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L'Odyssée d'Amos

Nous voici aux prises avec un planet opera mâtiné d’un zeste de fantasy indispensable au « bon » fonctionnement de l’intrigue. Ataraxia — absence de trouble ; état de tranquillité de l’âme qui définit le bonheur — est un monde créé par François Bournaud, qui en a dessiné les cartes, inventé la faune et la flore assez peu différentes de ce que l’on connait ici, et a déterminé la manière d’y vivre des humains arrivés sur ce monde idyllique mille ans plus tôt… La société des colons terriens, nommés « exo », repose sur sept principes sacrés auxquels chacun doit une stricte obéissance : Solidarité, Connaissance, Parcimonie, Mémoire, Respect, Liberté et Découverte. Certains étant bien sûr antinomiques entre eux sans que cela dérange ni le créateur (Bournaud) ni l’auteur (Maugenest). Le but de ces principes étant de ne laisser aucune empreinte écologique sur Ataraxia — mais on notera qu’il y a toutefois des espèces à protéger car, en fait, tout cela va au-delà d’une empreinte écologique zéro, pour une empreinte négative. « La planète Ataraxia (…) est réputée intangible, inviolable et indivisible. (…) Chaque exo s’engage à la respecter, à la préserver dans son état originel… » (p. 23) C’est-à-dire qu’il est ici question d’une évolution naturelle bloquée ; au temps pour les systèmes écologiques, par nature en perpétuel déséquilibre et fruits d’ajustements constants. Dans ce roman, la monnaie est diabolisée. Or, comme toute invention (le nucléaire, la morphine, le téléphone, l’automobile, etc.), la monnaie peut être utilisée en bien comme en mal, d’autant qu’à l’instar des avions, la morale est à géométrie variable, le bien étant conforme à l’intérêt de celui qui l’édicte. Les Ataraxiens sont des nomades vivant dans le dénuement, mangeant ce qu’ils trouvent sur le chemin. Tigres, scorpions et cobras sont aussi absents de ce monde que la malaria, la grippe ou la diphtérie… et même l’hiver ! Le monde des Bisounours en cosmos… Il n’y a pas d’élevage, les animaux sauvages se prêtant volontiers à la monte et se laissant bouffer au besoin. Il y a de l’agriculture, ce qui implique à la fois la sédentarité et une empreinte écologique non nulle quand bien même serait-elle fondée sur les modèles collectivistes du kibboutz ou du kolkhoze. Il existe sur Ataraxia un ordre supérieur chargé de faire respecter les principes sacrés de la société et de sanctionner les contrevenants, allant jusqu’à bannir ces derniers sur les îlots les plus inhospitaliers de ce monde. Ces « sages », sommet d’une religion laïque de la nature, ont conservé par devers eux l’accès à la très haute technologie spatiale pour maintenir le gros de la population sous leur coupe. Ça rappelle curieusement la tranquillité du Meilleur des mondes, mais les créateurs d’Ataraxia ont une vision en opposition totale à celle d’Huxley.

Amos de Slima est un jeune docte, turbulent mais brillant, censé être élevé au rang de sage. Or, au tout dernier moment, le conseil se ravise et non seulement renonce à sa nomination, mais le déchoit de tous ses titres sans justification ni question quant à ce subit revirement. À la suite de quoi Amos vole une précieuse relique technologique qui lui vaut d’être traqué comme une bête — avant que, au bout du compte, la relique lui soit reprise sans que l’on sache jamais pourquoi il s’en était emparé… Il apprend plus tard que c’était là un piège du conseil pour mettre à l’épreuve son humilité et sa soumission. Par une pirouette de l’auteur, cette manigance sera ultérieurement imputée à Naxès, le grand méchant de cette histoire, qui rêve d’introduire dans ce monde la monnaie, l’économie de marché, le crédit, le salariat… La question étant, bien sûr, de savoir si le vil Amos parviendra à ses fins.

Si la lecture n’est pas désagréable, en dépit de quelques lenteurs, le livre irrite profondément en raison des innombrables contradictions dont il est perclus. Les incohérences foisonnent et mettent notre suspension de l’incrédulité à rude épreuve. Les protagonistes ont la faculté de projeter leur esprit dans le corps d’oiseaux pour voir au loin, et même à travers le temps, brin de fantasy qui arrive là, en pleine SF, comme un cheveu sur la soupe. On ne croit pas à ce monde idéal qui rappelle beaucoup « Marée montante » de Marion Zimmer Bradley. On ne croit pas un instant à cette harmonie avec la gente animale digne du jardin d’Éden qui évoque, au choix, le film Avatar ou Shikasta de Doris Lessing. On ne croit pas à ces gens qui savent tous tout faire : tisserand, forgeron, charpentier naval, agriculteur… On ne croit pas à la navigation hauturière en solitaire sur des coquilles de noix low tech. On ne croit pas que la population vive dans la plus parfaite béatitude sans pouvoir améliorer son sort quand l’idée lui en vient. Bref… on n’y croit pas ! Du tout.

