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Le Prince de l'aube

Publié originellement en 1981, le tout premier roman de Nancy Kress, Le Prince de l’aube, paraîtra seulement onze ans plus tard en français. Curieux roman que celui-ci, bien éloigné de ce à quoi l’auteure américaine nous habituera par la suite – à savoir une science-fiction teintée de hard science. De fait, il s’agit ici de fantasy. Si les premières pages laissent imaginer une veine humoristique pré-Pratchett, la suite nous détrompe vite. Dans un monde qui ressemble au nôtre sans l’être pour autant, la jeune princesse Kirila, héritière du royaume de Kiril, décide de se lancer dans une Quête (la majuscule est de mise) au long cours : celle du cœur du monde. Où est-il ? Qu’y trouve-t-on ? Personne ne le sait. Bien vite, Kirila croise celui qui deviendra son compagnon de route : Chessie, labrador au pelage violet, autrefois un prince avant qu’un sorcier ne le métamorphose en canidé. Ensemble, Chessie et Kirila vont arpenter le monde de long en large, faisant des rencontres étranges et inattendues – le petit peuple des Quirks aux différentes saveurs, au cœur du monde à leur manière particulaire, l’inquiétante magicienne Polly Stark, ou encore le jovial prince Larek, amateur de joutes. C’est ce dernier que Kirila décide d’épouser, au grand dam de Chessie, qui préfère prendre la poudre d’escampette. Là s’achève la première partie du roman. La seconde débute vingt-cinq ans plus tard, avec le retour du labrador enchanté : après le décès de Larek, Kirila reprend le fil de sa Quête, décidée pour de bon à trouver le cœur du monde. Mais la princesse a vieilli et Chessie a pris goût à sa nature canine…

À vrai dire, ce Prince de l’aube consiste moins en un texte de pure fantasy qu’une métaphore à peine déguisée d’une vie humaine – plus exactement de la vie d’une femme – où chaque rencontre revêt les atours de l’allégorie. Une vie, donc. Le goût juvénile de l’aventure et le plaisir des découvertes sont relégués au placard après les émois du mariage ; il faut attendre longtemps avant de pouvoir repartir, mais le temps joue désormais contre vous. Et puis, quel est l’intérêt de la Quête ? Ne risque-t-on pas la déception une fois celle-ci accomplie ? Le voyage n’a-t-il pas plus d’intérêt que la destination ? Enfin, qu’y a-t-il au cœur du monde, si ce n’est soi-même ? Kirila perdra bon nombre d’illusions et de croyances en chemin mais sortira grandie de ces épreuves. Roman picaresque autant que réflexion sur les passions et le sens d’une vie, Le Prince de l’aube se révèle une étrange aventure, quelque peu décousue et imparfaite, mais d’une lecture agréable – le ton doux-amer, touchant, en fin de compte, y joue pour beaucoup, tout comme la fin, étrangement émouvante. On aurait tort de le dédaigner.

Zero K

Comme nombre d’auteurs américains modernes, Don DeLillo s’essaye à son tour à la science-fiction. Enfin… pas si l’on en croit la quatrième de couverture d’Actes Sud, où l’on parle d’un voyage « à travers des images puissamment inédites qui évacuent celles de la science-fiction pour mieux reformuler toutes les questions  ». Le lecteur de littérature générale peut donc ouvrir le roman en toute quiétude : Zero K n’est pas vraiment de la science-fiction. Nous voici rassurés…

Voyons donc de quoi parle cette histoire réaliste : un jeune homme, Jeffrey, est réclamé par son père, le milliardaire Ross Lockhart, pour venir assister à la mort de sa belle-mère, Artis. Jusque-là, rien que du très ordinaire. À ceci près qu’Artis a choisi de mourir pour être cryogénisée et renaître dans un monde nouveau, un monde d’après où tout serait différent. Au sein d’un complexe perdu quelque part entre le Caucase et la mer Noire, Ross a investi des milliards pour participer à l’immense (et dément) projet de cryogéniser des êtres humains pour sauvegarder une humanité courant depuis des années à sa perte. Mieux encore, cette entreprise pharaonique se propose de redéfinir la société, le langage et le système de croyance. On inculque aux sujets une nouvelle langue universelle et on leur enseigne une philosophie toute neuve appelée Convergence – ici, on se demande comment Actes Sud peut tenter de faire croire au lecteur que Zero K n’est pas un récit de science-fiction.

