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Poker d'âmes

[Critique commune à Poker d’âmes, Date d’expiration et Earthquake Weather.]

Après avoir tourné autour du personnage du Roi Pêcheur (sans vraiment l’affronter) dans son roman, mineur, Les Chevaliers de la brune, Tim Powers prend enfin à bras le corps le souverain blessé dans Poker d’âmes, Date d’expiration et l’inédit en français Earthquake Weather. A ce jour, ces trois livres forment son œuvre la plus ambitieuse : la Trilogie du Roi Pêcheur  comme il aime à l’appeler.

Mais qui est ce roi pêcheur ?

Bien avant que Chrétien de Troyes ne le fasse apparaître dans son roman inachevé Perceval ou le conte du graal, les ombres du Roi Pêcheur hantaient déjà les légendes celtiques : c’est Nodens, le dieu de la mort qui pêche les âmes des défunts comme s’il s’agissait de poissons ; c’est Bran le Béni qui possède un chaudron capable de faire revivre, imparfaitement, les morts ; c’est Dagda, le dieu-druide irlandais, autre détenteur de chaudron magique, stérilisé par l’arrivée du christianisme. Le roi pêcheur est aussi Melchisédech, le souverain qui anticipe le Christ dans la Bible. Roi de justice, de paix et d’abondance.

Fin XIIe, début XIIIe, chez Robert de Boron, compilateur des récits du Graal, Melchisédech est le gardien du Graal (« Celui qui appellera le vase par son saint nom sera appelé le roi-pêcheur ») ; chez Chrétien de Troyes, c’est le roi blessé, au royaume devenu stérile, qui sera guéri par le Graal que lui apporte Perceval, le bon chevalier. Dans les apports suivants à la « Matière de Bretagne », la légende évolue : le Graal est lié à Jésus ; Galaad ou Bohort remplacent parfois Perceval.

Plus proche de nous, en 1922, le prix Nobel de littérature T. S Elliot (né américain, puis devenu sujet britannique par naturalisation) s’empare de la figure royale blessée pour son plus célèbre poème, « La Terre vaine » (parfois intitulé « La Terre Gaste » - « The Waste Land » en VO) ; poème que Tim Powers cite abondamment dans Poker d’âmes. Vingt-six ans plus tard, Julien Gracq publie sa seule pièce de théâtre, dont le titre est Le Roi pêcheur (peut être le moins bon des textes de Gracq). Personnage présent dans les récits, les romans, les poèmes, depuis 900 ans, voilà un souverain à la double parenté, celtique et chrétienne, qui fut incarné au cinéma entre autres par Nigel Terry (Excalibur, 1981), Robert Redford (Le Meilleur, 1984 — la légende est transposée dans le milieu du baseball), Robin Williams (The Fisher King, 1991).

Dans Poker d’âmes, Tim Powers nous épargne le monde du baseball, pour nous plonger dans celui, à peine moins américain, des cartes (poker et tarot), des croupiers et des machines à sous. On y suit, halluciné (du moins le fus-je), le parcours de Scott Crane, le joueur de poker borgne, dont le père adoptif est un dieu des cartes et le père naturel un vrai dieu — assassin entre autres de Bugsy Siegel, le gangster fondateur du Las Vegas moderne ; personnage fascinant que ce Benjamin Siegel, incarné au cinéma entre autres par Warren Beatty, Bugsy (1991), ou Richard Grieco, Mobsters (1991, aussi).

Scott Crane a un problème : lors d’une mémorable partie de cartes sur le lac Mead, en 1969, il a échangé sans le savoir son enveloppe corporelle contre une fortune. Vingt ans plus tard, il lui faut payer sa dette, ce qu’il refuse de faire, et sauver sa sœur adoptive, Diana, ce qu’il voudrait bien faire (car il est amoureux d’elle), au risque de provoquer la mort de nombreuses personnes (le roman n’est pas avare de fusillades, morts violentes et autres courses-poursuites — certaines de ces scènes d’action sont d’ailleurs d’une maestria que n’aurait pas renié le Cormac McCarthy de Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme ou Elwood Reid).

Dans Date d’expiration, on fait la connaissance de Kootie (Koot Hoomie), un enfant de onze ans au destin hors du commun, dont le meilleur ami est le fantôme de Thomas Edison. Rendant un hommage appuyé aux deux Alice de Lewis Carroll, Powers a un talent rare pour décrire la magie de l’enfance et, au-delà, ce que peut être une enfance réellement « magique » — par ailleurs, non dans un soucis d’équilibre, mais bien pour respecter la logique de sa mythologie, il décrit aussi avec une précision effrayante les cruautés, celles de l’enfance et celle, consubstantielle, du monde surnaturel.

Enfin dans Earthquake Weather, lecture ardue s’il en est (ce qu’une traduction en français ne changerait guère, j’en ai bien peur), Kootie et ce qu’il reste de Scott Crane se rencontrent, sous l’ombre de Dionysos. Il est temps qu’un nouveau Roi Pêcheur soit « élu ». Des trois ouvrages, le dernier est le plus shakespearien, ce qui ne surprendra personne ou presque, mais aussi le plus ouvertement érotique, hanté par le personnage d’Angelica Sullivan, crédible femme fatale, c’est-à-dire « mortelle ».