Femmes d'argile et d'osier

Ce n’est pas de la science-fiction, pourtant il s’agit bien d’un voyage vers une planète inconnue : les confins de l’Amazonie au début du xx e siècle sont aussi éloignés de notre réalité que, disons, la Cité Terre du Monde inverti. Un lieu où la rationalité, les savoirs et les certitudes ne servent plus à grand-chose. Avec Femmes d’argile et d’osier, Robert Darvel délaisse Harry Dickson, dont il a prolongé les aventures dans une série de récits fidèles au modèle original (voir le dossier consacré à Jean Ray dans le n° 87 de Bifrost), pour relater un épisode de la vie d’Hiram Bingham, historien et explorateur. Alors qu’il étudiait la culture inca au Pérou, Bingham entendit parler d’une cité perdue dans les environs du Machu Picchu. La quête de ce lieu mythique devint dès lors son idée fixe, et il réussit à convaincre suffisamment de monde pour organiser une expédition.

Un explorateur obsessionnel, des ruines mystérieuses, des fleuves à remonter ou à franchir, une jungle impénétrable, des bêtes sauvages, des autochtones hauts en couleurs, de la magie vaudou ou végétale… On imagine bien quel récit d’aventures exotiques plein d’effets et de rebondissements l’auteur aurait pu tirer de cette histoire vraie. Or, il escamote très vite cet horizon d’attente en quelques séquences où se concentrent découverte du site inca et rencontre des étranges femmes du titre : désintérêt immédiat de Bingham pour les ruines, l’explorateur n’ayant de cesse, dès lors, de chercher l’introuvable, c’est-à-dire un passage magique vers le monde inversé où vivent ces belles poupées golem.

Au fond, Femmes d’argile et d’osier est moins un récit d’aventure qu’un récit sur le désir d’aventure, voire le désir tout court. Et ce désir est toujours un fantasme : une soif de conquête et de domination (le colonialisme pillard des capitaines d’industrie et, à quatre siècles de distance, des conquistadors), ou la projection de rêveries moites (les utopies, ou les appétits charnels, de Bingham). Comme il n’y a pas de désir sans frustration, la rétention du spectaculaire répond ici à l’idée que l’échec est le moteur de la vie, car c’est en n’aboutissant pas que la quête peut sans cesse être relancée.

Si le livre peut paraître bien sérieux dans son refus d’hystériser l’aventure ou de sacrifier à l’infantilisme qu’on reproche parfois à la SFF, il n’en est pas moins merveilleux et même enfantin. Il rappelle que c’est justement le sérieux qui fascine les jeunes lecteurs dans certains récits d’aventure. Chez Stevenson ou chez Verne, ce n’est pas l’enfance qu’on recherche, mais une preuve que les rêves d’exploration peuvent s’accomplir dans la vie adulte. Que tente précisément de raconter Darvel sous les oripeaux du conte sylvestre ? Peut-être que si les pères comme Bingham délaissent parfois femme et enfants, c’est qu’ils ne peuvent cesser de rester eux-mêmes des enfants, d’insatisfaits rêveurs sous leur masque savant et sévère. Le récit se prive à mon sens de développements intéressants en ne faisant qu’évoquer de manière superficielle Alfreda, la femme de Bingham, dont on devine ce qu’elle doit apprendre à accepter : l’incurable immaturité que la position sociale et l’autorité de son époux dissimulent mal, la laissant dans l’attente, entre amour et abandon, entre le foyer déserté de New Haven et les jungles et les femmes chimériques.

De même qu’Alfreda est tragiquement effacée, Bingham, malgré ses qualités de flegme, de pragmatisme et de curiosité, peut paraître terne, et c’est donc dans l’étonnante galerie de seconds rôles qu’il faudra rechercher un peu de charisme ou de grandeur. Comme ses protagonistes, le livre n’est jamais où on l’attend. Tout en retenue dans l’action – parfois, jusqu’à la vacuité –, la forme, en revanche, est d’une constante densité, par le jeu notamment d’un style emphatique, à la limite de la grandiloquence. Ces actes manqués, ces clairs-obscurs narratifs et stylistiques, conjugués à l’absence de dimension politique (alors que comme l’avait bien compris Lucius Shepard, tout est politique en Amérique du sud, y compris la magie), rendent cette histoire attachante difficile à apprivoiser.

