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Wastburg

Sous une géniale illustration de couverture qui, avec ses flous artistiques, vous accroche le regard de façon quasi hypnotique, à tel point qu’une fois que j’ai eu pris le livre en main, il m’a été impossible de le reposer de crainte qu’un très hypothétique autre client ne vienne me le ravir et qu’il me faille attendre… J’étais allé à la librairie pour le nouveau Timothée Rey mais c’est Wastburg qui m’a sauté dessus ! La plus belle illustration depuis… depuis longtemps. Il m’a fallu ce bouquin sur le champ.

A 26 euros, pour un livre non traduit, c’est un brin chérot. L’éditeur faisant, à juste titre, le calcul qu’en vendant son produit vingt pour cent (cinq euros) plus cher que le prix standard ordinairement pratiqué, il n’en vendra pas beaucoup moins et consolidera sa trésorerie. Ce qui est de bon ton dans la perspective de voir durer une maison produisant des choses fort intéressantes. De plus, les bouquins sont de beaux objets avec rabats…

Wastburg est le premier roman de Cédric Ferrand, la nouvelle découverte d’André-François Ruaud, le bélier des Moutons électriques. Un roman sans héros si ce n’est Wastburg elle-même.

Wastburg est une cité franche coincée dans le delta d’un fleuve, entre le Waelmstat dont la culture domine la cité, et la Loritanie dont les ressortissants sont plus ou moins réduits à la portion congrue. A Wastburg, ce n’est pas encore la Renaissance, mais le Moyen Age y compte ses dernières heures telles que l’auteur nous le conte. En quinze chapitres qui sont autant de vignettes sur la vie de la cité, de ses gens de peu et autres margoulins de tout acabit. Wastburg est une sorte de fix-up sans en être un ; un roman mosaïque dont la somme transcende largement les diverses parties qui auraient pu être données à lire ici ou là comme autant de nouvelles indépendantes. Petit à petit, on voit l’ensemble prendre forme, s’agencer et le motif final se révéler comme un puzzle à l’ajout de chaque pièce nouvelle. On sent, davantage qu’on ne le voit, transparaître un de ces évènements majeurs qui marquera à jamais l’histoire de la ville d’où la magie à foutu les bouts depuis quelque temps déjà. Même quand l’air est plombé dans sa puanteur par le soleil, on sent le vent du changement souffler sur Wastburg. Les personnages apparaissent et disparaissent, passant fort aisément de vie à trépas d’un chapitre à l’autre, chacun apportant sa petite touche, insignifiante en soi, à l’ensemble. Peu des personnages que Cédric Ferrand nous donne à croiser dans les ruelles obscures de la cité connaîtront une fin paisible à un âge avancé…

La quatrième de couverture nous parle de « crapule fantasy » en spécifiant « comme si San-Antonio visitait Lankhmar » ; c’est dire que Ferrand, après Jaworski, écrit sa fantasy en usant de l’argot. Parce que tant Fafhrd et le Souricier Gris que Conan étaient déjà, depuis les années 30 pour le second, de fieffées crapule sans parler du Kane de Karl Edward Wagner… Sans être mauvais, loin s’en faut, Ferrand ne me semble pas aussi bon que Jaworski. L’argot, notre argot, semble plaqué sur l’histoire comme par un coup de « chercher et remplacer partout » le bon français par l’argot. Par exemple, on peut lire : « Il y a trop d’encre dans ce commerce, ça le désoblige. » p. 154. Ça sent son Audiard à cent pas, une phrase comme ça !

Reste encore une question que pose ce genre de fantasy médiévale avec très peu de « merveilleux noir ». Pourquoi « simplement » une fantasy située dans une ville imaginaire plutôt qu’un vrai roman historique, tel que Cadix ou la diagonale du fou de Arturo Perez Reverte, même si l’espagnol reconnaît prendre quelques libertés avec la réalité historique, qui aurait l’avantage, outre l’attrait romanesque indéniable de Wastburg, de faire œuvre culturelle ? Bien sûr, au talent de romancier, il faut ajouter le travail pas forcément folichon de l’historien. On a entendu Pierre Pelot parler des recherches qu’il avait dû faire pour savoir comment on envoyait un courrier dans la région de Remiremont (88) à l’époque où il situait l’action de son roman-fleuve, C’est ainsi que les hommes vivent. Pourquoi donc ne pas écrire du roman historique quand le merveilleux qui caractérise la fantasy s’est fait la malle ? Du coup, Wastburg ne s’extrait pas du champ du divertissement, quoiqu’un divertissement de premier choix. Le mieux étant l’ennemi du bien, il n’y a nul lieu de se priver du plaisir qui nous est ici offert

Un don presque mortel

[Chronique commune à Un ennui don presque mortel et Black Out.]

En disant « ennui », on exagère quelque peu. Le livre n’est pas à proprement parler ennuyeux, il ne tombe pas des mains, il se lit. Il est seulement dépourvu du moindre intérêt. Bien qu’il se lise vite, on n’en éprouve pas moins, et de manière fort aiguë, la sensation d’avoir perdu son temps.

L’histoire. En deux phrases. Alors que ses parents sont en vacances, Marie découvre un ado doté du pouvoir de télékinésie, en cavale, planqué chez elle et qui a tous les flics et barbouzes du monde à ses basques. Il l’entraîne plus ou moins malgré elle dans un rail movie à travers l’Allemagne, de Stuttgart à Dresde, au cours duquel d’otage elle finira amoureuse. Passons sur le syndrome de Stockholm… Morale de l’histoire (comme à la fin des fables de La Fontaine) : passe ton Bac d’abord et quand tu seras majeure tu feras ce qu’il te plaira…

Le titre, enfin. Ce bouquin n’a rien de mortel. Ce n’est pas le thriller qui tue. Nathan ne veut tuer personne et ses poursuivants tiennent à le prendre vivant. Jamais sa vie n’est menacée.

Ça laisse franchement dubitatif. Qu’est-ce qui peut bien intéresser les ados là-dedans ? L’histoire d’amour fleur bleue grave qu’on sent venir d’aussi loin qu’un cadavre de trente jours en plein soleil ? Le seul morceau de bravoure dans tout ça est à la page 98, quand Marie traite Nathan de monstre, mais le soufflé retombe bien vite. En tout cas, difficile de croire que ce genre de livre contribue un tant soit peu à faire devenir adulte un quelconque adolescent. Cette littérature avec des héros à leur image flatte peut-être leur ego, en général assez largement dimensionné, mais le rôle de la littérature n’est-il pas au contraire de leur proposer des modèles adultes probablement moins affriolants ? Bref…

Avec Black Out, Andreas Eschbach nous livre un techno thriller également juvénile qui orbite autour de l’idée de Singularité. Son concept n’est pas l’apparition d’une intelligence artificielle, mais la mise en réseau des cerveaux humains par le biais d’une interface directe reliant l’encéphale à Internet. Rien de neuf en soit, mais, dans ce roman, l’interface directe entre l’homme et la « machine », en fait l’infosphère, cesse d’être un simple outil. Eschbach en fait une sorte de projet, de but eschatologique, une sorte d’anti-Graal. Ici, l’interface directe aboutit, via Internet, à un gestalt de l’ensemble des cervelles connectées qui est présenté comme une sortie de l’humanité. Dans ce livre, ce gestalt s’appelle la Cohérence. Elle est omnisciente, omniprésente et omnipotente. Ses attributs confinent au divin même si l’auteur n’aborde à aucun moment cette idée.

