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Gratte-ciel

Science-fiction. Turque. Voici deux mots que nous n’avons guère coutume de voir associés l’un à l’autre. Pourtant, une histoire située en 2073, dans l’avenir, donc, relève indubitablement de la SF ; certains la définissent même ainsi.

Et le droit ? Les fictions juridiques ne sont pas vraiment ce qui manque, loin s’en faut. On y traite, de manière plus ou moins fantaisiste, d’affaires fictives dans un cadre juridique contemporain (ou passé). Par ailleurs, certaines histoires de SF ont été abordées selon l’angle juridique. Qu’est-ce que le droit dit de l’extraterrestre ? Du clone ? De l’intelligence artificielle ? On y examine diverses figures traditionnelles de la SF à la lueur du droit réel. Mais jamais ce dernier n’est fondamentalement remis en cause.

C’est là que Gratte-ciel diffère de tout ce que le lecteur de SF a pu lire par ailleurs. Le roman aborde l’avenir du droit lui-même ; plus spécifiquement, de la justice. C’est à un retournement de paradigme que nous convie Tahsin Yücel. Ce n’est plus l’objet SF qui est vu à l’aune du droit contemporain, mais la justice vue à l’aune de la SF. Le droit et la justice ont appris à examiner des milliers d’objets apparus dans le réel : des bagnoles, des propriétés intellectuelles, des objets numériques, des assassinats éthiques… Ils étaient à même d’examiner les objets fictifs créés par la SF. Démarche qui relevait en quelque sorte d’une anti-SF. Yücel nous propose ici de remettre les choses dans leur ordre naturel en interrogeant le futur du droit lui-même. Sous la plume de l’écrivain turc, le droit devient donc l’objet de la science-fiction, ce qui n’est pour le moins pas courant. Il revient à la question fondamentale de la SF : et si…

Et si la justice était privatisée ? A priori, la question n’a rien de folichon, ni ne semble devoir déboucher sur de trépidantes aventures. Dans sa célèbre trilogie « FAUST », Serge Lehman avait laissé entrapercevoir le sujet à travers le statut de l’Instance. Il s’agissait d’une restauration d’éléments de droit féodal saxon par rapport à laquelle l’action était située en avant-plan, menée par un personnage tenant implicitement du superhéros et instaurant par là une rupture de cohérence. Que l’on manque d’éléments de comparaison pour évaluer Gratte-ciel marque bien l’originalité de ce bouquin.

Dans la Turquie de 2073, tout, des forêts aux eaux territoriales en passant par l’université, a été privatisé. Tout sauf la justice. Rien là que nous ne connaissions. Partout, les états bradent le patrimoine public — rien d’autre n’est demandé à l’état grec par les agences de notation : abandonner ce qui fonde leur réalité, se délester de tout ce qui ancre les états, donc les démocraties, dans la matérialité, les biens comme le service public. L’horizon 2073 me semble trop lointain pour cette problématique…

En 2073, l’architecte Temel Diker a décidé de transformer Istanbul en une cité utopique inspirée de New York, ce qui lui vaut son surnom de « New-yorkais ». Il veut y bâtir les gratte-ciel d’une ville tirée au cordeau qui n’est pas sans évoquer la Ciudad de Vados de La Ville est un échiquier (de John Brunner) et ses problèmes. Can Tezcan est l’un des meilleurs (des plus chers et des plus riches) juristes de la ville, et l’avocat de Diker dans une affaire qui l’oppose au propriétaire d’un pavillon sis sur un terrain convoité par l’architecte. Le juge fait traîner cette affaire perdue d’avance par ses riches amis pour ne pas devoir trancher en leur défaveur. C’est alors que l’idée vient à poindre dans la cervelle de Tezcan de privatiser la seule chose qui ne le soit pas encore dans ce pays : la justice. Ils chargent leur journaliste et ami Güneyt Ender de la communication autour de ce projet qui ne tarde guère à rallier les suffrages…

Mis à part ces gratte-ciel qui ont champignonné un peu partout dans Istanbul, l’an 2073 ressemble très curieusement à notre présent. Inutile d’y chercher quelque trace futuriste que ce soit ! Et l’action ? Si vous escomptez voir nos personnages se balancer au bout d’une ficelle sous un 747 comme le président des Etats-Unis incarné par Harrison Ford, allez voir Air Force One. Ici, les personnages ne font que ce que font les gens de pouvoir comme eux. Ils se rencontrent dans des salons et des bureaux luxueux à l’ambiance feutrée ; ils se téléphonent, se renvoient l’ascenseur et se font des crocs en jambes ainsi qu’il sied à des « amis de trente ans ».