La Ballade de Black Tom

Au panthéon des plus fascinantes entités maléfiques de la littérature de genre, le Cthulhu de Lovecraft occupe une place à part. En témoignent les générations successives d’écrivains qui ont consacré tout ou partie de leur travail à lui rendre un culte. À une époque qui place l’originalité comme valeur suprême dans les arts, ce phénomène de continuation ne manque pas d’interpeller. Certains textes récents vont même encore plus loin, où il s’agit moins de continuer que de revisiter, en construisant à partir des briques de base (univers, personnages, créatures) une histoire inédite, mais en y faisant une place aux laissés-pour-compte du corpus original : pour simplifier, les non-wasps et les femmes.

Surfant sur cette vague, Victor LaValle se propose carrément, dans La Ballade de Black Tom, de réviser, c’est-à-dire de réécrire, la nouvelle « Horreur à Red Hook », notamment du point de vue d’un jeune afro-américain. « … Red Hook » est, de l’aveu d’HPL lui-même, un récit assez mineur relevant d’un occulte banal plutôt que de cette horreur cosmique qui a tant fait pour sa popularité. Ce qui le rend notable est le racisme obsessionnel exprimé par l’auteur, dans une langue hallucinée annonçant les dérèglements verbaux des « grands textes » ultérieurs. S’il réutilise les lieux, certains personnages principaux ainsi qu’une partie de la trame du texte souche, le récit de LaValle s’épanouit dans le contre-pied. Outre son refus d’assumer la méchanceté et la cruauté ouvertement malsaine du texte de Lovecraft, il l’inscrit sans ambiguïté dans le mythe de Cthulhu. C’est donc l’histoire de Tommy Tester, jeune croque-note de Harlem dans l’Amérique des Roaring twenties. Époque d’effervescence économique et culturelle, marquée aussi par une terrible ségrégation qui met sur la touche des pans entiers de populations noires ou immigrées. Tommy louvoie dans cet univers où l’opulence côtoie la plus grande misère. Il multiplie les combines pour payer les factures et assurer à son père, gravement malade, la fin de vie la plus digne possible. Jusqu’à mettre le nez dans les affaires d’individus fort peu fréquentables, qui lui feront franchir, au terme d’une initiation douloureuse, un degré supplémentaire dans l’aliénation.

Parmi les écrivains liés à la mouvance lovecraftienne, aucun bien sûr n’a repris à son compte les phobies raciales et réactionnaires du Maître. Certains ont pu toutefois envisager d’imiter ces fameux passages d’explosion stylistiques des « grands textes », où la prose, perdant toute retenue, fait naître peur et émerveillement par saturation des perceptions, annihilation de toute logique. Mais il est frappant de constater que dans ce registre HPL est resté inégalé. À cet égard, La Ballade de Black Tom porte nombre de stigmates de l’horreur cosmique d’exploitation récente, telle que formalisée dans Les Chroniques de Cthulhu (chez Bragelonne) : l’immersion échoue en partie puisque l’on imagine, on réfléchit toujours avant de voir et d’éprouver. Quitte à décevoir l’attente. Ici le modèle de la peur n’est plus cette sorte de fascination hypnotique née de la saturation et du dérèglement des sens, mais le récit fantastique à progression lente : écartés les traumas de la perception, il n’est question que de prosaïque (quoique tragique) réalité qui se fissure. Las, l’auteur ne retient de « … Red Hook » que l’opportunité de dénoncer le racisme et de jouer avec le mythe, ne parvenant pas à transformer l’épouvantable réalité sociale qu’il décrit en épouvante tout court, si ce n’est lors de quelques moments de bravoure claustrophobe vers la fin.

Dès lors la démarche même de réécriture peut interroger. N’y avait-il pas matière à produire, avec ces thèmes forts, un récit fantastique complètement dégagé de l’influence lovecraftienne ? Ou de transposer l’histoire dans un autre cadre, contemporain par exemple ? C’est d’autant plus frustrant que, sur le strict plan de la composition, l’auteur se montre d’une habileté redoutable.

Si ce choix de coller à l’intrigue de « … Red Hook » ressemble parfois à une impasse, il permet toutefois à LaValle de jouer à fond la carte de l’intertextualité et de faire jaillir une lueur nostalgique précisément là où on ne l’attendait pas, c’est-à-dire dans le regard différé du lecteur sur une mythologie (et ses acteurs) découverte quand il était lui-même plus jeune. Par éclairs, le récit d’horreur un peu convenu se mue alors en une adaptation convenable d’HPL, auteur ambigu dont on ne dira jamais assez à quel point il est plus qu’un écrivain fantastique et dont l’œuvre fut si régulièrement trahie par ses continuateurs — pour le pire ou le meilleur.