Il n’y a plus d’individus dans la Cohérence. Les êtres y fusionnent. Chacun entend, voit, sent par les sens de tous les autres. Ils disposent du savoir de tous les autres connectés. C’est un concept extrêmement intéressant dans la mesure où des recherches sont menées dans cette direction par divers laboratoires à travers le monde. A l’origine, ces recherches sont faites dans un but thérapeutique. Il s’agit de rendre leurs possibilités d’action à divers handicapés. But tout à fait louable en soit. Mais chacun sait que l’enfer est pavé de bonnes intentions. C’est le message que ne cesse de vouloir faire passer l’un des personnages, Jeremiah Jones, dans sa croisade pacifique anti-technophile plutôt que technophobe. L’équipe qui fait la découverte se scinde en deux : d’une part Linus, celui qui veut appliquer ; de l’autre ceux qui souhaitent faire machine arrière — le Dr Connery et James Kidd.

Road movie cette fois, à travers les Etats-Unis. Trois ados, Kyle, sa sœur Serenity et un autre, Christopher, pirate informatique de génie à ses heures sous le nom de Computer Kid, parcourent l’Ouest américain à la recherche de leurs pères… Jeremiah Jones, celui des frère et sœur, se planque parce qu’il a été promu écolo-terroriste à la suite d’attentats qu’il n’a pas commis. Celui de Christopher a été capté par la Cohérence. Ça commence avec une pluie d’hélicos, puis ça se calme… Tout ça pour ça, est-on tenté de se dire, et ce en attendant la suite, car suite il y aura.

L’Atalante a publié ce roman d’Eschbach simultanément avec L’Entité 0247 de Patrick Lee, deux romans fort proches l’un de l’autre. Les deux sont des thrillers tournant autour du concept d’omniscience, qu’il s’agisse de la Cohérence ou du Chuchoteur (dans le roman de Lee). Or, en SF, l’omniscience reste toujours difficile à manipuler même pour des auteurs talentueux. Les deux livres, au demeurant honorables, finissent sur le même genre de flop : la montagne accouche d’une souris.

On comprend aisément que la perte d’individualité induite par la fusion dans la Cohérence fasse peur et que l’individu lut-te pour y échapper, car cela s’apparente à une forme de mort, de néantisation. L’auteur semble prendre position  contre d’une manière viscérale, mais l’avenir de l’humanité ne passe-t-il pas justement par là ? Dans une sorte d’idéal absolu du socialisme ? Eschbach shunte le débat eschatologique et épistémologique qui s’impose en la matière. Vivante, la Cohérence est aussi une structure dissipative qui se maintient loin de l’équilibre en consommant de l’énergie ; elle devrait évoluer selon une recherche d’efficience de manière à se préserver tout en réduisant sa consommation énergétique. Imaginez ce que cela impliquera… Combien faut-il d’humains pour maintenir le gestalt cohérent ?

Sans casser trois pattes à un canard, Black Out est bien supérieur à Un don presque mortel. La Cohérence et son origine sont un concept intéressant et la construction s’avère sympa et bien amenée. Le roman est d’une lecture plaisante.

Seeker

Cette fois, l’éditeur a été bien inspiré de conserver le titre de la version originale pour la traduction, préservant ainsi le double sens que le français « chercheur » eut mal rendu. Seeker est le nom d’un astronef porté disparu aux premiers temps de la colonisation spatiale, 9000 ans plus tôt. Mon Harap’s donne comme premier sens pour (to) seek : chercher (un objet perdu). Or, rechercher des objets perdus est exactement le boulot de Chase Kolpath, l’assistante d’Alex Benedict, l’antiquaire. Dans ce lointain futur galactique, les antiquaires ne se lèvent pas tôt pour courir les vide-greniers en quête d’une belle plus-value avant de filer ventre à terre à la salle des ventes où leur pote, le commissaire-priseur, leur a garanti que les lots intéressants ne seraient pas présentés avant leur arrivée. Pas davantage, ils n’attendent le coup de fil d’un notaire les informant d’un décès prometteur en parcourant la rubrique nécrologique. Dans cet avenir-là, ils enquêtent et se rendent sur site pour trouver les objets rares dont raffole leur clientèle avide et friquée. Mais, comme partout où il y a du flonflon à ramasser, la concurrence est rude, voire impitoyable. A ce jeu-là, cependant, Rainbow Enterprises ne s’en laisse pas compter. Outre ses confrères, Benedict doit aussi faire face à l’opposition des archéologues, universitaires mous du genou mais vindicatifs en diable qui le considèrent comme un vulgaire pilleur de tombes et préfèreraient de loin voir les sites rester introuvés plutôt qu’approvisionnant le florissant marché de l’antiquité.

Le Seeker est l’un des deux astronefs des Margoliens, un groupe dissident qui décida de quitter la Terre à une époque où celle-ci connaissait une noire période de dictature pour aller fonder au bout de l’espace une nouvelle société plus juste et plus humaine. Il y eut trois voyages et l’on entendit plus jamais parler d’eux jusqu’à ce qu’apparaisse dans les bureaux de Rainbow Enterprises une coupe frappée aux armes du Seeker, le vaisseau lié à la colonie perdue de Margolia qui s’est élevé entre-temps au rang d’un mythe comparable à celui de l’Atlantide. Alex Benedict flaire là des bénéfices pharamineux, mais l’enquête menée par Kolpath ne semble aboutir qu’à maintes impasses. La coupe avait eu une histoire mouvementée. Cadeau d’un voyou à sa petite amie qui n’en soupçonnait pas la valeur et la tenait de son père, lui-même voleur… Avec bien de la peine, Kolpath remonte la piste de la coupe, retrouve les victimes du vol vieux de plusieurs décennies qui eux-mêmes la tenaient de parents éloignés morts lors d’un tremblement de terre et étaient explorateurs pour Survey, sorte de méta-administration semblant s’occuper de tout. Il faudra encore à Kolpath retrouver leur astronef, le Falcon, et pour cela, se rendre chez les Muets, seule espèce extraterrestre que les humains ont croisée sur les chemins du cosmos. Dans le même temps, Kolpath et Benedict sont la cible d’attentats de plus en plus violents et expéditifs… Ceci pour pimenter la sauce d’un plat au demeurant un rien fade.

