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Code Source

Février 2006. Hollis, ex chanteuse du cultissime groupe Curfew, est engagée par Philip Rausch, responsable du journal Node. Le magazine, qui ne compte pour l'instant aucune parution, souhaiterait publier un papier sur le locative art, tendance esthétique actuelle rendue possible par l'usage détourné du GPS. Via une galeriste française, Odile, la journaliste, va faire la rencontre d'Alberto. Par projections coordonnées sur des prises de vues réelles, l'artiste géohacker met en scène ses créations, aussi bien le décès de River Phoenix qu'un cimetière de soldats morts en Irak, qui se complète de croix à mesure que le chiffre des pertes augmente. Ou un mémorial dédié à Helmut Newton, version contemporaine du happening seventies figurant dans le film Les yeux de Laura Mars. Pour y parvenir, Alberto compte sur Bobby Chombo, un musicien dans son genre, sorte de producteur DJ qui injecte l'œuvre dans le monde, réalise les créations virtuelles, si tant est que cette phrase ait du sens.

Au fil de son enquête, Hollis va découvrir qu'elle travaille en réalité pour le compte de Blue Ant, une firme aussi puissante que discrète, déjà au cœur du roman Identification des schémas. Son créateur, le magnat belge Hubertus Hendrik Bigend, se targue d'avoir la capacité de toujours engager la bonne personne pour un projet donné. Ainsi en allait-il déjà de Cayce, « chasseur de cool » dans le roman précédent. Bigend souhaiterait retrouver la trace d'un mystérieux container repéré en août 2003 par la CIA lors d'une opération spéciale. Or Chombo parvient périodiquement à le localiser …

Autant le dire tout de suite, la lecture de Code source est pénible. Voici un livre dont on ne sait jamais s'il s'agit d'un roman qui prend la forme d'une notice de montage, ou d'un manuel parsemé de « dit-il ». Dans tous les cas, il sanctionne un échec, celui de n'avoir pas su s'approprier l'après Identification des schémas, qui parvenait brillamment à annuler le cyberpunk. Rattrapé par ses propres prédictions, William Gibson ne peut se résigner à devenir écrivain du réel comme n'importe quel romancier mainstream, et se force donc à continuer d'écrire sur le réel. Après nous avoir montré que nous étions acteurs du spectacle, l'auteur décide de nous faire visiter les coulisses. Gibson révèle ses trucs à la façon d'un illusionniste en fin de carrière, démonte ses effets comme on le ferait d'un meuble forcément tendance, juste pour nous convaincre qu'il est toujours à l'avant-garde, comme on le dirait d'un éclaireur qui ne cesserait de se retourner pour être sûr que le gros des troupes suit. « Je suis le meilleur, continuez de me vénérer par pitié ! » semble-t-il dire à ses lecteurs bobos et leurs enfants Übergeeks. S'en suit un délayage qui ne nous épargne aucun poncif, y compris des réflexions rances sur le mode : notre réel n'est peut-être qu'une modélisation. Avec un concept identique, la Grille comme texture virtuelle recouvrant le réel, David Calvo et son Minuscules flocons de neige… parvenait à un résultat plus convaincant. Pour Gibson, le cyberspace n'était qu'une « perspective, une façon de visualiser notre destination. Et avec la grille, on y est ». Parlant de la « plateforme virale » qu'étaient les extraits du Film au cœur d'Identification des schémas, Hubertus Bigend avoue s'en être servi pour vendre des chaussures. William Gibson casse son jouet, avec une lucidité innocente ou un cynisme désinvolte.

Cela, pour le fond. La forme est une caricature, un « Savoir créer hype » pour atelier d'écriture otaku. Les personnages secondaires se plantent devant la vitrine du styliste Yohji Yamamoto, tripotent un iPod ou tombent en arrêt devant les artefacts signés Philippe Starck. Il ne leur arrive rien ou toujours la même chose, ce qui a un goût de vieux depuis Georges Perec ou le Nouveau roman. Gibson étale son vernis culturel, « l'idéal platonique d'un petit tapis oriental était projeté depuis le plafond », qui remplace l'authentique savoir ou le met à mal. Platon ? Non, il a dit exactement le contraire dans La République, à savoir qu'une représentation est le contraire d'un « idéal ». Pires sont les métaphores enquillées par l'auteur qui parvient à un style boursouflé et académique, quincaillerie d'images outrées faites pour montrer comment on rend le présent bizarre : « vent sauvage et aléatoire », ou « une voiture de police passa dans son propre courant d'air… » ; sans parler du ridicule : « Le pistolet que Brown portait sous sa parka, comme un bandage herniaire exotique en résine composite… » La traduction poussive n'arrange rien, qui accumule les répétitions : « … Hollis vit les palmiers de Sunset danser follement, comme une troupe de danse mimant les derniers sursauts d'une peste futuriste ». Et encore mieux : « Elle sortit le Powerbook de son sac, le sortit de la veille et essaya de caler l'écran ouvert contre la vitre ».

La prochaine étape consisterait pour Gibson à ne plus écrire, dans cette veine du moins. Ce dont l'auteur semble avoir pris conscience puisqu'il n'est maintenant jamais aussi bon que dans ses interviews.

Un peu de ton sang

Tout nouveau livre de Theodore Sturgeon constitue un événement en soi. Ses deux grands romans, Les Plus qu'humains et Cristal qui songe, sont toujours disponibles depuis les années 50 et leur publication au « Rayon Fantastique », ensuite au « CLA » et depuis chez J'ai Lu où le second vient de se voir nanti d'une nouvelle illustration (bye bye Tibor Csernus — dommage). Ils ont enfin été repris dans le splendide volume des éditions Omnibus consacré à Sturgeon en 2005. Ses nouvelles ont été largement publiées au tournant des années 80 au Masque et chez Lattès, à l'instigation de Marianne Leconte à laquelle on doit aussi le « Livre d'or », ou à l'initiative de feu Alain Dorémieux, chez Casterman notamment. Depuis 1985 et la mort de Sturgeon, plus grand-chose. L'œuvre des novelistes peine à survivre à leur auteur. Citons Rafael A. Lafferty, Henry Kuttner ou Robert Sheckley, entre autres… Pour Sturgeon, trois recueils, dont l'excellent L'Homme qui a perdu la mer, ont été réédités aux Belles Lettres au tournant du siècle, malheureusement dans des présentations particulièrement affligeantes. Et enfin en 2005, on l'a dit, le volume chez Omnibus de près de 1200 pages qui reprend la quintessence de l'œuvre.

