et sa légendaire virginité sont ingénieusement exploitées.

Un ouvrage plaisant, donc, avec tout de même quelques imperfections. Si l’intrigue s’avère convaincante et le style agréable, parfois poétique, on regrette pourtant certains choix faciles. Ainsi, les machinations politiques sont régulièrement métaphorisées par une partie d’échecs, procédé convenu, pour dire le moins. Par ailleurs, déviance d’adepte de jeux de rôle, peut-être, on croit presque entendre, çà et là, un « TGCM » de la part de Marie Brennan (« ta gueule c’est magique », expression de maître du jeu bien pratique afin de justifier une potentielle incohérence). Pour illustration, la perception du temps par les immortels Fae semble à géométrie variable : certains sont capables de se remémorer des événements très anciens, mais quand ça arrange l’intrigue, presque tous ont oublié comment leur propre reine est arrivée au pouvoir à peine dix ans plus tôt.

Malgré ces derniers points, l’impression générale demeure positive. Si vous aimez l’époque élisabéthaine et le folklore britannique, ce livre a tout pour vous charmer, aucun doute. Et si ce n’est pas le cas, qui sait, tenter le coup pourrait bien faire éclore une passion insoupçonnée pour ces deux sujets…

Le Nombril du monde

En début d’année 2018, le succès d’une campagne de crowdfunding a permis le lancement des « Saisons de l’étrange », projet coédité par les Moutons Électriques et porté par Vivian Amalric, Arthur Plissecamps et Melchior Ascaride (qui en touchait déjà quelques mots dans la rubrique « Paroles d’illustrateur » du précédent numéro de Bifrost). Au programme : une première livraison de six livres — nouveautés comme rééditions — se voulant un « Netflix littéraire orienté pulp et fun ». Les quatre premiers titres sont sortis au printemps, c’est donc l’heure de tirer un bilan provisoire.

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Le Nombril du monde, de Roland C. Wagner, est un bref roman paru originellement en 1997 au sein de la série collective «  Agence Arkham » (DLM), créée par Francis Valéry (ce que cette réédition omet de préciser — merci pour lui). Hard-rockeurs satanistes, druides et descendants de savants fous s’agitent dans le bois de Meudon, autour d’un menhir dont la charge psychomagnétique va bientôt atteindre son apogée. Yasmine, de l’Agence, et L’Œil, musicien désabusé, vont tenter d’y mettre bon ordre au fil d’une aventure paresseuse et ayant un brin vieilli.

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En fin de compte, on aurait bien voulu se montrer plus enthousiaste sur le début de ces « Saisons de l’étrange » : deux titres sympathiques, sans plus, deux bien plus faibles. Un bilan mitigé, en somme, mais laissons le temps à la collection de s’installer. La suite devrait voir Paul Féval, Jean-Philippe Depotte et Cédric Ferrand enrichir le jeune catalogue.

Mémoires d'un détective à vapeur

En début d’année 2018, le succès d’une campagne de crowdfunding a permis le lancement des « Saisons de l’étrange », projet coédité par les Moutons Électriques et porté par Vivian Amalric, Arthur Plissecamps et Melchior Ascaride (qui en touchait déjà quelques mots dans la rubrique « Paroles d’illustrateur » du précédent numéro de Bifrost). Au programme : une première livraison de six livres — nouveautés comme rééditions — se voulant un « Netflix littéraire orienté pulp et fun ». Les quatre premiers titres sont sortis au printemps, c’est donc l’heure de tirer un bilan provisoire.

