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Une histoire des abeilles

Premier roman adulte d’une auteure qui a débuté dans la jeunesse, Une histoire des abeilles a valu à Maja Lunde le prix norvégien des libraires, avant de devenir également best-seller en Allemagne.

L’histoire se déroule sur trois lignes temporelles distinctes. En 1851, un Anglais, jadis promis à une belle carrière scientifique, se retrouve finalement totalement inhibé par sa vie de père de famille nombreuse, tombeen pleine dépression, jusqu’à ce qu’il décide, pour retrouver son aura auprès de son fils, de concevoir une ruche à nulle autre pareille. En 2007, un apiculteur américain tente à la fois de renouer le lien avec son fils, qu’il imaginait prendre sa succession mais qui rêve de devenir écrivain, et de garder à flot sa ferme tandis que le Syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles connaît ses premiers drames. Enfin, en 2098, une Chinoise qui tente tant bien que mal de subsister en participant à la pollinisation de la nature maintenant que les insectes ont disparu, connaît un drame terrible lorsque son fils est victime d’une maladie mystérieuse et que les docteurs refusent de la laisser lui rendre visite.

On s’en doute, ces trois lignes vont converger peu à peu (à ce propos, une personne curieuse qui lira la quatrième de couverture aura vite compris la nature du lien), mais ce n’est sans doute pas là le principal propos du livre, car elles auraient pu être totalement indépendantes que le roman aurait gardé son unité. Non, ce qui intéresse davantage Lunde, ce sont les drames qui se nouent dans ces pages, et notamment les problèmes relationnels. En effet, chacun des trois personnages principaux a des soucis dans son rapport à l’autre : William ne supporte plus sa femme, ses (trop) nombreuses filles qui piaillent, et même son fils ; George a également des rapports conflictuels avec son fils ; et Tao, tandis qu’elle s’inquiète pour le sien, s’éloigne peu à peu de Kuan, son mari, avec qui elle n’arrive plus à communiquer. Et l’atmosphère de crise permanente n’aide pas à retrouver de la sérénité. Maja Lunde excelle à décrire ses névroses qui, bien souvent, se jouent sur des petits riens, des non-dits qui, exprimés, auraient détendu l’atmosphère en un rien de temps, jusqu’à en générer un évident malaise chez le lecteur qui assiste impuissant à la tragédie en se disant que la situation ne peut qu’empirer (même s’il peut aussi éprouver ponctuellement l’envie de mettre un bon coup de pied au cul de certains protagonistes, l’Anglais cloué au fond de son lit en tête).

Cette minutieuse description de relations sociales alambiquées prend ainsi le dessus sur l’intrigue, qui ne se déploie que très doucement, parfois d’ailleurs au prix de parenthèses sans grand intérêt (la course éperdue de Tao dans Beijing, par exemple). Au fond, ce que raconte Lunde aurait pu tenir sur une nouvelle de quelques dizaines de pages. Reste une description extrêmement documentée de l’apiculture au cours des siècles, voire même un peu de prospective, celle qui fait que ce roman se voit chroniqué ici. Malheureusement, cet aspect futuriste ne reste que très peu évoqué. Certes, le tiers du roman se passe dans l’avenir, certes les insectes ont disparu et l’on pollinise à la main, mais cela ne dépassera guère ce postulat initial. On aurait aimé en savoir davantage sur l’impact socio-économique de la disparition des insectes, sur les raisons scientifiques du coup de théâtre qui se produit dans le dernier tiers du roman, mais on n’en a que des bribes, l’auteure semblant s’en désintéresser.

Dans le même genre, on conseillera un roman qui, lui, prenait à bras-le-corps l’ensemble des conséquences de la disparition des abeilles : Le Sang des fleurs, de la finlandaise Johanna Sinisalo (au passage, on se demandera par quel hasard les deux romans traitant de ce sujet sont signés de deux femmes scandinaves), à côté duquel Une histoire des abeilles paraît bien faible d’un point de vue conjectural. Il n’en reste pas moins une plongée intéressante et éprouvante dans la nature des relations humaines et familiales conflictuelles.