Quelle est la principale activité de Kolpath et Benedict ? Chercher des antiquités à vendre à leurs clients, direz-vous. Perdu ! Leur principale activité consiste à DINER EN VILLE ! Petite robe noire et patati et patata… Il semblerait bien, aux yeux de Jack McDevitt, du moins, que la société du DINER EN VILLE soit la Singularité, l’acmé définitivement insurpassable de la civilisation. 9000 ans d’évolution sur une colonie extrasolaire aboutissent à une séance de brushing chez le coiffeur et manucure… Non. Vous ne verrez pas Kolpath chez son esthéticienne, mais jamais vous ne douterez qu’elle y aille !

Seeker a obtenu le Nébula 2006 et depuis une douzaine d’années, Jack McDevitt truste les places dans la liste des nominés comme naguère Carolyn J. Cherryh et Lois McMaster-Bujold au Hugo. Des bouquins lisibles, certes, même assez agréables, mais sans éclat. Pas de quoi casser trois pattes à un canard ! Bien sûr, on trouve aussi, dans la liste, le fameux Robert J. Sawyer, qui sort tout droit du même tonneau que McDevitt. Sans remonter jusqu’à un âge d’or où étaient listés des Dieu qui venait du Centaure, Tous à Zanzibar, Génocide et autre Babel 17, on peut se demander comment il se fait qu’Eifelheim de Michael Flynn, par exemple, n’y figure pas ! Les voix des jurys sont insondables…

On peut lire : « Loin en contrebas, à la surface planétaire, le soir tombait tout juste et les villes commençaient à s’éclairer. » p. 188. A la surface d’une planète en rotation, à chaque instant, le soir tombe quelque part tandis qu’à 180° de là, le jour se lève. Si le monde présente toujours la même face à son étoile, comme la Lune à la Terre, le soir est permanent à proximité du terminateur, la ligne séparant le jour de la nuit, le soir ne tombant alors jamais. Digne de Bernard Werber ! Là, j’ai failli lâcher le bouquin. Ce genre de connerie me hérisse le poil, mais McDevitt ne les accumulant pas, passons…

La quatrième de couverture est dithyrambique à souhait. Pour Stephen King, McDevitt est l’héritier naturel d’Asimov et de Clarke. Ma cravate à pois, vite, j’ai rendez-vous avec Rama ! Pour Harlan Ellison, la question serait plutôt de savoir qui est assez à côté de la plaque pour ne pas lire McDevitt ? Mes rivières de diamants ne sont-elles pas dangereuses pour la vision ? Certains semblent cependant être bizarrement éblouis. Pour le Washington Post, McDevitt serait le meilleur conteur en activité. Brin et Card n’écrivent-ils plus ? En tout cas, Deepsix m’était tombé des mains, selon la formule consacrée.

Seeker est un livre honnête, assez agréable malgré tout et cousu de fil blanc. Du tout-venant qui ne mérite pas tant d’éloges ni d’honneurs. Prix et citations finissent par le desservir car, en regard, il déçoit franchement. On s’attend à un chef-d’œuvre qui manque… Pas désagréable et encore bien moins indispensable.

Black Out

[Chronique commune à Un ennui don presque mortel et Black Out.]

En disant « ennui », on exagère quelque peu. Le livre n’est pas à proprement parler ennuyeux, il ne tombe pas des mains, il se lit. Il est seulement dépourvu du moindre intérêt. Bien qu’il se lise vite, on n’en éprouve pas moins, et de manière fort aiguë, la sensation d’avoir perdu son temps.

L’histoire. En deux phrases. Alors que ses parents sont en vacances, Marie découvre un ado doté du pouvoir de télékinésie, en cavale, planqué chez elle et qui a tous les flics et barbouzes du monde à ses basques. Il l’entraîne plus ou moins malgré elle dans un rail movie à travers l’Allemagne, de Stuttgart à Dresde, au cours duquel d’otage elle finira amoureuse. Passons sur le syndrome de Stockholm… Morale de l’histoire (comme à la fin des fables de La Fontaine) : passe ton Bac d’abord et quand tu seras majeure tu feras ce qu’il te plaira…

Le titre, enfin. Ce bouquin n’a rien de mortel. Ce n’est pas le thriller qui tue. Nathan ne veut tuer personne et ses poursuivants tiennent à le prendre vivant. Jamais sa vie n’est menacée.

Ça laisse franchement dubitatif. Qu’est-ce qui peut bien intéresser les ados là-dedans ? L’histoire d’amour fleur bleue grave qu’on sent venir d’aussi loin qu’un cadavre de trente jours en plein soleil ? Le seul morceau de bravoure dans tout ça est à la page 98, quand Marie traite Nathan de monstre, mais le soufflé retombe bien vite. En tout cas, difficile de croire que ce genre de livre contribue un tant soit peu à faire devenir adulte un quelconque adolescent. Cette littérature avec des héros à leur image flatte peut-être leur ego, en général assez largement dimensionné, mais le rôle de la littérature n’est-il pas au contraire de leur proposer des modèles adultes probablement moins affriolants ? Bref…

Avec Black Out, Andreas Eschbach nous livre un techno thriller également juvénile qui orbite autour de l’idée de Singularité. Son concept n’est pas l’apparition d’une intelligence artificielle, mais la mise en réseau des cerveaux humains par le biais d’une interface directe reliant l’encéphale à Internet. Rien de neuf en soit, mais, dans ce roman, l’interface directe entre l’homme et la « machine », en fait l’infosphère, cesse d’être un simple outil. Eschbach en fait une sorte de projet, de but eschatologique, une sorte d’anti-Graal. Ici, l’interface directe aboutit, via Internet, à un gestalt de l’ensemble des cervelles connectées qui est présenté comme une sortie de l’humanité. Dans ce livre, ce gestalt s’appelle la Cohérence. Elle est omnisciente, omniprésente et omnipotente. Ses attributs confinent au divin même si l’auteur n’aborde à aucun moment cette idée.

Il n’y a plus d’individus dans la Cohérence. Les êtres y fusionnent. Chacun entend, voit, sent par les sens de tous les autres. Ils disposent du savoir de tous les autres connectés. C’est un concept extrêmement intéressant dans la mesure où des recherches sont menées dans cette direction par divers laboratoires à travers le monde. A l’origine, ces recherches sont faites dans un but thérapeutique. Il s’agit de rendre leurs possibilités d’action à divers handicapés. But tout à fait louable en soit. Mais chacun sait que l’enfer est pavé de bonnes intentions. C’est le message que ne cesse de vouloir faire passer l’un des personnages, Jeremiah Jones, dans sa croisade pacifique anti-technophile plutôt que technophobe. L’équipe qui fait la découverte se scinde en deux : d’une part Linus, celui qui veut appliquer ; de l’autre ceux qui souhaitent faire machine arrière — le Dr Connery et James Kidd.