Ce nouveau livre prend donc place sous les couleurs blanche, rouge et noire, de la collection « Entailles » qui, sous une présentation inspirée, semble vouée à héberger les écrits noirs ou horrifiques de plumes connues pour leur science-fiction : Jack Vance (Méchant garçon) ; Joël Houssin (Mongol)… Sur la quatrième de couverture de ce nouveau Sturgeon, qui compte deux textes : « Un peu de ton sang » (« Some of your blood », 1961) et « Je répare tout » (« Bright segment », 1955) on peut lire : « [« Un peu de ton sang »] … publié pour la première fois en France, accompagné de la nouvelle inédite « Je répare tout »… » Alors que ni l'un ni l'autre ne sont inédits par chez nous. Si le premier semble n'avoir connu qu'une seule édition en 1965, dans Histoires à faire peur (Robert Laffont), l'autre est l'une des nouvelles les plus connues de Sturgeon, sous le titre « Parcelle Brillante », dans une traduction due à Alain Dorémieux que l'on peut lire dans l'anthologie Territoires de l'inquiétude (Casterman), Le Livre d'Or de Sturgeon (Pocket) et surtout dans le volume chez Omnibus de 2005, faisant ainsi justement partie des quelques textes disponibles de l'auteur ! Par contre, il s'agit bien d'une nouvelle traduction due à Véronique Dumont. Fallait-il vraiment republier cette nouvelle ? Et la retraduire ? Outre qu'il reste de vrais inédits (et beaucoup !), gageons que d'autres textes auraient davantage mérité un dépoussiérage qu'un de ceux traduits par Dorémieux. Certes, « Je répare tout » est un complément parfaitement approprié à « Un peu de ton sang »…

« Je répare tout » est l'histoire typiquement sturgeonienne du pauvre type difforme qui se tait mais a de l'or dans les mains et dont personne n'a, ne veut avoir besoin. Jusqu'au jour où il ramasse dans la rue une nana blessée à coup de rasoir, mourante, l'artère fémorale sectionnée. Il ne me semble pas crédible que l'on puisse survivre aussi longtemps que dans la nouvelle avec pareille blessure. Mais peu importe. Là n'est pas le problème. Quelqu'un a enfin besoin de lui…

« Un peu de ton sang » est plus remarquable. Il s'agit d'une novella épistolaire entre deux psychiatres cliniciens de l'Armée des Etats-Unis au sujet du cas nommé George Smith. Une enfance pauvre entre un ivrogne de père qui cogne sur sa femme, à défaut sur son môme, et une mère percluse de rhumatismes qui semble somatiser tous les malheurs du monde dont elle a été de toute façon largement pourvue. Et le gamin se réfugie dans les bois environnants, dans la chasse au petit gibier… Le Dr Al Williams voudrait que l'Armée se débarrasse du cas sans plus tarder tandis que le Dr Philip Outerbridge a l'intuition que le cas est plus difficile qu'il n'y paraît. Il recourt à diverses techniques que Sturgeon expose pour cerner la personnalité perturbée de son patient. Il lui fait tout d'abord rédiger une biographie puis passer des tests dont un Rorschach d'anthologie. Dans ces passages du roman qui s'apparentent à la littérature psychanalytique, aux études de cas freudiennes ou au Fragment d'une analyse de D. W. Winnicott, quoique Sturgeon aille à l'essentiel, on voit petit à petit poindre l'horreur. Par sa facture, ce court roman semble devoir se démarquer de l'empathie à laquelle l'auteur nous a habitué mais il n'en est rien. Au bout du compte, Sturgeon nous fait ressentir pour cet effrayant meurtrier non pas de la pitié, mais de la sympathie. On en vient à lui souhaiter du bien à lui et à la pauvre Anna, car c'est l'un près de l'autre que ces deux êtres ont trouvé le peu de bonheur que la vie leur a accordé. Depuis 1961, les assassins psychotiques de fiction se sont surpassés dans l'horreur. C'est à qui tuera le plus, le mieux… c'est la surenchère jusqu'à la nausée. Un vaste concours à qui sera le moins humain. À qui emportera la palme du dégoût… Sturgeon est à l'opposé de tout ça. George Smith n'est nullement une incarnation du mal mais celle du malheur. Il y a lieu de croire que la fatalité n'en a pas fini avec eux et qu'Anna ne le reverra pas de sitôt…

Ce court roman a été désigné en 1995 comme l'un des plus grands classiques du genre par l'association des écrivains d'horreur américains. Il est suivi d'une postface de l'un d'eux, Steve Rasnic Tem, qui souligne combien ce texte l'a marqué. Voilà une très bonne pioche — qui plus est, à un prix fort attrayant.

Les Rois des sables

La mention « inédit » figurant sur la quatrième de couverture est pour le moins cavalière dans la mesure où trois des six nouvelles que contient le recueil ont déjà connu une précédente édition française. « La Cité de pierre » est parue dans le numéro 31 de Bifrost, « Par la croix et le dragon » et « Les Rois des sables » dans l'anthologie Univers 1981. Tous les textes sont des années 70. Entre 73 et 78. « Les Rois des sables » n'étant pas daté ; le recueil l'étant, lui, de 1979. Il apparaît donc comme un troisième tome venant après Chanson pour Lya et Des astres et des ombres qui ont été réimprimés voici peu (tous deux chez J'ai Lu). S'il est plus mince que ses prédécesseurs, il n'en est pas moins à la hauteur.

