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La Cité de soie et d’acier

M.R. Carey – ou Mike Carey, comme le connaissent les fans de comics et de feue la collection « Vertigo » en particulier – est l’une des valeurs sûres de L’Atalante. L’édi­teur nantais sort régulièrement, bon an, mal an, un ou deux livres de l’auteur britannique ; à ce titre, 2023 aura été une année faste au moins du point de vue éditorial avec deux livres publiés. Dont celui-ci, La Cité de soie et d’acier, écrit à pas moins de six mains, avec son épouse et sa fille, et qui fut publié en version originale il y a neuf ans. Pourquoi tout ce laïus ? Parce qu’il faut bien comprendre que si vous espériez trouver l’auteur de la trilogie « Rempart » (cf. Bifrost 105 et 107) ici, il faudra chercher longtemps. En l’espèce, on ira plutôt du côté des contes orientalistes inspirés par Les Mille et une nuits, à la manière de nos chères Lettres persanes publiées en 1721 par Montesquieu. En effet, La Cité de soie et d’acier est une série de contes racontant l’ascension de Bessa, la légendaire Cité des femmes au milieu du désert, et sa chute. Ou plus exactement comment, une fois l’ancien sultan tué et remplacé par un fanatique religieux, son sérail en exil va reprendre son destin en main et revenir libérer la ville, avant que la Commune utopiste fondée en son sein soit détruite par la jalousie d’un homme. À l’instar de Montesquieu à son époque, la famille Carey utilise le pouvoir des contes et la magie de l’Orient pour parler de problèmes actu­els : le patriarcat, la montée de l’intégrisme religieux, la violence des incels frustrés (comme Jamal, qui fera tomber Bessa sans obtenir satisfaction), la conquête de la liberté vis-à-vis d’autrui, mais également de soi-même, les liens familiaux plus ou moins forts, etc.

Le tout forme un melting-pot souvent plaisant, mais aussi parfois pesant, suivant quel personnage est mis en avant dans tel ou tel conte. Si Rem, la bibliothécaire prophétesse, est la favorite de beaucoup, certains, comme Rashad dans Le conte du maître-queux, Zuleika l’Assassin devenue courtisane, ou Issi le chamelier, sont particulièrement attachants. D’autres moins, quand bien même ils sont conçus pour nous séduire, tel le voleur bara­tineur devenu diplomate, ou la vieille Gurshoon, un peu trop Mère-la-morale, et le rythme de chaque histoire s’en ressent suivant la sensibilité de chacun. De fait, si le tout forme une histoire cohérente, c’est avant tout un recueil de contes qu’il vaut mieux consommer peu à peu, quitte à papillonner dans le sommaire et à revenir en arrière. Drôle et remonté, bourré d’action et de réflexion, La Cité de soie et d’acier se termine sur une note douce-amère, mais non dénuée d’espoir. Une belle découverte.

Gwendy et la boîte à boutons - Bifrost n°113

  • Focus Gwendy :

Récapitulons.

En 2017, répondant à une invitation de son ami et éditeur Richard Chizmar, Stephen King écrit avec lui une variation sur le mythe de la boîte de Pandore, dont l’héroïne, Gwendy, est une adolescente vivant durant les années 1970. L’énigmatique M. Farris lui confie une boîte portant des boutons susceptibles de déclencher des catastrophes – comme elle ne tardera pas à le vérifier. Un King mineur mais plaisant, critiqué en son temps dans ces pages (in Bifrost n°92).

2019 : Chizmar propose à King d’écrire une suite, en lui fournissant une séduisante idée de départ – vingt ans et quelques ont passé, et Gwendy a été élue à la Chambre des représentants, ce qui lui confère un certain pouvoir –, mais le maître décline l’offre et propose à l’élève de se lancer tout seul. Le résultat sera La Plume magique de Gwen­dy, digne continuateur du premier volume.

2022 : les deux collaborateurs se retrouvent pour boucler la boucle et nous arrive ce troisième volume, situé dans un futur proche – et dans un univers parallèle, comprend-on à divers détails – où Gwendy, à présent sénatrice, part dans l’espace pour une mission périlleuse en compagnie, entre autres, d’un saboteur potentiel.