Reste que pour ceux qui se fichent des étiquettes, le nouveau roman de DeLillo s’avère passionnant. L’auteur américain, à travers la cryogénisation, redéfinit la mort comme une nouvelle existence. On ne meurt plus, mais on passe vers un autre univers qui n’existe pas encore. Guidé par Jeffrey, personnage au moins aussi froid que le style de DeLillo, on pénètre dans un complexe inquiétant où la vie semble irrésistiblement attirée vers le néant. L’humain devient ici sujet d’abstractions, l’existence même est dépouillée jusqu’à la moelle pour n’en laisser que des concepts intemporels, des philosophes et artistes modernes dissertent sans fin sur l’avenir de l’homme… et le monde se meurt à travers des écrans de télévision.

Le romancier met en parallèle la mort de notre planète, crevant littéralement sous les guerres, les catastrophes naturelles et la pollution, et la mort de l’être humain, incapable de trouver sa place dans une société devenue complètement artificielle. Hanté par les mannequins sans vie qui parsèment le complexe, le narrateur n’arrive plus à se définir lui-même qu’en nommant ce qui l’entoure. Il faut des noms pour exister, il faut des étiquettes pour avoir une contenance. Tout semble couler dans ce futur que l’on ne voit que par écrans interposés, et Jeffrey tente de s’accrocher à la dernière parcelle d’avenir qu’il comprend encore : le langage. C’est aussi par le langage que le nouveau monde qui attend les personnes cryogénisées se doit de tout changer, grâce à lui l’humanité prendra un nouveau départ. Certainement meilleur. Il faut absolument qu’il le soit.

Dans cette bulle hors du temps, Don DeLillo fascine autant qu’il repousse, avec cette froideur clinique qui semble ausculter ses personnages, les disséquer lentement pour les exposer les entrailles à l’air. Malheureusement, il choisit par la suite de revenir dans le monde réel, de s’embarquer dans une histoire entre Jeffrey et une autre femme avant de réaliser que la chose n’a pas grand intérêt et de revenir au cœur du sujet pour confronter le père et le fils, tentant de mettre face à face présent et avenir, rancœur et pardon. L’espace d’un instant, Ross apparait plus humain, en paix avec lui-même, tandis que notre civilisation n’en finit plus de courir à sa perte. Le complexe, de plus en plus hermétique, devient une scène bouffonne et surréaliste où l’on croise un moine témoin d’une dévotion grotesque sur la route de l’Everest, où des jumeaux dissertent sur le besoin de retour à l’animalité par la guerre, le propre de l’homme. Au milieu, des figures féminines, muettes et inquiétantes, comme autant de statues vidées de leur sens, comme autant de rocs dans un ouragan. Au-dessous, Zero K stoppe la marche du temps, on y vit suspendu, se questionnant à l’infini sur l’infini. C’est peut-être bien là que réside la réponse de Don DeLillo à la course effrénée de notre époque vers l’apocalypse : mettre tout en pause pour redémarrer l’histoire.

Même si le roman souffre d’un gros ventre mou avec ce retour forcé au réel, la densité de son propos, son écriture glacée mais précise suffisent à vaincre les réticences du lecteur à tourner les pages. Une expérience intrigante, philosophique, nihiliste et science-fictive, n’en déplaise à son éditeur, qui n’a pas compris que c’est la science-fiction qui donne tout son sens au propos de Don DeLillo.

