Depuis Hurlegriffe, paru il y a une dizaine d'années chez Encrage, nous n'avions plus de recueil de Joëlle Wintrebert. Elle a néanmoins poursuivi son petit bonhomme de chemin, continuant à publier des nouvelles ici et là. Il était donc plus que temps de publier le ci-devant recueil. Dix-neuf textes, dont un inédit, « La Déesse noire et le diable blond », donnant un bon aperçu de plus de trente ans de carrière.
Commençons donc par le commencement, en l'occurrence une préface signée Yves Frémion, et placée sous le signe de l'oulipo. Il échappe ainsi au côté parfois solennel de la chose, et nous livre un dialogue malicieux en y intégrant la plupart des titres de romans, et de quelques nouvelles bien choisies. Ou comment revisiter la carrière exemplaire d'un des meilleurs auteurs actuels, sans jamais être ennuyeux, mais toujours malicieux.
Le recueil, maintenant. Notons tout d'abord l'agencement étonnant des nouvelles, puisqu'elles ne sont pas classées chronologiquement, comme le veut l'exercice habituel. Chacun sera ainsi libre de spéculer sur l'ordonnancement des récits, qui semble plutôt thématique.
Ouverture en fanfare donc, avec « La Créode », qui décrocha le Rosny en 1980. Nous sommes chez le peuple Ouqdar. La société est ultra rigide. Ayant répudié toute forme de sexualité, ses membres ne se reproduisent que par scissiparité — un choix radical qui fut imposé pour sortir du cercle infernal surpopulation-famine-guerre. Cet ordre inflexible est maintenu d'une main de fer par la caste des prêtres, seuls à pouvoir interpréter les textes. C'est contre eux que va se révolter Damballah, au nom d'un sentiment que l'on croyait disparu : l'amour… Précisons que cette nouvelle sera ultérieurement développée en roman, et donnera Le Créateur chimérique, également — et fort justement — primé. Nous trouvons ici plusieurs thèmes centraux de l'œuvre de Joëlle Wintrebert. La révolte de l'individu contre une société inique mais aussi la fusion des sexes en un seul corps.
Révolte là encore, avec le texte suivant, « Hétéros et Thanatos », où l'étrange Sélèn trouvera enfin l'amour auprès d'une jeune fille que les prêtres — encore eux ! — veulent sacrifier aux dieux. La révolte est encore et toujours à l'honneur dans les deux textes suivants : « Qui sème le temps récolte la tempête », où un accident fera remonter des souvenirs qu'Ordalie croyait enfouis. « Le Nirvana des Acclameurs » est lui aussi situé dans un univers dystopique, où Léni offre ses rêves comme échappatoire à une vie entièrement tournée vers la productivité, et d'où le mot coercition est banni. De la révolte aux enfants il n'y a qu'un pas, qui peut même mener dans le fantastique. C'est justement le cas avec « Il ne faut pas jouer avec les enfants », où l'on apprend que les pédophiles doivent se méfier des enfants, mais aussi les enfants des enfants eux-mêmes. Les autres nouvelles sur les enfants reviennent de plein pied dans la S-F. On ne peut manquer de citer le poignant post-apo' « Et après ? », où l'on se rappelle ce monde édénique, détruit du fait de la connerie humaine, par l'entremise du rêve. « Le Verbiage du verbic », enfin. Publié dans les années 70, on y sent l'influence légère de l'antipsychiatrie, et celle plus prégnante de la libération sexuelle. Des chercheurs ont décidé de laisser des orphelins à eux-mêmes, en se contentant de les observer, sans intervenir. Il se dégage de ce texte une innocence gui déplaira beaucoup aux puritains, et qui le place à rebours du pessimisme de Sa majesté des mouches. Joëlle Wintrebert affirme dans sa préface à quel point elle tient à ce texte, et nous ne pouvons que confirmer : ce texte est certainement l'un des plus forts écrits sur l'éducation. Et vive mai 68 !
La guerre fut évoquée dans « Et après ? », sauf que le pire n'y avait pas été évité. Voyons donc un peu comment l'éviter, justement. « La Journée de la guerre » est sans doute le texte le plus glaçant du recueil. Vous voici projeté dans un monde virtuel en guerre civile. Votre famille se fait massacrer dans des conditions atroces. Mais il faut éviter la guerre : vous devez donc apprendre à endurer ces horreurs sans résister, car la paix est à ce prix. Jusqu'à quelles hypocrisies peut-on aller pour éviter la guerre chez soi ? Question brûlante et difficile, mais traitée ici avec une intelligence et un refus de tout manichéisme qui donnent à la réflexion une profondeur que l'on aimerait voir plus souvent.