Changement de ton pour cette conclusion en fanfare : là où les deux premiers volumes instauraient une ambiance de rêve éveillé, dans un récit rythmé par le passage des saisons et les meurtres en série – nous som­mes chez King, après tout –, celui-ci est un huis-clos tendu, où une expédition spatiale aux visées parfois cachées est en butte aux agissements de divers acteurs connus de la mythologie de la Tour sombre. L’étau se resserre autour de la malheureuse Gwendy, menacée par la maladie d’Alzheimer et désespérée à l’idée d’échouer dans la mission qui lui a été confiée. Mais qu’elle se rassure : Frodon avant elle a réussi à jeter l’anneau de pouvoir dans les montagnes du Destin, même si ce ne fut pas sans mal.

Une réussite, mineure certes, mais une réussite quand même.

 

  • Focus Nysquit :

À la fin d’Un homme d’ombres (cf. Bifrost n° 102), nous avions laissé John Nyquist sur la route le menant hors d’une ville écrasée de lumière. Dans ce premier volet des enquêtes de ce détective privé, nous découvrions So­liade, ville éclairée en permanence par des ampoules électriques, et sa jumelle ténébreuse, Nocturna – deux cités que l’on croirait tirées des fameuses Villes invisibles d’Italo Calvino.

La Ville des histoires poursuit sur cette lancée : Nyquist réside depuis quelques mois à Histoireville. Le principe de cette ville est simple : régie par le Conseil narratif, elle vit des histoires que les gens racontent et se racontent. Afin de faire bouillir la marmite, notre détective mène des filatures. L’une d’elles le conduit dans le quartier Melville, sur les pas d’un homme… à côté du cadavre duquel Nyquist se réveille bientôt. L’enquê­teur est certain de ne pas l’avoir tué, tout comme il est sûr que ces pages couvertes d’un texte mystérieux ont quelque chose à voir avec ce nouveau mystère. Si ce deuxième roman rappelle par moment la série « Thursday Next » de Jasper Fforde, qui prenait la littérature et les histoires comme matériau de base, Noon reste dans le ton d’un pastiche de polar – détective cabossé par la vie, femmes fatales, ambiance plus noire qu’un café serré –, avec Lewis Carroll comme figure tutélaire.

Changement d’ambiance pour Jenny-les-vrilles : après la réception de sept photographies susceptibles de le mettre sur la piste de son père, disparu des années plus tôt dans la zone crépusculaire entre Soliade et Nocturna, Nyquist quitte Histoireville pour se rendre à la campagne, dans le petit village d’Hoxley-sur-la-Vive. Le seul léger problème est que personne n’adresse la parole au détective le jour de son arrivée. Rien de plus normal : c’est la Saint-Switten et ce jour-là, à Hoxley, personne ne parle, par respect envers ce martyr chrétien oublié de presque tous. Comme Nyquist le comprend vite, la vie au village est régie par celle des saints : chaque jour, un saint différent ; chaque jour, des règles différentes, aussi absurde qu’absconses. Dans ces conditions absurdes, comment le détective peut-il espérer retrouver son père ? Riche d’une pesante atmo­sphère rurale, ce troisième volet du cycle négocie joliment son virage campagnard. Là aussi, la rationalité perd pied, et Nyquist comme les lecteurs devront ac­cepter de se laisser porter par l’étrange.

Avec ses Villes invisi­bles, Italo Calvino brossait en quelques lignes le portrait de cités surprenantes. Jeff Noon, au travers des « En­quêtes de John Nyquist », montre ce que serait la vie quotidienne dans de telles villes, et le résultat est sa­voureux. Un quatrième tome, Within Without, est paru outre-Manche en 2021 : il nous tarde de le lire.

Protectorats

« J’ai compris que je devenais maintenant un être humain. »

Cette phrase, dont la terrible signification est révélée au bout de quelques pages, est emblématique de cet excellent recueil. Mais commençons par le commencement.

En 1938, un ovni s’écrase aux USA et l’Armée a le temps, avant qu’il ne soit détruit, de récupérer une partie de sa technologie. Ce qui lui donnera un avantage conséquent lors du conflit qui va suivre, dont l’issue sera très différente de celle que notre univers a connue. À partir de ce prédicat – pour reprendre le terme préféré de l’auteur –, Protectorats brosse le panora­ma d’un passé, d’un présent et d’un futur uchroniques, où, dans un cadre à l’étrange beauté, se pose sans cesse la question de l’humanité.

