Bifrost 90 : les critiques sont en ligne
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Les critiques de livres et le guide de lecture hamiltonien du Bifrost 90 sont désormais en ligne !
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Les critiques de livres et le guide de lecture hamiltonien du Bifrost 90 sont désormais en ligne !
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Bien décidé à poursuivre la réédition des romans de Guy Gavriel Kay en France, L’Atalante propose cette fois Tigane, deuxième œuvre de l’écrivain canadien après sa trilogie « La Tapisserie de Fionavar ».
Gros pavé, Tigane marque un tournant dans la carrière de Kay. En effet, cet opus voit l’auteur prend ses distances avec l’ heroic fantasy pure et dure à la Tolkien pour tracer sa propre voie. L’action de Tigane se situe dans un monde qui rappelle furieusement l’Italie de la Renaissance et ses nombreuses Cités-États. Dans la Palme, une péninsule prise entre les mâchoires de deux empires, Barbadior et Ygrath, le jeune Devin va découvrir qu’il n’est pas celui qu’il pense. Sous la férule d’Alessan et de Baerd, il apprend le triste sort de son pays natal, Tigane, qui a eu le malheur de se dresser entre Brandin d’Ygrath et sa conquête de la Péninsule. Maudite et réduite au silence, le fier pays du prince Valentin disparait petit à petit de la mémoire du monde, condamné par l’anathème jeté par Brandin lui-même bien des années plus tôt. Devin va alors décider de se battre pour libérer la Palme du joug des envahisseurs étrangers mais également pour que le nom de Tigane puisse de nouveau être entendu par tous.
Difficile de résumer ce pavé où de nombreuses qualités narratives de Guy Gavriel Kay affleurent déjà : son envie de mêler l’Histoire avec une époque fantasmée de son cru, son amour évident de la poésie et de la chanson mais aussi, et surtout, son incroyable don pour façonner des personnages éminemment humains et attachants. Tigane rassemble tout cela et bien plus encore. Devin, Alessan, Catriana, Brandin… absolument tous les acteurs de cette vaste fresque de fantasy se révèlent marquants d’une façon ou d’une autre. L’univers créé, si détaillé et vivant soit-il, vaut aussi et avant tout par les magnifiques figures humaines qui l’habitent. Guy Gavriel Kay délaisse déjà les grosses ficelles de l’ heroic fantasy pour quelque chose de plus subtil, de plus délicat.
Le problème, c’est que Tigane représente le premier véritable essai de l’auteur en la matière. Défaut récurrent chez Kay mais souvent gênant ici : la longueur. Ce roman est trop long ; le Canadien tire à la ligne et répète à l’envi des choses que l’on sait déjà trop bien. De même, il s’embarque dans un versant encore purement fantasy avec l’intrigue des Marcheurs de la nuit qui apparait immédiatement comme convenue et rébarbative. Il semble bien que Kay ne soit pas à l’aise lorsqu’il s’agit de jongler avec des concepts de fantasy purs et durs. De même, il n’a pas acquis encore l’habilité qu’il aura par la suite sur le plan de la structure narrative. Tigane montre à plusieurs reprises de grosses ficelles un tantinet déroutantes quand on sort de ses œuvres plus récentes. Mis bout à bout, ces embarrassants défauts permettraient certainement de délester l’ouvrage de cent à cent cinquante pages.
Heureusement, Kay s’avère déjà un maître en matière d’émotions et arrivent à susciter l’empathie du lecteur relativement vite. D’autant plus qu’il parle de thèmes universels avec une justesse qu’on ne peut lui retirer. Au fond, derrière sa fin épique et ses complots, Tigane parle du droit des peuples à s’autodéterminer. Plus encore, Kay se penche sur l’identité et sur l’appartenance à une contrée. En passant en revue le mauvais et bon dans cette vengeance aux doux relents nationalistes, Kay fait la part des choses et laisse le lecteur réfléchir sur le sens du mot vengeance. Le sort de Brandin, roi à la fois ignoble et touchant, s’oppose à celui d’Alessan, obligé de commettre bien des forfaits pour arriver à trouver sa justice. Tigane se penche sur le poids de l’Histoire et celui de la mémoire. Comment vivre avec son passé ? Comment vivre l’exil et le retour au pays ? Tigane foisonne de bonnes idées qui permettent tout de même de le hisser bien plus haut que le tout-venant fantasy.