La Forêt sombre

Si Le Problème à trois corps, best-seller improbable chroniqué dans notre 85e livraison, figure sur votre pile de lecture, passez d’emblée à la critique suivante : la présente chronique révèle quelques éléments-clé du premier volume (et évitez de même de lire la quatrième de couverture du présent bouquin : elle spoile éhontément). De fait, ce deuxième volet de la trilogie de Liu Cixin débute peu de temps après le volume initial et nous présente une Terre en état de crise : tandis que les intellectrons trisolariens espionnent notre planète et bloquent le développement de certains pans cruciaux de la recherche scientifique, la flotte extraterrestre est en route et atteindra le Système solaire dans quatre siècles – autant dire demain. Un délai toutefois assez long pour que des solutions soient envisagées, du moins si l’humanité ne se laisse pas aller au défaitisme ou à l’évasionnisme. Sous l’impulsion des Nations Unies, le programme Colmateur est ainsi mis en place : quatre individus – un ancien secrétaire d’État américain à la défense, un ex-président vénézuélien, un chercheur britannique et un quidam chinois — bénéficient de moyens illimités pour trouver des stratégies secrètes permettant de vaincre les Trisolariens. Le Chinois, c’est Luo Ji, qui ne sait pas pour quelles raisons on l’a choisi. De plan, il n’en a guère non plus. De toute façon, impossible d’en parler : les intellectrons, ces « protons intelligents » envoyés par Trisolaris, surveillent tout ce qu’il se fait. Et si les Trisolariens, incapables de différencier la pensée de la parole, ignorent de ce fait le mensonge, ce n’est pas le cas de leurs sympathisants humains réunis dans l’Organisation Terre-Trisolaris : leur riposte consiste à associer à chaque Colmateur un Fissureur, chargé de le comprendre et de le briser. Mais Luo Ji sera son propre Fissureur. L’humanité a-t-elle encore une chance ? Surtout quand les Fissureurs triomphent un à un des Colmateurs et que la seule chose que fait Luo Ji est… rien.

Épais pavé, La Forêt sombre exacerbe les défauts du Problème à trois corps : le roman est long et bavard, parfois jusqu’à l’excès, en particulier dans sa première moitié. Les protagonistes demeurent encore trop lisses, et les rares personnages féminins sont traités avec un romantisme confinant souvent à la mièvrerie. Enfin, sur quelques points de détail, il faut parfois suspendre son incrédulité plus qu’à l’accoutumée (toute proportion gardée pour un roman de genre).

Il n’empêche : ces défauts mis à part, La Forêt sombre ne manque pas de souffle ni d’ambition, et cette suite au Problème à trois corps finit par emporter le morceau. Dans un contexte de fin du monde quasi imminente, les différents types de réponses (sociales, militaires, etc.) à l’invasion d’un ennemi surpuissant sont passées en revue en profondeur. Si les deux premières parties du roman traînent certes en longueur, la dernière, plus orientée vers l’espace, s’avère brillante, avec un lot de scènes et de réflexions saisissantes. Dans les premières pages, Liu Cixin énonce les deux axiomes de la cosmosociologie (survivance et croissance dans un univers aux ressources finies), et propose en fin de compte une réponse extrêmement décourageante au paradoxe de Fermi – c’est d’ailleurs de cette réponse que provient le titre du roman.Le Problème à trois corps s’achevait sur une note sombre ; La Forêt sombre se termine sur un statu quo fragile, qui donne envie de lire au plus vite le troisième et dernier volet de la trilogie.

Faux-semblance

Nouvelliste fort peu prolifique, Olivier Paquet a publié une grosse quinzaine de textes en près de vingt ans. Dans un format rappelant les recueils de Jean-Claude Dunyach chez le même éditeur, Faux-semblance réunit quatre nouvelles, trois parues dans la défunte revue Galaxies, entre 2000 et 2003, ainsi qu’une inédite, le tout introduit par une intéressante préface signée Xavier Mauméjean.