Qu’est-ce qu’un être humain ? Philip K. Dick se le demandait déjà, notamment dans une de ses plus célèbres nouvelles, « Être humain, c’est… ». D’une certaine façon, presque tous les textes présentés ici sont des variations, ou plutôt des prolongements, du classique dickien. Car les merveilles technologiques héritées de l’ovni ont eu pour conséquences, entre autres, l’apparition d’entités artificielles augmentées dont le statut devient sujet à questionnements. Un être humain, cela peut être un robot conçu pour le conflit qui tente de se substituer à un homme mort au combat pour consoler son fils ; ou un autre, qui s’efforce de réparer les oiseaux blessés qu’il trouve sur son chemin ; ou une intelligence artificielle, chargée de la maintenance d’une caserne de pompiers, qui se désole de sa disparition annoncée.

Ce qui fait le talent de Ray Nayler, c’est la façon qu’il a, sans en avoir l’air, de surprendre son lecteur par des renversements de point de vue, des révélations inattendues qui ne sont jamais gratuites mais enrichissent sa réflexion. Chacune de ses nouvelles est un petit bijou de narration, et leur réunion – or­chestrée avec habileté par les anthologistes – brosse le portrait d’un univers autre et par là même fascinant.

On me pardonnera d’évoquer une expérience personnelle, mais en lisant ce recueil j’ai souvent pensé au « Quatuor de Jéru­sa­lem » d’Edward Whittemore, traduit par votre serviteur il y a une dizaine d’années. S’il n’y a rien de commun entre les deux œuvres ni entre leurs conceptions réciproques – d’un côté un bouquet de textes courts relevant de la SF, de l’autre une tétralogie fabuliste relevant de l’histoire secrète ; ici une intrigue centrée sur Istanbul, là sur Jérusalem –, on n’en est pas moins frappé par les ressemblances entre leurs auteurs, d’une part, mais aussi par leurs préoccupations communes. Pour citer la critique d’Ombres sur le Nil signée par le regretté Emmanuel Jouanne (cf. Bifrost n°47) : « Reste une profonde humanité, qui s’af­firme de plus en plus, et de boule­versante manière, à mesure que s’enchaînent avec logique les plus incroyables événements. » Elle pourrait tout aussi bien s’appliquer à Protectorats.

Renseignement pris auprès du principal intéressé, Ray Nayler n’a jamais lu le Quatuor – sans doute sa proximité avec Whitte­more s’explique-t-elle par une de leurs influences communes, à savoir Eric Ambler, l’auteur du Masque de Dimitrios –, mais il est impatient de combler cette lacune. Espérons que les conséquences de cette découverte nous apporteront de nouveaux plaisirs de lecture.

Un des livres de l’année, assurément.

Voir l’invisible. Histoire visuelle du mouvement merveilleux-scientifique

Apparemment, il ne se passe pas un trimestre sans qu’un nouvel événement ou un nouveau livre ne remette en lumière le mouvement dit merveilleux-scientifique. Voir l’in­visible est à la fois un livre et un événement.

Fruit d’une thèse en histoire de l’art, il s’agit d’une tentative, totalement réussie, pour définir le merveilleux-scientifique à partir de ses sources visuelles. Bref rappel : théorisé par Mau­rice Renard (1875-1939), qui en fut le principal représentant et le plus ardent défenseur, le merveilleux-scientifique (MS) se voulait une tentative de renouveler le merveilleux féerique en substituant la science aux fées, la blouse blanche à la baguette magique. Né au tournant du xxe siècle, il s’inspirait de certaines découvertes qui bouleversaient la science d’alors, la plupart dans le domaine de l’opti­que : rayons X, perfectionnement du microscope, etc. Allait-il être possible d’explorer l’intérieur du corps humain, voire de l’âme humaine ? Les prétentions du spiritisme et du fakirisme reposaient-elles sur des données objectives, susceptibles d’être mesurées ?