Voici donc un livre très intéressant, fort différent de ce que l’on a coutume de lire — et qu’on gagnera à mettre en parallèle avec l’article d’Alain Devalpo, « L’Art des grands Projets inutiles », paru dans Le Monde diplomatique d’août 2012. Un roman à la saveur douce-amère, un brin mélancolique à l’égard des laissés pour compte, qui pousse à la réflexion. Un livre à découvrir.

Un vrai temps de chien

Initialement publié en 2000 sous le titre Autopsie d’un sans-papiers aux éditions le Passager clandestin, ce court roman bénéficie aujourd’hui d’une réédition en format poche sous l’intitulé Un vrai temps de chiens, titre initialement choisi par l’auteur. Si Olivier Las Vergnas, fondateur et directeur de La Cité des Métiers de La Villette, président de l’Association Française d’Astronomie, est un scientifique format XXL, nul besoin ici d’avoir fait calcul à la fac pour apprécier ce texte fondamentalement humaniste, profondément enragé et politiquement engagé. Voyez plutôt : Sirwan, Kurde sans papiers, vit avec Samira, jeune africaine elle aussi clandestine, dans le sous-sol d’un garage désaffecté de la banlieue parisienne sous l’emprise d’Otto, vétérinaire énigmatique au passé obscur. En échange de sa « protection », Sirwan, bricoleur de génie, doit fabriquer des chiens de combats automatisés. Afin de sauver Samira, gravement blessée à la jambe par l’une de ses créations, Sirwan va devoir sortir de sa retraite et se confronter à la réalité, à sa réalité, et véritablement appréhender sa condition de « sanspap ».

Alors, fiction ? Oui, mais pas seulement. Science-fiction ? Oui, un peu, comme une coloration, un code qui permet de véhiculer des messages. Anticipation sociale ? Oui, indubitablement, même si nous y sommes sacrément (jusqu’au cou !) tant notre réalité y est déjà très présente. En tout cas un texte qui, au-delà de ses aspects ludiques, nous invite, pour peu qu’on s’en donne la peine, à une réflexion sur la place de l’homme parmi les hommes, sur le « vivre ensemble ». Texte humaniste, enragé et politiquement engagé, donc. Mais pas simplement d’un point de vue partisan, même si certains pourraient trouver dans ce roman une sympathie « gauchisante » quelque peu agaçante. Ce serait pourtant une erreur de réduire ce roman à ce premier et seul niveau de lecture. Nous y voyons pour notre part un plaidoyer politique au sens où Max Weber a pu le décrire dans Le Savant et le politique, à savoir le croisement indispensable de la science, du jugement, du rapport aux valeurs et de l’engagement dans l’action politique. Il s’agit bien là du politique et non de la politique. A l’heure où la question des camps de rétention est à nouveau d’actualité — place des enfants, existence même de ces centres en France, traitement des malades, hygiène —, Olivier Las Vergnas nous propose ici de focaliser notre regard sur Sirwan et ceux qu’il représente. L’organisation de notre démocratie en a fait des « poussières de quota », des statistiques, des objectifs à atteindre. Assumons-nous cette manière de faire, ce traitement déshumanisé de l’humain ? De manière plus dogmatique, ces clandestins nous ont été présentés comme des étrangers, au sens sécuritaire du ter-me, au sens de celui qui génère la peur et l’exclusion. Acceptons-nous cette vision des choses ? Encore une fois, pas d’esprit partisan ici, pas d’angélisme non plus, ni de bonne conscience bourgeoise. Non. Simplement une proposition, celle de regarder en face ce qui se passe chez nous. Peut-être comme une alarme dont les stridences souligneraient combien notre histoire est beaucoup trop jalonnée de ces points aveugles, de cette récurrence implacable…

Un roman incisif, simple, rythmé, direct comme un coup de poing en pleine gueule, qui invite le lecteur muni d’un peu de distance, de recul, peut-être même de hauteur d’esprit, à s’interroger sincèrement sur sa propre vision du monde. Fiction, science-fiction, histoire d’amour et de désir (euh, oui… c’est des paroles de chanson, désolé !), réflexion sociale, sociétale et politique, comme quoi, encore une fois, quand c’est bien écrit et bien pensé, on peut encore trouver tout ça dans un roman de moins de 250 pages. Dans votre panier. Urgemment.