Les trois premiers textes plongent le lecteur dans des situations de conflit. « Synesthésie » voit l’humanité confrontée à une belliqueuse race extraterrestre, les Arkosiens. Ceux-ci n’apprécient guère que les humains s’implantent dans leur galaxie via une Porte TransUnivers, et veulent un accès à ce moyen de transport. Problème : la Porte est capricieuse et nécessite des efforts de compréhension. Des efforts, le gouverneur de cet avant-poste, doué de synesthésie – ce mélange de sens où, par exemple, un son s’interprète comme une odeur – est disposé à en faire, mais cela sera-t-il le cas de son homologue, la diplomate arkosienne ? Nouvelle couronnée par le Grand Prix de l’Imaginaire en 2000, « Synesthésie » est un plaidoyer pour la paix et la compréhension entre les peuples, hélas plombée par une écriture un peu trop maniérée. Le même reproche s’applique à « Rudyard Kipling 2210 », hommage à l’écrivain britannique. Le fond est convaincant, la forme moins. Dans ce récit, l’humanité s’oppose à nouveau à une race extraterrestre, les Rôdeurs. Quelle que soit l’époque, on aura toujours des fantassins ; justement, le boulot de Kipling est d’identifier les soldats tombés au front. Un jour se présente à lui l’épouse d’un soldat défunt, qui a besoin de faire son deuil… Retour sur Terre avec « Cauchemar d’enfants » : on dit souvent que ce sont les enfants qui font la loi. Une déclaration à prendre ici au pied de la lettre, car dans cette société, les rênes du pouvoir appartiennent aux plus jeunes. Le lieutenant Dobrozumsky a un partenaire, le capitaine Lone, âgé de quatorze ans… Les voilà à enquêter sur le cas de la jeune Alice, onze ans, qui estime que ses parents ont failli à leurs devoirs. Un texte glaçant, qui frappe droit au but. Enfin, « Une jeune fille aux pieds nus » nous transporte au Japon, juste après qu’un tsunami a ravagé une ville. Hikaru, la jeune fille en question, erre parmi les ruines, jusqu’au moment où elle tombe sur un enfant, coincé dans un monceau de décombres. Trop en dire gâcherait ce récit délicat et assez touchant.

En somme, deux nouvelles de SF peu convaincantes, deux nouvelles fantastiques plus réussies. Pourquoi pas.

Guide de la SF et de la Fantasy

Pilier de la blogosphère francophone dédiée aux littératures de l’Imaginaire avec son RSF Blog, Karine Gobled avait déjà publié aux éditions ActuSF un Guide de l’uchronie, co-écrit avec Bertrand Campeis. En solo, la voici qui récidive avec un nouveau guide consacré, en toute simplicité, à la science-fiction et la fantasy, ainsi qu’aux autres genres et sous-genres de l’Imaginaire – fantastique, steampunk et uchronie…

De quoi retourne-t-il précisément ? Ayant pour ambition de faire découvrir les littératures de l’Imaginaire au néophyte, le guide entreprend d’abord de battre en brèche les idées reçues et les clichés. Les chapitres suivants passent ensuite en revue les grands genres : la SF, la fantasy, le steampunk, l’uchronie, proposant un bref historique suivi d’un guide de lecture de douze titres ou cycles/séries. Le dernier tiers de l’ouvrage quitte la littérature pour s’intéresser à tous ceux qui la font et la mettent en avant : les éditeurs, les bibliothèques spécialisées, les prix, les manifestations dédiées, les universitaires, les sites web, les blogueurs. De brèves interviews ponctuent l’ouvrage, achevant ainsi un panorama plutôt complet des littératures de genre dans l’Hexagone. Mission accomplie ? Presque.

Certes, on pourra toujours pinailler : outre une maquette austère, des énumérations un brin fastidieuses, un ton parfois scolaire et un risque de péremption élevé (certaines informations étaient déjà dépassées à parution), ce Guide contient aussi quelques petites erreurs et approximations, et certains des partis-pris s’avèrent discutables. Ainsi, pourquoi n’aborder le fantastique que via deux de ses créatures les plus connues, à savoir le vampire et les zombies : quid du reste, Lovecraft, Stephen King, Jean Ray ou Mélanie Fazi ? Pourquoi proposer des suggestions de lecture faisant la part belle aux classiques en fantasy, littératures vampirique et zombiesque, uchronie, steampunk… sauf en science-fiction, dont la sélection fait bon nombre d’impasses ? Pourquoi consacrer tant de place à certains genres ayant fait l’objet de petits guides séparés chez le même éditeur ? Mais y a-t-il là de quoi vouer le présent ouvrage aux gémonies ? Non, sans doute pas.