S’appuyant sur une documentation en grande partie invisible, car ne faisant pas le plus souvent l’objet d’un dépôt à la Biblio­thè­que nationale de France – affiches, pavés de presse, prospectus pour attractions foraines –, mais ayant bénéficié du concours d’illustres collectionneurs de « documentation », au premier rang desquels figurait son mentor, le regretté Joseph Altairac, Fleur Hopkins-Loféron dresse des ponts entre traces visuel­les et œuvres littéraires, avec une rigueur et une exhaustivité qui forcent l’admiration.

Ce livre apparaît ainsi comme un guide de voyage indispensable à l’aventurier qui souhaite explorer ce que l’autrice appelle « une nouvelle Atlantide », un domaine long­temps oublié, pour des raisons multiples et complexes, mais qui fait indéniablement partie de l’histoire de la SF française.

Pourquoi le MS a-t-il disparu dans les limbes du temps ? Outre les multiples raisons exposées dans le texte, j’en vois une qui me paraît prégnante : Renard est resté fixé sur la science du début du xxe siècle, ignorant, contrairement à un Rosny aîné, les développements ultérieurs de la physique et les spé­culations sur l’astronautique (terme forgé par l’auteur des Navigateurs de l’infini). Les écrivains qui l’ont suivi – Régis Messac (1893-1945), Jac­ques Spitz (1896-1963), dont L’Œil du purgatoire peut être con­sidéré comme l’acmé de l’introspection MS, René Barjavel (1911-1985) et B. R. Bruss (1895-1980) ont su élargir les thèmes du genre bien avant l’introduction en force de la SF américaine.

Chaudement recommandé aux esprits aven­tureux, en espérant qu’ils ramènent des trésors de leurs explorations.

Némésis de la cité

Qu’est-ce qui fait une ville ? Son esprit, ses immeubles, ses habitants ? N. K. Jemi­sin pousse la réflexion à l’extrême, dans ce diptyque où l’âme des mégapoles s’incarne dans un – ou plusieurs – avatars hu­mains.

C’est là le postulat duquel part l’autrice qui, sortant de ses habitudes d’écriture, ancre cette fois son récit dans le monde réel. Dans ce second tome de « Mégapoles », nous suivons les avatars qui incarnent New York et ses ar­rondissements, quelques mois après la fin de Genèse de la cité (cf. Bifrost n°102). S’ils ont réussi à se débarrasser de l’Ennemie, la cité lovecraftienne décidée à se débarrasser de toutes les cités nouveau-nées, celle-ci n’a pas disparu pour autant. La trahison de Staten Island a affaibli nos héros, et permis à la Dame Blanche de garder un pied dans la mégapole américaine. Pire, elle puise ses forces dans la cité rebelle, mettant en danger non seulement New York, mais aussi les cités du monde entier, les faisant sombrer toujours plus profondément dans le multivers. Pour survivre, New York devra se battre et trouver de nouveaux alliés parmi les cités les plus anciennes – et les plus puissantes.

Si le premier tome avait des aspects nébuleux, notamment dans ses scènes de combat, ce n’est plus le cas de Némésis de la cité. Les scènes d’action s’enchaînent, aussi spectaculaires que visuelles. Les personnages savent à présent se servir de leurs pouvoirs et n’hésitent pas à les utiliser – pour se dé­fendre ou protéger leur chère cité. Cité par ailleurs évolutive, emplie de contradictions et de changements constants, rapides. Rien n’est figé, et c’est ce qui fait la force de ce deuxième et ultime opus d’une série à l’origine prévue comme une trilogie.

De l’aveu même de l’autrice, Genèse de la cité a failli ne pas avoir de suite, mais la réduction du projet de départ aura in fine servi l’ensemble, ce tome 2 bénéficiant d’un rythme plus soutenu, sans longueurs ni lourdeurs. Certains personnages sont certes mis à l’arrière-plan, mais c’est au profit des autres, qui deviennent d’autant plus attachants, à l’image de Padmini, alias le Queens, qui brille particulièrement. La rencontre avec d’autres cités, telles que Tokyo, Istanbul, Londres ou encore Paris, permet de voyager et mieux comprendre les enjeux du combat mené par les avatars de New York.