Aujourd'hui, George R. R. Martin est connu et reconnu grâce au succès de la saga du Trône de fer, vaste fresque à l'ambiance sombre, évoquant Les Rois Maudits, dont le douzième volume du saucissonnage français en minces livres d'environ 330 pages vient de sortir chez Pygmalion (éditeur naguère récompensé d'un Razzy pour cette boucherie) sous le titre Un festin pour les corbeaux. Martin avait pourtant écrit des œuvres autrement méritoires auparavant — Armageddon Rag, où l'on suit un journaliste de rock dans sa tentative de ranimer la flamme du flower power en ressuscitant un mythique groupe apocryphe, ou encore L'Agonie de la lumière, unique volume du « Masque de l'Avenir » (depuis repris en J'ai Lu) qui devait concurrencer le « CLA ». C'est dans l'univers de space opera de ce dernier roman que s'inscrivent également Le Voyage de Haviland Tuf (que ne renierait certainement pas Roland C. Wagner), publié en 2006 chez Mnémos, ainsi que Le Volcryn, minuscule roman S-F de 150 pages qui concluait en beauté le collection « Futurama » (2e série) que dirigeait feu Jean-Patrick Manchette aux Presses de la Cité. Le Volcryn, qui n'a jamais été réédité, est d'ailleurs certainement le roman traduit le moins connu de Martin…

Cinq de ces six textes appartiennent à cet univers que l'on découvre à petites touches, texte après texte. « Vifs-Amis » est l'exception. C'est une nouvelle bien dans la manière romantique de George R. R. Martin. Non l'histoire d'un impossible amour mais celle d'un amour qui aurait dû être possible et ne l'est plus du fait de l'incapacité de l'un à se risquer vers l'autre.

« La Dame des étoiles » est un récit noir, façon polar, situé sur les marges de l'œuvre de Martin. On y devine le potentiel de noirceur que l'on verra éclore dans les meilleures pages du « Trône de fer ». « La Cité de pierre » et « Aprevères » sont les deux textes qui s'approchent le plus de la veine principale de l'écriture de l'auteur ; des textes tout empreints de mélancolie, de nostalgie et de poésie, que l'on pourra qualifier de « beaux » textes et qui illustrent à merveille ce pourquoi on peut adorer lire cet auteur.

Plus riche et complexe est « Les Rois des sables ». On y retrouve quelque chose dans l'esprit du Volcryn qui se révèle dans la chute, laquelle n'est toutefois pas le point fort de Martin. Ça suffit néanmoins à faire de ces « Rois des sables » une nouvelle passionnante et originale sans que pour autant Martin ait dû renoncer à sa patte si particulière.

« Par la croix et le dragon », qui ouvre ce recueil, en est tout simplement le chef-d'œuvre. C'est peut-être même le meilleur texte de Martin, et en tout cas celui que je préfère. Martin n'écrit que rarement des textes à forte problématique. Citons « La Nuit des Wampyres », dans Des astres et des ombres, qui contait un raid nucléaire délibérément voué à l'échec mené dans un sinistre dessein politique. Ici, Martin s'intéresse à la « raison » de la religion, exprimant une idée très proche de ce que j'en pense. Un inquisiteur se voit confronté à un hérétique qui a inventé une nouvelle religion réhabilitant Judas, mêlant allègrement des dragons aux Ecritures. Les menteurs créent des religions et des croyances car elles sont un rempart contre le nihilisme engendré par l'entropie, l'absurdité et la vacuité de l'existence. Face à une intolérable vérité, les mensonges de la foi sont un précieux réconfort…

Au final, Les Rois des sables se révèle un excellent recueil — et « Par la croix et le dragon » une nouvelle absolument exceptionnelle qui, à elle seule, vaut bien plus que l'achat du livre, et peu importe qu'elle ne soit pas inédite, il était indispensable, après 25 ans, de la mettre à nouveau à la disposition des lecteurs.

La Pluie du siècle

Dans ce nouveau gros roman, Alastair Reynolds rompt avec le cycle des Inhibiteurs qui l'a révélé. La Pluie du siècle offre à la découverte un nouvel univers qui s'annonce tout aussi complexe.

En 2300, à la suite d'une catastrophe nanotechnologique, toute vie sur Terre est devenue impossible. Les survivants issus des communautés qui étaient établies en orbite se sont scindés en deux peuples distincts : les Threshers, dont fait partie Verity Auger, qui sont partisans d'un usage aussi modéré que possible de la technologie afin d'éviter une nouvelle catastrophe comparable au « nanocauste », et les Slashers, qui, le mal étant fait, ne voient nulle raison de ne pas poursuivre sur la voie du progrès. Eux-mêmes sont divisés entre des modérés alliés aux Threshers et des jusqu'au-boutistes qui n'ont aucune envie de s'encombrer de ceux qu'ils considèrent comme une bande d'arriérés.

Les Slashers ont découvert l'hyperweb, un réseau de transport interstellaire dont ils ne sont pas les créateurs mais qui ne leur en a pas moins ouvert les portes de la galaxie. Ce réseau conduit entre autres à des OVA (objets volumineux anormaux) qui contiennent des planètes à l'intérieur d'une coquille. Sur Phobos, un portail de l'hyperweb mène sur une Terre uchronique où la Seconde guerre mondiale n'a pas eu lieu, une Terre enclavée à l'intérieur d'un OVA. À la suite d'un accident survenu lors de fouilles sur la Terre d'origine, des pressions sont exercées sur Verity Auger pour qu'elle accepte de se rendre sur la Terre alternative afin de récupérer de précieux documents que sa consœur, Susan White, se proposait d'exfiltrer. Dans le même temps, en 1959, dans un Paris en proie à la montée du fascisme, Wendell Floyd, un détective privé américain installé en France et jazzman à ses heures, tout comme son associé, Custine, ex-flic qui n'est plus en odeur de sainteté auprès de la Grande Maison, se voit proposé d'enquêter sur la mort suspecte de Susan White par Monsieur Blanchard, propriétaire de l'immeuble où logeait la victime et dépositaire des documents qu'Auger est censée récupérer. Enquête qui s'annonce pour le moins complexe, difficile et peut-être même vaine. Tout n'est cependant pas clair dans cette affaire. Il apparaît bientôt que Susan White était très probablement une espionne, mais à la solde de qui ? Du futur ? Ce n'est pas vraiment la toute première chose qui vienne à l'esprit. Il y a aussi de très étranges enfants extrêmement dangereux qui rodent à proximité de l'appartement de Susan White, où l'on trouve un poste de radio trafiqué et d'où une machine de cryptage Enigma a suivi l'occupante des lieux lors de sa défenestration. Cependant, les enfants, même lorsqu'ils puent la mort comme des cadavres frais de trois mois, arrivent rarement en tête de la liste des suspects d'homicide, surtout en 59… Et puis, Verity Auger ne semble guère crédible en Américaine sœur de White et originaire d'une petite ville du Dakota dont personne n'a jamais entendu parler, surtout aux yeux d'un compatriote, fût-il Texan. Il y a aussi ces allers-retours dans le métro, à la station Cardinal Lemoine, avec des valises pleines qui reviennent vides en quelques minutes… Et Blanchard, qui passe à son tour par la fenêtre. Custine étant suspecté par la frange fascisante de la police, Floyd se trouve tenu d'aller au bout de l'enquête pour innocenter son ami, même si le commanditaire est désormais décédé.