Road movie cette fois, à travers les Etats-Unis. Trois ados, Kyle, sa sœur Serenity et un autre, Christopher, pirate informatique de génie à ses heures sous le nom de Computer Kid, parcourent l’Ouest américain à la recherche de leurs pères… Jeremiah Jones, celui des frère et sœur, se planque parce qu’il a été promu écolo-terroriste à la suite d’attentats qu’il n’a pas commis. Celui de Christopher a été capté par la Cohérence. Ça commence avec une pluie d’hélicos, puis ça se calme… Tout ça pour ça, est-on tenté de se dire, et ce en attendant la suite, car suite il y aura.

L’Atalante a publié ce roman d’Eschbach simultanément avec L’Entité 0247 de Patrick Lee, deux romans fort proches l’un de l’autre. Les deux sont des thrillers tournant autour du concept d’omniscience, qu’il s’agisse de la Cohérence ou du Chuchoteur (dans le roman de Lee). Or, en SF, l’omniscience reste toujours difficile à manipuler même pour des auteurs talentueux. Les deux livres, au demeurant honorables, finissent sur le même genre de flop : la montagne accouche d’une souris.

On comprend aisément que la perte d’individualité induite par la fusion dans la Cohérence fasse peur et que l’individu lut-te pour y échapper, car cela s’apparente à une forme de mort, de néantisation. L’auteur semble prendre position  contre d’une manière viscérale, mais l’avenir de l’humanité ne passe-t-il pas justement par là ? Dans une sorte d’idéal absolu du socialisme ? Eschbach shunte le débat eschatologique et épistémologique qui s’impose en la matière. Vivante, la Cohérence est aussi une structure dissipative qui se maintient loin de l’équilibre en consommant de l’énergie ; elle devrait évoluer selon une recherche d’efficience de manière à se préserver tout en réduisant sa consommation énergétique. Imaginez ce que cela impliquera… Combien faut-il d’humains pour maintenir le gestalt cohérent ?

Sans casser trois pattes à un canard, Black Out est bien supérieur à Un don presque mortel. La Cohérence et son origine sont un concept intéressant et la construction s’avère sympa et bien amenée. Le roman est d’une lecture plaisante.

Sanshôdô

Sanshôdô est un petit recueil de trois nouvelles de Jean Millemann, auteur français discret s’il en est, et pour le moins éclectique puisqu’il aura produit à la fois des œuvres imaginaires (Fumeterre, Bienvenue sur Fumeterre) et… des ouvrages sur l’artisanat en Alsace. Le fil conducteur de ces trois nouvelles : les extraterrestres (les « zitis ») débarquent sur Terre. Pas une seule race, mais d’innombrables : les Nagaï, les Delphies, les arachnoïdes, les Tatous… Chose étonnante, ces peuples ne sont pas agressifs ni belliqueux, au contraire, même si leur aspect nous est parfois repoussant, ils n’ont apparemment aucune velléité guerrière, ils pourraient même nous transmettre une partie de leur savoir. Notre monde s’en trouve bouleversé tant l’homme est remis à sa juste place, à savoir celle d’un peuple archaïque nouvellement intégré dans une communauté interstellaire aux avancées technologiques qui le dépassent — un thème cher à Arthur C. Clarke, exploité notamment dans le roman Les Enfants d’Icare. Ici, Jean Millemann ajoute à l’écriture romanesque une fougue dogmatique au service d’un humanisme sans mièvrerie. Exercice difficile tant il est risqué de frôler les poncifs, les stéréotypes, et de tomber dans une gentille leçon de morale nous laissant avec un sourire béat de gratitude face à quelques envolées pleines de bon sens. Certains (beaucoup) s’y sont cassé les dents. Exercice difficile, donc, mais réussi. L’auteur aborde en seulement une centaine de pages les thèmes de la communication entre races, de l’amour entre des êtres différents, de la spiritualité, de l’intégration, ou encore du partage de la connaissance dans la quête du sens de la vie. Le recueil s’ouvre avec « Lanatkka-Nagui ». Un jeune scientifique est envoyé sur une station spatiale afin d’espionner les « zitis ». Sa mission officielle : avec son homologue, une jeune Nagaï, préparer la station à accueillir les futurs représentants terriens. Tout oppose ces deux êtres, leur vision du monde et de la vie, leur histoire, leur apparence, leurs projections dans l’avenir et leur place dans la communauté interstellaire. Un très joli texte sur l’amour, la différence et le partage. La seconde nouvelle, « Leboeuf se paye une toile », est une enquête policière sur le meurtre d’un éminent spécialiste en communication extraterrestre, apparemment commis par un arachnoïde. Ici, l’écriture est plus hachée, presque nonchalante, rendant le texte plus complexe d’abord même si, au final, sa teinte cynique, désabusée et son humour décalé font qu’il nous restera longtemps en mémoire. Enfin, le recueil se termine avec « Trois petits pas vers le chemin de la sérénité », nouvelle précédemment publiée dans l’anthologie Arcanes de Fabien Lyraud (éditions Voy’[el]). Dans cette parabole philosophique, un juge va rencontrer le Grand Tanuki, maître du savoir aux allures de dragon. Autour d’une cérémonie du thé pour le moins cocasse, l’émissaire terrien apprendra à ouvrir son esprit afin de découvrir le sens de la vie. Un conte initiatique entre spiritualité japonaise et préceptes bouddhistes zen. Au final, trois nouvelles de très bonne tenue, de celles qui laissent des souvenirs tenaces, au point d’avoir envie que l’auteur reprenne la plume et nous invite à nouveau dans son monde, peut-être pour un recueil complémentaire. Le travail des éditions Ad Astra et le choix de cet auteur sont remarquables, et la qualité de ce petit opus mériterait un lectorat plus conséquent que sa distribution actuelle (qui semble pour le moins confidentielle) ne le permet. Alors, ici, on réitère notre engagement pour les bons auteurs et on vous invite à commander ce petit livre chez votre libraire préféré ou à visiter le site de l’éditeur. Assurément, Jean Millemann est un nouvelliste de talent et Sanshôdô est à ranger aux côtés des meilleurs écrits de Jean-Claude Dunyach, Jean-Jacques Girardot ou Jean-Jacques Nguyen. Dans votre panier !

Je ne suis pas un serial killer

La triade Macdonald, trois caractéristiques communes à quatre-vingt-quinze pour cent des tueurs en série : énurésie nocturne, pyromanie et cruauté envers les animaux. John Wayne Cleaver, adolescent de quinze ans, en plus d’être diagnostiqué comme sociopathe, trouble de la personnalité caractérisé par une tendance générale à l’indifférence vis-à-vis des normes sociales et à l’incapacité de créer des liens émotionnels avec les autres, a lui aussi ces particularités distinctives. Depuis son plus jeune âge, Cleaver nourrit deux passions : la connaissance des serial killers, leur personnalité, leurs modes opératoires… et l’aide qu’il apporte à sa mère et sa tante dans leur funérarium pour l’embaumement des cadavres de la petite ville de Clayton County. Dans ce contexte plutôt macabre, John est persuadé qu’il est un serial killer en puissance et décide de lutter contre ce destin apparemment inéluctable. Accompagné par un psychologue, il décide de se donner des règles de vie afin de maîtriser le monstre qui sommeille en lui. Mais très vite, sa petite bourgade va devenir le théâtre de meurtres inexpliqués et particulièrement atroces… John, persuadé qu’ils sont la marque d’un tueur en série, décide d’enquêter et de démasquer l’assassin. Une manière pour lui d’exorciser sa propre nature.