Par la mer et les nuages

Pour les survivants de Pontault et Port Leucate, le temps est venu de partir, d’abandonner le refuge de leurs remparts faits de bric et de broc. Les assauts répétés des hors-murs, les cancers provoqués par les radiations de centrales nucléaires aux enceintes de confinement de moins en moins imperméables, les sols et rivières souillés par les effluents toxiques, les vagues épidémiques et la raréfaction des ressources pour pallier à tous ces problèmes ont eu raison de l’espoir en germe dans leurs communautés, devenues low-tech par la force des choses. Il est grand temps de larguer les amarres pour quitter le vieux monde et rallier le nouveau où, ils l’espèrent, un second départ demeure possible. Une fois de plus, le clan Costa est à la manœuvre. Fort d’un dirigeable et d’une poignée de navires, fort de l’amitié des rugosos (cf. Les Damnés de l’asphalte) et d’autres alliés de circonstance, ils comptent bien traverser l’Atlantique pour fonder une nouvelle communauté outre-mer.

Troisième volet de ce qu’il convient désormais d’appeler la « Saga Costa », Par la mer et les nuages n’offre guère de surprise. Les habitués retrouveront en effet dans le roman de Laurent Whale tous les ingrédients sur lesquels se fonde leur adhésion. Une pincée d’aventure mitonnée dans le creuset de la défunte collection « Anticipation » du Fleuve noir, le tout pimenté d’une bonne dose de générosité, d’entraide, de solidarité dépourvue d’arrière-pensée pécuniaire et lorgnant davantage du côté de l’anarchisme que du capitalisme, voire de l’autoritarisme. Sans oublier des archétypes à foison, histoire de dérouler un récit brut de décoffrage sous-tendu par l’action permanente. Bref, de quoi se venger de pas mal d’injustices présentes ou de réparer des torts vécus au quotidien, d’un point de vue, bien sûr, strictement fictif.

Avec ce troisième opus, l’auteur ne déroge donc pas aux recettes de ses précédents romans, Les Étoiles s’en balancent et Les Damnés de l’asphalte. Il poursuit l’aventure, décentrant son intrigue hors d’Europe, histoire de voir si l’herbe est plus verte ailleurs, une quinzaine d’années plus tard, passant ainsi le flambeau à la génération suivante. Pour autant, on est bien heureux de retrouver les personnages auxquels on s’est attaché, même s’ils se contentent ici de faire de la figuration. Plus optimiste, plus pugnace que Exodes de Jean-Marc Ligny, Par la mer et les nuages poursuit l’exploration d’un univers post-apocalyptique non dénué de zones d’ombre. Celles héritées du monde d’avant, le nôtre, celui de la mascarade du développement du râble et des extrémismes de tous poils. Une course en avant dont les personnages de Laurent Whale récoltent les méfaits, s’efforçant de survivre, malgré tout.

Hélas, la satisfaction ne dure pas, les cinq cents pages du roman érodant très vite le capital de sympathie initial. La faute, d’abord, à une intrigue linéaire guère prolixe en matière de suspense. Un périple balisé et répétitif, jalonné d’affrontements lassants, quand ils ne sont pas simplement les redites de ceux des épisodes précédents. Le récit pâtit également d’une progression dramatique, « dramatiquement » atone. On tourne ainsi les pages mollement, sans enthousiasme, comptant les morts, surtout ceux des adversaires, l’œil fixé sur un horizon d’attente au final un peu creux.

À bien des égards, Par la mer et les nuages semble être l’épisode de trop, n’apportant plus qu’un plaisir de lecture amoindri puisque l’on connaît désormais toutes les ficelles du récit et les facettes des personnages. Et le lecteur de se dire qu’il est peut-être temps de passer à autre chose.

Hildegarde

Livre-monde, roman fleuve, véritable OLNI, Hildegarde s’ordonne autour de la figure, pour ne pas dire l’icône, de Hildegarde de Bingen. Prophétesse et sainte femme, animée par de douloureuses épiphanies, savante naturaliste, fine observatrice de la nature, femme d’influence respectée par Bernard de Clairvaux et l’empereur Frédéric Barberousse, compositrice et inventrice d’une langue imaginaire, la magistra des abbayes de Disibodenberg et Rupertsberg a traversé les âges, nimbée d’une aura de mystère et de mysticisme, offrant à la postérité ses visions et une œuvre qui témoigne de la grande variété de son érudition. Pour autant, Léo Henry n’endosse pas ici le rôle du biographe, comme a pu le faire l’historienne médiéviste Régine Pernoud en cherchant à cerner la personnalité de la religieuse, via un corpus de sources historiques. Hildegarde relève davantage de la fiction, mais une fiction où le vrai et le faux accouchent d’un réel dont on se délecte des multiples facettes.