À peu près au milieu du roman, ces deux lignes narratives finiront par se rejoindre — et pas uniquement pour que Floyd et Verity puissent tomber amoureux l'un de l'autre. L'histoire va dès lors évoluer vers le space opera, avec batailles d'astronefs, armes de destruction absolue et tout le saint frusquin… Tant est si bien que Floyd se retrouvera à jouer du pistolet sur la tour Eiffel en ruine de l'an 2300 contre des extrémistes Slashers ne rêvant que d'éradiquer toute vie sur sa Terre à lui, la copie…

Que ce soit sur la Terre de Floyd ou dans l'univers de Verity, le récit est mené à un rythme trépidant qui, une fois n'est pas coutume, ne faiblit jamais tout du long de ses 588 pages, emportant le lecteur au fil d'un ouragan de péripéties. C'est avant tout un roman d'aventure et d'action ayant fonction de divertir. Alastair Reynolds laisse cependant bon nombre de points dans l'ombre à la fin du livre qui appelle une suite. Qui a créé l'hyperweb et les OVA, et pourquoi ? Pourquoi y avoir reproduit une image de la Terre dans les années 30 où l'écoulement du temps n'a repris que lorsque a été ouverte la liaison hyperweb de Phobos vingt-trois ans plus tôt ? Quel rapport existe-t-il entre Caliskan, le Thresher, et Châtelier, le leader fasciste de la France du monde alternatif ? Il y a de quoi faire…

Si La Pluie du siècle est mené tambour battant, l'intrigue reste cohérente, les personnages sont sympathiques et on a envie de les retrouver. C'est à coup sûr un bon moment de science-fiction en perspective, ce qui n'est pas si courant.

Morte saison

Après Une fille comme les autres, Bragelonne nous propose maintenant le premier roman de Jack Ketchum, qui date de 1981, Morte Saison.

La postface éclaire la difficile naissance éditoriale de ce roman. C'est, nous prévient-on, une version non expurgée. Pas vraiment le genre de bouquin à offrir à vos enfants… Les éditeurs américains — on était alors en 1980 — croyaient bien tenir là une œuvre d'exception mais encore fallait-il l'assagir, la policer, l'édulcorer… Tant et si bien que le manuscrit original finit à la poubelle, au grand dam de son auteur. C'était cependant encore trop pour une Amérique cul béni (quoiqu'il aura fallu plus de 25 ans pour le lire en français !). Les éditeurs n'ayant pas joué le jeu avec la version affadie, Jack Ketchum exigera une restauration

Il faut admettre que ça décoiffe ! Cette histoire n'est pas sans rappeler Les Enfants de Dracula de feu Richard Lortz, en plus sauvage, plus radicale et complaisante, ainsi que le film de James Dickey Délivrance. On n'est plus dans les bayous ni à New York, mais dans le Maine cher à Stephen King. Le taux de disparitions dans la région est particulièrement élevé du fait de la bande de dégénérés incestueux et cannibales qui y sévit : des hommes, mais aussi des femmes et des enfants…

Comme de bien entendu, trois couples de jeunes citadins n'ont rien trouvé de mieux à faire que de venir passer quelques jours dans le coin. Le roman s'étale sur trois jours. Le premier pour la mise en place, le second pour faire monter la pression et le dernier pour l'incroyable débauche de sauvagerie. Egorgements, éviscération, viols, décapitation, émasculation, dévoration à vif, amputation, barbecue humain et même l'art de confectionner des saucisses de chair humaine, tout y passe crûment malgré la cuisson… En dépit de la surenchère, Jack Ketchum évite de sombrer dans le ridicule bouffon, notamment grâce au maintien de la tragédie finale. Une happy end aurait fait trébucher le récit dans un grotesque qu'il côtoie tout du long. Cependant, trop d'horreur tue l'horreur.

Parce qu'il est moins crédible, Morte Saison est nettement en retrait par rapport à Une fille comme les autres. La banalité de l'horreur de ce dernier venait du sentiment que l'on éprouvait que de tels événements pouvaient fort bien se produire dans la cave d'à côté. Rien de tel ici. On ne croit pas à la tribu de cannibales qui sévit au fond des bois. On a un sentiment d'exagération. Après le précédent chef-d'œuvre, on ne peut être que déçu par Morte Saison, qui n'en est pas moins un bon roman d'horreur, glauque à souhait, bien rythmé, rondement mené et horrible… Il ne nous reste donc plus qu'à piaffer en attendant le prochain.

Le Faucheur

Voici deux ou trois jours, j'inventoriais quelques cartons de bouquins… Je suis tombé sur trois livres de Jean Mazarin : Le Général des galaxies, Un fils pour la lignée et L'Univers fêlé, parus naguère dans la collection « Anticipation » du Fleuve Noir. Des livres écrits gros, avec de nombreux chapitres et moult pages blanches. Vite lus et encore plus vite oubliés. Du space opera élémentaire autant qu'alimentaire. Entre intrigues bateaux et péripéties convenues.