Je ne suis pas un serial killer est le premier volet d’une trilogie dédiée à John Wayne Cleaver, premier volet qui se retrouve dans notre pages parce que Dan Wells a teinté son thriller d’une bonne couche de fantastique — ce qui ne constitue pas la meilleure qualité du livre. Difficile de ne pas déflorer l’intrigue sans tout dévoiler. Alors disons que ceux qui ont vu The Hidden (1987, réalisé par Jack Sholder) ou lu Dreamcatcher de Stephen King trouveront la ficelle un peu grosse, même si l’auteur est plutôt avare d’explications quant aux événements surnaturels de l’intrigue. On reste sur notre faim, peut être en attendant plus de réponses dans le second tome ? Et c’est vraiment dommage car ce court roman (moins de trois cents pages) possède des qualités indéniables. L’atmosphère funéraire de la chambre mortuaire parfaitement glaciale, les séances chez le psy particulièrement bien menées, et puis ce gamin atypique et étrange en lutte avec ses propres démons se révèle finalement très attachant. Bref, on termine ce livre pincé d’une légère déception, mais on a envie d’en savoir plus tant le personnage de John est charismatique, inquiétant et touchant tout à la fois. Ah oui, pour finir, la quatrième de couverture fait référence à l’atmosphère de Twin Peaks et à l’humour décapant de Dexter, il y a même un parallèle avec Reservoir Dogs ! Ben voyons ! Ambiance David Lynch : zéro ; humour : zéro ; quant à Tarantino, faut pas pousser quand même… Encore du marketing racoleur qui dessert finalement le bouquin dont les qualités sont ailleurs. On attendra avec curiosité la prochaine livraison de Dan Wells afin de vérifier que Je ne suis pas un serial killer ne se résume pas à un simple coup d’esbroufe.

Clementine

« La vie est parfois belle et simple comme une allée de supermarché. » (Edouard L. ( !?)).

Samedi matin, 10h34, entre mamie pousse-chariot et le tout beau tout bio, le rayon des nouveautés SF. Et là, ô surprise, Clementine de Cherie Priest, second tome du « Siècle mécanique », entamé il y a quelques mois par le mémorable Boneshaker, passablement égratigné par votre serviteur et grand vainqueur d’un Razzie pour une traduction plutôt aléatoire ! En chroniqueur curieux et attentif, d’aucuns diraient sadique, on s’approche, on jette un œil, on palpe, on scrute… Et là, Saint Jack D., étonnement, stupéfaction, ébahissement, ahurissement, effarement, éblouissement — merci à toi, dictionnaire des synonymes Word —, émerveillement, donc, changement de traducteur : aux commandes, dorénavant, Etienne Menanteau et Sandy Julien. Alors on s’inquiète, on veut en savoir plus, on feuillette… Accrochez-vous fidèles lecteurs, plus de verbes déclaratifs ou presque. Adieu les « éructa-t-il », les « pleurnicha-t-il » et autres « grommela-t-il ». Et en plus, l’objet livre est toujours aussi réussi : belle illustration d’origine de Jon Foster, marque-page intégré à la couverture, typographie et iconographie de bon goût, le tout pour 14 euros. C’est décidé, un mail au boss, ça vaut peut-être le coup de le chroniquer : « ça pourrait ressembler à de l’acharnement, et nous, on aime pas ça, l’acharnement, à Bifrost… », « oui, mais si c’est thérapeutique, chef », « oui, mais non », « non, mais oui », « bon, ok, pourquoi pas », « yes ! »… Alors on s’y colle… Yark yark yark ! Eh bien non ! Lisez plutôt… Maria « Belle » Boyd est une ancienne espionne confédérée. Bannie par son propre camp, exilée, veuve et ruinée, elle est finalement recrutée par l’agence de détectives Pinker-ton à Chicago. Commanditée par l’armée nordiste, elle devra assurer la protection du Clementine, dirigeable chargé de livrer une mystérieuse cargaison militaire à Louisville. Mais le Clementine est en fait l’ancien Corneille libre, aéronef volé au capitaine Croggon Beauregard Hainey, esclave en fuite, qu’il avait lui-même subtilisé aux confédérés. Accompagné de ses deux acolytes, Hainey n’aura qu’une obsession, se lancer à la poursuite du Clementine et récupérer son bien.

Un roman court, efficace, aux personnages attachants, aux courses-poursuites rondement menées et où la grosse artillerie a une place de choix (mention spéciale pour le Crotale, petit joujou dont tous les garçons ont rêvé). Le tout servi par une intrigue qui en vaut bien une autre et dans un rythme fort maîtrisé par l’auteur. On se surprend même à penser aux « Mystères de l’ouest ». Le duo Hainey/Boyd fonctionne bien et Cherie Priest a su rendre ses personnages charismatiques sans tomber dans la caricature. Seule retenue : avec un peu moins de 250 pages, on aurait aimé que l’auteur nous en donne un peu plus et multiplie les aventures du Clementine. Ainsi, par exemple, les personnages de la fin du roman qui arrivent un peu comme par magie et qui auraient mérités un développement plus conséquent. Quand Boneshaker affichait volontiers un rattachement au steampunk, Clementine oscille entre roman de piraterie (de l’air) et récit d’aventure. Les éditions Eclipse ont choisi de le publier dans leur collection « Science-Fiction ». Pourquoi pas. A noter, et c’est important, que le présent roman peut tout à fait se lire indépendamment du premier volet (vous voilà sauvés !). Conclusion : vive les allées de supermarché ! Naaaaann ! Si vous êtes tentés, allez plutôt chez votre petit libraire spécialisé. En tout cas, sans être le bouquin de l’année, Clementine est une lecture divertissante et une belle manière de réhabiliter Cherie Priest… en attendant la suite de la série avec Dreadnought.

Le Dragon Griaule

Lucius Shepard était un quasi-inconnu lorsque, en 1984, The Magazine of Fantasy & Science Fiction publia, tenant sur une grosse trentaine de pages, l’une des nouvelles de fantasy les plus originales écrites en langue anglaise durant cette décennie, « L’Homme qui peignit le dragon Griaule ».

Ce texte somptueux parut en français dans Fiction, en 1985, et fut de nouveau publié par Denoël un an plus tard dans un recueil devenu aussi fameux (Le Chasseur de jaguar) que la collection qui l’accueillit (« Présence du futur »). Et depuis ? L’auteur continua d’inventer des histoires, dont certaines autour de Griaule. Son travail ne conquit guère qu’un succès d’estime auprès du public américain. Les raisons en sont multiples, qui tiennent essentiellement à ses choix en matière de narration (échappant à toute catégorisation, marqués par une forte dimension introspective, voire métaphysique) et de format d’écriture (prédilection pour la novella). Pour Shepard, absolument rien ou presque rien ne se produisit qui eût dû se produire : la reconnaissance, l’évidence qu’il est un des plus grands écrivains de l’Imaginaire contemporain.