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Enfin, Mémoires d’un détective à vapeur de Viat et Olav Koulikov conclut cette première salve de livres. Il s’agit là d’un recueil de nouvelles censément traduit de l’anglo-russe par A.-F. Ruaud (auteur véritable du présent livre ?), mettant en scène Jan-Marcus Bodichiev, informaticien et détective amateur dans un monde uchronique (et pas vraiment steampunk, contrairement à ce laisse supposer le titre). Dans ce xx e siècle alternatif où l’Angleterre et la Russie se sont unies et où la France est devenue marxiste, Bodichiev est régulièrement mis à contribution pour aider la police, que ce soit à Londres ou sur le continent, le long d’enquêtes dont la résolution s’avère tour à tour rationnelle ou fantastique. Plaisant à lire, ce recueil laisse toutefois une légère sensation d’inachevé — certaines nouvelles demeurent volontairement (et curieusement) tronquées, tandis que le contexte se dévoile par touches un peu trop minimes (sans omettre une foutraque translittération du russe). Des défauts qui seront peut-être corrigés dans la suite des aventures de Bodichiev ?

En fin de compte, on aurait bien voulu se montrer plus enthousiaste sur le début de ces « Saisons de l’étrange » : deux titres sympathiques, sans plus, deux bien plus faibles. Un bilan mitigé, en somme, mais laissons le temps à la collection de s’installer. La suite devrait voir Paul Féval, Jean-Philippe Depotte et Cédric Ferrand enrichir le jeune catalogue.

Le Livre des monstres

Beau travail que celui de l’Arbre vengeur, dont les racines exhument régulièrement des pépites tombées dans un oubli plus ou moins profond. Et drôle de vie que celle de Juan Rodolfo Wilcock, écrivain et traducteur argentin, de langue espagnole, donc, qui s’exila en Italie à l’orée des années 50, pour ne plus qu’écrire dans la langue d’Italo Calvino, et qui, comme l’indique la préface, « a réussi l’exploit d’être à la fois ignoré, oublié et incompris. » Faisant suite à une poignée de titres traduits en français, désormais épuisés, le présent ouvrage réparera peut-être cette injustice.

Sous un titre rappelant forcément le Livre des êtres imaginaires de son (ex-)compatriote Jorge Luis Borges, ce Livre des monstres présente une galerie de personnages étranges : ce gérant d’entreprise, embaumé, écoute de la pop depuis son sarcophage en rêvant de petites filles et de maîtresses d’école ; ce menuisier pond des œufs, tout le monde s’interroge sur leur contenu ; ce géomètre s’est transformé en un tas de boue au caractère irascible ; ce quidam est un homme magnifique car couvert de miroirs ; tel autre est brillant, littéralement, puisqu’il luit dans le noir… Et en voici un, plat comme une feuille et bête comme ses pieds. Des monstres, vraiment ?

Wilcock nous expose ainsi cette ribambelle de personnages, dont l’étrangeté ne dissimule pas la profonde humanité — dont la veulerie, la stupidité, l’inconstance, les tics et manies ridicules —, en des textes aussi brefs qu’incisifs. Ce sont les Caractères de la Bruyère passés à une moulinette sans pitié. Drôlement féroces, férocement drôles, ces vignettes font rire. Jaune. Elles renvoient le lecteur à sa condition humaine, à ses manques. Et lorsqu’on referme ce mince volume (mieux vaut le picorer, sous peine de finir atteint de misanthropie aiguë), le miroir trouble en couverture vient nous rappeler que, tous autant que nous sommes, nous pourrions bien compter parmi les monstres de ce livre douloureux et précieux.

Les Compagnons de Roland

En début d’année 2018, le succès d’une campagne de crowdfunding a permis le lancement des « Saisons de l’étrange », projet coédité par les Moutons Électriques et porté par Vivian Amalric, Arthur Plissecamps et Melchior Ascaride (qui en touchait déjà quelques mots dans la rubrique « Paroles d’illustrateur » du précédent numéro de Bifrost). Au programme : une première livraison de six livres — nouveautés comme rééditions — se voulant un « Netflix littéraire orienté pulp et fun ». Les quatre premiers titres sont sortis au printemps, c’est donc l’heure de tirer un bilan provisoire.