Destination Cérès

Professeur en littérature anglaise à Paris 3, spécialiste de Stevenson et Doyle auxquels il a consacré plusieurs ouvrages, Jean-Pierre Naugrette est également traducteur et romancier, publié entre autres chez Actes Sud, Terre de Brumes et, à plusieurs reprises, au Visage Vert. Il nous revient avec une fiction, « Destination Cérès », à la construction bipartite. La première partie se déroule au début du XXe siècle, du temps de l’exploration des pyramides égyptiennes. Ou, plutôt que les pyramides, les labyrinthes souterrains situés sous ces dernières, et qui ne sont connus que d’une poignée d’aventuriers chevronnés. Mais gare à qui s’y risque, car il s’y produit des choses qui défient l’entendement. La deuxième partie se passe en 2050, sur la planète naine Cérès, située dans la ceinture d’astéroïdes. Une mission s’y rend, afin d’y découvrir d’éventuelles traces de vie extraterrestre ; le point culminant de l’exploration concerne l’ascension de l’Ahuna Mons, montagne encore inconnue. Là aussi, des événements se produisent, tout à la fois inquiétants, dramatiques et inattendus…

Que dire de ce texte ? Tout d’abord, qu’il s’agit d’une rêverie, une évasion érudite et singulière, inspirée de Stanley Kubrick ou Patti Smith. D’un point de départ crédible et scientifique – même si on peut très sérieusement douter qu’en 2050, on soit capable de mener une expédition vers Cérès –, il bifurque progressivement vers un autre territoire, beaucoup moins balisé, où la raison n’aide plus réellement à comprendre la nature des événements ; il convient alors de lâcher prise, de se laisser emporter, quand bien même on y perd sa santé mentale. L’auteur sait manier la plume, il sait à la fois se faire évocateur et poétique, mais aussi plus précis dès lors qu’on parle sciences et techniques.

Reste la structure duale, qui se révèle épineuse : on imagine qu’elle a été pensée pour que les deux parties se répondent. Alors, certes, on y retrouve des thématiques équivalentes (l’exploration, les concepts de pyramides/montagnes et labyrinthes/cratères, les personnes disparues, etc.), mais cela n’apparaît pas totalement abouti. Chacune des deux parties peut se lire de manière indépendante, et les découvrir l’une à la suite de l’autre n’apporte finalement pas grand-chose. Frustrant.

L'Ordre du labyrinthe

San Francisco. Molly Travers a été élevée par sa tante Fentrice qui maintient son propre passé dans le brouillard, celui de Londres et des brumes que favorisent les spectacles d’illusions. Car la famille est d’origine britannique et célèbre pour sa magie de scène. Cela, depuis qu’elle a immigré aux États-Unis dans des circonstances plus ou moins imposées. Auparavant, l’art pratiqué était la magie effective, au bénéfice de nantis regroupés en une société d’occultisme, « L’ordre du labyrinthe ». Contrainte par le détective John Stow d’enquêter sur le passé familial, Molly Travers va découvrir des pans entiers du réel qui lui étaient inconnus, comme autant de détours du labyrinthe qui symbolisent les aléas de la vie. Une analogie qui n’a en soi rien d’original, puisqu’il s’agit du symbole universel associé au labyrinthe, mais qui, dans le récit, a su séduire la gentry friande de surnaturel, communauté très bien rendue par l’auteure. Hélas, passé l’épisode londonien, l’exercice apparaît comme assez vain…

Pourtant tout était rassemblé pour séduire. Tradition familiale occultée, intrusion du merveilleux dans une existence jusqu’alors banale, obligation d’assumer son héritage et ses conséquences, L’Ordre du labyrinthe offre ainsi nombre de thèmes déjà présents dans Sombres cités souterraines. À ceci près qu’ici, le roman peine à convaincre, victime d’une narration statique, et cela pour plusieurs raisons. La famille au cœur du récit compte de nombreux membres dont les noms, pseudonymes et identités d’emprunt rendent confuse la lecture et contrecarrent l’immersion. La structure, faite d’emboîtements de journaux, lettres et témoignages, constitue autant d’amorces sans jamais parvenir à une narration continue. Le ton descriptif introduit une distance là où l’on aurait voulu participer : ainsi, nombre de tours de magie sont décrits mais non montrés, parlant à l’intellect et non à l’émotion du lecteur. Le mystère, si tant est qu’il y en ait vraiment un, est résolu dans les dernières pages mais éventé dès la page 35, pour peu que l’on ait été un tant soit peu attentif. Enfin, le roman se termine parce qu’il faut bien une fin, mais sans proposer de véritable achèvement, laissant en plan nombre d’intrigues, et pas forcément secondaires.

Reste le style de Lisa Goldstein, toujours agréable et à nouveau servi par une belle traduction de Patrick Marcel. C’est insuffisant au vu de la qualité démontrée dans Sombres cités souterraines, donc non pas en fonction de critères extérieurs à l’œuvre, mais selon ceux établis par la romancière elle-même.