Strictement inracontable, le roman de Léo Henry se déguste comme un mille-feuilles littéraire dont chaque chapitre dévoile une histoire, souvent enchâssée dans un autre récit, révélant des nuances contrastées tout en s’inscrivant dans des registres variés, parfaitement assimilés par l’auteur. Le goût pour le picaresque se mêle ainsi au récit hagiographique, voire à la chanson de geste ou au roman courtois. L’épopée flirte avec le tragique de l’histoire humaine. Le merveilleux côtoie le prosaïsme du quotidien, y compris dans ses manifestations les plus vulgaires. Bref, il est bien difficile de classer le roman de Léo Henry dans une catégorie. Et quand bien même, on s’y risquerait, force serait de constater que cela n’est guère intéressant. Hildegarde se révèle surtout comme un roman total, mêlés d’inventions savoureuses, de souvenirs, de on-dit, de légendes et de témoignages, jalonnés de tueries, de pogroms, de batailles, mais aussi de réalisations merveilleuses conçues par les esprits éclairés de l’époque. Mille et uns récits qui font la vie et l’histoire de cette partie de l’Europe.

Car, loin de se cantonner au personnage de la sainte femme, Hildegarde se fait également le porte-parole d’un Moyen-âge lumineux, non exempt de zones d’ombre, où le monde se conçoit à l’aune de représentations empruntées à la philosophie antique, aux mythes et au christianisme. Une période créatrice où certaines intuitions s’avèrent, contribuant à la compréhension du monde. Un temps apparemment immuable, où les romans de chevalerie forgent la culture des élites. Le récit s’enracine dans la vallée du Rhin, au sein de l’Empire, le Saint-Empire germanique né du démantèlement du monde carolingien, faisant de ces lieux un creuset irrigué par de multiples récits. Naviguant au cœur des conflits entre la papauté et l’Empire, des croisades aux prémisses de la guerre de trente ans, des prophéties hallucinées de la magistra aux premiers développements de l’humanisme, Léo Henry réenchante l’Histoire en puisant dans le légendaire médiéval, n’hésitant pas à évoquer Parzival, Siegfried, le moins connu Dietrich von Bern et la légende des Niebelungen pour donner corps à une intertextualité réjouissante, rendant justice au monde germanique et à l’une des grandes thématiques morales et symboliques de l’imaginaire médiéval. De ce voyage littéraire, mené de main de maître par un auteur ayant érigé son écriture au rang des beaux art, on retire un immense plaisir, celui ressenti à la lecture des œuvres magistrales et forcément indispensables.

L'étrange affaire Nottinger

Grande-Bretagne, époque contemporaine. Lasse des affaires d’adultère, la détective Nadia Leigh succombe au charme de l’inconnu, entamant une enquête pour laquelle elle a été sollicitée de manière insolite. En effet, dans un courrier lui étant adressé, un certain Edward M. Nottinger lui demande d’élucider un assassinat commis à Hastings. Selon la police, la victime, dont on a retrouvé le corps dans la bibliothèque de sa demeure familiale, se serait suicidée. Un fait qu’il conteste, bien évidemment, dévoilant dans son message d’autres éléments plus occultes. Mais peut-on croire l’auteur d’une lettre lorsqu’il prétend être la victime elle-même ? En tout cas, le mystère de la situation titille le sens de la logique de Nadia, d’autant plus que la médium ayant servi d’intermédiaire n’est plus en mesure de confirmer s’il s’agit ou non d’un canular, ayant elle-même basculé depuis dans la folie. Toute affaire cessante, la détective prend le train pour Hastings afin de satisfaire sa curiosité et, sur place, ne trouve qu’un faisceau de faits étranges appelant bien d’autres questions. D’abord, un majordome désœuvré, aux prises avec de lointains héritiers chicaneurs, qui n’hésite pas à lui ouvrir les portes de la demeure du défunt. Puis, dans la cave, un coffre rempli de secrets de famille inavouables, prouvant notamment l’existence d’un lien entre le père de la victime et un club réservé aux hommes qui semble abriter des activités bizarres. Enfin, elle reçoit en rêve la visite de son client, du moins, de son fantôme, une apparition spectrale qui la pousse à poursuivre ses investigations jusqu’au bout, quitte à se frotter aux adeptes d’un culte impie prophétisant l’apocalypse et aux créatures qu’ils invoquent.