En France, la visibilité de son œuvre tient du continuel miracle éditorial : malgré un écho médiatique et populaire limité, quelques éditeurs consciencieux, passionnés ou suicidaires, se sont relayés pour en assurer la diffusion depuis la fin des années 80. C’est au soutien d’une équipe de fans obstinés (celle du Bélial’, pour ceux qui ne suivent pas), succédant à Robert Laffont et Denoël, que Shepard et son dragon doivent de ne pas être tombés dans l’oubli, ravalés au rang d’auteur et d’objet cultes. Comme tous les miracles, celui-ci restera non seulement éphémère mais ne modifiera pas la marche en avant du milieu éditorial de la SFF et des innombrables événements imaginaires qui s’y produisent, tels que la critique spécialisée les rapporte… Shepard continuera de ne pas se vendre, et Dan Simmons, si.

Griaule évolue dans un monde parallèle au nôtre, que sépare la plus infime marge de possibilité. Pétrifié par un sorcier à l’aube des temps, il gît tel un volcan assoupi au milieu de la vallée de Carbonales, qui a prospéré dans son ombre. Les hommes tout comme la végétation ont colonisé ses flancs. Un étrange écosystème a pris possession de ses entrailles. Les écailles arrachées à sa cuirasse font le bonheur des marchands de rêve. On peut rester des heures à contempler les visions dangereuses reflétées par sa pupille dorée. Toutefois, chez les dragons, l’esprit n’est pas brimé par la matière et peut modifier le réel à loisir ; de sorte que chacun est persuadé dans la vallée que le dragon imprime sa volonté sur la vie et les pensées de la communauté.

Si la métaphore politique est transparente, Griaule étant assimilable à tout système coercitif, comme s’en explique Shepard dans une postface éclairante, l’auteur la file avec grande finesse, parvenant à en réduire la portée théorique pour laisser les six récits constituant le recueil se développer autour de situations et de personnages d’une grande intensité. « L’Homme qui peignit le dragon Griaule » relate le geste fou d’un artiste qui vouera son existence à peindre intégralement la créature. « La Fille du chasseur d’écailles » est une invitation à découvrir l’étrange faune humanoïde qui se dissimule dans ses entrailles. « Le Père des pierres » emprunte sa forme au roman noir américain, pour tenter de démêler la responsabilité du dragon dans une affaire criminelle aux ressorts en apparence tragiquement humains. « La Maison du menteur » est une histoire d’amour contre-nature entre un paria et une dragonne, doublée d’une réflexion sur les rituels collectifs d’expiation de la violence (ou de la bêtise). « L’Ecaille de Taborin » projette ses utilisateurs dans un univers parallèle qui pourrait bien n’être qu’un songe cruel de Griaule lui-même, dont le réveil brutal coïncidera avec sa mort définitive et avec la ruine de Carbonales. Enfin, « Le Crâne » permet à l’auteur de renouer avec un cadre et des préoccupations plus conformes à sa manière, transportant les restes de Griaule dans un Guatemala moderne et violent, repaire de miséreux, de drogués et de trafics en tout genre, paradis des trois bêtes : sociale, humaine, immonde.

La réunion des six longues nouvelles, portées par la répétition de certains motifs et des effets de contraste saisissants, produit un ouvrage qui offre plusieurs lectures possibles, kaléidoscopique comme l’œil à facettes du dragon. Quelle est donc la nature des visions qu’il délivre ? De quoi y parle-t-on exactement ? Peut-être qu’une bonne façon d’en définir l’essence serait de dire qu’il se tient à la frontière entre la nature et ce qui la dépasse, la surnature, entre l’homme et ce qui le dépasse et le contient, la polis, la Cité, la société. Au-delà de la fable politique, de la dénonciation des forces fascisantes et des influences mortifères incarnées par le dragon, Shepard se sert de son grand animal pétrifié comme prétexte à un questionnement sur le libre-arbitre, pour nous parler des hommes et de la manière dont ils vivent entre eux, dont ils appréhendent l’énigme de leur présence au monde. D’ailleurs, pas moins retors que sa créature, l’auteur semble nous suggérer que ces influences mortifères relèveraient peut-être d’une stratégie collective inconsciente, visant à faire endosser à Griaule la responsabilité des fautes de la communauté. Parfait décalque du concept exposé par l’anthropologue James Frazer au début du XXe siècle, soit le processus de désignation du bouc émissaire. Les six récits ne font que ressasser cette incertitude fondamentale : est-ce Griaule qui manipule les hommes ? Les hommes se laissent-ils manipuler, ou se manipulent-ils eux-mêmes ? « Les gens aiment se faire manipuler, car en blâmant une influence extérieure, par essence incontrôlable, ils se dégagent de toute responsabilité. »

Tout comme le dragon pétrifié est un révélateur, chaque texte pris individuellement constitue une révélation ou, pour le dire en employant un terme moins anodin, une apocalypse. Toute révélation est douloureuse, en ce sens qu’elle déchire la trame des choses, où s’écrivent la grande fiction du monde et les petites fictions des individus qu’il renferme. Il n’est donc pas étonnant que, devant se frotter de près ou de loin au phénomène du dragon pétrifié, quelques personnages (comme Korrogly dans « Le Père des pierres »), rejettent ses pouvoirs non seulement dans la catégorie des fantasmes mais doutent même de sa réalité. « Face à une telle puissance, le déni était la seule solution rationnelle. » Mais c’est aussi parce qu’ils aspirent secrètement au changement induit par cette révélation que tous décideront de — ou seront poussés à — s’y confronter, afin d’évaluer leur crédulité, d’éprouver leur libre-arbitre, leur rapport au bien et au mal.

L’ouvrage est donc placé sous le double signe du désir de transformation et de la confrontation. La confrontation que nous décrit Shepard peut se lire de plusieurs manières : confrontation avec la bête pétrifiée bien sûr, mais aussi confrontation entre les hommes, entre les hommes et les femmes (au sens de rencontre amoureuse), confrontation avec des pays, des paysages, luxuriants et tortueux comme des labyrinthes, confrontation avec un monde que la folie des hommes, sans ambiguïté, a rendu hostile (« Après nous avoir lancé des jurons, ils se sont fondus dans la foule, regagnant la bête dont ils étaient issus »). Mais ce n’est pas tout. Car décrire la pétrification de la chair du monstre, la lente oxydation de l’énorme dépouille rongée par les toxines du peintre Méric, faire sentir les subtiles reptations de ses désirs, évoquer le fracas et les couleurs d’une vallée détruite par son agonie incandescente, c’est tenter l’impossible : donner un cadre rassurant, matériel, naturel, à ce qui bouleverse tout homme, c’est-à-dire au prodige de toute rencontre, de toute confrontation avec soi-même.