Normal

États-Unis, quelque part près de la côte de l’Oregon, maintenant ou disons dans cinq minutes. Adam Dearden est admis à Normal Head, institution établie dans une forêt expérimentale à l’abri des regards. L’endroit est spécialisé dans le soin des « gens qui ontessayé de regarderdans l’avenir pour tenter de sauver lemonde et que cela a rendu fous ». Dearden souffre d’incontinence émotionnelle, d’hyperconcentration et d’impossibilité de s’exprimer. Sans compter qu’il est le concepteur de l’« attaque plongeante » qui semble peser lourd sur sa conscience.

Les patients sont divisés en deux groupes, répartis selon une démarcation au sol : les veilleurs stratégiques (en gros, les donateurs et concepteurs qui agissent dans le présent) et les prospectivistes (pour l’essentiel, espions et think tank). Tous ont l’espoir, si un jour ils vont mieux, de gagner les habitations modulaires de la Préparation, sorte de programme antichambre avant la libération et où les conditions sont assouplies. Notamment par l’accès au Net, qui manque à l’ensemble des internés, bien plus que l’extérieur. Le soir même de son arrivée, Dearden est confronté à une énigme en chambre close : un patient enfermé dans ses quartiers a disparu, laissant à la place une nuée de mouches…

D’entrée, Normal évoque cette anecdote authentique : Kurt Gödel, génial logicien mais complètement cintré, avait pour thérapeute un ancien clown dadaïste. Le troisième roman de Warren Ellis répond aux exigences classiques du théâtre : unités de temps, de lieu et d’action. Toutefois, au sein de cette contrainte imposée, le romancier donne sa pleine démesure. L’institution de soin est établie sur un ancien site dont le concepteur est devenu fou en 1913. L’endroit est largement financé par les employeurs des « sondes humaines », l’équivalent de kleenex que l’on jette une fois usés. Leur médecin, le docteur Murgu, a le mérite de l’explicite dans l’efficacité du diagnostic : « Vous êtes tous tarés. » De fait, la galerie des patients est haute en couleurs, entre l’urbaniste Lela Charron, Clough et surtout Jasmin Bulat qui écoute la sagesse de ses intestins. Paradoxalement, tous ceux qui ont tenté d’envisager un futur collectif sont emprisonnés dans un solipsisme stérile. Leur conception du bien-être est de la bonne nourriture, des tonnes de DVD et personne pour les joindre par téléphone. Soit l’idéal geek, ce qu’annonçait déjà Warren Ellis dans Gun machine – « Je ne veux pas faire partie de la vie des gens. »

Car Normal se situe dans la continuité de ses précédents romans, prenant le relais de la nostalgie du passé, illusoire avec Artères souterraines et sa recherche du manuscrit original de la Constitution ; avérée par contre dans la tradition amérindienne qui vient perturber l’efficace thriller Gun machine (qui partage d’ailleurs un segment narratif avec la relance de Moon Knight assurée par Ellis pour Marvel).

Ici, le romancier multiplie les constats sur l’avenir immédiat et le futur : « Je ne veux pas voir la fin du futur » ; « Que reste-t-il à faire lorsqu’il n’y a plus d’avenir à prévoir ? »  ; « Le problème avec l’avenir, c’est qu’il advient que l’on soit là ou pas »  ; « C’est toujours ainsi que le futur survient. On ne le remarque pas avant de se le prendre dans la gueule. »

Davantage qu’un constat du présent, Normal évoque une présence, celle d’une rumeur, comme un bruit blanc. L’idée que, constamment soumis à la surveillance, nous devenons aveugles. Le tout servi par une traduction fluide et efficace de Laurent Queyssi.

Un roman absolument nécessaire, qui ronge l’esprit avec l’efficacité d’un mème.

Cyberland

Si du réel nous ne pouvons dire grand-chose, et que le doute est nécessaire à l’avancée des connaissances, comme l’affirme le roman, alors les trois récits qui composent Cyberland sont autant de points de vue subjectifs, fatalement partiels et partiaux. Espaces mouvants, entre le monde subjectif et sa simulation, mais également temps incertains, comme l’indique la chronologie, chorale puisque répétée (pp. 14 ; 262) mais avec des variantes.

La constante tient à la frange d’humains s’opposant à la Singularité qui a formé le Diktrans, une autocratie en lutte contre le Chronocryte, soit une IA à l’origine d’univers simulacres qui attirent nombre d’individus modifiés, les Humods.

Sur cette trame, Li-Cam déploie trois récits dont la variété des narrateurs (identifié ou problématiques) concourt intelligemment à troubler les repères, sans pourtant jamais perdre le lecteur.