Le roman annonce d’ailleurs les futures splendeurs que seront Les Lions d’Al Rassan ou Le Fleuve Céleste mais n’en a pas encore l’envergure ni la maîtrise. Ceux qui aiment Kay apprécieront grandement Tigane, les autres seraient plus avisés de commencer par un autre bout de son œuvre avant de revenir à celle-ci.
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Dans la série « les discussions imaginaires de Bifrost » : l’écrivain espagnol José Carlos Somoza et Pépito, son ami de longue date. La scène se déroule dans le bar-tabac madrilène Mucho Busto. Tout le monde sirote de la manzana verde.
[Pepito:] Tu as fini ton nouveau roman ?
[José Carlos Somoza :] Tout juste. Ça commence avec trois mystères inexpliqués : la disparition des cent trente colons de Roanoke en 1590, la désertion totale du village inuit d’Angikuni en 1930 et l’énigme de la Mary Celeste.
[Pepito, tout excité:] Tout ça va être expliqué ?
[José Carlos Somoza, évasif :] C’est très visuel : à un moment l’héroïne se masturbe, il y a une attaque de zombies vivants couverts d’insectes, un hélicoptère qui survole Madrid en plein chaos, une scène de vestiaires avec une flic à forte poitrine, une scène à suspense, de nuit, dans un hôpital psychiatrique, des dialogues au scalpel, façon Alerte à Malibu. Une alternance de scènes intimes très tendues et de grand spectacle.
[Pepito, nettement moins excité:] Des zombies à Madrid ? On dirait un peu [Rec], non ?
[José Carlos Somoza, d’une profondeur de tombe:] Non, car ils sont couverts d’insectes et ça fait toute la différence. Tu vois le problème de mes précédents romans, c’est qu’il fallait un cerveau pour les lire. Là, les deux yeux suffisent. C’est faussement intellectuel.
[Pepito, qui enjambe allégrement le seuil de l’insolence :] Et évidemment ça n’a aucun rapport avec le fait qu’aucun de tes romans n’a jamais été adapté au cinéma ?
Le portable de Somoza sonne : le leitmotiv métallique de Terminator.
[José Carlos Somoza :] Il faut que je te laisse, Pepito, c’est Besson. Il veut acheter les droits. [L’écrivain écoute le producteur, très attentif, puis s’enflamme :] Yes, you’re a fuckin’ genius !
[Somoza couvre le micro de son portable :] Il verrait bien Paz de la Huerta dans le rôle principal. Et me demande s’il peut remplacer les hélicoptères par des BMW et le peintre bisexuel cultivé par Jason Statham. Ça va être hénaurme !
Le conseil de Gandalf : « Fuyez, pauvres fous ! » ; celui de Bifrost : « Si l’idée centrale du roman est assez fascinante, son traitement (façon mauvaise série télé) reste affligeant de bout en bout. Du même auteur, lisez La Théorie des cordes critiqué dans notre n°46. »
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Comme le hurle la couverture, Andy Weir est l’auteur de Seul sur Mars, premier roman très remarqué et porté à l’écran en 2015 par Ridley Scott. Après ce survival, l’auteur américain était attendu au tournant avec son deuxième roman. Quittant la planète rouge, Weir nous emmène sur notre satellite, quelques décennies dans l’avenir.