Heptagone

Heptagone se situe dans le droit fil de Forteresse (paru en 2005), dont il reprend — tout en le développant — l’arrière-plan géopolitique ainsi que les principaux personnages et thématiques, les deux ouvrages ayant manifestement été conçus pour se compléter. On pourrait discuter de la forme. Roman ? Fix-up ? En l’état, l’ouvrage se présente comme une suite de sept novellas qui se répondent de loin en loin sans jamais toutefois se recouper. Chaque novella adopte le point de vue d’un personnage et décrit à petites touches l’état du monde à l’horizon 2040. En forme « olympiquement » dépressive, Panchard dresse le tableau d’une société malade de la religion et du capitalisme, qui est peut-être déjà la nôtre : les Nord-américains vivent sous la dictature de l’obésité et de l’Union des Etats Bibliques Américains (UABS), l’Europe se remet comme elle peut d’une guerre contre les islamistes, le Vatican a adopté l’élection du Pape par tous les catholiques détenteurs de la carte de membre, tandis que les multinationales s’entredéchirent pour le pouvoir en employant des moyens d’une brutalité inouïe. On pénètre dans ce maelström d’images cauchemardesques (enfin, pas toutes : les nouvelles modalités du scrutin papal m’ont plutôt fait sourire) par la tête de Miyagawa, devenu tueur ninja implacable après une transformation doctrinale et physique radicale. Suivront Clayborne, ancien chef de la sécurité de la Haviland Corporation ; Caprara, la flic italienne, dont on suit le passé de combattante lors de la guerre contre les barbus ; Sherylin Leighton, exilée fuyant la théocratie américaine ; Barstow, le dissipateur ; Fuller, bras droit du président de l’UABS ; et Mitchell, artiste peintre en sujets religieux.

Tous éprouveront, à des degrés divers, le malaise profond, irréversible, qui agite les entrailles d’une société globale confrontée à la faillite de ses idéaux, systèmes et valeurs, ayant renoncé à tout projet collectif et semblant tourner le dos à l’idée même de progrès.

Fable anticipative angoissante, un brin hypertrophiée, Heptagone n’en reste pas moins un ouvrage enlevé dont les qualités reposent — au-delà de la reconstitution minutieuse d’un devenir possible, bien que partiel, de notre civilisation — à la fois sur une technique narrative sans faille, faite d’aller-retour incessants entre les époques, et sur un style très vif et très visuel aux formules qui font souvent mouche : « Il n’y a pas de méchants et de gentils. Et nous sommes les gentils. » (p. 155). Les récits sont de longueurs et d’intérêt certes variables, ne délivrant pas tous la même qualité ou quantité d’informations sur le monde mis en place par l’auteur, mais le soin apporté, tant dans la progression des intrigues que dans la construction des personnages, génère un indéniable plaisir de lecture. 

Robopocalypse

Pour une fois, la quatrième de couverture plante assez bien le décor : « Nous avons créé une nouvelle intelligence artificielle. Elle a décidé de nous éliminer pour sauvegarder la planète. Ça commence par vos téléphones portables, vos GPS et Internet. Puis elle prend le contrôle des jouets de vos enfants… La guerre contre nos propres machines est en marche. A nous de résister. » Un vrai pitch. Nous y reviendrons… D’un côté, la révolte des robots, fomentée par Archos, qui ressemble en bien des points au HAL de 2001, l’odyssée de l’espace, de l’autre la résistance internationale, organisée notamment autour de Cormac « Brightboy » Wallace (comme le héros écossais, ça ne s’invente pas ! Mais si, vous vous rappelez de Mel Gibson dans Braveheart ? Et bien voilà, himself). C’est lui qui nous raconte l’histoire de la Nouvelle Guerre — au travers d’archives retrouvées à la fin du conflit et qui relatent les actes de bravoure de différents protagonistes, de l’insurrection des robots en passant par l’extermination de la majorité de la race humaine, jusqu’à l’organisation de la lutte et la victoire finale. Pas vraiment besoin ici de préserver la fin de l’histoire, c’est écrit d’avance…

Annoncé comme le futur blockbuster de Steven Spielberg (sortie prévue fin avril 2014 aux US), et produit par DreamWorks SKG et la 20th Century Fox, Robopocalypse contient tous les ingrédients d’une grosse machine à faire du pognon. Daniel H. Wilson le dit lui-même dans les remerciements : « Les cinéastes de DW SKG m’ont manifesté leur enthousiasme dès le départ et m’ont aidé à écrire ce livre. » La machine est en route, donc, et ça devrait envoyer du lourd…

Soyons clair : nous sommes ici en présence de SF grand (voire très grand) public, et les puristes du genre — ou peut-être, plus simplement, les lecteurs exigeants ? — resteront sur leur faim. Et pourtant, il faut bien l’admettre, c’est sacrément efficace. Au point même qu’en la matière, on peine à imaginer comment faire mieux. L’intrigue est bien ficelée ; les chapitres sont courts, donnant à l’ensemble un rythme adapté ; le style est fluide ; les personnages bien campés. Bref, c’est écrit comme un scénario et le tout s’avère hyper-visuel. Evidemment, on a droit au dernier chapitre avec la totale : la morale, la happy end, l’espoir et l’histoire d’amour… Fantastique ! Présenté comme ça, dans les pages de Bifrost, on pourrait se dire qu’il vaudrait mieux éviter de se procurer le roman. Et pourtant non. Honnêtement, quand c’est aussi bien fabriqué que ça, aussi assumé, pourquoi bouder le plaisir d’une lecture ludique et sans prétention ?