« Saïd in Cyberland  » décrit la mission d’infiltration menée par le Diktrans au sein de la réalité simulée. Un commando de militaires expérimentés ayant échoué, l’autorité envoie un groupe de jeunes aux talents et motivations hétérogènes. Sur un canevas classique, Li-Cam propose un récit profondément original, tant dans la forme que le fond. La forme relève du récit épistolaire (ou plutôt documentaire comme l’entend Michel Foucault, l’information se substituant au vécu). Le fond tient du conte, par la répétition lancinante du « Il est une fois » et les jeux enfantins (caca de vache, jus de chaussette, vomi de hyène, comme sensations par procuration qu’offre Cyberland). Du conte mais aussi de l’allégorie (Socrate existe comme simulacre) puisque l’idéal de la Singularité est, en amplifié, ce que l’on voit en dix minutes sur Facebook (cf. notamment la page 46). Au final, les deux possibilités de l’alternative, réel objectif ou monde simulacre, apparaissent comme bien tristes. Fort heureusement il y a le clone considéré d’abord comme de la simple viande sans esprit, et surtout l’analogon de Léonard de Vinci, qui incarne l’espoir et la réconciliation qu’offre une science joyeuse et réfléchie, à l’imagination tout autant rationnelle que poétique.

« Asulon » se déroule dans la prison bâtie par le Diktrans pour y loger les humains modifiés. Le récit est tout simplement magistral, entrecoupé d’inserts qui vont des mots prononcés par De Gaulle à plusieurs citations du Frankenstein de Mary Shelley, entre autres, les apports de textes fonctionnant comme reliquats d’une culture que les prisonniers tentent de conserver, au moins par bribes (touchante p. 244 où « le vrai savoir se trouve dans une poubelle », écrit sur des bouts de papiers gras). Li-Cam conjugue poésie et réflexion (magnifiques lignes sur folie et raison p. 228 ; analyse étourdissante de la subjectivité p. 246), le tout évoquant THX 1138 s’il avait été réalisé par Antonin Artaud, d’ailleurs convoqué par Li-Cam.

Mais c’est à Samuel Beckett, celui du théâtre aride et dépouillé de Pas ou La Dernière bande, que fait penser « Simulation Love », récit bref comme les pièces évoquées de l’écrivain irlandais. À fin d’expérimentation scientifique, le caporal Mateo Stranieri est examiné par le Chronocryte, à moins qu’il n’en soit aimé. Distance irrémédiable entre l’homme et la machine, ou promesse maladroite de rencontre, Li-Cam ne tranche pas, c’est au lecteur de juger en parfaite cohérence avec l’ensemble puisque, durant tout le roman, celui qui jouit de la culture, quelle qu’elle soit, doit en être aussi l’acteur.

Complète réussite, Cyberland est un roman dont il y aurait encore beaucoup à dire, uniquement du bien, et sans se répéter.

La Terre demeure

Il est grand temps de redécouvrir La Terre demeure de George R. Stewart. Ainsi Juan Asensio débute-t-il sa préface à cette nouvelle édition, la troisième en langue française. L’ouvrage fut publié en 1949 aux USA, traduit en 51 chez Hachette sous le titre Un Pont sur l’abîme, réédité en 1980 dans la collection « Ailleurs & demain classique » chez Robert Laffont, agrémenté d’une élogieuse préface de John Brunner et d’une non moins remarquable postface de Rémi Maure éclairant le thème post-apocalyptique qui n’ont malheureusement pas été reprises ici. La nouvelle préface interroge davantage le contenu du roman de Stewart.

Un virus a éradiqué 99,99 % ou davantage de la population américaine, et probablement mondiale (selon moi). Ish, mordu par un crotale, est l’un des très rares survivants. Il est un intellectuel, avant tout observateur de la nature de sa région, qui constitue son sujet de thèse, et un homme volontiers solitaire qui le restera jusqu’à la page 130. Il traverse les États-Unis aller-retour sans croiser quiconque valant qu’il s’associât avec. De retour en Californie, il rencontre Em, qui devient sa femme, et bientôt une petite communauté s’agrège autour d’eux et des enfants viennent à naître. Longtemps, ce groupe, « la tribu », vit sur les vestiges de l’ancien monde qui progressivement se délite – Stewart parsème son roman de commentaires « off », en italiques, tantôt lyriques, tantôt cliniquement descriptifs, de l’impact sur le monde de la disparition de l’homme. En bon intellectuel, Ish aimerait beaucoup préserver le savoir contenu dans les livres, mais force lui est de constater que pour les nouvelles générations, un rien de savoir pragmatique est infiniment plus précieux pour leur survie. Il devra au final admettre que les générations futures ne relèveront pas la civilisation mais qu’elles n’en ont pas vraiment besoin.