Artémis, c’est le nom de la déesse grecque associée à la chasse et la Lune. Mais c’est aussi celui de l’unique ville située sur notre satellite : une charmante petite bourgade de deux mille habitants, faite de cinq dômes nommés d’après les premiers astronautes ayant foulé le régolithe sélénite. La jeune Jasmine – Jazz – Bashara, fille d’un soudeur saoudien, vivote comme elle peut, tirant ses revenus des marchandises illicites qu’elle importe en contrebande ; plutôt habile avec ses mains (pour souder) et sa tête (pour souder sur la Lune), elle n’a rien contre effectuer deux-trois boulots pas très légaux. Justement, l’un de ses clients, le richissime Trond Lanvik, voudrait qu’elle sabote pour lui les quatre moissonneuses de la Sanches Corporation qui arpentent la surface lunaire pour en retirer de l’aluminium. Un petit coup de soudure ici et là, et hop, boum. Lanvik a un plan : problème, d’autres ne sont pas du même avis que lui quand ils ont vent de ses machinations. Bientôt, Jazz va faire beaucoup de soudure, et se retrouver prise dans un dangereux engrenage, qui, d’un bout de soudure à un autre, va aboutir à rien moins que faire peser une menace vitale sur Artémis. Sur un astre sans atmosphère, le moindre faux-pas se révèle souvent fatal. La moindre soudure foirée aussi. La jeune femme devra faire beaucoup de soudure, compter sur son ingéniosité et ses amis pour tirer la ville sélénite d’un très mauvais pas…
On sait gré à Andy Weir de ne pas reproduire Seul sur Mars avec ce deuxième roman. Néanmoins, une fois le livre refermé, Artémis laisse le sentiment d’une mission à moitié accomplie. La galerie de personnages, plus étoffée que dans son premier roman, présente des protagonistes taillés à la serpe. L’héroïne pleine d’entrain s’avère vite agaçante avec son humour constant et souvent pataud. Si Weir a le mérite de tenter d’écrire depuis la perspective d’une jolie jeune femme musulmane non pratiquante, sa tentative réussit surtout à sonner faux.
Avec un rythme allant croissant, l’intrigue se laisse lire, mais les nombreux passages techniques peinent à susciter l’intérêt (et c’est un lecteur fondu de Greg Egan qui vous le dit !) : on devine que l’auteur a potassé son sujet, mais l’énième passage où la Saoudienne soude finit par donner des envies d’autodafé au chalumeau. Dommage. Nulle inquiétude toutefois : ça fera un chouette film.
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Après Annihilation et Autorité, Acceptation a la lourde tâche de conclure la trilogie du « Rempart Sud » de Jeff VanderMeer, héraut du weird en littéraire. Rappel des événements : le premier volume (porté à l’écran par Alex Garland en ce printemps 2018) racontait une expédition au sein d’une mystérieuse Zone X – portion du littoral américain coupé du reste du monde depuis une trentaine d’années par une frontière étanche. C’était là un roman bref, joliment porté par son ambiance et son étrangeté. La suite se déroulait du côté de l’organisation chargée d’étudier la Zone X : le Rempart Sud. Las, pastiche bureaucratique de roman d’espionnage, Autorité se fourvoyait dans d’interminables lenteurs et il fallait attendre les dernières dizaines de pages du roman pour qu’arrivent enfin action et révélations.
Acceptation se déploie sur quatre lignes narratives : dans la Zone X, ils sont deux – Control, protagoniste d’Autorité, et Oiseau Fantôme, qui est la biologiste d’Annihilation sans l’être tout à fait. Dans le passé de la Zone X avant que celle-ci devienne ce lieu radicalement étrange, il y a Saul Evans, gardien de phare dont le quotidien est perturbé par les membres de la Brigade Science & Spiritualité et par une fillette, Gloria. Enfin, il y a la directrice du Rempart Sud, alias la psychologue d’Annihilation, dans les moments précédant son départ pour la Zone X, et qui entretient avec cette dernière des liens plus forts qu’attendus.
Loin de l’ennui suscité par Autorité (au point de faire douter de l’utilité de ce tome médian), Acceptation retrouve les qualités d’Annihilation – ambiance unique où le Stalker des Strougatski est transplanté dans le terroir moite et intranquille de la Floride… Porté par une atmosphère à la fois lumineuse et inquiète, ainsi qu’une écriture volontiers impressionniste, cet ultime volume de la trilogie s’avère satisfaisant d’un point de vue narratif en dépit de sa relative lenteur, et entreprend de répondre aux questions soulevées dans les deux premiers volumes, quoique parfois de façon oblique. Qu’est-il arrivé à la biologiste ? Qui est la directrice ? Surtout, quelles sont l’origine et la nature de la Zone X ? Pas de réponses toutes faites pour élucider les mystères de ce terroir étranger, VanderMeer dispense à la place quelques indices, délaissant tout caractère spectaculaire au profit d’une atmosphère unique – la sensation d’altérité n’en rejaillit que davantage, la nécessité de lâcher prise, d’accepter la perte de contrôle aussi.