En fin de compte, ce Guide n’apportera pas grand-chose aux connaisseurs – hormis l’envie d’ergoter (mais obtenir l’unanimité sur un tel projet relève, justement, de la science-fiction). Ça tombe bien : l’ouvrage ne s’adresse pas à eux. Pour les amateurs ou les curieux, il s’agit là d’un petit livre recommandable, en dépit de ses défauts, d’autant que tous les autres guides sur les littératures de genre (Le Science-fictionnaire de Stan Barets, Le Guide Totem de la SF de Lorris Murail, Passeport pour les étoiles de Francis Valéry) sont épuisés et/ ou introuvables. Fans éclairés : offrez celui-ci à vos amis, à vos ennemis, à votre petit frère ou votre mère, à vos voisins ou aux premiers Témoins de Jéhovah venant toquer à votre porte, glissez-le en douce dans la poche de tous ceux qui croient ne pas aimer les littératures de l’Imaginaire — peut-être changeront-ils d’avis…

L'Âge d'or

En 2015, l’étonnant roman de Michal Ajvaz, L’Autre ville, était passé sous le radar bifrostien. Déambulation onirique et surréaliste dans une Prague à mille lieux de la capitale devenue trop touristique, ce troisième roman de son auteur (et premier à paraître en français) avait été récompensé par un Prix Européen des Utopiales. Deux ans plus tard, les éditions Mirobole ont publié son huitième roman (et donc deuxième à paraître en français), L’Âge d’or.

Bien après son retour à Prague, le narrateur du présent livre propose au lecteur une excursion sur une île égarée, sans nom, quelque part entre le Cap-Vert et les Canaries. Une île autre, si l’on se fie au titre original du roman (« L’Autre Île »). Drôle de bout de caillou, pas spécialement exotique ni paradisiaque, où les colons européens n’ont jamais réussi à imprimer durablement leur marque. Chez ses habitants autochtones, tout est fluctuant : l’identité, les noms, la langue, l’écriture, la gastronomie… Le hasard, les accidents, les erreurs, tous y sont essentiels. Les maisons ont des parois d’eau ; on cuisine sans feu, en laissant macérer les aliments. Le roi de l’île, élu, ne sert à rien ; les lois passent par le bouche à oreille, se déforment avant de revenir, peut-être, à leur aspect initial. Une utopie ? Si l’on veut. Le narrateur, exaspéré, a fini par quitter l’île.

Et puis il y a le Livre : l’unique livre de la culture de cette île, ouvrage collectif n’ayant rien à envier au Livre de sable borgésien. Dans ce livre qui se transmet de lecteur en lecteur, chacun est libre d’ajouter ou retrancher des pans de l’intrigue ; c’est un palimpseste insensé et foisonnant dont les récits s’enchâssent et jettent des passerelles entre eux, où chaque détail est susceptible de faire l’objet d’une longue digression. Et, peu à peu, le guide de voyage de cette île perdue se mue en retranscription de quelques-uns des récits composant ce Livre – des récits puisant au creuset des mythes et légendes, avec des princes et des princesses, des joyaux, des secrets, des vengeances, tour à tour drôles, grotesques ou effrayant – jusqu’à finir par prendre l’apparence du Livre en question, le narrateur se jouant de son lecteur. On pourrait comparer cet aspect de L’Âge d’or au Jardin des sept crépuscules de Miquel de Palol, qui n’a pas à rougir sous l’aspect du foisonnement et de l’enchâssement des récits, ou aux Insulaires de Christopher Priest, mais ce ne serait pas rendre justice au récit du Tchèque : Ajvaz a sa singularité, à nulle autre pareille – et donc précieuse.

Porté par une langue exquise et évocatrice, L’Âge d’or ne laisse d’intriguer. Foin d’exotisme facile mais dépaysement assuré. Au lecteur de décider s’il accepte de lâcher prise et d’être emporté par la prose onirique de Michal Ajvaz. Même s’il peut en laisser certains sur le bord du chemin, ce voyage vaut le détour.

Le Crépuscule des dieux

[Critiques du tome 1, du tome 2 et du tome 3.]

Commencée en février 2015, la saga de Stéphane Przybylski touche à sa fin. Nous sommes dans les dernières années de la Seconde Guerre mondiale, et en parallèle de la reconquête de l’Europe envahie par les nazis, se nouent et se dénouent des enjeux plus obscurs. Friedrich Saxhäuser, l’ancien SS, l’agent spécial devenu très spécial depuis que les extraterrestres installés sur Terre lui ont conféré d’énormes pouvoirs, dont une résistance physique ultime, tente de défendre leur cause et d’éviter qu’ils ne soient exterminés. Car le Club Uranium veille, étonnant mélange composé d’Américains, d’Anglais et d’Allemands : son but étant d’éviter à tout prix que l’on suspecte l’existence de ces créatures venues du ciel, de peur qu’une telle révélation sème la panique. Quant à Reinhard Heydrich, le chef de l’Office central de la sécurité du Reich, il s’est mis en relation avec d’autres extraterrestres, une faction tout juste débarquée sur Terre en quête de leurs congénères établis de longue date, et qui n’ont pas nécessairement les mêmes vues que leurs prédécesseurs. Avec, au cœur de cette lutte d’influence, l’invraisemblable puissance qui se dégage de ses êtres et peut détruire notre planète.