Comme le montre la postface de Rémi Maure à l’édition de 1980, La Terre demeure occupe une position médiane au sein du corpus de la littérature post-apocalyptique. En gros, l’apocalypse est soit le résultat d’une catastrophe naturelle, soit le fait de l’humanité. Dans la première option, on a des œuvres et des auteurs qui envisagent la résurrection de la civilisation. Dans l’autre cas, la civilisation est justement le fléau responsable de la catastrophe qu’il ne faut à aucun prix relever de ses cendres. Aujourd’hui, 70 ans après la parution originale du roman, c’est devenu une tendance philosophique lourde que de considérer que la civilisation doit disparaître, l’homme avec elle et que tout sera bien mieux ainsi (L’Humanité disparaîtra, bon débarras ! de Yves Paccalet, le roman de Jean-Pierre Andrevon Le Monde enfin, ou le film de Terry Gilliam L’Armée des 12 Singes).

Nombre de récits post-apo proposent la fin du monde comme un châtiment divin, et l’on peut lire ainsi l’épidémie de La Terre demeure, mais ce n’est pas le propos de G. R. Stewart, juste une interprétation possible. Les survivants doivent faire acte de rédemption en renonçant à la civilisation, au fruit de la connaissance offert par le Serpent qui est donc assimiler au mal, pour regagner le Paradis Terrestre. « Heureux les pauvres en espritcar le royaume des cieux leur est ouvert », lit-on dans Matthieu. La civilisation technologique est alors vue comme suffisante et bouffie d’orgueil, à l’instar des Pharisien sous le regard de Jésus. Juan Asensio évoque une révolte animale à travers le texte d’Arthur Machen, « La Terreur », « qui ne peut répondre qu’à la quête éperdue d’une pureté abolie lorsque les hommes et les animaux vivaient ensemble pacifiquement » (p. 12) ; motif naïf que l’on retrouvera dans Shikasta de Doris Lessing. Dans le roman de Stewart, le flambeau de la civilisation, conçu comme le corpus des savoirs agrégés par l’humanité au cours des âges, va s’éteindre ; seront par contre préservés des éléments de société ainsi qu’on le voit dans le sublime passage cité par Brunner (p. 282).

Servi par une écriture des plus remarquable, adaptée au propos, La Terre demeure est un exemple éblouissant de récit post-apocalyptique. Thème souvent prétexte à des récits d’action à l’emporte-pièce (on se souvient du navet adapté du très bon roman de David Brin Le Facteur), bien qu’abondent les contre-exemples (dans la préface de Rémi Maure, entre autres), le roman de George R. Stewart est profond et mélancolique, empreint d’une nostalgie pour le savoir perdu mais rempli d’espoir quant à un possible renouveau d’une société pour le moins convenable et, en dépit de tout, résolument optimiste. Voila un livre qui donne en abondance à réfléchir. La Terre demeure est le standard indépassable du thème, comme diraient les jazzmen. À lire absolument.

Un rat dans le crâne

Sur cette rive de l’Atlantique, le nom de Rog Phillips ne parle guère qu’aux connaisseurs les plus exhaustifs de la SF : un roman et une douzaine de nouvelles en tout et pour tout. Piège dans le temps, publié en 1954 sous le n°30 de feue la collection « Anticipation » du Fleuve Noir, et l’une des plus belles illustrations de Brantonne, était une bonne histoire d’inspiration vanvogtienne jamais rééditée depuis. Cinq nouvelles dans Fiction, quatre dans les revues policières A. Hitchcock et Mystère, deux dans l’anthologie de Jacques Sadoul Les Meilleurs récits de Fantastic Adventures. Puis plus rien. La douzième ne paraissant que l’an passé dans le 4e opus du Wendigo, revue publiée par l’Œil du Sphinx, comme le recueil qui nous occupe ici.

La carrière de Rog Phillips débute en 1945 pour se terminer une vingtaine d’années plus tard, peu avant sa mort, après six romans et cent soixante nouvelles environ. Les quatre textes ici sélectionnés par Richard D. Nolane (excellent connaisseur de nos genres de prédilection – il faut l’être, pour exhumer un tel auteur – qui dirigea chez Garancière, l’une des première collections de fantasy à avoir vu le jour en France : des bouquins de qualité sous de hideuses couvertures jaunes.) pour ce mini recueil furent publiées dans les années 50 et sont représentatives de la SF de l’époque.