On se gardera de crier au chef-d’œuvre pour la trilogie résolument weird de Jeff VanderMeer, en particulier à cause d’un tome central faiblard. Néanmoins, l’auteur de La Cité des Saints et des fous propose là un ensemble original et intriguant méritant qu’on s’y égare.
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« Le roman caché de Jules Verne », affirme l’accroche, un brin racoleuse, sur la belle couverture rappelant la collection « Voyages Extraordinaires » des éditions Hetzel, où parut l’essentiel de l’œuvre romanesque de Verne. Jean-Michel Riou, plus connu pour ses romans historiques ou policiers, propose ici un pastiche adoptant la forme d’un roman censément oublié de l’auteur de Cinq semaines en ballon.
Une nuit de juin 1890, l’astronome britannique Charles Pritchard fait une découverte terrifiante : l’orbite de Cérès, altérée par un heurt avec un astéroïde, amènera la planète naine – renommée Wildcat – à entrer en collision avec la Terre dans une trentaine d’années. Que faire ? Pour éviter la panique, les astronomes réunis en congrès envisagent de ne rien révéler, mais ce secret est vite éventé par Pierre Lefranc, journaliste au Petit Journal, qui prend très à cœur sa mission d’informer ses concitoyens. La situation semble désespérée. Certains cherchent des pis-aller, comme en Chine où l’Empereur envisage de se réfugier en plein cœur du plateau tibétain. La rencontre de Lefranc avec Elizabeth Storm, jeune scientifique, va amener un souffle d’espoir, en particulier après un entretien crucial avec Jules Verne : le vieil écrivain est disposé à rédiger un roman-feuilleton, intitulé Le Meilleur de l’homme, afin de donner l’impulsion nécessaire à l’humanité pour s’unir et trouver un moyen de survivre à l’apocalypse prochaine. Et contre toute attente, cela marche : le capital et les masses laborieuses s’unissent au sein de l’Entreprise pacifique afin de créer les gigantesques abris souterrains, véritable arches de Noé qui accueilleront la population humaine et ce qui assurera sa subsistance pour un siècle ou plus. Ce faisant, le progrès technique fait d’énormes bonds ; le progrès social aussi. Pour autant, Lefranc nourrit des doutes sur l’honnêteté de certains : y aurait-il des gens assez inhumains pour vouloir tirer profit de cette situation désespérée ?
De la décennie 1890 à 1924, année supposée de la collision, 10 000 jours pour l’humanité s’intéresse aux investigations des intrépides et intègres Pierre Lefranc et Elizabeth Storm (et plus tard de leur fils Dorian) et aux manigances d’Edward Pearson, lobbyiste antagoniste aux visées rien moins qu’iniques. Au passage, on croise quelques personnalités réelles, tel Clément Ader, Charles Pritchard ou Jules Verne. Le procédé de faire apparaître le vénérable auteur dans le livre qu’il est supposé avoir écrit semble quelque peu artificiel, et sûrement Jean-Michel Riou aurait pu s’en passer sans que cela nuise à l’hommage. Un hommage qui tire en longueur, jusqu’à un happy end un brin hâtif. Néanmoins, les références aux romans majeurs du natif de Nantes sont présentes (Voyage au centre de la Terre, Vingt mille lieues sous les mers, voire le tardif La Chasse au météore) sans être envahissantes ; pas de trahison, on y retrouve la même défiance que Verne envers le capitalisme et les élites. La ressemblance avec la situation actuelle n’a rien d’un hasard, il suffirait de remplacer l’astre tueur par le réchauffement climatique (et les abris souterrains par la Nouvelle-Zélande, terre d’élection des pontes de la Silicon Valley). En fin de compte, Riou se décide pour l’optimisme et la capacité de l’humain à tirer le meilleur de lui-même dans les circonstances les plus désespérées – cela sera-t-il le cas dans la réalité ?