Le Faucheur de David Gunn (que l'on se gardera bien de confondre avec l'Américain James E. Gunn, auteur, entre autres, de Les Magiciens) vient tout juste de sortir chez Bragelonne agrémenté d'un joli crâne en relief et d'une de ces quatrième de couverture dont certains ont le secret, qui nous présente cet ouvrage comme : « Le coup de tonnerre de la littérature de genre en Grande Bretagne cette année. » Ah bon ! ? Si on ne l'avait pas lu, on ne l'aurait pas su ! J'en viendrai à croire que les expressions « coup de tonnerre », « coup de cœur », etc., signifient en vérité « insigne médiocrité ». Si j'ai évoqué de très périssables ouvrages de Jean Mazarin ci-dessus, c'est parce que Le Faucheur est du même tonneau… (À ceci près qu'il vous en coûtera tout de même vingt euros !)

C'est l'histoire de Sven Tvaskoeg, légionnaire de l'Empire Galactique qui va de barouds en bastons à la « va comme je te pousse ». C'est d'une linéarité tirée au cordeau et d'une platitude passée au marbre, la fadeur des personnages n'ayant d'égal que leur pâleur. De courts chapitres séparés de pages blanches, rempli de dialogues dépourvus d'intérêt autre que celui de retour à la ligne. Côté S-F, c'est plutôt La Légion saute sur Kolwezi. L'innovation la plus marquante est sans aucun doute l'embarquement direct du bordel des sous-offs de la Légion à bord du vaisseau amiral… On aurait pu avoir des couplets de chansons de corps de garde en épigrammes, mais même pas… C'eût été trop drôle. Notre bon Sven n'est humain qu'à 98,2%, le reste, il le partage avec « PainKillerJane » (Comic ou Série TV), ce qui leur permet à l'un et à l'autre de se faire trouer comme des passoires sans s'en porter plus mal. Cerise sur le gâteau, les Faucheurs, régiment d'élite, ressemble à s'y méprendre à des Waffen SS : noir, galons argentés, casquettes et dagues ornées de têtes de mort… N'en jetez plus !

Ça se parcourt davantage que ça ne se lit, à une vitesse étourdissante, comme les Mazarin. On perd son temps, certes, et si on ne passe pas vraiment un bon moment, on en passe pas un mauvais non plus — c'est comme de regarder un match du PSG ou de remplir une grille de sudoku. Sitôt commencé, sitôt fini. Un beau navet à réserver aux seuls inconditionnels des récits de guerre hard core, aux nostalgiques des BD de poche des années 70 et à ceux qui ont trouvé leur compte dans Les Chroniques de Riddick. C'est censé être violent mais ça reste bien propre… On passe.

Les Disparus

Voici donc notre bon vieux système solaire enchâssé dans un univers de space opera tout grouillant d'extraterrestres aussi nombreux que variés.

Un monde où Miles Flint est flic. Il vient d'être promu inspecteur et doit faire équipe avec De Rizzi, la brebis galeuse du service — celle à qui on refile toutes les merdes où il y a risque de se planter en attendant avec espoir que ça arrive. Or, des sacs de nœuds, voilà qu'il en pleut autant qu'un évêque en bénit sur le port lunaire d'Armstrong.

Nos deux inspecteurs se retrouvent sur leur première scène de crime de la journée, qui n'en est d'ailleurs probablement pas une puisqu'il s'agit d'une vendetta disty. Comprenez, un étripage grand luxe, avec de la tripaille après le lustre comme des guirlandes sur un sapin de Noël, du sang partout, de la merde ailleurs et trois cadavres éviscérés dans les règles de l'art… histoire de se mettre en appétit.

Voilà ensuite nos compères appelés à s'occuper d'un astronef Wygnin arraisonné dans l'espace circumlunaire avec à bord des enfants humains que les extraterrestres revendiquent comme leurs…

Comme on dit : jamais deux sans trois ; un second yacht cosmique arrive à Armstrong avec à son bord une femme qui manque de crasher l'engin et prétend avoir échappé à l'abordage de son vaisseau par une troisième variété d'extraterrestres aussi susceptibles qu'un directeur de collection. Notre duo de flic a là plus de pain sur la planche qu'il ne lui en faudrait. Et en guise de cerise sur le gâteau, voilà qu'Ekaterina Maakestad se fait la malle pour le plus grand bonheur du lecteur. C'est à elle que le roman doit d'être suffisamment remuant pour être plaisant.

Le roman de Rusch s'apparente aux thrillers juridiques, et tout l'intérêt du truc consiste à avoir transposé cette problématique dans un univers de science-fiction sans ça plutôt banal mais qui suffit à accentuer le relief du propos.

Un clan Disty peut, en toute légitimité, lancer une vendetta qui se solde par l'exécution rituelle, sanguinaire et atroce, non seulement du coupable, mais de toute personne lui ayant accordé son aide à titre d'exemplarité.

Rien de tel chez les Wignin, selon la loi desquels les enfants des criminels sont revendiqués, au besoin kidnappés, pour être éduqués et devenir des Wignin, ce qui est aussi un honneur, mais, s'ils sont trop âgés, ça ne se fera pas sans de terribles et irréversibles séquelles. De toute façon, ils n'auront plus rien d'humains si ce n'est l'apparence.

Enfin, les irascibles Rèv, qui ne supportent que la plus absolue franchise, de celle qui nous semblerait à tout le moins impolie, estiment les avocats pénalement responsables des forfaits ultérieurs de ceux de leurs clients dont ils ont obtenu l'acquittement, la relaxe ou le non-lieu.

En juxtaposant ainsi trois enquêtes, l'auteur peut confronter certaines divergences éthiques qui traversent le droit occidental. Les extraterrestres incarnent des philosophies du droit marginales et minoritaires. Une certaine forme d'équité pourrait vouloir qu'un innocent paie pour une innocente victime, mais ce n'est pas l'opinion communément admise, surtout si ce devait être un gosse… Nos juridictions ne seraient-elles pas réticentes à condamner une mère qui, sans commettre elle-même d'autre crime ou délit, aurait protégé son fils promis à la corde ? Enfin, il est coutumier d'entendre, au Café du Commerce, des voix s'élever pour trouver scandaleux qu'un avocat obtienne la remise en liberté de son client, tout particulièrement en cas de vice de forme, ou lorsqu'un expert déclare un tueur irresponsable et, tout simplement, pour s'offusquer des droits de la défense. Du prétoire au comptoir, on constate une certaine divergence de point de vue.