Lucius Shepard écrit ces lignes superbes :

« Yara reprit les refrains des chansons qu’elle connaissait, et ils parlèrent de chose et d’autres, de leurs groupes préférés, des films les plus nuls qu’ils aient jamais vus, se touchant fréquemment pour réaffirmer leur lien, car ils formaient désormais leur patrie. Une fois sur l’autoroute, ils firent silence tous les deux, Yara contemplant le paysage au-dehors et Snow se concentrant sur la circulation, chacun restant seul avec ses pensées, s’efforçant d’ignorer les éclats de doute et de terreur qui parvenaient depuis les ténèbres, aussi nets, aussi distincts à leurs yeux que la station-service-hôtel-bordel où ils s’arrêtèrent pour faire le plein — un bâtiment bas et laid, baigné dans une lumière jaune citron tel le quartier général des forces du mal […] Par la suite, ils ne roulèrent plus que sur des routes de campagne, des autoroutes nimbées de bleu et des pistes non cartographiées, filant vers le nord-ouest au sein d’un monde ordinaire, peuplé de monstres et de tentations ordinaires, traversant des villes dont la seule raison d’être était le refus de la mort […] sans rien pour les sustenter, rien de certain à tout le moins, hormis la force de leurs imperfections et un espoir renaissant en leur cœur tel un dragon, tandis que derrière le vieux monde tremblait et que la lumière s’embrasait en rugissant. »

Ainsi l’œil à facettes du dragon est-il récapitulation de la vie et conjuration de la mort. Ainsi la lente agonie du monstre pétrifié peut-elle devenir l’occasion d’une révélation bouleversante pour les êtres qui l’observent et, à travers lui, regardent en eux-mêmes, apprenant humblement à s’accepter, comme Snow et Yara le réaliseront dans les toutes dernières lignes du récit clôturant le recueil. Nulle fatalité, nulle manipulation là-dedans. Mais peut-être simplement le début d’une forme accomplie de maturité ou d’une certaine sagesse.

Un grand livre.

Providence

A l’ombre des usines à gaz de l’édition ne prolifèrent pas que les herbes folles. Pour preuve, les nombreux romans dignes d’intérêt paraissant dans de petites structures indépendantes, comme par exemple les éditions du Passage du Nord-ouest, nées en 2002 dans le Sud-ouest de la France. Et ce n’est pas seulement par amour des éditeurs microscopiques que l’on en vient à évoquer dans les pages de Bifrost le roman de Juan Francisco Ferré, mais bien parce que Providence sonne tel un lointain écho au plus célèbre reclus — expression consacrée — ayant vécu en ladite cité : Howard Philip Lovecraft.

Qu’est-ce que Providence ? On pourrait résumer le propos du roman de l’auteur espagnol par cette question. Bien entendu, on ne le fera pas, tant les réponses et les interprétations sont légion. Jeu de piste littéraire et cinématographique, satire caustique du monde capitaliste et de l’économie de marché, farce grinçante visant les libéraux en peau de lapin de l’intelligentsia américaine, dystopie née des œuvres spectaculaires du 11 septembre 2001, à la fois roman conspirationniste et questionnement sur la nature de la réalité, on trouve tout cela dans le roman de Juan Francisco Ferré, et sans doute même davantage. Une œuvre monstrueuse, postmoderne diront certains, sur ce point la référence à Thomas Pynchon ne semble pas usurpée, tant par son ambition et son ampleur que par sa construction et son foisonnement. Bref, un livre fascinant, déroutant, voire agaçant. Le genre de lecture qui ne laisse pas indifférent et dont on parvient difficilement à se dépêtrer.

Quid de l’histoire ? Le premier niveau nous entraîne aux côté d’Álex Franco, un cinéaste espagnol un rien iconoclaste, du moins est-ce ainsi que le bonhomme aime à s’imaginer. Suite à la projection de son premier long métrage au festival de Cannes, il rencontre Delphine, une riche sexagénaire encore très attirante, avec laquelle il couche aussitôt. À sa décharge, si l’on peut nous permettre ce jeu de mots libidineux, Álex est un personnage volage aimant par-dessus toutes les parties de jambes en l’air. S’ensuivent des ébats honorables, à l’issue desquels Álex reçoit un script. A charge pour lui de le réécrire afin d’en tirer un film potable. Direction ensuite l’université de Providence aux States, où Delphine a également usé de son influence pour lui trouver un poste de professeur d’histoire du cinéma. A peine arrivé, Álex nous raconte son séjour dans un journal intime où le cinéma américain et ses clichés viennent peu à peu se mêler à son quotidien. Bien entendu, Álex déconstruit le mythe cinématographique. Il se fait haïr de ses élèves, envoie valdinguer les conventions sociales prévalant dans le milieu universitaire et couche avec toutes les femmes qui lui tombent dans les bras. Il en profite aussi pour régler ses comptes avec l’histoire du septième art et l’establishment du cinéma (« un aquarium trouble abandonné dans une villa expropriée pour non-paiement d’impôts » hanté par des « présences irréelles […] à la recherche d’une opportunité de devenir réalité face à la lumière et de peupler tous les rêves et même tous les cauchemars de tous les cerveaux du monde »).

Le deuxième niveau de l’intrigue s’aventure sur le terrain de la littérature complotiste. Après une longue nuit alcoolisée à Marrakech, au cours de laquelle il a passé un pacte faustien avec un mystérieux inconnu du nom d’Al Hazred, Álex devient le jouet d’un conflit entre deux factions. Harcelé par un certain Jack Daniels (pas comme le bourbon du même nom), qui inonde sa boîte mél de messages pourvus d’en-têtes cryptiques, genre Dans l’abîme du temps, Celui qui chuchotait dans les ténèbres et autre Montagnes hallucinées, Álex découvre les arcanes de la ville de Providence. L’amateur de Lovecraft aura immédiatement reconnu les titres et les thématiques préférées de quelques-unes des nouvelles les plus réputées de l’écrivain de Providence. Ce dernier ne tarde d’ailleurs pas à être mentionné pour son rôle actif dans une société ésotérique, La Confrérie, dont les actes criminels sont dénoncés par une autre organisation occulte : l’Eglise écarlate. Álex se trouve ainsi plongé au milieu d’une guerre entre Bien et Mal, soldat perdu d’une lutte dont l’enjeu semble être le contrôle du monde. Pas moins.