Raconté sous forme de flashbacks à partir d’une discussion entre un membre du Club Uranium et la petite-fille de Saxhäuser, ce roman adopte la forme à laquelle nous a habitués Przybylski : une succession de scènes courtes, nerveuses, qui tissent peu à peu la trame globale de l’histoire. Toutefois, la fin approchant, il convient de rassembler tous les éléments de l’intrigue, aussi celle-ci est nettement plus linéaire que celle des volumes précédents. On retrouvera en revanche la même rigueur dans la narration des événements historiques – parfois au prix de paragraphes qui auraient mérité d’être davantage intégrés dans le schéma narratif plutôt que de verser dans le cours d’histoire magistral –, la même saveur de roman-feuilleton qu’on engloutit avec gourmandise, au gré de rebondissements orchestrés avec plus ou moins de prévisibilité, et le même goût pour installer des personnages crédibles, même si l’auteur s’amuse également parfois avec quelques clichés issus de films de guerre ou d’espionnage (voire cite un certain ouvrage de SF célèbre, dans lequel les nazis ont gagné la guerre). On est ainsi en territoire connu, un territoire jalonné de scènes choc, notamment via les expérimentations ratées du docteur Sigmund Rascher, pour cet ultime volet qui conclut donc avec les honneurs cette copieuse saga (pas loin de 2000 pages tout de même).

Globalement, Stéphane Przybylski aura marqué l’Imaginaire français avec sa « Tétralogie des Origines ». Sans prétendre au statut de chef-d’œuvre, son imposant mélange d’histoire réelle dépeinte avec rigueur et d’élucubrations ufologiques hautement improbables se sera révélé suffisamment jouissif et stimulant pour qu’on ne l’oublie pas de sitôt. Il est peu de dire qu’on attend désormais avec impatience son prochain roman, afin de juger de son aptitude à se projeter dans une autre histoire.

Sherlock Holmes aux enfers

Les Enfers. Deux démons assistent à la chute d’un corps, celui d’une humaine morte « À l’endroit où la mort est bannie ». Divers incidents qui mettent en péril la souveraineté de l’Ici-Très-Bas conduisent Adramelech, Grand Chancelier des Enfers, à faire appel à Sherlock Holmes. Comment le détective logicien va-t-il pouvoir enquêter dans le domaine de l’irrationnel ? C’est oublier son célèbre adage : « Quand on a éliminé l’impossible, ce qui reste, aussi improbable soit-il, est la vérité »

Le pastiche holmésien est un exercice difficile qui répond à des contraintes, autant de figures obligées que sont Londres, le brouillard ou la vie au 221B, Baker Street… En général, les auteurs français s’y cassent la pipe, sauf à les détourner. Ainsi Jean Dutourd avec Mémoires de Mary Watson et Jean-Jacques Sirkis avec La grand-mère de Sherlock Holmes ont su tirer leur seringue du jeu.

À l’origine, Sherlock Holmes aux Enfers est un projet BD sur scénario d’André-François Ruaud, spécialiste émérite du détective. Sur la base de son canevas, il a confié le projet à Nicolas Le Breton, passionnant guide de profession, et donc choix judicieux pour une visite des catacombes bibliques. Et pourquoi pas, après tout Watson cache Conan Doyle dans les récits originaux.

Nicolas Le Breton prend la voix du détournement. Elle conduit aux Enfers, dont chacun sait que le chemin est pavé de bonnes intentions. Or Le Breton a une tendance au style plus ampoulé qu’un Noël de l’entreprise chez Thomas Edison, et il manque une véritable correction au manuscrit. Qu’on en juge : Sherlock Holmes « tire une bouffée » de sa pipe, continuellement, sauf une fois où il « l’expulse » ; p. 11, l’auteur confond un chapeau et une casquette ; p. 28, on lit «les dents inertes du cadavre » et p. 40, on trouve trois «  que » dans la même phrase. Sans compter, l’erreur est toutefois commune, qu’il n’y a pas de pomme dans la Bible mais un fruit. En latin « malum » signifie « pomme » ou « mal », le traducteur antique a simplement fait un jeu de mots.