A moins que le Fleuve noir ait hypothéqué le paquet de caramels mous des ayants-droits de pépé San Antonio pour l’achat, il s’agit certainement là d’un très joli coup éditorial qui promet des ventes importantes en grand format et en poche lors de la sortie du film en 2014, avec Chris Hemsworth, le mec de Thor, en acteur vedette — on s’interrogera d’ailleurs, ceci dit en passant, sur la présence de ce titre au catalogue de la vénérable maison de la place d’Italie, sachant que le même auteur a récemment publié chez Orbit/Calmann-Levy un Survivre à une invasion robot, soit un guide de survie dans l’univers du présent roman ; mais quoi… les voix de l’édition sont souvent impénétrables. Comme disait la sage vache qui rit : « Même les bios vont au Mac Do de temps en temps ». Alors, mangez-en ! 

Traum

Il fallait s’y attendre. La commémoration du décès de Philip K. Dick donne lieu dans nos contrées à une vaste opération commerciale. En vrac, des ouvrages para-textuels plus ou moins inspirés, des rééditions augmentées, à la traduction révisée ou pas, et les ultimes inédits de l’auteur américain. Fort heureusement, on échappe encore à la publication de sa liste de courses, sans parler de son armoire à pharmacie…

On le sait, l’œuvre de Dick a marqué l’Hexagone. Elle fascine ou agace, encourageant les ratiocinations et le bruit blanc. Elle suscite toujours les vocations et a réussi le tour de force de rassembler les publics du mainstream et des littératures de genre, guère en phase l’un avec l’autre (euphémisme).

Deuxième titre paru aux éditions du Feu sacré, toute jeune maison lyonnaise, l’essai d’Aurélien Lemant a toutes les apparences de l’ouvrage arty et intello chic. De quoi faire trépigner les vieux crabes s’agitant encore dans les casiers du fandom. Petit livre de 107 pages à peine, Traum (laissons de côté le sous-titre un tantinet fumeux) annonce d’emblée la couleur. Démontrer que l’œuvre de Philip K. Dick imprègne littéralement notre réalité. Prouver que ses thèmes, son doute existentiel, pour ne pas dire sa folie, hantent le spectacle de notre quotidien, contaminant jusqu’aux sphères musicales, cinématographiques et littéraires. Bref, la culture de masse au sens large.

A l’instar de nombreux autres écrivains, Aurélien Lemant fait de Dick un voyant déchiffrant la trame des rêves multiples qui masque notre réalité. Un voyant se souvenant d’une autre vie présente, très différente, comme il le proclame à la convention de Reims.

Pour Lemant, pas de doute : Dick était un écrivain dont les idées singulièrement vivantes infectaient/affectaient un peu trop le réel. Il a ensemencé l’imaginaire, et même la réalité, avec ses thématiques et ses obsessions intimes, entrant en résonance avec des préoccupations universelles.

Cette perspective ouvre les portes à un vertige métaphysique : « Toutes les réalités sont des réalités altérées, les unes vis-à-vis des autres. La réalité est multiplexe, non objective et question de point de vue. » Pour valider son argumentation, Lemant sélectionne quelques références cinématographiques, en particulier Inception de Christopher Nolan, musicales (Les Beatles), picturales (Salvador Dali) et textuelles (Antonin Artaud). Il jette ainsi des passerelles, tisse des parallèles, donne forme à ses intuitions et pointe les coïncidences entre ces créations artistiques. Mais, en dehors du fait que l’on a parfois du mal à le suivre, on ne peut se débarrasser du sentiment tenace qu’il enfonce des portes ouvertes.

En outre, Traum ne traite pas vraiment de l’œuvre de Philip K. Dick. Tout au plus trouve-t-on une poignée d’allusions à certains titres de l’auteur américain, notamment une interprétation assez intéressante du roman Les Clans de la lune Alphane. Le livre comporte également peu d’éléments biographiques, se cantonnant plutôt à une sorte d’exercice de style, vaguement théâtral, où le fourmillement des pistes et des idées tient lieu de fil directeur.

En conséquence, on ressort de cette lecture avec une impression mitigée. C’est bordélique, inachevé et au final assez frustrant. En somme, pas vraiment un livre indispensable, surtout pour le prix proposé (10 euros !). Pas question de se laisser tondre la laine sur le dos du mouton électrique !