Notablement engagé, Némésis de la cité n’hésite pas à traiter de politique, une bataille pour la mairie prenant place contre un candidat intolérant face à la diversité qui fait l’essence même de New York. N. K. Jemisin se positionne donc clairement face aux discriminations en tous genres et dénonce le système politique américain. Pourtant, cet aspect engagé n’est ni trop mis en avant, ni trop secondaire. Étroitement lié à l’intrigue, il s’ancre pleinement dans le plan de la Dame Blanche, qui use des newyorkais les plus réfractaires à la diversité pour faire sombrer la cité au travers du multivers.

Multivers mystérieux que l’on découvre et comprend de mieux en mieux : ses enjeux, son impact sur les cités et leurs incarnations se dévoilent. Les théories scientifiques existantes qui viennent expliquer son existence apportent aussi une logique et un réalisme plus important, permettant de mieux se projeter dans ce monde où les mégapoles prennent vie.

En somme, un second volume plus réussi encore que le premier, valant vraiment le coup d’œil.

L’Odyssée des étoiles

L’Odyssée des étoiles agrè­ge trois livres distincts publiés indépendamment en Corée en 2020. Le sommaire contient donc trois parties, respectivement in­titulées « Je t’attends », « Je viens vers toi » et « Ceux qui vont vers le futur ». Il s’agit, à en croire l’éditeur, du « premier roman de SF coréen à paraître en France ».

L’humanité étant enfin capable de se déplacer dans l’espace à des vitesses relativistes, un pro­blème se pose : celui du décalage temporel. Le temps du voyage devient différent du temps terrestre, et partir quelques mois vous fait revenir sur une Terre où plusieurs années se seront écoulées. Aussi, lors­que deux jeunes amoureux doivent se marier mais que la fiancée doit entreprendre un périple interstellaire, le futur mari n’a d’autre choix que d’embarquer sur un vaisseau em­pruntant l’orbite de l’attente, ellipse circumsolaire qui permettra aux tourtereaux de faire concorder leurs temps.

« Je t’attends » et « Je viens vers toi » forment ainsi le récit épistolaire d’un jeune couple coréen qui correspond à travers l’éther infini. Mais plusieurs incidents retardent leurs vaisseaux de quelques mois, mois qui deviennent sur Terre des années, puis des siècles, des millénaires. Bientôt leurs lettres n’obtiennent plus de réponse. Les deux amants errent alors dans l’espace et le temps à la recherche l’un de l’autre, se questionnant sur la finitude de leur romance et la survivance d’un amour réciproque à l’épreuve du temps relativiste.

« Je t’attends » devient ainsi un monologue, un carnet de bord, le récit d’un homme qui explore un avenir pas franchement radieux dans l’espoir d’y retrouver sa promise. « Je viens vers toi » reprend le même récit, du point de vue de la jeune femme amoureuse. Les deux récits s’entrecroisent subtilement au fil des confrontations avec une humanité décadente fuyant une Terre moribonde en voyageant vers l’avenir. La troisième partie, « Ceux qui vont vers le futur », est l’histoire de leur fils, un voyageur du temps se déplaçant en permanence dans l’espace et vers le futur, en quête d’un chemin vers les confins de l’univers.

Le conte romantique interstel­laire se meut ainsi en réflexion sur la temporalité de l’être et l’avenir du monde, pour se mé­tamorphoser enfin en une mé­ditation sur l’essence même de l’univers. Le romantisme des deux premiers récits évoque un Barjavel mâtiné d’exotisme levantin, et certaines péripéties spatiales semblent inspirées du Pour une autre Terre d’A. E. van Vogt ; quant au dénouement saisissant, il présente certaines analogies avec celui de 2001, l’odyssée de l’espace d’Arthur C. Clarke, et on comprend pourquoi l’éditeur français a choisi d’utiliser un titre si évocateur… Avec L’Odyssée des étoiles, Kim Bo-young choisit cependant de jouer avec la physique théorique, mais la hard science cède ici la place à une réflexion plus philosophique sur la porosité de la frontière entre l’espace et le temps, offrant au lecteur ce sense of wonder tant recherché, cet émer­veillement mystico-scientifique si caractéristique des épilogues clarkéens.