Alors, une Sherloconnerie ? Eh bien pas du tout.

Au contraire, c’est une totale réussite comme le serait un spectacle au Théâtre du Châtelet, un vaudeville qui répond point par point au cahier des charges : on pleure beaucoup, on se pâme, on prend ses jambes à son cou. Il est évidemment question de travestissement et d’adultère à la Feydeau. Les acteurs cabotinent : « Je suis Lucifer, imbécile ! », «  Mais non ! C’est moi, Lucifer ! ». Culotté comme une vieille bouffarde, Le Breton rend même un hommage à Johnny Hallyday avec, p. 100, un « Mary, si tu savais ». L’ensemble est assurément réjouissant.

Au final, et sous la magnifique couverture de Melchior Ascaride, mais trompeuse car elle laisse croire au tragique, Sherlock Holmes aux Enfers est un pastiche réussi, au-delà peut-être même de l’intention initiale. Ruaud en Doyle, Le Breton en Watson, offrent un récit très drôle, qui vaut bien mieux que trop d’apocryphes sérieux mais vains. Avec son style feuilleton farcesque fanfreluche franchouille parfaitement assumé, Sherlock Holmes aux Enfers invente un nouveau genre : la fantasy opérette.

Hemlock Grove

Peter Rumaneck, un jeune Gitan qui a une queue de cheval et son svadhistana juste derrière les couilles, est la bête curieuse du lycée. Il est repéré par Roman Godfrey, ado décadent en blazer, héritier de la fortune locale, dont la sœur est, elle aussi, pour le moins repérable (l’authentique réussite du roman). Le bled renferme son lot de secrets, comme de bien entendu. Depuis quelques temps, les cadavres de jeunes filles sont retrouvés couverts de lacérations. Il doit s’agir d’une énorme bête, que les locaux peinent à identifier. Peter penche plutôt pour un loup-garou. Le Gitan sait de quoi il parle, pour en être lui-même un…

Hemlock Grove reflète une tendance bien implantée dans l’imaginaire américain, particulièrement lorsqu’il a trait à la géographie. Quand il s’agit d’une menace globale qui engage toute l’humanité, elle n’est montrée qu’aux States. Par contre, n’importe quelle bourgade est une ouverture vers l’enfer, les univers parallèles ou toute autre dimension bizarre. L’étrange n’est acceptable que s’il n’est pas l’étranger, prêt à franchir la frontière. Hemlock Grove relève de la seconde catégorie, la porte vers l’ailleurs, qui va de Twin Peaks à Wynonna Earp en passant bien sûr par Buffy. L’auteur joue avec les codes qui commencent tout de même à relever du cliché, même pris au énième degré. De ce point de vue, le roman est parfaitement dispensable, autant voir directement l’adaptation en série télé développée depuis 2013 par Netflix, qui plus est sous la codirection de l’auteur. Par contre, Brian McGreevy est un authentique styliste, aux heureuses formules telles : « La peur est un agent incendiaire; lorsqu’elle rencontre la bêtise, elle s’enflamme » ; ou « C’était comme si les mots qui convenaient n’avaient pas encore été inventés  ». Jusqu’à parfois en faire trop, la fin du roman, totalement cryptique, relève de l’oracle delphique. Le tout ressemble un peu à un épisode de Gilmore Girls écrit par Donna Tartt pour J.J. Abrams.

Zothique

Les éditions Mnémos ont procédé à une levée de fonds dans le fort louable but de publier une intégrale de la fantasy de Clark Ashton Smith. Un projet en quelque sorte similaire, n’étaient la levée de fonds (plus de 90 000 euros, tout de même) et la taille des œuvres considérées, à l'édition « Louinet » de l'œuvre de Robert E. Howard qui fut menée chez Bragelonne – Smith étant bien moins connu qu’Howard. Moins connu qu’Howard, et a fortiori que Lovecraft, certes, mais pas moins talentueux.