La Guerre des Salamandres

Sans doute moins connu dans nos contrées, même s’il apparaît comme un acteur incontournable de la scène littéraire tchèque des années 1920-1930, Karel Capek fait figure de précurseur dans le domaine de la proto-SF européenne. Un auteur au moins aussi important que H. G. Wells, Rosny Aîné, Mau-rice Renard, Jacques Spitz ou Régis Messac, et dont la postérité a retenu surtout la paternité du terme robot, dérivé du tchèque robota (corvée), apparu pour la première fois au théâtre dans la pièce R.U.R. (Rossum’s Universal Robots, 1920).

Paru en 1936, La Guerre des salamandres suit peu ou prou un schéma proche de celui de R.U.R., tant du point de vue stylistique que thématique, les robots étant remplacés ici par l’espèce intelligente des salamandres. Karel Capek y déploie le même point de vue satirique, teinté d’humour noir, prenant pour cible les gesticulations pathétiques de ses contemporains. Son propos gagne juste en ampleur, s’étendant au monde entier pour se focaliser sur la géopolitique du milieu des années 1930.

L’argument de départ a le mérite de la simplicité. Le capitaine d’un navire de commerce découvre sur une île isolée de l’archipel de la Sonde l’existence d’une espèce animale inconnue. Confinée dans une baie retirée, une bestiole grégaire prolifère dans l’indifférence générale, maudite par les autochtones et chassée par les requins. Comme cette créature semble douée de raison — elle construit des digues sous-marines, creuse le rivage pour s’y abriter et utilise les outils qu’on lui donne —, le capitaine voit rapidement le parti qu’il peut tirer d’elle, en particulier pour la collecte des perles. De fil en aiguille, sa petite entreprise devient une grosse société dont les associés monopolisent cette population amphibienne prolifique, taillable et corvéable à merci. Flairant la bonne affaire, le Salamander Syndicate s’empresse de louer les services de ses salamandres aux différentes nations, disséminant l’espèce sur toutes les côtes et provoquant un boom économique mondial. Converties en ouvriers et en soldats par des pays avides de puissance et de croissance, les salamandres s’adaptent à leurs nouvelles conditions de vie et apprennent beaucoup au contact des humains, surtout leur savoir pratique, technique et utilitaire. Et l’humanité ne pressent pas que le péril vient de la mer…

La Guerre des salamandres est un prétexte pour mettre en lumière les travers de l’Homme. Dans un registre n’étant pas sans évoquer celui du conte philosophique, Karel Capek se livre à un joyeux dynamitage de la civilisation humaine. En effet, bien peu de domaines échappent à sa plume ironique et un tantinet surannée — ce qui fait également son charme. Nationalisme mortifère des Etats, culte de la pureté et du surhomme nazi, tentation totalitaire du communisme, querelles stériles de la Science, goût pour le sensationnel de la presse, futilité de l’industrie cinématographie, opportunisme à court terme du capitalisme, dérives sectaires et artistiques, Capek brocarde tout ce petit monde avec une verve fort réjouissante.

La Guerre des salamandres appartient à la même génération que La Guerre des mouches de Jacques Spitz (réédité en 2009 dans l’omnibus Joyeuses apocalypses, chez Bragelonne) et Quinzinzinzili de Régis Messac (dernière édition chez l’Arbre vengeur, 2007). Même s’il achève son roman par une touche plus optimiste, pour ne pas dire moraliste, Karel Capek partage avec ces confrères un état d’esprit semblable, comme une douloureuse certitude : l’humanité s’achemine vers sa perte, ou du moins vers une conflagration mondiale apocalyptique. Une prémonition confirmée dans les faits par la Seconde Guerre mondiale…

Bref, on ne peut que conseiller la lecture de cet ouvrage patrimonial. Une œuvre salutaire, sincère et finalement encore très contemporaine dans son constat et les réflexions accablées qu’elle suscite.

Exodes

Les fins du monde sont rarement gaies. Avec Jean-Marc Ligny, elles s’avèrent paradoxalement belles, à l’image de l’illustration de couverture très graphique de Teraf, fait suffisamment rare chez l’Atalante pour qu’on le signale.

Le lecteur avide de questions environnementales et géopolitiques se souvient sans doute de AquaTM. Le roman anticipait les plus que probables conflits de l’eau, se contentant, comme toute bonne SF, de pousser l’extrapolation jusque dans ses ultimes retranchements. Avec Exodes, l’auteur français nous projette en Europe, quelque part entre la fin du XXIe et le début du XXIIe siècle. Une projection dont on a pu découvrir un aperçu avec la nouvelle « Le Porteur d’eau » au sommaire du n° 56 de Bifrost. A cette époque, l’emballement du réchauffement climatique a fini par faire passer les pires prévisions du GIEC pour une aimable bluette. Les mesurettes préconisées par le développement durable apparaissent désormais comme l’ultime blague d’une économie productiviste ne voulant surtout rien changer à sa manière de faire. Le dernier pied de nez d’une société de consommation ne désirant rien bouleverser dans sa façon de vivre. On suit ainsi les itinéraires de six groupes à travers une Europe en proie au chaos, au struggle for life et à la barbarie. Des trajectoires jalonnées d’épreuves, de moments de répit, parfois d’espoir, mais qui s’achèvent surtout sur une voie sans issue.