Un voyage dans l’espace est-il avant tout un voyage dans le temps ? Le style de l’autrice coréenne, empreint d’une poésie fluide, limpide et un brin rêveuse, nous plonge avec délicatesse dans une métaphysique fascinante. Elle nous propose un space opera où les outre-mondes ne sont pas issus d’autres systèmes stellaires, mais d’autres temporalités, où voyager vers les confins, c’est aussi explorer le concept même d’éternité. C’est beau, c’est vertigineux, c’est passionnant, ça se lit d’une traite, c’est le récit de la plus ultime de toutes les odyssées imaginables, celle qui vous emmènera au-delà des frontières de l’espace et du temps. L’Odyssée des étoiles dévoile ainsi tout en douceur une vertigineuse ré­flexion sur notre place temporelle dans l’Univers.

Visite

« Au commencement, il n’y avait que des petits histoires. »

Dans un futur proche, le pire a été évité de très peu sur Terre, les humains (enfin) ré­veil­lés par les catastrophes écolo­giques ont réussi à s’adapter. Les températures sont élevées, les obligeant souvent à se réfugier sous terre ; les grands chan­gements climatiques et sociétaux prédits au début du XXIe siècle par les collapsologues n’ont mal­heureusement pas pu être évités ; un système permettant le maintien de la vie s’est tant bien que mal installé, au prix d’une réorganisation drastique et d’un retour obligatoire douloureux à l’essentiel.

Quand soudain… apparaît une nouvelle planète dans le système solaire. « Sans mo­difier les orbites des autres astres », elle se révèle « habitable, et surtout, personne ne s’explique san présence. »

Pourtant, même s’« il est des évènements qui bouleversent le cours du temps, qui mettent en péril le futur, l’idée même d’avenir, et qui perturbent le passé, ou du moins, le souvenir que nous en avons », cette planète (est-elle vraiment une planète, et est-elle vraiment présente dans notre dimension ?) n’est pas prête à révéler ses secrets, au grand dam de l’humanité, qui vit désormais au rythme des rapports de l’expédition d’exploration, espérant peut-être une solution, un refuge… une rédemption ?

Voici ce que nous racontent les trajectoires de Néea, Ugo, Basile, Paloma, Sitive, Anna, et d’autres… « Chaque personnage possédera san façon de bouger, ses pas de danse ; les gestes et les mouvements révèleront les identités, ce qui permettra aux spectateurs de reconstituer les histoires de chacune. » Des bribes personnelles chorégraphient un récit fragmentaire et singulièrement hypnotisant. Le tout est narré dans une langue métamorphosée et inclusive qui souhaite abolir les inégalités et qui déracinera lae lecteurice de san confort…

Comme vous l’aurez compris, attention, Objet Littéraire Non Identifié en vue : entre roman, aphorismes, essai engagé, poésie, et exercice de funambule linguistique, Visite nous embar­que dans un voyage kaléidoscopique, une expérience pour aventuriers et aventurières livres­ques averties.

Car si l’idée de départ est très prometteuse, l’exercice de lecture reste un brin complexe. Certaines et certains se laisse­ront emporter par cette chanson tourbillonnante qui les passionnera, d’autres s’en lasseront probablement tout aussi vite, malgré des trouvailles bril­lantes, des émotions fortes, et des analyses très lucides de notre monde d’hier, du temps des récits, et de l’inconnu de demain.

Au-delà de la fiction, ces textes – comme il semble terre-à-terre de classer ce livre comme une unité ! –, forment un écho fort à tout ce qui se trame aujourd’hui. Un rappel du caractère précieux de notre petite planète, et de la fragilité de la vie humaine malgré nos prétentions à nous croire immortels et les maîtres de notre petit coin de galaxie. « Nous ne sommes pas seules dans l’Univers, ç’aurait dû être an grand événement, an bouleversement, an véritable révélation, mais tu sais quoi Aristote, cela ne changera rien, nous serons toujours autant dans le mazout… »

Et si c’était vrai.