La nouvelle qui ouvre le volume, « Un rat dans le crâne », nominée au Hugo 1959, est celle qui, à mon avis, a le plus mal vieilli. Légère modernisation de l’histoire de « savant fou » où un chercheur voit son université se refuser à financer ses travaux et décide de les poursuivre à domicile… On n’est pas loin du laboratoire d’arrière-cour ! Par ailleurs, l’électronique et la robotique d’un côté, les sciences cognitives de l’autre, ont fait quelques progrès depuis les années 50. Pour apprécier ce récit à sa juste valeur, il faut se mettre en situation et savoir qu’on lit là un texte écrit avant notre naissance (pour la majorité d’entre nous, tout du moins) et s’imprégner de ce contexte. Notons encore avec plaisir que L’OdS a repris en guise de couverture l’illustration originale de Emsh du numéro de décembre 58 de la revue If, où cette nouvelle était parue à l’origine.

Le deuxième texte, « Les Anciens martiens », daté de 1952, a moins vieilli bien qu’il soit empreint des forts relents d’une Guerre Froide naissante. Si on n’est pas bien loin du Ray Bradbury des Chroniques Martiennes, le Martien est toutefois d’un type plus ancien, c’est à dire perçu comme une menace, et tout le texte est conçu comme un récit d’espionnage de la plus belle eau.

« La Galerie » est certainement le plus moderne des textes réunis ici bien que l’entame soit davantage encore marquée par l’esprit de la Guerre Froide que le précédent (Khrouchtchev jouera bientôt de la godasse à l’ONU). Mais Rog Phillips va finalement réorienter avec bonheur son texte vers davantage d’ouverture à l’autre, lui conférant ainsi un surcroît de modernité.

Enfin, « Les Parias » joue du thème de l’altérité sur fond de risque nucléaire. Sans en avoir l’incroyable force, ce texte évoque par maints aspects « Journal d’un monstre », qui révéla le talent de Richard Matheson quasiment à la même époque. Le monstre d’aujourd’hui, terrifiant, sera la norme de demain. La nouvelle peut se lire comme une parabole contre le racisme. Ce qui serait aujourd’hui de la banalité la plus totale était alors radicalement progressiste, voire avant-gardiste, alors que les chasses aux sorcières maccarthystes n’avaient pas encore commencé ni a fortiori le mouvement pour les droits civiques qui en constituerait la réplique. Hiroshima était encore tout chaud et la thématique des dangers de l’atome, tant civil que militaire, venait tout juste de poindre.

Nul ne s’attendait ici à jamais revoir le nom de Rog Phillips sur la couverture d’un livre, plus de soixante ans après sa précédente publication ! Ce petit recueil n’est nullement indispensable, mais ce serait bouder son plaisir que de faire l’impasse pour tous ceux qui apprécient la SF classique. Une occasion à ne pas manquer.

Pierre-Fendre

Un château absolument gigantesque. Grand comme un monde. On y naît, on y vit, on y meurt, mais on n’en sort pas ! Les salles y sont si vastes qu’elles abritent des pays entiers et autant de saisons. Viridis, le printemps ; Chaloir, l’été ; Feuilles-Sèches, l’automne, et Pierre-Fendre, l’hiver. L’hiver où dort la Sommeilleuse qui rêve ce château-monde, dit-on…

Tout pourrait être bien ainsi et continuer encore et encore… Mais voici qu’un couple gay, Dulvan et Garicorne, se met en tête de changer cela, d’abattre les remparts de ce château qu’ils vivent comme une prison, entendant pour ce faire éveiller la Sommeilleuse. Tout le monde ne goûte cependant pas à l’idée de liberté que pourrait offrir l’accès au Grand Dehors. Comme nul ne sait ce qu’il en est du Grand Dehors, certains craignent qu’une terrible catastrophe ne vienne s’abattre sur leur monde tandis que d’autres, plus simplement, redoutent que leur confortable situation ne se voie remise en question. Ainsi, la sœur de Dulvan, Aurjance, se lance, en compagnie de son amie Farille, aux trousses de son frère afin de lui faire entendre raison. La grosse sorcière Murdoche, accompagnée d’une gamine à tout faire plus ou moins débile nommée Clabousse, du Bandit Yuk Long Renard et de ses acolytes bientôt rejoints par le jeune forgeron Fauric, engage également la poursuite des deux damoiseaux… Et tout ce joli monde se poursuit à qui mieux mieux de rencontres en aventures.