Mélanie, l’amie des animaux, cherchant à faire le bien autour d’elle pour en récolter les bienfaits. Fernando, jeune homme parti autant à l’aventure que pour fuir une mère dévote, persuadée que les anges descendront bientôt du ciel dans leurs OVNI pour sauver les élus de l’enfer terrestre où croupit l’humanité. Elle prendra la route à la suite de son fils pour répondre à des visions. Paula, prête à tout pour protéger ses deux enfants. Olaf et sa femme, couple des Lofoten à la recherche d’un refuge, loin de la folie des hommes. Pradesh Gorayan, chercheur en génétique condamné à trouver le secret de l’immortalité s’il souhaite continuer à vivre en toute quiétude dans l’enclave climatisée et surprotégée de Davos. Tous se démènent pour survivre dans un monde où dieux et maîtres imposent leur férule sur des existences précaires.

Le récit de ces destins nous dévoile un vieux continent arrivé en bout de course. Squelettes urbains hantés par les Mange-morts, spectres décharnés, humains déchus retournés à l’état de bêtes dévorant les cadavres. Terres incultes polluées par les effluents toxiques et les remontées d’eau salée. Ecosystème à l’agonie, déjà colonisé par les successeurs de l’homme : fourmis, scorpions, plantes mutantes, méduses gorgées d’acide, moustiques porteurs de maladies tropicales… Routes à la chaussée tavelée par le soleil parcourues par des véhicules bricolés à la Mad Max. Villages retranchés où prévaut la loi du chacun pour soi. Et la menace constante des Boutefeux, hordes anarchiques vouées à la destruction, à l’annihilation et à l’extermination, histoire de purger la Terre de l’humanité, ce virus qui la ronge jusqu’à l’os.

Dans ce monde, seules quelques enclaves brillent encore des derniers éclats de la civilisation. Des havres de paix et de science ? Plutôt des mouroirs pour une classe de nantis, fins de race avides de découvrir le secret de l’immortalité afin de perpétuer leur pouvoir le plus longtemps possible sans se soucier du futur.

Roman noir de l’avenir, la dystopie de Jean-Marc Ligny secoue les certitudes. Si le réchauffement climatique et l’effondrement sociétal en résultant constituent l’arrière-plan d’Exodes, l’homme apparaît comme le cœur du propos de l’auteur. A la fois lyrique, sarcastique et cruel, Ligny ne ménage pas ses effets pour rendre son roman d’une lucidité douloureuse. Il se focalise sur l’humain, le dépouillant de son vernis d’être civilisé. Au rencart la compassion, la solidarité et la générosité. Que reste-t-il ? Un animal dont l’unique souci semble être d’arracher un jour de vie supplémentaire, quitte à le prendre à autrui. On reste pétrifié par ce comportement, hélas très vraisemblable.

Après AquaTM, Jean-Marc Ligny signe à nouveau un roman coup de poing. De ceux parlant autant à la tête qu’aux tripes. Une lecture plus que recommandable, pour ne pas dire indispensable !

Les étoiles s'en balancent

Littérature moraliste autant qu’exutoire aux peurs du présent, le roman post-apocalyptique (post-nuke, chez les Anglo-saxons) déroule ses paysages de désolation propices aux éternels recommencements. Qu’il soit pessimiste ou optimiste, quand il ne sert pas simplement de prétexte à un questionnement métaphysique, le genre semble un formidable générateur de récits aventureux, comme en témoigne Les Etoiles s’en balancent.

Dans un futur que l’on pressent proche, l’Hexagone n’est plus que décombres parcourus par des bandes ensauvagées : les hors-murs. Seules quelques villes-Etats ont survécu, offrant un ordre illusoire dans un monde retourné en jachère. Tom Costa n’a pas connu le monde d’avant. Il a appris à se débrouiller seul, ne comptant que sur lui-même et quelques relations. Epaulé par son mentor Armand, un néo-hippie ayant su se rendre indispensable auprès de la clique qui gouverne la cité de Pontault, il survit dans ce merdier où prévaut la loi du plus fort ou du plus malin. Entre vols en solitaire aux commandes de son ULM bricolé et troc avec les chicaneurs, as de la récup’, il est parvenu à se construire une bulle pour y filer le parfait amour avec San, sa volcanique amante. Et tant pis si le monde court sur son erre, à la dérive, entre famine et misère. Ce n’est pas son problème… Mais, conformément à l’adage : les gens heureux n’ont pas d’histoire. Cette Histoire, avec une grande hache, qui justement va le menacer de son couperet. Un danger venu du Nord, irrésistible, contraignant les villes-Etats à s’armer. En auront-elles le temps ? Le temps de mettre en pratique une de ces citations latines que semble priser Armand : « Si vis pacem, para bellum. »