Que ce soit en littérature, en bande dessinée, au cinéma ou dans le jeu de rôle, H. P. Lovecraft et son univers fascinent toujours une foule de continuateurs, de pasticheurs et autres commentateurs passionnés par un auteur suscitant par ailleurs la controverse pour certaines de ses idées. Jeune auteure venue de l’autoédition, Claire Billaud signe, avec ce second roman paru chez Mü Éditions, une variation autour de l’imaginaire de l’auteur de Providence, puisant dans son œuvre quelques motifs empruntés au pseudo-mythe de Cthulhu et aux aventures d’Herbert West. Pourtant, en dépit de prémisses engageantes, on ne peut s’empêcher de trouver L’Étrange affaire Nottinger un peu terne et mollasson. La faute surtout à une intrigue dépourvue de toute tension dramatique, de tout sentiment d’effroi ou de folie. En conséquence, on tourne les pages poliment, sans véritable passion ou frisson, se contentant de suivre un récit factuel et balisé dépourvu de véritable souffle horrifique. La menace esquissée à Hastings n’est d’ailleurs même pas indicible, elle se révèle juste convenue, prévisible, l’atmosphère fantastique semblant shootée aux anxiolytiques. Quant au traitement des personnages, il ne suscite guère l’adhésion ou la répulsion. Tout au plus, une attention distraite pour leurs malheurs, mais guère davantage.

Bref, s’il n’y a pas matière à s’enthousiasmer ou à frémir en lisant L’Étrange affaire Nottinger, on se gardera pourtant d’accabler une auteure qui s’essaie à un genre qu’elle ne maîtrise manifestement pas. Sans doute pèche-t-elle par la timidité de son écriture, qui peine à convaincre tant elle ne transmet guère d’émotion ou de mystère. On se contentera donc de signaler l’existence de ce roman, à défaut d’en louer le caractère incontournable.

La Part du monstre

La Part du monstre est le second roman post-apo zombie de M.R. Carey. C’est aussi une manière de préquel à Celle qui a tous les dons.

Dix ans que la catastrophe zombie a commencé (nous sommes donc dix ans avant les faits de Celle…). La plus grande partie de la population britannique a été anéantie par les affams, les zombies affamés dont nul ne connaît l’origine mais dont la dangerosité extrême et contagieuse est certaine. Une grosse communauté survit dans la base de Beacon, gouvernée par une dyarchie instable civile et militaire. C’est de cette communauté que part pour plusieurs mois un véhicule blindé, le Rosie. Son équipage mixte (lui aussi, civil et militaire) doit faire la tournée des sites visités par une précédente expédition, perdue depuis, afin d’y collecter les éventuelles informations qui permettraient de lutter enfin efficacement contre le péril mortel qui menace l’humanité. Entre affams et pillards cannibales, les risques sont énormes, d’autant que l’équipe n’est pas cohésive, qu’une des scientifiques est — au pire moment — enceinte, qu’un des leaders du groupe est un agent infiltré de l’autorité militaire de Beacon. Le Rosie a néanmoins, même s’il l’ignore encore, un atout de taille en son sein : Stephen, 14 ans, la pièce rapportée imposée par la biologiste Khan, un autiste surdoué qui va faire une découverte capitale. Sera-ce suffisant ?

Le problème de fond du roman est qu’on sait, si on a lu son prédécesseur, que la réponse à la question précédente est non. Difficile alors de bâtir un thriller, même si le pitch semble pointer dans cette direction, d’autant que les structures des deux romans sont très similaires. Le texte souffre d’autres défauts : une première moitié bien poussive, une centration trop grande sur le petit (mais trop grand pour une vraie immersion) groupe du Rosie alors que des événements capitaux se déroulent au loin mais qu’ils ne sont traités que backstage, une progression narrative dont le moteur réside trop souvent dans la dissimulation d’informations capitales par telle ou telle partie du groupe. Quelques qualités, néanmoins. D’abord, le personnage et les processus mentaux de Stephen sont plutôt bien traités, me semble-t-il. Ensuite, quand le groupe devient plus réduit et que les enjeux se précisent, le texte aborde la question du prix à payer pour sauver l’humanité, dans une approche qui décide absolument de tourner le dos à l’humanocentrisme ; et c’est finalement ce point qui fait l’originalité du récit de Carey (mais là aussi, ça a déjà été vu dans le volume précédent). Enfin, il y a quelques bonnes pages, émouvantes parfois, sur l’acceptation de la fin, de sa propre fin, et quelques passages finement écrits de contact inter-espèce, une volonté manifeste d’humanisation de ces décidément non-humains que sont les infectés. Mais même l’émotion est rare et quelquefois, hélas, un peu facile.

Alors, lire ou pas ? On peut. On n’est pas obligé. D’autant que s’il est habituel de dire qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, c’est pourtant un peu le cas ici.