Par ailleurs, ce roman repose sur un élément peu crédible mais néanmoins intéressant. Il existe des « agences de disparition ». À savoir des officines ayant pignon sur rue qui se chargent de procurer de nouvelles vies et identités à leur clientèle qui cherche à échapper à la justice. Autrement dit, des faussaires. On a peine à croire à l'existence de telles « institutions » explicitement vouées à l'aide aux contrevenants. Lorsque le justiciable d'un ressort étranger est arrêté, une juridiction locale statue sur l'éventualité d'une extradition, sous réserve que les poursuites aient été préalablement validées. Dans ce monde, non seulement de telles officines existent mais en plus, elles trahissent. Le contraire eût été surprenant. Or, s'il peut être légitime de livrer un criminel à la justice, le fondement même de tout commerce repose sur la confiance entre les parties. À savoir que le client obtiendra ce pour quoi il paie et que le fournisseur sera réglé de sa prestation. Ainsi, pour rester dans le même contexte, un avocat est tenu de défendre au mieux son client, si odieuse crapule fut-il, quoi qu'il en pense.

Un dernier point, non pas propre à ce roman mais à ce type d'univers lunaire, martien, etc. Rien ne fait état de différence de pesanteur entre la Lune et la Terre, sans pour autant que la gravité artificielle soit implicite comme dans des space opera plus classiques. Ça n'a aucune influence sur le récit mais c'est bizarre dès lors que l'on vient à y penser. Plus rien de la démarche sautillante des astronautes, tout le monde a l'air de déambuler à Armstrong comme sur la Croisette.

Plaisant à lire, sans temps mort, Les Disparus a bien davantage de fond qu'il n'y paraît de prime abord. Les questions de droit sont rarement évoquées par la science-fiction — le polar et le thriller juridique s'y prêtant mieux. Ici, la S-F permet d'accentuer la problématique que constitue la confrontation de systèmes juridiques issus de morales différentes, voire antinomiques. Si ce roman n'est certainement pas à lire toutes affaires cessantes, il n'en est pas moins une bonne alternative à maintes autres publications.

Les Voix de l'asphalte

Philip K. Dick a écrit plusieurs ouvrages de littérature générale, principalement dans les années 50. La plupart sont restés inédits jusqu'à sa mort. À partir du milieu des eighties, les éditeurs ont commencé à s'intéresser à tout ce pan méconnu de son œuvre. Mais pour d'obscures raisons, le présent ouvrage n'avait jamais connu les honneurs d'une publication. Les Voix de l'asphalte, inédit de 1953, est d'abord un roman de jeunesse. C'est-à-dire un roman expérimental, initiatique, avec toutes les qualités et les défauts inhérents aux apprentis brillants. N'y cherchez ni précogs ni télépathes ni androïdes. La grosse quincaillerie qui fera une partie de la réputation de l'auteur reste ici en sommeil, au profit d'un strict réalisme d'époque : à plus de cinquante ans de distance, on peut sans problème lire ce texte comme le pur récit historique qu'il est devenu. De fait, les situations, les figures, les caractères renvoient le lecteur à une Amérique disparue, ou qui ne fut jamais.

Dick dresse le portrait de la vie quotidienne en Californie à l'époque d'Eisenhower, de la chasse aux cocos et des débuts du consumérisme triomphant. De nombreux passages relèvent presque de l'autobiographie. Le livre a été écrit à l'époque où Dick était employé dans un magasin de disques, qui réparait également des téléviseurs. Exactement comme Stuart Hadley, le héros. À travers ce personnage sartrien, en proie à un inexplicable malaise métaphysique, la société américaine toute entière, les ressorts irrationnels de notre modernité sont discutés, passés au scalpel de l'écriture. Dick place au centre de l'être conscient une inquiétude fondamentale : la réalité fluctuante du moi et du monde. Déjà on voit pointer des images, des sensations, des thèmes récurrents. Le grondement des voies express, les hoquets des voitures, le bruit de fond des téléviseurs éventrés. Nous voilà rendu en territoire familier : celui d'une angoisse existentielle née de la banalité des choses, du caractère absurde et arbitraire de la vie biologique, d'une incompréhension généralisée. Hadley est un étranger dans un univers étrange, aux valeurs illusoires, auquel même Theodore Beckheim, leader de secte charismatique et délirant, échouera à donner de la consistance. À la fin, les réponses des mystiques ne valent guère plus que celles des prophètes de la marchandise, par quoi passe désormais la réalisation du bonheur sur Terre.

Bien que ne relevant pas des littératures de l'Imaginaire, on aura compris que Les Voix de l'asphalte contient en germe tous les éléments que l'auteur développera dans des ouvrages ultérieurs et bien mieux connus. Le contexte, inhabituel et daté, agit pourtant comme un révélateur. Dick y saisit non pas l'horreur mais l'oubli de l'homme face à des machines qui régulent ses moindres gestes et ses pensées, et finalement le dépassent et le dépossèdent. Dans un tel monde, le temps perdu est perdu pour toujours.

Fahrenheit 451 - Chroniques martiennes - Les pommes d'or du soleil

Fahrenheit 451. Un nom, un nombre. Une ombre sur un pan de ma mémoire, projetée par l'éclat trop vif de la découverte. Des générations de lecteurs se sont ouvertes à la S-F en compagnie de Ray Bradbury. C'est mon cas. C'était il y a vingt ans. Je me souviens encore très précisément du jour où j'ai visionné, dans un état de quasi hypnose, l'adaptation cinématographique que François Truffaut avait faite du roman. J'ai dévoré tout Bradbury dans la foulée, ou presque. Je n'ai rien oublié, ou presque. C'est dire si la force de quelques images et de quelques idées peut marquer à jamais un imaginaire.