La possession est un thème a priori fantastique. Il n'y a qu'à songer à L'Exorciste pour s'en rappeler. Eh bien pas toujours, comme le montrent « Avatar » et surtout l'inédit du recueil, « La Déesse noire et le diable blond ». Une jeune cambrioleuse est obligée de cohabiter avec l'esprit du ploutocrate cynique qu'elle a tué lors d'un cambriolage ayant mal tourné. Enfin, c'est ce que dit la justice. La cohabitation de deux esprits dans un corps donne ici une belle variation sur l'un des thèmes majeurs de l'œuvre de l'auteur, les relations homme-femme. Obligée de cohabiter avec un vieux dégueulasse, qui n'a de cesse de la contraindre à tout un tas de pratiques sexuelles, Andria va tirer les choses au clair. Mais comment faire avec votre victime, manipulateur notoire, qui co-contrôle toute votre vie, y compris vos pensées les plus intimes ?
Nous ne pouvons pas non plus passer à côté d'autres bijoux du recueil. Dans la catégorie planet opera et colonisation, citons « Imago », où un condamné doit projeter son esprit au sein d'une communauté extraterrestre pour comprendre comment ces derniers vivent, et juger de l'éventualité d'une colonisation. Mais c'est sans compter sur l'intelligence des potentiels colonisés. La pique bien sentie contre la prétendue supériorité du colonisateur est d'un retors jubilatoire. Quant à « Alien bise », il s'agit d'un texte a priori léger et amusant, quoi que fort bien troussé. Variation hédoniste sur le Alien de Ridley Scott, ici l'avatar vous contrôle en développant toutes vos sensations, jusqu'à connaître des jouissances inconcevables. Mais à y lire de plus près, la fin peut vite apparaître comme terriblement effrayante : à vous de voir…
« La Fiancée du roi », avant-dernier texte, est lui aussi un bijou magnifique. Un jeune chercheur se découvre condamné par une tumeur. Il décide donc de passer du test sur animal de labo à lui-même, en s'injectant à son tour de l'ADN de dinosaure. Quand on n'a plus rien à perdre, on est prêt à tout. Et quelle ne sera pas sa surprise ! Dans ce que son médecin prendra pour une illumination, il découvre que les dinosaures vivent toujours, mais sur une autre planète ! Etes-vous vraiment délirant quand cette réalité à parallèle revient, avec à chaque fois de plus longs flashs, à tel point que vous vous retrouvez partagés entre la Terre et là-bas ? Cette nouvelle est à n'en pas douter l'un des sommets du recueil, qui n'en manque vraiment pas, et plutôt himalayesques que vosgiens. Serge Lehman a eu un véritable éclair de génie en trouvant ce titre, a priori étrange, qui ne prend vraiment sa pleine et entière signification qu'à la toute dernière phrase.
Le recueil se clôt avec « Hurlegriffe », histoire d'anarchistes en lutte contre un empire totalitaire, qui a su remettre au goût du jour le panem et circenses de Juvénal.
Passons maintenant aux annexes du livre. Qui s'ouvrent par une intéressante postface de l'auteur sur la genèse des différentes nouvelles ici réunies, Suit la reprise d'un texte — augmenté pour la présente édition — de Roland C. Wagner consacré à Joëlle Wintrebert. Il y aborde la délicate question de l'écriture féminine, avec une subtilité que l'on aimerait lui voir plus souvent, en particulier sur les forums. L'autre gros morceau est la reprise du long et passionnant entretien que Joëlle avait accordé à Richard Comballot dans le Bifrost qui lui était consacré (n°44). Les abonnés la reliront avec intérêt, les autres la découvriront avec le plus grand plaisir. Le mot de la fin est pour Alain Sprauel, qui établit la bibliographie complète de l'auteur.
Soyons clairs et francs : ce n'est pas parce qu'un livre est publié au Bélial' qu'il bénéficiera d'une bonne critique dans Bifrost. Qu'ils soient publiés ou non au Bélial', les livres de Joëlle Wintrebert ont d'ailleurs toujours été chaudement recommandés par Bifrost. Et celui-ci ne fera pas exception. Tout d'abord par sa grande diversité. Les détracteurs de l'auteur pourront éventuellement rétorquer qu'elle est obsédée par les relations homme-femme. Cela revient à dire que Disch n'écrit que des livres pessimistes. Certes, les livres de Disch sont pessimistes, et Joëlle Wintrebert aborde souvent les relations homme-femme. Mais c'est justement ce qui fait la différence entre un auteur et un tâcheron militant. L'auteur, fort de son talent, sait varier ses traitements du thème, tant sur la forme (lisez ce que Joëlle dit dans sa postface à propos de « Alien bise », puis relisez le texte) que sur le fonds.
Comme dans toute anthologie, nous regretterons bien sûr de ne pas trouver tel ou tel texte, comme « La Voix du sang » à la place de « Arthro », texte trop touffu pour être pleinement convaincant. C'est le défaut inhérent à tout exercice de ce genre. En fait, son seul véritable défaut, c'est d'être trop court ! Nous eussions tant aimé en lire encore que c'est presque avec frustration que l'on referme l'ouvrage, comme on le fait sans exception avec les meilleurs livres.
Vous l'aurez compris, ce recueil est indispensable à toute bonne bibliothèque.