Et si…

Ce qui reste après les tempêtes (Confluence T.2)

Pour les raisons les plus bassement commerciales, la quatrième de couverture évoque les films Avatar (on supposera ici qu’il s’agit du deuxième volet) et Abyss. 20 000 lieues sous les mers aurait bien mieux convenu, voire Voyage au Fond des Mers la célèbre série TV des années 60 crée par Irvin Allen, mais c’est davantage encore à SeaQuest et surtout au Jeu et aux romans « Polaris » de Philippe Tessier que s’apparente Confluence, en bien mieux – sans qu’il y ait toutefois lieu de s’esbaudir. Chaque tome est divisé en quatre parties qui auraient constitué chacune un très honnête Fleuve Noir des années 80. On tient là de la bonne littérature populaire dans le genre aventures sous-marines et le bon sens du terme.

Tout comme dans « Polaris », l’humanité a été contrainte de se réfugier sous les flots. Le roman de Sylvie Poulain se montre moins belliqueux de « Polaris ». Avant d’écrire, elle a été militaire – et ce sont les militaires qui sont rarement les plus va-t-en guerre, car ils savent de quoi il est question. On notera que l’Atlantis de Confluence dont le rôle s’apparente à celui de l’OTAN, ici baptisé Pax, est située au même emplacement géographique que l’Hégémonie dont le nom trahit les ambitions dans l’univers développé par Philippe Tessier ; soit au large de Washington. Poulain n’est certes pas Henry James, mais de celui-ci à Tessier s’étend la totalité de la littérature ou peu s’en faut et les personnages de Confluence sont animé d’une certaine psychologie en évolution, souvent à la recherche d’une forme de rédemption et doté d’un passé trouble qui revient hanter le présent.

Tout commence par l’assaut lancé par Atlantis contre Providence, une cité ayant survécu à une catastrophe dans les abysses grâce à une symbiose avec un micro-organisme marin à l’origine d’une sorte de télépathie, la confluence. Les Atlantes voudraient s’emparer de ces techniques et considèrent Providence comme une menace à mettre au pas mais l’affaire tourne mal et les Proventins préfèrent saborder leur cité que de livrer leurs secrets. Ne survivent que Jihane et Wolf. La jeune fille est la dépositaire de toutes les mémoires des Proventins qui constitue un fardeau un peu lourd pour elle. Wolf est un sous-off atlante parti à la poursuite de Jihane guidé par Atlas, l’IA qui règne sur Atlantis, via ses implants qui régule et manipule sa chimie cérébrale. Ils sont recueillis par le Grondin, un submersible de la Hanse venu observer les événements. La Hanse est une entité chargée des échanges et du commerce entre les divers membres de l’intercommunauté. Tandis que Jihane tente de reconstituer une confluence et que Wolf change de camp en rompant ses liens ; on découvre l’équipage du Grondin où tous ont un passé chargé que l’on découvre au fil du roman. Le Grondin ne tarde pas à se voir traqué par tout ce qui navigue.

L’univers développé par Sylvie Poulain semble gynécocratique – à une exception et demi près : Veers (le bâtonnier de la Hanse) et Atlas (une IA traitée comme masculine) qui sont au nombre des méchants –, toutes les autorités étant féminines. À commencer par Carmen de Klerk, commandant du Grondi ; Suzanna Li, amiral d’Atlantis ; Imane Battouri, Archonte d’Atlantis sensée supervisée Atlas, ces deux ont la relation saphique de rigueur ; Némo, maffieuse et psychopathe sanguinaire régnant sur les Açores a un passé qui n’est pas sans évoquer celui du personnage de Jules Verne et rêve de dominer le monde qu’elle estime ne pas l’avoir traitée comme elle l’estimait juste et compte sur le symbiote proventin pour y parvenir ; Claudia Quandt commande un sous-marin de la Hanse et Lindsay, la Station Hope. Tous les autres hommes n’ont que des fonctions subalternes même s’ils sont des personnages importants du récit.