Maintenant, à vingt ans de distance, que reste-t-il de cet éblouissement primordial ?

On ouvre le livre, on passe l'introduction, les premières phrases envahissent le cerveau :

« Le plaisir d'incendier !
 Quel plaisir extraordinaire c'était de voir les choses se faire dévorer, de les voir noircir et se transformer.
Les poings serrés sur l'embout de cuivre, armé de ce python géant qui crachait son venin de pétrole sur le monde, il sentait le sang battre à ses tempes, et ses mains devenaient celles d'un prodigieux chef d'orchestre dirigeant toutes les symphonies en feu majeur pour abattre les guenilles et les ruines carbonisées de l'Histoire. »

L'impression d'ensemble n'est pas différente. Toujours la même puissance d'évocation. L'histoire est pourtant d'une simplicité enfantine : il était une fois un monde tourné vers un idéal d'égalité totalitaire, de bonheur propre et de paix lénifiante. Babel écroulée dans sa fosse. L'hiver de la marchandise a figé les êtres dans l'image qu'ils ont d'eux-mêmes, a réduit la pensée et la vie à une somme de réflexes. Parce qu'ils incarnent une certaine variété, les livres représentent un danger — donc un délit. La mission de Guy Montag, pompier, est de punir ce délit par le feu. Mais voilà : Montag éprouve pour les livres et pour le feu une égale fascination. Les uns finissent par remplir le vide que l'autre creuse, ce qui provoque la perte du pompier. Dénoncé par son collègue Beatty, qu'il affronte dans un face à face stupéfiant, il se rend compte alors qu'un excès d'amour, comme de haine, peut déclencher l'ecpyrose. Dès lors ravalé au rang de criminel et impitoyablement traqué, il s'enfuit hors de la ville, où il finit par rejoindre d'autres bannis, des Prométhées modernes ayant sacrifié leur confort en échange de la liberté, des porteurs d'une lumière nouvelle. Ici, au cœur des ténèbres de la nature, on brûle et on renaît ; ici le feu prend autant qu'il rend. Car ce n'est plus l'élément avide qu'a connu le pompier, mais celui, plus doux, plus chaleureux, plus brillant que dispense l'amour de la littérature.

Le roman trouve un écho curieux dans « Usher II », une des nouvelles qui composent les Chroniques martiennes : le protagoniste principal tente de faire revivre sur Mars toutes les fantaisies imaginaires de l'ancienne Terre, au cours d'une mise en scène macabre et au grand dam de la police des mœurs locale. Entre roman et succession de tableaux surréalistes, les Chroniques martiennes racontent la conquête, la lente colonisation, puis l'abandon d'une Terra incognita aussi captivante qu'impossible. Les premiers récits (« Les Hommes de la Terre », « La Troisième expédition ») décrivent comment plusieurs expéditions humaines sont contrecarrées par les étranges aptitudes des autochtones. Les textes suivants, qui relatent l'expansion des colonies tandis que les derniers natifs disparaissent mystérieusement, mettent l'accent sur l'incommunicabilité entre les êtres d'espèces différentes. Les héros ordinaires en sont des missionnaires, des travailleurs ou des martiens aux formes hétéroclites (« Les Ballons de feu »). À cause de la guerre, les colons finissent par repartir sur la Terre. Mars est désertée et retourne à sa poussière : occasion pour l'auteur de livrer ses pages les plus émouvantes, les plus poétiques (« Pique-nique dans un million d'années »). Comme Bradbury le dit lui-même en introduction, les Chroniques martiennes ne constituent pas un roman de S-F. Tout juste une restitution personnelle des grands mythes de l'humanité, éclairée par une sorte d'esprit pionnier propre aux écrivains américains, sur une planète rouge qui ne fut et ne sera jamais.

Le sommaire des Pommes d'or du soleil, recueil de 1953, rassemble une quinzaine de textes témoignant d'un bel éclectisme littéraire. On passe de récits futuristes d'inspiration plutôt classique (les voyageurs temporels d' « Un coup de tonnerre ») à d'autres relevant du genre fantasy ou teintés d'un fantastique bon teint, de la parabole à la pochade. Les récits les plus marquants prennent pour cadre l'Amérique des années 40-50 et mettent en scène la vie des gens ordinaires (« Les Noirs et les blancs », « La Prairie »). Bradbury y décline ses thèmes de prédilection : la solitude de l'individu face aux systèmes, la distance irréductible qui séparent les êtres, l'absurdité du monde moderne livré à la technique et à ses avatars.

On ne lit pas Bradbury de la même façon à douze ans qu'à trente ans. Il y a pourtant dans ces trois ouvrages un noyau insécable de fraîcheur, quelque chose qui résiste au passage du temps. Il importe peu que l'Amérique, Mars ou l'Ailleurs soient les théâtres où se jouent ces drames brefs. Ce qui importe, c'est qu'avec tous ces mondes on fasse des contrées et des langues, avec la métaphore du sens, avec les plaines rouges des champs d'amour ou de batailles, avec les gestes des mythes et cette forme sophistiquée du mythe qu'est l'histoire. Que les choses du passé, du présent, du futur se consument dans les flammes de la fiction, et que pourtant dans ce creuset la vie finisse par ressurgir, garante de la destinée et de la liberté humaine.

Ce peu de vérité mortelle, ce feu qui couve sous la cendre de l'écrit — la beauté chétive de l'une et la splendeur impassible de l'autre — n'appartiennent ni au passé ni au présent ni au futur, mais à l'éternité. Parce que les mythes et l'auteur qui les véhiculent sont éternels.

L'Éloquence de l'épée

Le Héros de fantasy a la peau dure. Ça ne veut pas mourir, un Héros. On le jette du haut d'une falaise, on le met au feu, aux fers, au fond d'une salle de torture ou sur une arène, on lui fait subir les pires tourments, il revient toujours. Au fond du trou de médiocrité où le genre croupit, on voit parfois cette chose étrange, à la fois lourde et légère, calibrée comme une intervention présidentielle : un best-seller bluffant. Ce type de best-seller exacerbe et multiplie la figure du Héros. Le Héros est une hydre comme le best-seller est polyphonique : il fait illusion, il distrait, rassure et console les lecteurs, avec la courtoisie tranquille et lisse d'un majordome.