La Fantastique Famille Telemachus

Durant les années 60, au plus fort de la Guerre froide, Teddy Telemachus rencontre la jeune Maureen McKinnon. Les deux participent à des tests universitaires cherchant à valider et comprendre les pouvoirs paranormaux. Teddy est un escroc charmeur et sans limite, virtuose de la manipulation et de la prestidigitation, Maureen, elle, est une vraie médium qui peut voir à distance. Qu’importe leur différence de fond, les deux sont recrutés par l’une de ces agences gouvernementales qui, à l’époque, essaient de militariser les prétendus pouvoirs psi. Cerise sur le gâteau, Teddy et Maureen tombent amoureux l’un de l’autre, se marient, et engendrent trois enfants, tous doués, Irène, Frankie et Buddy. Les cinq formeront la fantastique famille Telemachus, aussi célèbre qu’Uri Geller jusqu’à une prestation télé catastrophique, suivie, peu après, par la mort de Maureen. Vingt-et-un ans plus tard, la famille n’a plus que l’ombre de sa gloire passée. Frankie — le télékynétique — est un loser du genre de ceux qui pensent toujours que le prochain coup sera celui qui leur permettra de se refaire, Buddy — le voyant — est affligé de ce qui ressemble à une forme d’autisme, Irène — qui sait toujours quand on lui ment — vit avec son fils Matty chez Teddy, incapable qu’elle est de garder un emploi ou une relation amoureuse. Partant de là, le roman entremêle les présents compliqués des membres de la famille : Frankie doit une grosse somme au mafieux local, Buddy est engagé dans une série d’actions qu’il est le seul à comprendre, Irène tente de retrouver une vie amoureuse et professionnelle plus satisfaisante. Si ça ne suffisait pas, Matty et ses cousines ont aussi visiblement des pouvoirs, et l’agence gouvernementale des 60’s se rappelle au souvenir de la famille.

Le roman est régulièrement touchant. Les angoisses d’Irène émeuvent. Le projet à très long terme de Buddy intrigue puis attriste, les graves soucis de Frankie aussi. Il y a également Matty, adolescent en quête de lui-même et d’histoire familiale, ou Teddy qui voudrait une relation sentimentale et aime profondément les siens mais ne sait être qu’autocentré. On sent, entre les Telemachus, un amour véritable qui a trop souvent du mal à s’exprimer. Le poids des responsabilités et des déceptions personnelles, le manque, inguérissable, de Maureen, rendent tout trop compliqué. Et pourtant, l’amour et le soutien des uns aux autres ne se dément jamais, s’exprimant de la manière la plus éclatante dans les messages très émouvants que Maureen envoie à sa famille par-delà la mort ou dans la vie gâchée par l’inquiétude d’un Buddy trop clairvoyant qui aura passé son existence à essayer de protéger sa famille d’un risque inconnu. De grands pouvoirs ne donnent pas de grandes responsabilités, de grands pouvoirs donnent de grandes misères.

Bonus : l’histoire fonctionne comme un des tours de magie de Teddy, avec préparation, construction, et prestige à la fin.

Ceci posé, le roman est néanmoins décevant. Présenté comme très drôle, il l’est parfois mais pas souvent. Problème de texte, de traduction, de références culturelles, je l’ignore. Toujours est-il que, s’il est régulièrement touchant, il est rarement exaltant, et parfois ennuyeux. Trop rempli, trop brouillon, il passe trop souvent d’un coq à un âne, hésitant entre plusieurs histoires et plusieurs genres sans jamais choisir ce qu’il veut dire ou comment le dire. Dommage.

La Controverse de Zara XXIII

Zara XXIII, une planète sauvage à des dizaines d’années-lumière de la Terre. Dépourvue d’espèce sentiente susceptible d’en revendiquer la propriété, et riche de ressources naturelles, Z. XXIII est exploitée à tous les sens du terme par la Zara-Corp. Seule concession aux règles strictes de l’administration coloniale : respecter un minimum l’environnement de la planète, dans un mix de précaution et de remise en état qui s’apparente plus à du greenwashing qu’à un vrai souci environnemental. Les actionnaires s’enrichissent, certains prospecteurs aussi.

L’un de ces prospecteurs s’appelle Jack Holloway. Bordélique, guère respectueux des règles, fort en gueule, Holloway a bien peu d’amis sur Z. XXIII ; il est considéré, à juste titre, comme un vrai connard. Et voilà qu’un jour, en prospection, le misfit foire une déflagration contrôlée. De là, deux issues possibles : il est viré pour le trouble environnemental causé, ou associé à l’exploitation du fabuleux gisement de pierres précieuses qu’il a accidentellement mis au jour. Mais y aura-t-il exploitation ? Car Holloway découvre, dans son habitation, un petit groupe de créatures (les toudous !!!) qui ressemblent à des chats en plus futés, et dont le comportement amène à se demander s’ils ne seraient pas l’espèce intelligente de la planète. Si c’était le cas, tout devrait cesser et Z. XXIII leur serait alors restituée. On comprend que ça ne fasse pas l’affaire de la ZaraCorp. La bataille judiciaire commence, les coups bas aussi…

John Scalzi écrit ici une nouvelle version des Hommes de poche, de H. Beam Piper.