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Après une nouvelle publiée en 2002 chez l’Oxymore, puis deux textes dans la revue numérique Angle mort, on avait véritablement découvert Kij Johnson avec Un Pont sur la Brume, publié au Bélial’ au sein de la collection « Une Heure-Lumière ». Cette novella, déjà couronnée des prix Hugo et Nebula aux États-Unis, avait été récompensée du Grand Prix de l’Imaginaire 2017. Le Bélial’ poursuit sa (re)découverte de l’auteure avec un autre texte primé, cette fois-ci aux World Fantasy Awards, La Quête onirique de Vellitt Boe.
Les plus sagaces d’entre vous auront noté que le titre fait ouvertement référence à « La Quête onirique de Kadath l’inconnue » signé H.P. Lovecraft. Rien de plus normal, puisque ce texte s’en inspire tout en proposant une relecture originale de l’œuvre de l’écrivain de Providence. Vellitt Boe, professeur au Collège des Femmes d’Ulthar, n’a plus l’énergie de sa jeunesse. Pourtant, lorsqu’une de ses élèves, Clarie Jurat, s’enfuit avec un homme du monde de l’éveil qui lui fait miroiter des millions d’étoiles, elle décide de se lancer à leur poursuite pour ramener la jeune femme. C’est le début d’un long périple, où elle croisera goules, zoogs, gugs et autres ghasts, sans oublier le principal protagoniste lovecraftien des Contrées du Rêve, Randolph Carter.
On avait salué à la parution d’Un Pont sur la brume un récit universel susceptible de parler à n’importe qui. Bien sûr, La Quête onirique de Vellitt Boe peut se lire sans avoir de référence en tête – on a en effet affaire à une traditionnelle quête de fantasy, avec rencontres improbables, paysages somptueux, la non moins traditionnelle carte, et de jolies illustrations de Fructus, lovecraftien devant l’éternel. Et ce quand bien même l’héroïne est vieillissante, ce qui, au passage, confère une patine d’humanité supplémentaire. Mais on ne saurait trop conseiller à ceux qui l’auraient oublié de se remémorer avant la présente lecture les récits de Lovecraft dont sont inspirées les péripéties de Vellitt Boe : le propos de l’auteur n’en est que plus éclairé – quand bien même celle-ci livre certaines clés dans l’entretien en fin d’ouvrage, on profitera davantage des différents clins d’œil dont Johnson parsème son histoire. Hommage respectueux à un ensemble de textes classiques du genre, La Quête onirique se permet néanmoins une innovation de taille que HPL aurait sans doute considéré avec un léger malaise, voire des sueurs froides : son personnage central n’est autre… qu’une femme ! Quiconque a lu les écrits de Lovecraft sait qu’il ne mettait jamais en scène de personnage féminin, ou alors dans des rôles pour le moins secondaires. Son rapport à la gente féminine, son mariage avec Sonia Greene, notamment, a souvent été analysé, il n’est pas ici question d’y revenir, mais de signaler combien le déséquilibre est patent dans son œuvre – et dans celle de la plupart de ses continuateurs, d’ailleurs – entre protagonistes masculins et féminins. D’une certaine manière, Kij Johnson rééquilibre la balance. Elle va même plus loin, réduisant, dans un effet miroir, les hommes à des rôles secondaires, Randolph Carter y compris. Sans oublier d’enfoncer définitivement le clou par rapport au canon lovecraftien en faisant de certaines de ses protagonistes des lesbiennes, voire des bisexuelles ! Et avec une subtilité épatante, s’il vous plait : tout ceci paraît aller de soi, et ne prend jamais le pas sur le plaisir qu’on a à suivre les pérégrinations de Vellitt Boe.
Admirablement traduite par Florence Dolisi, joliment réalisée, cette quête constitue un excellent prétexte pour parcourir à nouveau cet univers foisonnant et onirique que sont les Contrées du Rêve.
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[Critique commune à L’Énigme de Givreuse, Un chalet dans les airs et La Grande Panne.]