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Autre premier roman, Les Compagnons de Roland, signé François Peneaud, nous amène dans la France du printemps 1932. « Joyeuse », l’épée de Charlemagne, a été dérobée : charge à Gabriel Dacié, inventif aventurier aviateur, et ses amis, de remettre la main dessus. Ce faisant, ils vont découvrir une conspiration visant à usurper le pouvoir, vacant suite à l’assassinat du président Doumer. Le roman conjugue pouvoirs psys, quatrième dimension, aéronautique steampunk et homosexualité : des ingrédients intéressants, mais un style médiocre, des dialogues horripilants et des personnages sans intérêt l’empêchent de décoller. Dommage, on aurait aimé aimer.

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En fin de compte, on aurait bien voulu se montrer plus enthousiaste sur le début de ces « Saisons de l’étrange » : deux titres sympathiques, sans plus, deux bien plus faibles. Un bilan mitigé, en somme, mais laissons le temps à la collection de s’installer. La suite devrait voir Paul Féval, Jean-Philippe Depotte et Cédric Ferrand enrichir le jeune catalogue.

115° vers l'épouvante

En début d’année 2018, le succès d’une campagne de crowdfunding a permis le lancement des « Saisons de l’étrange », projet coédité par les Moutons Électriques et porté par Vivian Amalric, Arthur Plissecamps et Melchior Ascaride (qui en touchait déjà quelques mots dans la rubrique « Paroles d’illustrateur » du précédent numéro de Bifrost). Au programme : une première livraison de six livres — nouveautés comme rééditions — se voulant un « Netflix littéraire orienté pulp et fun ». Les quatre premiers titres sont sortis au printemps, c’est donc l’heure de tirer un bilan provisoire.

115° vers l’épouvante, premier roman de Lazare Guillemot, ouvre le bal. Nous voici en 1925, en Cornouailles anglaise : le père Brown est témoin de menaçantes apparitions célestes. Avec l’aide de Billy, un jeune guide local, et de Hareton Ironcastle (sans oublier sa fille et son neveu), le prêtre va se lancer dans une quête afin d’empêcher de dangereux cultistes de mettre la main sur une série d’artefacts qui leur permettraient d’ouvrir un portail pour quelque indicible créature. Se plaçant sous le triple patronage de G.K. Chesterton (le père Brown, prêtre catholique amateur d’énigmes policières), J. H. Rosny aîné (la famille Ironcastle) et H.P. Lovecraft (les tentacules), Guillemot apporte sa touche personnelle au fil d’une aventure allant crescendo — jusqu’à un final qui aurait mérité quelques pages de plus, tant le dénouement paraît précipité. L’ensemble ne casse pas trois tentacules à un Shoggoth… mais pourquoi s’en priver ?

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En fin de compte, on aurait bien voulu se montrer plus enthousiaste sur le début de ces « Saisons de l’étrange » : deux titres sympathiques, sans plus, deux bien plus faibles. Un bilan mitigé, en somme, mais laissons le temps à la collection de s’installer. La suite devrait voir Paul Féval, Jean-Philippe Depotte et Cédric Ferrand enrichir le jeune catalogue.

Les Ferrailleurs du cosmos

Eric Brown fut publié en France une première fois dans l’anthologie périodique Univers chez J’ai Lu en 1989, puis dans un fanzine en 1992. Mais c’est entre 1995 et 1998 qu’il explosa vraiment, proposé au lectorat français par Sylvie Denis et Francis Valéry, alors aux manettes de la revue Cyberdreams et d’une anthologie devenue mythique, Century XXI, chez Encrage, qui faisaient la promotion de la nouvelle SF anglaise. Le point d’orgue en fut la publication d’un recueil d’excellente facture, Odyssées aveugles, toujours chez Cyberdreams, qui, croyait-on, allait définitivement installer Eric Brown au panthéon de la SF traduite. Nous étions donc en 98. Et ensuite ?

Ensuite… plus rien jusqu’en 2011.