La Controverse de Zara XXIII a beau se passer dans l’espace, il se situe quelque part entre le western ou le roman colonial (ce qui revient un peu au même), mâtiné d’une approche qui se veut humoristique à la Cary Grant, sans oublier le film de procès. L’ensemble se lit vite et bien, mais n’est guère profond. Le titre choisi par l’éditeur veut inciter à lorgner sur La Controverse de Valladolid, mais on en est loin ; le titre VO, Fuzzy Nation, est plus cohérent avec le ton du roman. Publié en 1962 et nominé au Hugo en 63, le Piper était sans doute adapté à son temps. En dépit de quelques patches (greenwashing, souci du patriarcat, etc.), la version de Scalzi est atrocement datée. Tout y est : les oppositions surjouées entre Holloway et la Corp, les « méchants » coloniaux aussi immoraux que guère malins, le chien fidèle, le côté mutin de l’ex d’Holloway, et le charmant couple qu’elle forme avec l’avocat de la compagnie, la bonne humeur volontariste de tout ce petit monde, la comédie judiciaire avec coups de théâtre à la barre, jusqu’à l’épiphanie d’Holloway se découvrant une conscience capable d’étouffer son égoïsme ou le final dans lequel la juge intègre sanctionne le Puissant et protège le Petit ; on se croirait dans un film en noir et blanc. Scalzi fait ce qu’il veut, mais la SF a évolué depuis. On pourra conseiller cet inoffensif roman à un jeune qui veut découvrir le genre ou à un récalcitrant qui veut s’encanailler sans trop se dépayser.

Le Verrou du fleuve

Si vous n’avez pas encore lu La Messagère du ciel, passez d’emblée à la critique suivante. Le Verrou du fleuve, sa suite directe, reprend là où le premier tome s’est arrêté, et cette chronique est susceptible de divulguer des éléments propres à gâcher la lecture de l’opus initial. Deux siècles après l’effondrement de l’empire d’Asrethia, le dieu Aska s’est choisi un prophète, Ganner, a levé une armée de monstruosités et marche, invaincu, sur le royaume de Rhovelle. Pour le contrer, son frère Wer s’est trouvé un Héraut en la personne de Mériane, paria et femme. Convaincre le clergé qu’elle est sa Messagère relève d’une mission impossible. Et faire d’elle la sauveuse de la ville de Loered, surnommée le Verrou du Fleuve (réputée imprenable grâce à ses sept enceintes fortifiées) et assiégée par l’Éternel Crépuscule d’Aska, semble encore plus illusoire. Avant de défaire les Askalites, il lui faudra gagner le cœur des hommes à la raison aveuglée par le poids des traditions et des préjugés. Et convaincre des prêtres pétris de certitudes renforcées par une foi parfois extrême. Pendant qu’elle chemine à la tête d’une maigre colonne de ravitaillement vers Loered, la ville tient le siège, sous le commandement du vaillant mais âgé duc Thormig. La cité attend la charge de l’armée ennemie et, sous une pluie sans fin, le découragement gagne les troupes. Il faut pourtant que le Verrou tienne.

Comme dans le premier tome, la narration multiplie les points de vue, délaissant souvent les pérégrinations de Mériane au profit des événements autour et dans Loered, sans pour autant en oublier les arcs secondaires. L’arrivée de nouveaux personnages ouvre d’autres pistes. Le chroniqueur attaché au pas de Mériane montre ainsi que les faits importent moins que la manière dont ils vont être mis en scène et racontés. On devine que chaque intrigue de palais, chaque décision, chaque action de tous les protagonistes, même celui qui n’a pour l’instant que peu d’importance, peut peser sur le destin du monde. Il en résulte une ambiance générale et un ton plus sombres et plus sanglants, très différents du premier opus. Lionel Davoust restitue avec précision et minutie les combats, les batailles accompagnées du souffle de la mort, et parvient à retranscrire avec force l’attente qui ronge les âmes et le désespoir qui empoisonne lentement. Au bout des cinq cents pages, l’issue finale n’est pas encore connue. Le deuxième tome de la série, trop imposant, s’est vu coupé en deux. La trilogie initiale cède donc la place à une tétralogie. La semi-fin du Verrou du fleuve laisse le lecteur dans l’expectative et dans l’attente du tome suivant tout en lui évitant la frustration d’un cliffhanger trop brutal. Une petite remarque, pour l’éditeur cette fois : il manque parfois des espaces entre les mots et la récurrence du problème trouble la lecture.

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