Les Orpailleurs est le nom de la nouvelle collection de la Bibliothèque Nationale de France… attendez : la BnF éditeur ? Bizarre, non ? Habituellement, la BnF reçoit les livres, ça n’est pas elle qui les édite. Bon, on sait qu’elle publie régulièrement des titres, mais on imaginait plus des catalogues d’expositions ou des monographies… Toutefois, dans les entrailles de la BnF dorment des dizaines de milliers de livres, la plupart épuisés depuis belle lurette, aussi apparaît-il finalement comme une évidence (rappelez-vous l’adage « on n’est jamais si bien servi que par soi-même ») qu’elle cherche à faire connaître ces ouvrages au public. « Les Orpailleurs » est donc une collection à vocation patrimoniale ; avant sa création, la question s’est posée de savoir dans quel genre littéraire la BnF allait s’investir, et le choix s’est porté sur la science-fiction au détriment du polar, dont le marché est déjà notablement saturé.
La maquette est sobre et élégante, la présentation soignée bien que le corps de la police choisie soit un poil petit. Chaque texte bénéficie d’une introduction érudite de Roger Musnik, longtemps conservateur au rayon SF de la BnF, aujourd’hui à la retraite – c’est lui qui organisait des conférences très instructives pour faire découvrir le fonds du rayon.
La première livraison de livres, pour le lancement de la collection, s’appuie sur trois valeurs sûres : J.-H. Rosny aîné, Albert Robida et Théo Varlet. Ces romans, très différents, donnent à voir une jolie palette de ce qu’est la SF ancienne, du temps où l’on parlait encore d’anticipation.
[…]
Enfin, La Grande panne de Théo Varlet a une origine étonnante : une jeune femme, fille d’un savant américain, fait un vol jusqu’à la Lune, et en rapporte des particules captées quelque part entre la Terre et son satellite. Arrivées sur notre sol, ces dernières se mettent à proliférer en se nourrissant d’électricité. Si l’on peut en extraire une gelée délicieuse au goût de framboise, elles perturbent le réseau électrique au point qu’il faut le couper pour éviter toute prolifération. Cette fin du monde se mâtine aussi de romance (entre la jeune Américaine et le Français qui l’a recueillie) et de critique d’une certaine presse complaisante envers les riches industriels, et dont les méthodes laissent peu de place à la déontologie.
On le voit, cette première livraison est éclectique, mais s’il y a bien un dénominateur commun, c’est la qualité des textes, la minutie de leur choix et de leur présentation. La collection « Les Orpailleurs » est de fait bien lancée, et l’on guettera à coup sûr les prochaines parutions – on annonce un nouveau Rosny aîné et un André Couvreur dans les mois qui viennent.
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[Critique commune à L’Énigme de Givreuse, Un chalet dans les airs et La Grande Panne.]
Les Orpailleurs est le nom de la nouvelle collection de la Bibliothèque Nationale de France… attendez : la BnF éditeur ? Bizarre, non ? Habituellement, la BnF reçoit les livres, ça n’est pas elle qui les édite. Bon, on sait qu’elle publie régulièrement des titres, mais on imaginait plus des catalogues d’expositions ou des monographies… Toutefois, dans les entrailles de la BnF dorment des dizaines de milliers de livres, la plupart épuisés depuis belle lurette, aussi apparaît-il finalement comme une évidence (rappelez-vous l’adage « on n’est jamais si bien servi que par soi-même ») qu’elle cherche à faire connaître ces ouvrages au public. « Les Orpailleurs » est donc une collection à vocation patrimoniale ; avant sa création, la question s’est posée de savoir dans quel genre littéraire la BnF allait s’investir, et le choix s’est porté sur la science-fiction au détriment du polar, dont le marché est déjà notablement saturé.
La maquette est sobre et élégante, la présentation soignée bien que le corps de la police choisie soit un poil petit. Chaque texte bénéficie d’une introduction érudite de Roger Musnik, longtemps conservateur au rayon SF de la BnF, aujourd’hui à la retraite – c’est lui qui organisait des conférences très instructives pour faire découvrir le fonds du rayon.
La première livraison de livres, pour le lancement de la collection, s’appuie sur trois valeurs sûres : J.-H. Rosny aîné, Albert Robida et Théo Varlet. Ces romans, très différents, donnent à voir une jolie palette de ce qu’est la SF ancienne, du temps où l’on parlait encore d’anticipation.