Alambiquée, pleine de gros plans et de roulements de tambour, l'histoire est difficile à résumer, parce qu'au bout du premier volume on a toujours du mal a en saisir les tenants et les aboutissants. Adua, capitale de l'Union : on y complote, on y torture et on y assassine à tour de bras. Plusieurs factions luttent pour le pouvoir, sur fond de troubles géopolitiques majeurs. L'Union est menacée au Nord par le barbare Bethod et au Sud par l'empire du Ghurkul. L'intrigue se complique d'une prophétie qui annonce le retour d'un personnage légendaire à la fin des temps. Au cœur du dispositif narratif, il y a un mythe et un peu de magie. Deux frères ont créé le monde connu. L'aîné, Kanedias, est devenu fou et a tué son cadet, Juvens. Bayaz est le nom du personnage légendaire dont on attend le retour ; c'est l'un des douze mages disciples de Juvens, il a vengé son maître. Dans cette compagnie d'apôtres du surnaturel, certains se sont rangés du côté obscur. La volonté de puissance les a dévorés. Pour alimenter cette faim insatiable, à leur tour ils dévorent l'esprit des gens ; c'est pourquoi on les nomme Dévoreurs. Menés par un inquiétant prophète, ils menacent d'asservir les peuples libres.

Quelque éons plus tard, Bayaz joue toujours les filles de l'air et l'on fait connaissance avec les vrais protagonistes de l'histoire. Toute une théorie de personnages évolue dans le microcosme imaginé par l'auteur, comme des personnages de Tolkien ou de David Eddings, mais sans les phrases, juste avec les images. The Rock serait parfait dans le rôle du barbare ; la musique est signée Basil Poledouris. Il y a donc une brute, un bretteur fat, un inquisiteur boiteux, une sauvageonne, et un bon gros moine. Chaque personnage est une face du Héros ; une tête de l'hydre. Certaines têtes sont sympathiques (Logen, la brute, perpétuellement étonné de survivre à ses aventures), d'autres non (Glotka, l'inquisiteur). Bayaz finit donc par convoquer tout ce beau monde, car il ne supporte pas la menace des Dévoreurs et il a besoin du Héros pour contrecarrer leurs desseins. Ce devait être la révolution à Adua. Un mage légendaire vient de réapparaître là où il avait disparu ; il a vieilli, mais il est toujours aussi bavard, aussi chafouin ; sitôt revenu, il commence d'ailleurs à déplacer ses pions. Mais bizarrement, personne ne le croit ni ne reconnaît en lui la figure mythique à qui on a élevé une statue. Qu'importe. Il emmène ses sbires dans la Demeure du Créateur, tour sombre qu'on visite de fond en comble. Au sommet les attendent des souvenirs, et peut-être la clé qui permettra de résoudre l'énigme posée par le roman. Il est beaucoup question d'énigmes personnelles, de mémoire, de psychologie, de passé qui ne passe pas. Tous les personnages ont un lien entre eux, des morts et des souvenirs qu'ils n'arrivent pas à digérer, des têtes pleines de pensées en italique. L'introspection est un pli à la mode dans la Big Commercial Fantasy (voir Terry Goodkind pour l'exemple). Elle aime parfois jouir, selon des formes convenues, de la souffrance physique et morale que complaisamment elle expose. Derrière cette jouissance, on trouve un ressort habituel du genre : le Héros doit survivre à tout prix. « Encore en vie ! » Telle est la litanie du sauvage Logen. Pourquoi survivre ? On ne sait. A-t-on seulement survécu ? Quand Bayaz se met à parler dans la Demeure du Créateur, c'est pour faire comprendre qu'une part de lui est bien morte. « Quittons cet endroit qui ressemble à un tombeau. C'en est un, d'ailleurs. Nous allons le sceller une nouvelle fois, en y enfermant tous les vieux souvenirs. Tout cela fait partie du passé. » Mais les graines du passé contiennent les fruits du présent. Quel est le fin mot de l'histoire ? Pourquoi le Héros a-t-il été convoqué réellement ? Entre deux citations de Homère et de Brodsky sur la violence et le mal, Abercrombie préserve le suspense.

L'Eloquence de l'épée est un roman écrit pour ceux qui vont au cinéma : du montage et des images avant tout. Ce n'est pas un mauvais livre en tant que tel, c'est même plutôt bien foutu : l'auteur parvient à rendre ses protagonistes attachants, et le récit de leurs (més)aventures n'est ni pire ni meilleur qu'un autre. Mais si l'écriture est cette matière qui résiste, qui s'oppose un peu au déroulement linéaire de l'intrigue et à la banalité des regards qu'on peut porter sur le genre, le programme idéal d'un tel livre est de faire en sorte qu'elle disparaisse et qu'on l'oublie. Ecrire, ici, c'est imposer une certaine lumière : l'exclusivité du récit et l'élagage de tout ce qui pourrait permettre au lecteur de perdre son temps dans ces lieux de perdition, les phrases, où il ne se passe rien — sinon l'essentiel. On lit donc à chaque page des choses comme : « Toutes ces choses qu'il avait rejetées, en les considérant comme des inepties ou des fables de bonne femme, se transformaient en réalité sous ses yeux. Le monde devenait soudain un endroit différent de celui qu'il avait connu la veille, un endroit étrange, déstabilisant. Il en préférait de loin la version précédente. »

La permanence du cliché est nécessaire : c'est l'étiquette qui identifie situations et caractères, comme des produits. Elle explique tout, désigne tout, conformément à ce qu'attend le lecteur-consommateur. Détendu, rassuré, il peut tourner les pages. Les points d'exclamation, les retours à la ligne, l'usage des capitales ou des italiques sont les équivalents des zooms, des ralentis, des voix off, des violons. L'écriture n'existe jamais par elle-même : elle ne croit qu'en sa valeur d'image, mais elle y croit totalement. Ainsi rejoint-elle la pensée magique.

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Les Armées de ceux que j'aime

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