Mantra
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[Critique commune à Le Fond du ciel, Vies de saints et Mantra.]
« Ce livre n’est pas un roman de science-fiction, mais il se nourrit de science-fiction ». Ainsi Rodrigo Fresán définit-il dans sa postface Le Fond du ciel. Et de fait, la science-fiction y est omniprésente. Elle occupe une place essentielle dans la vie de deux amis, Isaac et Ezra, enfants de la Grande Dépression nourris aux pulps. L’un deviendra écrivain, l’autre scientifique. A travers leur histoire commune, on découvre quelques-unes des figures les plus singulières de ce milieu : les premiers membres du fandom, Warren Wilbur Zack, auteur génial n’ayant connu le succès qu’après sa mort (toute ressemblance avec Philip K. Dick n’a rien de fortuit), ou Jeff Darlingskill, personnage réunissant les pires travers de H. P. Lovecraft et de L. Ron Hubbard. La première partie du ro-man, recréation de l’âge d’or de la S-F américaine, n’est pas sans rappeler Les Extraordinaires aventures de Kavalier & Clay de Michael Chabon, avant que Fresán ne fasse partir son roman dans une direction très différente.
La science-fiction ne constitue pas uniquement l’environnement culturel des personnages. Elle est omniprésente dans l’écriture même du romancier, dans ses métaphores, dans sa façon de décrire le monde. « J’ai parfois fortement l’impression que tous les habitants de cette planète sont, sans en avoir conscience, des écrivains de science-fiction » (p. 15). C’est à travers l’évolution de la science-fiction au fil des décennies qu’il mesure l’évolution du monde. Fresán adopte alors le point de vue de son narrateur, regrettant le temps où les récits de S-F étaient « des manuels d’instruction pour mettre le futur en marche » (p. 67). Un futur qui, lorsqu’il rejoint notre présent, donne l’impression d’être en panne.
On aurait bien du mal à énumérer les innombrables emprunts à la S-F qui parsèment ce livre : glissements brusques vers le passé, l’avenir ou un monde parallèle, extra-terrestre observant l’humanité à distance, interprétations religieuses délirantes tout droit tirées d’un mauvais pulp, mais aussi toute une collection de fins du monde auxquelles nous n’avons semble-t-il échappé que de justesse. A la fois déclaration d’amour au genre et analyse de la manière dont il a en partie façonné notre vision collective du monde, Le Fond du ciel est à ranger à côté du Il est parmi nous de Norman Spinrad parmi les romans ne relevant pas de la S-F que tout amateur de S-F se doit impérativement de lire.
Un bonheur ne venant jamais seul, dans la foulée de la parution de ce roman, Le Passage du Nord-Ouest publie Vies de Saints, le deuxième livre de l’auteur, et ressort Mantra, un texte plus récent, dans une version actualisée. Quinze ans avant Le Fond du ciel, Fresán réalisait avec Vies de Saints un travail assez similaire, en prenant cette fois pour sujet la religion. Ce n’est pas tant la métaphysique qui l’intéresse ici que les potentialités fictionnelles d’un tel thème. « Dieu n’existe pas, mais c’est un grand personnage » (p. 215), fait-il dire à un ivrogne. Il chausse donc ses « Lunettes de Jésus » pour mettre en scène une galerie de personnages tout à fait fascinants : le frère jumeau du Christ, ayant glissé entre les mailles de l’Histoire depuis deux mille ans, un messie reconverti en tueur en série, un écrivain ayant prophétisé le 11 septembre 2001, ainsi que quelques célébrités, de Robert Johnson à Robert Oppenheimer. Surtout, Rodrigo Fresán s’amuse. Qu’il signe le synopsis d’un thriller religieux à la Da Vinci Code ou qu’il transforme l’élection papale en reality-show, il fait montre d’une inventivité de tous les instants. Collection d’histoires qui se croisent, s’interpellent et se répondent, Vies de Saints est un livre ludique, mêlant avec jubilation le sacré et le profane.
En matière de récit désarticulé et foutraque, Mantra va encore plus loin et, après une première partie relativement linéaire, se poursuit durant plus de trois cents pages sous la forme d’un lexique, sautant d’un sujet à l’autre tout en construisant progressivement une vision globale de son sujet. Pour le résumer d’une ligne, Mantra est un guide de la ville de Mexico. Sauf que, comme le fait remarquer l’un de ses personnages, « dans tout l’univers, rien n’est plus inutile qu’un guide de Mexico… » (p. 273). D’où ce collage de faits, d’impressions et de fantasmes, donnant à l’ensemble son aspect chaotique. Argentin d’origine, Rodrigo Fresán aborde la ville en étranger, et confronte son point de vue à celui d’autres illustres visiteurs, Sam Peckinpah, Antonin Artaud ou William Burroughs. Un regard extérieur qui lui autorise toutes les libertés. Sous sa plume, Godzilla devient un monstre précolombien ou un guérillero révolutionnaire, tandis que les films mettant en scène les célèbres lutteurs masqués locaux empruntent leur esthétique à la Nouvelle Vague. La science-fiction est elle aussi présente dans Mantra, à travers quelques-unes de ses figures les plus représentatives (Rod Serling et sa Twilight Zone, Philip K. Dick), ou diverses réflexions sur la question, rejoignant celles développées dans Le Fond du ciel. Quant à l’épilogue du roman, situé dans une Mexico future anéantie par une succession de cataclysmes, il s’agit de pure S-F. Roman tentaculaire où, à l’instar de la ville qui l’inspire, il est aisé de se perdre, Mantra est un livre stupéfiant, sorte de work-in-progress permanent (Fresán a rajouté divers chapitres pour cette nouvelle édition) et une expérience de lecture tout à fait unique.