À l’instar de nombre de ses confrères, Brice Tarvel recourt à une triple ligne narrative, histoire d’allonger la sauce. On suit tour à tour Dulvan, Aurjance et Murdoche, dont les divers accompagnateurs n’ont nulle autre justification de leur existence que de donner prétexte à des dialogues, pour délayer la sauce. Pour les uns comme pour les autres, les péripéties s’enfilent comme les perles d’un chapelet.

Selon une mode qui semble sévir depuis quelque temps déjà chez les Indés de l’Imaginaire, Brice Tarvel, comme Gregory Da Rosa (Sénéchal) et Olivier Bérenval (Nemrod), s’emploie à « torsionner » un vocabulaire qu’il eut pu se contenter de tordre dans le dessein de conférer au texte une impression d’ailleurs. C’est plus varié que Da Rosa, mieux inspiré que Bérenval, mais, si ça ne gêne guère, ça n’aboutit pas davantage.

Voici donc un livre d’aventures à lire à toute vitesse pour passer un moment avant de l’oublier, tant on est au niveau zéro de la problématique…

Station : la chute

Depuis qu’elle a été expulsée de la Terre par des IA militaires devenues incontrôlables, l’humanité s’est réfugiée dans l’espace. Entre les bases sur la Lune, Mars ou d’autres astres telluriques, et plusieurs habitats artificiels, les hommes ont confié leur destin aux dieux du Panthéon, autrement dit un conglomérat d’entités numériques collectives. Sur Station, la principale colonie humaine, le confort s’achète désormais à prix d’or. Des licences qui permettent d’enrichir la réalité augmentée de la Trame, un filtre bienvenu permettant de masquer la froideur et la décrépitude des lieux. Un bon moyen aussi d’oublier l’exil et le spectacle déprimant offert par le clair de Terre. Pour le commun des mortels, la Trame est devenue indispensable. Elle donne accès au réseau, revêt l’architecture de la station de textures riches et variées, s’ajustant aux préférences des habitants, et elle permet de communiquer avec les dieux. Elle socialise et exclut à la fois, proscrivant de l’environnement visuel des usagers les personnes indésirables. Elle héberge enfin dans ses serveurs la conscience téléchargée des défunts, procurant à leurs proches un peu de réconfort. Longtemps, la Guerre Logicielle contre la Totalité, des IA entrées en rébellion, a menacé cet équilibre. Une trêve fragile a fini par être signée, au prix de concessions difficilement acceptées par tous et du retour des prisonniers de guerre. Tout juste libéré, Jack Foster entend goûter à son amnistie pour se réconcilier avec ses parents et retrouver la femme qu’il a aimée jadis. Quatre mois d’existence avant d’être chassé de son corps par Hugo Fist, le logiciel de combat implanté dans sa chair. La licence d’utilisation arrivant bientôt à échéance, le contrat prévoit en effet l’effacement de sa psyché au profit du parasite numérique, dont le sale caractère et le peu d’empathie constituent un fardeau de plus en plus lourd à porter. Mais les événements le poussent à reprendre le fil d’une enquête que son engagement dans l’armée l’avait obligé à abandonner.

Crashing Heaven, reprenons le titre original, entretient une parenté très forte avec le roman noir. En d’autres temps, d’aucuns auraient invoqué le cyberpunk, courant initié et définit par Bruce Sterling et ses confrères neuromantiques. Mais les temps changent, et si l’univers d’Al Robertson se nourrit d’ultra-technologie, transhumanisme et vision post-singularité y compris, il n’en reste pas moins empreint d’un classicisme indéniable, jusque dans son intrigue lorgnant de manière évidente vers le roman noir. On y retrouve ainsi le sempiternel duo d’enquêteurs, bon flic/méchant flic, ici incarnés par Foster, un vétéran de la Guerre Logicielle, et Fist, l’IA bagarreuse. Blade runner n’est pas loin, mais aussi Dashiell Hammett, Foster reprenant l’archétype du dur-à-cuire, bien sûr désabusé, et pourtant prêt à rétablir un tort, même s’il sait que cela ne changera pas grand chose à la réalité sociale. Face aux puissances du Panthéon, ces entités logicielles tutélaires faisant la pluie et le beau temps sur Station, et face à la Totalité, le duo doit se garder des complots et manipulations sans oublier la pression hostile des anciens collègues de Foster, les flics de l’InSec. Al Robertson use et abuse des poncifs du roman noir, saupoudrant le tout d’un vernis mythologique, les manigances du Panthéon rappelant en effet beaucoup celles des dieux antiques. On pense toutefois aussi beaucoup à Destination ténèbres de Frank M. Robinson, où l’équipage de l’Astron use de falsifs, des environnements virtuels qui embellissent coursives et cabines du vaisseau-génération. Le traitement de la conscience des défunts et la marchandisation de l’existence évoquent Noir, le roman de K.W. Jeter, où le héros dispose d’ailleurs d’implants oculaires lui faisant appréhender la réalité à la manière d’un roman noir des années 1940-1950. Bref, s’il ne fait pas toujours montre d’une extrême originalité, Al Robertson n’en construit pas moins un monde cohérent, sous-tendu par une intrigue nerveuse. Et même si l’on peut regretter cent pages de trop, un déchaînement pyrotechnique et hyper-technologique interminable, Station : la chute n’en demeure pas moins un divertissement stimulant qui s’acquitte de son tribut à ses prédécesseurs avec efficacité. À suivre, peut-être, avec Waking Hell, second roman de l’auteur et nouvelle incursion dans l’univers mis en place avec Crashing Heaven.