On n’essaiera pas de comprendre une telle aventure éditoriale, d’ailleurs inexplicable, on saura simplement louer les éditions du Bélial’ pour avoir exhumé Eric Brown des oubliettes. Ainsi, en 2011, 2012 et 2017 nous furent dévoilées au sein de Bifrost trois nouvelles, qui étaient autant d’épisodes de ce qui constitue Les Ferrailleurs du cosmos. J’avoue qu’à la lecture dans la revue, ces textes ne m’avaient guère laissé de souvenir impérissable, hormis la première d’entre elles, « Exorciser ses fantômes ». Loin de ce que les nouvelles des années 90 avaient suscité, en tout cas. Il faut dire que le présent recueil — ou plutôt roman fix-up, mais nous y reviendrons — tranche fortement avec la SF d’Interzone (cette revue anglaise dans laquelle l’auteur fit ses débuts) : nous sommes ici en pleine aventure spatiale, plutôt light, sympatoche en diable, faisant la part belle à l’action et aux situations invraisemblables. À ce titre, Les Ferrailleurs ont parfaitement leur place au sein de la collection « Pulps » de l’éditeur. À bord du Loin de chez soi, Ed et Karrie parcourent la galaxie à la recherche de bons plans, la plupart du temps des vaisseaux perdus ou abandonnés, qu’ils peuvent ensuite monnayer pour gagner leur vie. Quand soudain débarque dans leur vie Ella, une somptueuse jeune femme qui éveille des choses inattendues chez Ed, vieux célibataire endurci… et le fait qu’il découvre après quelques péripéties qu’Ella n’est rien d’autre qu’une créature synthétique ne change rien à l’affaire. Karrie a beau protester contre cette attirance, qu’elle juge contre-productive pour leur métier, elle devra bien convenir qu’avoir une IA du calibre d’Ella à bord du vaisseau va parfois grandement leur faciliter la vie et les sortir de pièges redoutables…

Les Ferrailleurs du cosmos contient onze nouvelles, parues indépendamment, mais on aurait tort de le qualifier de recueil : si la plupart des textes peuvent se lire seuls, ils narrent une histoire continue, où les relations des personnages évoluent progressivement, où certaines affaires ressurgissent quelques récits plus loin… On parlera donc bien ici de roman fix-up comme la SF sait si bien en générer, notamment à l’époque de l’Âge d’or, auquel rend hommage ce livre. Eric Brown a parfaitement compris les ressorts d’une telle mécanique, qui procure un plaisir de lecture indéniable, plaisir comparable, en fait, à celui qu’on éprouve au visionnage d’une série. On rapprochera notamment ce livre de la série Firefly, pour sa construction psychologique des protagonistes, autour d’un quotidien assez banal malgré le décorum SF. Lire ces textes à la suite participe donc grandement du plaisir, et explique en partie le relatif anonymat éprouvé à la lecture individuelle de trois des récits.

Bien évidemment, tout ceci ne renouvelle en aucune façon le genre, et l’on ne pourra s’empêcher de trouver dommage que Brown nous revienne par le biais d’une série fun alors que sa SF traduite jusque-là semblait plus ambitieuse, mais le genre est ainsi fait, qui oscille entre œuvres exigeantes et pur plaisir de lecture, dualité dont on ne pourra que se réjouir, tant elle apporte de liberté à la science-fiction. On goûtera donc sans rechigner à ces trépidantes aventures des Ferrailleurs du cosmos.

Dans la toile du temps

Adrian Tchaikovsky (ou plutôt Czajkowski à la ville, mais il a dû considérer que Tchaikovski serait plus facilement prononçable) est un nouveau venu en France, mais il a déjà une œuvre d’auteur conséquente derrière lui en anglais : Dans la toile du temps (Children of Time en VO) est en effet son douzième roman, dix des précédents ayant constitué une décalogie de fantasy intitulée «  Shadows of the Apt ». SF de la plus pure eau, parue en 2015, Dans la toile du temps a été couronnée par le prix Arthur C. Clarke.