S’il est un reproche que l’on ne peut pas faire à Laurent Whale, c’est celui de ne pas inspirer immédiatement la sympathie. Les Etoiles s’en balancent est un roman généreux et chaleureux, même si son contexte n’incite pas à la joie et la gaieté. Sur fond de déroute économique et sociale, Whale nous dépeint un monde n’étant pas sans rappeler celui du film d’Alfonso Cuaron Les Fils de l’homme. Aucun cataclysme nucléaire, aucune catastrophe naturelle ou autre pandémie ne vient expliquer ici le désastre total. L’homme apparaît bien comme le seul responsable d’une fin du monde en forme d’effondrement inexorable et prévisible du modèle de développement capitaliste.

Dans ce cadre guère réjouissant, Laurent Whale brode un récit d’aventures, servi par une galerie d’archétypes, préférant les dialogues incisifs aux descriptions et l’action à l’introspection. Le tout saupoudré d’une bonne pincée d’anarchisme. C’est vif, enlevé, et on ne s’ennuie pas un instant. Tout au plus peut-on lui reprocher d’abuser du cliffhanger dans le dernier quart du récit et de tirer un peu trop sur la corde sensible de l’amourette de Tom Costa. Toutefois, tout ceci apparaît comme des vétilles face au plaisir quasi-séminal que l’on éprouve en lisant l’histoire.

D’une certaine manière, Les Etoiles s’en balancent ressuscite le meilleur de l’état d’esprit de la défunte collection « Anticipation » du Fleuve noir. Les éditions Critic ne s’y sont d’ailleurs pas trompées en rééditant le livre dans leur nouvelle collection « Trésors de la rivière blanche ».

Au final, le roman de Laurent Whale s’avère un divertissement populaire réussi, animé par un esprit de générosité communicatif. Et quoi que l’on en pense, cela fait du bien de temps en temps.

Le Retour des morts

En mars 2010, les éditions Télémaque publiaient Laisse-moi entrer, roman de John Ajvide Lindqvist (sorti en VO en 2004), quarantenaire suédois, prestidigitateur et comédien de stand-up de son état. Si notre homme signait là une histoire vampirique qui ne révolutionna pas le genre, ce premier roman, appelé à rencontrer un succès commercial important (en Suède d’abord, mais pas que), n’en reste pas moins un excellent exemple de la capacité à se régénérer de l’un des thèmes les plus rebattus des littératures fantastiques. Un livre dur et poignant, intimiste, qui connut deux adaptations cinématographiques : l’une, remarquable, sous le tire Morse, par Tomas Alfredson (film suédois de 2008) ; l’autre, plus dispensable et inutile — sans pour autant s’avérer scandaleuse — sous le titre éponyme au roman par le réalisateur Matt Reeves (film américain de 2010). Autant dire que notre ami John Ajvide Lindqvist abandonna bien vite ses activités de bateleur pour se consacrer à l’écriture…

Ainsi, après s’être attaqué aux vampires dans son premier livre, Lindqvist signe en 2005 le présent Retour des morts, roman qui, on l’aura compris, s’intéresse cette fois aux morts vivants (les « revivants », dans le récit), et arrive traduit chez nous sept ans après sa parution suédeoise.

A l’instar de Laisse-moi entrer, Le Retour des morts n’a rien d’un livre à grand spectacle nourri d’effets pyrotechniques rythmés, et le seul rapport qu’on pourrait ici faire avec le « pan Roméro » de la production zombiesque se limite au clin d’œil du titre français. De fait, très inscrit dans le tissu social du Stockholm moderne, Le Retour des morts tient davantage de la satire socioculturelle que de Walking Dead.