La France a découvert Clark Ashton Smith en 1974, plus de dix ans après sa mort, avec le recueil Autres dimensions chez Christian Bourgois. Il fallut encore plusieurs années pour voir paraître un recueil déjà intitulé Zothique en 1978 (dans la collection « Le Masque Fantastique » deuxième série), puis Poséidonis en 1981(en grand format) à la Librairie des Champs-Elysées. Au final, ce seront les Nouvelles éditions Oswald qui accompliront l’essentiel de la tâche, de 1985 à 1989, en publiant huit recueils de C. A. Smith. Après la publication de Morthylla (NéO n°218/219) qui sera aussi le chant du cygne de l’éditeur, Smith allait sombrer dans un purgatoire de vingt-cinq longues années (hors ce qui fut publié par le micro-éditeur La Clé d'Argent).

Mnémos a donc recouru au financement participatif pour extirper Clark Ashton Smith de l'oubli. Il semble exister une édition de luxe réservée aux contributeurs en trois volumes (non vendue en librairie, donc), et une édition grand public qui devrait compter au final cinq volumes et dont le présent Zothique fait l’ouverture. Devraient suivre : Averoigne, Hyperborée, Poséidonis et Autres mondes (pas forcément dans cet ordre).

Zothique est l’ultime continent subsistant à la fin des temps sous un faible soleil rouge qui laisse resplendir les étoiles en plein jour. C’est un pays qui ressemble beaucoup à la « Terre mourante » de Jack Vance. Un monde en proie à la sorcellerie. Où Vance, en cela plus proche de Howard, donne avant tout des récits d'aventures, Smith livre des drames. Si l’aventurier peut se contenter d’être présenté avec une personnalité plutôt sommaire, l’intérêt narratif reposant essentiellement sur les péripéties, le drame exige des personnages davantage élaborés – le drame, justement, survenant parce que le personnage est ce qu'il est. Pas de drame de la jalousie sans jaloux. Le personnage howardien affrontera son horreur les yeux dans les yeux ; taillera le sorcier en quatre et, s’il doit mourir, le fera un révolver fumant dans chaque main. Le personnage lovecraftien type est un antihéros affrontant le plus souvent par inadvertance de telles monstruosités que même si le corps ne trépasse point, l’esprit ne peut que fuir dans la plus noire folie, lâcheté vitale. Lovecraft ne laisse aucune place à l’héroïsme ni, donc, à la tragédie. Où le héros howardien peut connaître une fin tragique, éventuellement choisie, mais nullement méritée, c’est un malencontreux hasard ou l’incurie du personnage lovecraftien qui le confronte à une horreur qui n’est pas à sa mesure. Contrairement à Howard, le sorcier, chez Smith, n’est pas mauvais en soi. Son statut de sorcier ne suffit pas à en faire une incarnation du mal. Chez Smith, l’horreur n’a pas l’incommensurable puissance cosmique que sait lui conférer Lovecraft; elle est en quelque sorte à taille humaine, et si le personnage smithien fini par y succomber, c’est qu’il a en premier lieu succombé à ses très humains défauts que sont l’envie, la jalousie, le lucre, une ambition démesurée et la volonté de puissance. Notons encore que la pièce inédite « Des Morts, tu subiras l'adultère » est sous-titrée « un drame en dix scènes ». On pourrait situer C. A. Smith à mi-chemin entre Howard et Lovecraft, mais il n’est pas vraiment sur la même ligne. Faut-il voir dans cet accent mis sur les personnages la raison faisant que Smith ne jouit pas d’une même renommée que ses confrères révélés par Farnsworth Wright durant l’âge d'or de Weird Tales ?

L’illustration ne rend guère sur l'édition grand public, mais c’est bien le seul vrai défaut d’un ouvrage indispensable où l’on pourra lire quelques-uns des textes les plus connus de Clark Ashton Smith, tel « Le Jardin d'Adompha », « Le Voyage du roi Eurovan » ou « Les Charmes d'Ulua ». Voici donc dans une nouvelle traduction qui se veut définitive de l'œuvre d’un des maître de l'Imaginaire américain du siècle dernier, enfin rendue aux générations actuelles de lecteurs francophones qui n’ont qu’à lui faire honneur pour aborder des contrées littéraires inédites.

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