Si les deux volumes de « Confluence » sont assez volumineux, leur mise en page est relativement aérée. L’ensemble lecture sommes toutes agréable mais qui ne révolutionnera pas la littérature. En ces temps de médiocratie galopante et frénétique, c’est plutôt bon pour un livre récent qui n’est pas une réédition. Même si le roman compte des aspects scénaristiques hollywoodiens qui peuvent prêter à sourire ; l’histoire est cohérente et se tient.

l'Hacienda

Beatriz est la fille d’un général trahi puis exécuté au cours de la Révolution mexicaine de 1820. À la disgrâce récente de sa famille s’en ajoute une autre plus an­cienne. Beatriz, comme l’était son père, est de sang-mêlé dans une société de caste où ce genre de détail a une très grande im­portance. Alors à l’ostracisme familial lié à ses origines s’ajoute donc maintenant celui qu’entraîne la chute d’un père devenu « radioactif ». Isolées dans un monde impitoyable, Beatriz et sa mère ne trouvent refuge que chez une cousine, qui les méprise et les traite durement. Jusqu’à ce que Beatriz rencontre un riche haciendado qui tombe amoureux d’elle et l’épouse, puis l’emmène dans cette hacienda qu’elle imagine comme le socle de sa renaissance familiale et sociale future. Et c’est là que tout va mal tourner. Car l’accueil qui lui est réservé peut être qualifié de frais. Et que, surtout, la maison ne l’aime pas – et qu’elle est dangereuse.

« L’Hacienda n’a pas la prétention d’être une référence pour ceux qui voudraient étudier cette période de l’histoire du Mexique », prévient l’autrice en postface. Admirable lucidité. On pouvait néanmoins espérer y trouver au moins le « Mexican Gothic meets Rebecca » promis par l’éditeur. Peine perdue. Car si en effet L’Hacienda n’utilise la révolution mexicaine que comme un fond donnant de la chair à son héroïne – semblable à ces backgrounds de quelques lignes des personnages de jdr –, pour ce qui est du roman gothique non plus, L’Hacienda n’est pas vraiment au niveau.

Jamais désagréable à lire, l’histoire des tribulations de Beatriz en butte à une maison maléfique et à une belle-sœur qui ne l’est pas moins n’atteint jamais le degré de qualité qui en ferait un texte important. D’abord, sur le plan de l’écriture. Rien d’époustouflant dans le style, plus quelques perles telles que : « Un instinct sauvage se déploya sur ma nuque, sous ma peau et mes muscles, avant de descendre le long de ma colonne vertébrale », l’inénarrable « Dans mon assiette, le porc devint trouble tandis que des larmes brûlantes me piquaient les yeux », ou le cryptique « Cela me parut si juste que c’était forcément mauvais ». Ensuite, sur le fond. Trop vite et trop complètement, le ro­­man annoncé comme gothique devient une simple histoire de fantômes. Pas de jouvencelle naïve piégée dans les brumes ici, juste une scream queen af­frontant son monstre. La maison effraie, certes, mais pas comme un lieu d’ombres et de secrets, comme un simple monstre, un croquemitaine de pierre et de stuc ; trop souvent et longuement (le roman est atrocement verbeux) présentée comme antagoniste, ennemie, attendant, guettant, attaquant, etc., humani­sée, donc, elle perd tout le char­me du mystère. La famille aussi inquiète, mais celle-ci est bien trop en retrait, ses membres n’apparaissant qu’au moment de faire leur tour, puis disparaissant de nouveau dans le background jusqu’au tour suivant alors qu’on les avait presque oubliés. À cette simple histoire de fantômes s’ajoute une romance coupable et retenue entre Beatriz et Andres, jeune prêtre métis de retour sur les terres de sa grand-mère qui était un peu sorcière ; là c’est « Les Oiseaux se cachent pour mourir meets Harry Potter ». Ce second point de vue fait que Beatriz n’est pas isolée, ergo qu’on ne s’inquiète jamais pour elle – comme on le devrait dans un roman gothique – car, au pire, Andres interviendra – c’est d’ailleurs ce qui arrive quand elle manque mourir. Cerise sur le gâteau, Père Andres, le Ralph de Bricassart local, n’est pas seulement torturé par la tension entre désir et vœu de chasteté, mais aussi par celle entre son enseignement sacerdotal et ses connaissances magiques traditionnelles. Il fera sauter ces deux digues vers la fin du roman. Sur la défaite de la chasteté, je ne m’étendrai pas, mais, sur celle du sacerdoce, qu’on sache qu’après avoir hésité trois cents pages – et raté un exorcisme – Andres saves the day en lançant consécutivement un Sleep, un Knock, et un Control Weather, ce qui en fait un biclassé Druide/Magicien.

Sinon, la couverture est jolie et c’est un peu post-colonial, sans excès ni grande nécessité.

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