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Un chalet dans les airs est du Robida pur jus : inventif en diable, rythmé, marqué par des visions impressionnantes. La Terre, notre planète, est dans un état de dégradation avancée suite à ce que toutes les générations précédentes lui ont fait subir. Aussi, un gigantesque chantier est démarré, qui vise à refaire toutes les fondations. M. Cabrol décide donc de parcourir le monde, et, ne pouvant le faire par la terre en pleine refonte, il le fera par les airs, à bord d’un chalet volant, accompagné de ses deux neveux. Dès lors, la fantaisie de l’auteur fait feu de tout bois, et l’on découvrira une Venise située dans les montagnes, un nouveau continent créé en plein milieu des océans, une New York capitale industrielle trépidante et polluée, et un morceau de planète tombé en plein Pacifique. À la fois ode au progrès (raisonné) et roman écolo avant l’heure, Un chalet dans les airs bénéficie aussi de nombreuses illustrations de l’auteur.
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On le voit, cette première livraison est éclectique, mais s’il y a bien un dénominateur commun, c’est la qualité des textes, la minutie de leur choix et de leur présentation. La collection « Les Orpailleurs » est de fait bien lancée, et l’on guettera à coup sûr les prochaines parutions – on annonce un nouveau Rosny aîné et un André Couvreur dans les mois qui viennent.
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[Critique commune à L’Énigme de Givreuse, Un chalet dans les airs et La Grande Panne.]
Les Orpailleurs est le nom de la nouvelle collection de la Bibliothèque Nationale de France… attendez : la BnF éditeur ? Bizarre, non ? Habituellement, la BnF reçoit les livres, ça n’est pas elle qui les édite. Bon, on sait qu’elle publie régulièrement des titres, mais on imaginait plus des catalogues d’expositions ou des monographies… Toutefois, dans les entrailles de la BnF dorment des dizaines de milliers de livres, la plupart épuisés depuis belle lurette, aussi apparaît-il finalement comme une évidence (rappelez-vous l’adage « on n’est jamais si bien servi que par soi-même ») qu’elle cherche à faire connaître ces ouvrages au public. « Les Orpailleurs » est donc une collection à vocation patrimoniale ; avant sa création, la question s’est posée de savoir dans quel genre littéraire la BnF allait s’investir, et le choix s’est porté sur la science-fiction au détriment du polar, dont le marché est déjà notablement saturé.
La maquette est sobre et élégante, la présentation soignée bien que le corps de la police choisie soit un poil petit. Chaque texte bénéficie d’une introduction érudite de Roger Musnik, longtemps conservateur au rayon SF de la BnF, aujourd’hui à la retraite – c’est lui qui organisait des conférences très instructives pour faire découvrir le fonds du rayon.
La première livraison de livres, pour le lancement de la collection, s’appuie sur trois valeurs sûres : J.-H. Rosny aîné, Albert Robida et Théo Varlet. Ces romans, très différents, donnent à voir une jolie palette de ce qu’est la SF ancienne, du temps où l’on parlait encore d’anticipation.
L’Énigme de Givreuse n’est pas le texte le plus connu de Rosny aîné (La Mort de la terre, La Guerre du Feu, « Les Xipéhuz ») mais n’en vaut pas moins le détour. En 1914, sur un champ de bataille, on découvre deux hommes encore vivants ; leur particularité est… qu’ils sont identiques ! Examens médicaux et interrogations des deux séparément ne permettront pas de les distinguer : on a l’impression qu’il s’agit de la même personne. Difficile donc de savoir comment gérer l’homme surnuméraire – ni même de déterminer lequel des deux est surnuméraire –, d’autant plus que Pierre Givreuse, avant de partir à la guerre, avait une petite copine… Ce roman de SF (il faut attendre la fin du livre pour en avoir l’assurance) s’intéresse davantage aux conséquences humaines qu’aux causes de cette situation : comment les deux Givreuse vont trouver leur place dans la société, et comment leur entourage va également absorber le choc. Le roman est complété par une nouvelle, « La Haine surnaturelle », qui répond à ses thématiques.
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On le voit, cette première livraison est éclectique, mais s’il y a bien un dénominateur commun, c’est la qualité des textes, la minutie de leur choix et de leur présentation. La collection « Les Orpailleurs » est de fait bien lancée, et l’on guettera à coup sûr les prochaines parutions – on annonce un nouveau Rosny aîné et un André Couvreur dans les mois qui viennent.