Alors que l’humanité court à sa perte, ruinant la Terre, une expédition scientifique est sur le point de lancer une expérience inédite : sur une planète tout juste terraformée, devenue une gigantesque forêt, la scientifique Avrana Kern va déposer des singes et un nanovirus. Ce dernier a pour mission de guider les singes dans leur évolution, jusqu’à leur élévation en tant qu’espèce apte à bâtir une société durable sans reproduire les erreurs de leur aînés. Malheureusement pour Avrana, suite à un acte terroriste, seul le nanovirus échoue sur la planète.

Quelques siècles passent, un nouveau vaisseau, le Gilgamesh, apparaît en orbite. À son bord, les représentants de la nouvelle humanité, celle qui s’est reconstruite sur les ruines de notre civilisation et n’a pas tardé à s’enferrer dans les mêmes travers. Avisant la planète verte, l’équipage la juge propice à accepter cette deuxième humanité. Or Kern, transférée dans une intelligence artificielle et restée en surveillance dans un satellite autour de sa création, n’est pas du même avis. Et pour cause : sur la planète, le nanovirus a fait son œuvre… mais pas sur les singes qui n’ont jamais atterri — on l’a dit. Non, les bénéficiaires de l’élévation sont des araignées, dont la société a connu des progrès impressionnants au fil des siècles… et Kern refuse que les humains la corrompent.

Ce gros roman d’environ six cents pages adopte une narration alternée entre les événements qui se produisent à bord du Gilgamesh et l’évolution de la société aranéide, mais avec un écoulement du temps particulièrement lent, car il s’agit bien ici d’une intrigue qui s’étend sur plusieurs millénaires. Ainsi, Holsten Mason, le linguiste du Gilgamesh, va de réveil en cryogénisation, et subit régulièrement les changements, nombreux, qui se produisent sur le navire. Ainsi, Portia, l’araignée qui, à chaque génération, bâtit sur les épaules de ses prédécesseurs, franchissant les uns après les autres les jalons technologiques ou scientifiques… Cette narration par épisodes constitue l’un des intérêts du roman : même s’il peut parfois être frustrant d’abandonner l’intrigue en pleine action —Tchaikovsky sait se montrer cruel envers son lecteur —, elle permet de vraiment prendre conscience du caractère primordial du temps dans le développement des relations humaines ou aranéides. La narration alternée, quant à elle, n’apporte en revanche pas grand-chose, car les scènes ne se répondent pas réellement, et on a plutôt l’impression de lire deux romans enchâssés qu’un seul et unique livre ; Tchaikovsky tisse néanmoins des liens qui trouveront leur aboutissement dans une scène finale homérique.

Dans la toile du temps est également un roman touffu, au sens qu’il brasse pas mal de thématiques classiques en science-fiction, ce que permet de démultiplier le procédé de narration : d’une part la fin de l’humanité et les vaisseaux-arches, d’autre part une société extraterrestre — car, même s’il s’agit d’araignées, l’auteur brode admirablement dessus et nous donne à voir des progrès scientifiques qu’on n’aurait pas imaginés — confrontée à son premier contact. Mais Tchaikovsky y adjoint l’intelligence artificielle au travers du personnage de Kern, et s’empare également des figures divines ou messianiques (Kern et sa relation ambivalente avec sa création, ou encore le commandant du Gilgamesh, Guyen, investi de la mission de sauver l’humanité au risque de se croire seul capable d’y parvenir et de virer mégalomane). Ajoutez-y une touche d’aspect social — le rusé retournement de situation de la place du mâle au sein de la société aranéide —, et vous aurez une petite idée des ingrédients distillés par l’auteur.

Au final, on pourra penser que Tchaikovsky, à trop courir de lièvres à la fois, nous propose un roman parfois un peu boursouflé, et qu’il aurait peut-être été plus avisé de le dégraisser, voire d’en faire deux romans séparés (suggestion d’explication des choix de l’auteur : il a d’abord eu en tête l’idée de la scène finale et s’est échiné à la mettre en œuvre). Mais, en l’état, il n’en demeure pas moins très prenant, astucieux et bien fichu : en somme, une excellente entrée en matière pour découvrir l’œuvre d’Adrian Tchaikovsky.

Ça vient de paraître

Cuirassés

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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