Stockholm, donc, août 2002. La canicule écrase le royaume suédois. La canicule, et une migraine tenace qui broie les méninges des habitants de la capitale, migraine qui culmine bientôt en un paroxysme de douleur intenable alors que tous les appareils électriques refusent systématiquement de s’éteindre, voire même de se laisser débrancher… Puis soudain tout s’arrête, céphalées et perturbations électriques. Le calme revient. La météo annonce l’arrivée d’un front pluvieux : retour à la normale. Sauf que — bien sûr — bientôt, les morts reviennent à la vie. Pas tous. Ceux des deux derniers mois. Soit deux mille individus environ circonscrits à Stockholm — le reste du pays, comme du monde, semble épargné par le phénomène sans qu’on sache pourquoi. Pas belliqueux pour deux sous, plutôt du genre légume recuit pour l’essentiel, ces deux mille individus n’en posent pas moins un sacré problème aux autorités, sans même parler des proches des « revivants »… Ainsi suivra-t-on la gestion des événements, gestion politique mais surtout humaine et affective, à travers le point de vue alterné de divers personnages et familles directement touchées par l’événement, le tout lardé d’articles de presses, de reportages, d’extraits de conversations « secret défense » des autorités…

Avant d’être un roman de genre, et dans la droite ligne de Laisse-moi entrer, Le Retour des morts est un roman tout court, un récit où l’élément fantastique, quoique moteur, s’avère surtout prétexte à disséquer les personnages et la société dans laquelle ils évoluent, le tout sans complaisance, mais avec une sensibilité extrême et une justesse non exempte de poésie — avec un accessit spécial au personnage de Flora, adolescente punkette particulièrement bien vue… Un livre doté d’une réelle dimension politique, en somme, empreint d’une grande justesse dans la préhension des rapports humains, d’où un sentiment d’empathie avec les personnages quasi immédiat. Un livre sur l’incommunicabilité, le rapport à l’autre et à la différence (là encore, à l’instar de Laisse-moi entrer), la perte, le manque. Un livre brillant de quelques pépites poétiques, on l’a dit, et emmaillés de vrais morceaux d’horreur. Mais un livre un peu long tout de même, voire ça et là presque chiant, oui, tant l’arc narratif peine à rester tendu tout du long une fois intégré que l’enjeu fantastique n’en est pas un (ou si peu), et se cantonne définitivement au rôle de moyen plutôt que de fin. Bref, un beau livre, mais un livre un tantinet bancal, trop long, qui échoue à pleinement revisiter un genre faute de s’y colleter réellement en continu.

Si Lindqvist avait frappé fort avec Laisse-moi entrer, son second roman confirme un vrai talent littéraire sans tout à fait l’asseoir. Gageons que le recueil et les autres romans qu’il a depuis publiés l’ont fait sans défaut, en espérant les voir un jour traduits par chez nous, tant il ne fait aucun doute que nous voici en présence d’un auteur remarqué car remarquable.

Serenitas

Les multinationales ont pris le pouvoir. Enfin, pas de manière officielle. Pas encore totalement. Mais progressivement, leur territoire s’est étendu. Certaines villes leur appartiennent. Des villes protégées, accueillantes, avec tous les services rêvés. Bien sûr, pour y vivre, il faut montrer patte blanche et posséder un compte en banque bien approvisionné. Mais après tout, quoi de plus normal ? Et tant pis si le reste de la population voit son espérance de vie diminuer ; l’insécurité augmenter dans des proportions inquiétantes. Tant pis si les journalistes des grands quotidiens doivent faire subir quelques entorses à la vérité pour conserver leur poste et le statut qui va avec : logement sûr, hôpital de qualité, sécurité assurée…

Fjord Keeling, journaliste au National, ne l’entend pas de cette oreille. Il a déjà perdu sa femme, moins regardante que lui, plus ambitieuse. Il risque à présent de perdre son travail. Parce qu’il ne supporte pas ce monde hypocrite, parce qu’il a du mal avec l’autorité et parce qu’il se trouve impliqué dans une affaire gigantesque. Une affaire dont il va rapidement devenir le centre. Au péril de sa vie.

Voilà un thriller intelligent et efficace. Philippe Nicholson maîtrise son sujet. En quelques lignes, il plonge son lecteur dans cette France trop proche de la nôtre pour ne pas mettre mal à l’aise. A travers la chute sans élastique et sans parachute de Fjord Keeling, il le conduit d’une surprise à une autre, d’un temps fort à un moment explosif. On quitte peu Paris, dont certains travers sont juste renforcés et qui semble bien familier. Il est aisé de s’y retrouver, sur les traces de son héros agréable à suivre. Car Fjord Keeling, qu’on découvre pas à pas, nous est d’emblée sympathique : sa révolte contre une société inégalitaire et trop dure, ses problèmes familiaux (un enfant perdu entre deux parents divorcés), ses doutes devant les événements, tout cela tend à lui donner une profondeur et une densité réelles. Les autres personnages, bien qu’un peu stéréotypés pour certains (l’épouse dure et arriviste, mais encore amoureuse par exemple), jouent leurs rôles. L’intrigue tient la route et les développements s’enchaînent sans coup férir. Le rythme, haletant, laisse tout de même quelques pauses pour respirer. Serenitas est un roman qui ne se lâche pas avant la dernière page. Pas le livre du siècle, certes, mais un roman diablement malin et d’une efficacité redoutable. A dévorer sans hésitation.

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