The Only Ones

Pauvre fille à la trentaine bien sonnée, Moira a toujours vécu dans le quartier du Queens, subsistant d’expédients et de rapines. Une existence âpre dans un monde lui-même en proie aux maladies et à la paranoïa. Car depuis la Grande Vague, première des pandémies dévastatrices, l’humanité a appris à vivre avec la menace virale, s’accoutumant à la ségrégation sociale renforcée. Miséreuse, illettrée et orpheline, Moira se débrouille, vendant son corps contre des aliments, un toit et un peu de protection contre la précarité. Cette enveloppe corporelle constitue d’ailleurs sa seule richesse, recelant en son sein un trésor inestimable. Une immunité contre toutes les maladies. Moira est en effet une vivace doll, autrement dit un être unique dont les gènes font l’objet d’un trafic de la part des biohackers qui en prélèvent des échantillons pour cloner des bébés sains, résistants aux multiples virus. Jusqu’au jour où l’un des clients change d’avis. Moira se retrouve alors mère d’un nourrisson viable qu’elle doit désormais élever, toute seule.

Dystopie quand tu nous tiens… The Only Ones est le premier roman de Carola Dibbell, autrement plus connue dans le milieu du journalisme pour ses critiques rock et punk, mais aussi pour son activisme féministe. Avec ce livre, elle nous projette dans un futur pas si lointain qui ferait passer Les Fils de l’homme (le roman et le film) pour une aimable comptine. Sur une trame minimaliste, l’autrice nous livre un roman d’apprentissage, celui d’une femme qui n’imaginait pas un seul instant devoir élever un enfant, une petite fille de surcroît, dans un monde où un génome sain se monnaie très cher. Ne nous voilons pas la face, le principal attrait de The Only Ones réside dans le choix de ce narrateur particulier. Écrit dans un style oral, au registre langagier assez pauvre, un tantinet saoulant à la longue, le récit dévoile un futur chaotique où l’État et la protection qu’il accorde aux plus faibles se cantonnent au strict minimum. Parcouru par des milices surarmées – Pro-Vie, traditionalistes et autres –, ce monde n’est plus fait pour la jeunesse. Donner naissance à une progéniture qui survivra aux diverses mutations virales est devenu exceptionnel, du moins sans le recours aux biotechnologies. Dans une ville de New York fragmentée, exposée aux rafles arbitraires et aux quarantaines, le patrimoine génétique de l’humain est ainsi mis aux enchères, cultivé dans des fermes par des généticiens de fortune qui transposent leur art du clonage des animaux dans le domaine plus rémunérateur de l’humain. Une pratique hasardeuse dont le résultat n’est pas du tout garanti. Pourtant, pour Moira, porteuse saine d’une immunité universelle, ce commerce apporte assurément un peu de sécurité. Il contribue hélas également à faire de son corps une machine à enfanter, d’où on extrait les ovules à la chaîne pour les faire pousser in-vitro et hors de portée de son amour maternel.

Si The Only Ones marque par la noirceur de son propos, le roman de Carola Dibbell suscite aussi l’émotion. Le personnage de Moira exprime un désir sincère et naïf, celui d’éduquer sa petite fille afin de la préparer au mieux à sa vie d’adulte. Un souhait partagé par de nombreux parents, mais rendu ici plus incertain par la déliquescence du monde et par sa condition de sous-prolétaire.

Bref, The Only Ones se révèle effectivement un roman à remiser dans sa bibliothèque, non loin de La Servante écarlate de Margaret Atwood et d’autres classiques de la dystopie. Un sous-genre jamais à cours d’idées en matière de catastrophisme.

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