Le troisième niveau est plus difficile à cerner puisque la réalité des événements elle-même devient sujette à caution. Álex vit-il vraiment dans la réalité ou se trouve-t-il plongé dans une simulation informatique copiant le réel ? On ne sait pas. Juan Francisco Ferré semble prendre un malin plaisir à égarer le lecteur. Aussi, peut-on lire éventuellement Providence comme une métaphore du monde post-11 septembre, illustrant la citation d’un conseiller américain du gouvernement Bush : « Nous sommes l’Empire et nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, nous agissons à nouveau et nous créons d’autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c’est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l’histoire. » A moins que la réponse ne se trouve dans ce passage du roman : « Depuis cinquante années, un phénomène insolite s’est passé. Ce n’est pas que le cinéma ressemble de plus en plus à la réalité, bien au contraire : c’est la réalité qui ressemble de plus en plus au cinéma, à tel point qu’il est impossible de les distinguer. Si la vie ressemble à un film, qu’est-ce qu’il reste à faire aux films ? Ressembler à un jeu vidéo ? Et la vie ? Qu’est-ce qu’il lui reste à faire ? »

On le voit, les choses ne sont pas simples, d’autant plus que l’auteur entremêle les trames, multipliant les grilles de lecture, les niveaux d’interprétation et les liens d’intertextualité. Il brouille à dessein les pistes, s’autorisant des digressions bavardes un tantinet lassantes, baladant son lecteur entre perplexité et jubilation.

Alors, au final, qu’est-ce que Providence ? Une expérience de lecture loin d’être déplaisante, mais sans doute aussi quelque peu frustrante. Un roman demandant un investissement total et dont le sens ne se livre pas sans un combat acharné. Personnellement, je ne suis pas persuadé d’avoir tout compris.

Cycle de Tiamat

[Critique portant sur les deux volumes de l'intégrale.]

L’époque veut cela. Des ouvrages jadis disponibles en poche nous reviennent sous la forme de briseurs d’étagères, forts volumes qualifiés ou non d’intégrale et bien trop souvent dépourvus de tout paratexte. Le Cycle de Tiamat (The Snow Queen Cycle en Anglo-Saxonie) de Joan D. Vinge ne fait pas exception à la règle. Deux épais pavés reprenant les trois romans (dont l’un était coupé en trois) parus autrefois chez J’ai Lu. On serait bien en peine de trouver une quelconque plus-value à cette réédition, en dehors des illustrations de couverture de Alain Brion (on peut cependant regretter celles de Michael Whelan). Certes, on nous rétorquera à bon droit que l’opération consistait surtout à rendre disponible des ouvrages difficiles à trouver et parfois vendus très cher sur le marché de l’occasion. Mais alors, pourquoi ne pas avoir profité de l’occasion pour éditer le quatrième volume du cycle, toujours inédit dans l’Hexagone ? Bref, dans le doute, abstenons-nous d’émettre des hypothèses désagréables (pas le genre de la maison… hein ?) et concentrons-nous sur l’histoire.

Sur les vestiges d’un Empire galactique se déploie l’Hégémonie, vaste union de mondes humains. La technique du vol hyperspatial ayant été perdue lors de l’effondrement du Vieil Empire, les astronefs en sont réduits désormais à utiliser les perturbations quantiques provoquées par un trou noir pour « sauter » d’une planète à l’autre. Une technique périlleuse limitant de surcroît les destinations possibles.

Sur Tiamat, monde primitif et isolé orbitant autour de deux soleils, l’hiver est la saison de la renaissance. Cent cinquante années pendant lesquelles la Porte Noire laisse passer les Extramondiens et leurs merveilles technologiques. Une opulence n’étant pas du goût des Etésiens qui y voit comme une profanation de leurs croyances et superstitions, mais qui arrange bien les Hiverniens, en particulier Arienrhod, celle que l’on surnomme la Reine des Neiges. La reine monnaie son pouvoir sur les Etésiens grâce à l’eau de vie, une ressource ne se trouvant nulle part ailleurs dans l’univers. Ainsi, Tiamat subit-elle une double tutelle : celle d’Arienrhod, souveraine capricieuse et jalouse, et celle indirecte de l’Hégémonie. Heureusement, après l’hiver vient l’été. Le Changement tant attendu par les Etésiens, aussi inexorable que la rotation de Tiamat autour de ses étoiles. Et avec lui, la fin du règne d’Arienrhod, privée de l’aide des Extramondiens du fait de la trop grande proximité entre la Porte Noire et les soleils. A moins que la reine ne trouve un stratagème pour garder son pouvoir.

Par son ampleur, le cycle de Tiamat se rapproche des grandes fresques romanesques initiées par Marion Zimmer Bradley et Anne MacCaffrey. On ne peut en effet passer sous silence la parenté indéniable existant entre Ténébreuse, Pern et Tiamat. Une acception de la SF où l’argument technoscientifique se trouve repoussé en arrière-plan pour laisser place à la romance, aux passions humaines et à une forme de suspense intemporel, celui que l’on trouve dans les romans à l’eau de rose.

L’essentiel du cycle, si l’on excepte le roman Finismonde, se déroule sur la planète Tiamat, un monde barbare, périodiquement coupé du reste de l’univers, mais amené à connaître de grands changements grâce à l’action de quelques personnages-clés. Le contexte global est celui d’une redécouverte. Redécouverte par l’Hégémonie du savoir perdu du Vieil Empire et redécouverte par les hommes d’une certaine forme de sagesse, fondée sur l’équilibre harmonieux entre nature et science. Joan D. Vinge dévoile progressivement son univers via les points de vue d’une poignée de personnages, Etésiens, Hiverniens et Extramondiens, appelés à assumer leur destinée, leur devoir et leurs amours contrariés… Effectivement, l’auteure semble bien moins intéressée par la fiction spéculative que par les relations compliquées et un brin nunuches des divers protagonistes d’une histoire tendant à tirer un tantinet à la ligne. Pour tout dire, le récit est carrément interminable et l’on a envie plus d’une fois de coller des baffes aux personnages — métaphoriquement parlant — tant leur états d’âme finissent par agacer. Ajoutons là-dessus des caractères secondaires stéréotypés à gros traits, dignes de figurer dans des novelisations Starwars (on me souffle dans l’oreillette que Joan D. Vinge a écrit celle du Retour du Jedi). Bref, on s’ennuie beaucoup, ne trouvant qu’un intérêt vacillant pour la description de Tiamat, de la cité d’Escarboucle et des mœurs et coutumes des Etésiens. Du sous-Ursula Le Guin, en quelque sorte. On saute les pages, le regard attiré par les rares passages vraiment science-fictif. Le virus divinatoire faisant des personnes contaminées des terminaux biologiques aptes à se connecter sur une base de données cachée. L’eau de vie tirée du cadavre des Ondins, ces créatures génétiquement modifiées vivant dans les océans de Tiamat. Le plasma astropropulseur… Toutefois, cela reste maigre. Le cœur de cible n’est manifestement pas là.

Au final, le Cycle de Tiamat ne laisse pas un souvenir impérissable. Le genre de lecture distrayante, sans plus. A condition de supporter les chichis sentimentaux. Une œuvre qui aurait gagné à suivre une sérieuse cure d’amaigrissement tant les développements oiseux finissent par lasser. Les fans de romanesque apprécieront. Nous, on passe.

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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