Au fil des quelques 2000 (!) pages de ces trois livres, Tim Powers crée une véritable mythologie du continent nord-américain, une mythologie qui ne s’arrête pas au western, mais va bien au-delà. Les lieux (le lac Mead, le pont de Londres reconstruit pierre par pierre au Lac Havasu, l’hôtel Flamingo construit en 1946 à Las Vegas et qui donna naissance à la cité qui ne dort jamais et où tout est permis), l’Histoire (Bugsy Siegel, Thomas Edison et bien d’autres personnages historiques), les particularités géographiques (tremblements de terre, lacs artificiels, grands espaces), Tim Powers fait feu de tout bois et transforme l’Amérique du nord en continent magique (une magie des blancs, majoritairement celtique, qui étonne, tant le monde surnaturel amérindien — ou celui des Caraïbes — est absent ; mais qui ne devrait pas surprendre car la Trilogie du Roi Pêcheur est un extension contemporaine, un pseudopode jailli tout droit de la « Matière de Bretagne »).

Trilogie complexe (il n’est pas rare qu’un détail de Poker d’âmes trouve tout son sens, 1500 pages plus loin, dans Earthquake Weather), syncrétique de toute l’œuvre de Tim Powers (la mort, les dieux, les fantômes, l’alcoolisme, les bagnoles, les désirs, la magie, la religion, l’histoire secrète, les conspirations, l’amour impossible, la folie et la foi (avers et revers de la même pièce), les liens père-fils — tout y est !), la Trilogie du Roi Pêcheur est une somme littéraire qui restera, dont étrangement nul ne semble avoir mesuré l’importance à part le critique anglais John Berlyne, et qui, avec le temps, prendra sans doute tout autant de valeur que Mason & Dixon de Thomas Pynchon ou Outremonde de Don DeLillo.

On notera aussi qu’une fois de plus Powers part d’une source mythologique (ici, les origines magiques, primordiales, du Roi Pêcheur) et explique comment sur ce socle se sont posées certaines religions, dont la religion catholique — c’est-à-dire la sienne. Chez Tim Powers, la religion se nourrit du mythe, elle le vampirise, le détourne, elle ne le crée pas, elle ne le nie jamais totalement.

Voilà un monument littéraire qu’on ne « découvrira » sans doute que trop tard. Et après un tel moment de lecture on se demande comment l’auteur pourrait faire mieux (ou même aussi bien)… Les ouvrages plus récents de Tim Powers, Les Puissances de l’invisible, À deux pas du néant, malgré de réelles qualités, ne possèdent pas la profondeur, la complexité et la folie de cette Trilogie du Roi Pêcheur, remarquablement écrite (du moins en anglais), ce qui ne gâche rien.

Seul regret : les petites erreurs qui entachent la traduction de Poker d’âmes (néanmoins agréable à lire) et la relative médiocrité de la traduction de Date d’expiration (déjà moins agréable à lire).

Les Puissances de l’invisible

Andrew Hale vit dans le mystère depuis sa naissance. Sa mère lui a confié par bribes qu'il est né en Palestine l'année 1929, de père inconnu, le jour de l'Epiphanie. À l'époque religieuse, elle l'a baptisé aux eaux du Jourdain. Les circonstances particulières de sa venue au monde ont conféré un don à Andrew, celui d'entrevoir en songes une dimension supérieure qui influe sur notre réalité, « Souviens-toi de tes rêves », lui a-t-on ordonné quand il avait sept ans, lors de son recrutement par les services secrets britanniques. En retour, son éducation a été entièrement prise en charge par une obscure banque de la City Ce qui lui a permis de devenir professeur de littérature à Oxford. Cette petite vie discrète, à l'anonymat soigneusement entretenu, cache la véritable activité d'Andrew Hale. Il est espion, tout comme le célèbre Kim Philby agent double au service des Soviets. Philby partage avec Andrew le même talent onirique. Ce qui fait d'eux des rivaux alors qu'ils devraient être alliés.

En 1963, alors qu'il croyait en avoir fini avec son existence de l'ombre, Andrew reçoit un coup de téléphone du Special Opération Executive, Cette cellule maligne de l'Intelligence Service, que l'on croyait désactivée, a l'intention de mener à son terme le projet DECLARE. C'est pourquoi elle rappelle son agent dormant. Tous les souvenirs d'Andrew lui reviennent alors en mémoire : Paris occupé où l'on se déplace d'une planque à l'autre pour échapper à la Gestapo ; visage de la belle Elena ; et surtout l'atroce fiasco de 1948 qui semblait avoir mis un terme au Grand Jeu. Une partie menée contre l'Union Soviétique depuis des décennies et dont la dernière manche doit se jouer en Turquie. Précisément au sommet du mont Ararat où se trouve un énorme artefact noir au bois pétrifié, « de dimensions divines ». Ce qui pourrait être l'Arche renferme les derniers anges déchus. Le SOE veut les détruire quand la Russie a fait de l'un d'eux sa Machika Nach, « la deuxième Mère », esprit protecteur qui pourrait assurer la suprématie mondiale au bloc socialiste.

Hommage avoué aux romans de John le Carré, Les Puissances de l'invisible en reprennent la manière. Non de façon servile mais avec une maîtrise assurée, notamment dans le traitement du personnage principal. Tout comme l'agent Leamas dans L'Espion qui venait du froid, Andrew Hale abdique son identité au cours de ses missions, change de comportement au risque de s'oublier. Obligé d'entretenir sa paranoïa, qualité indispensable de la profession, il ne peut totalement aimer ou haïr les autres espions. Car ils sont moins des individus que des pièces pouvant basculer dans son camp. Ou le quitter, au sein d'un jeu dont personne ne connaît entièrement les règles. Le sens de l'ensemble disparaît sous l'accumulation des significations. Car tout est signifiant dans le récit, du rythme particulier que l'on imprime à sa marche au symbole omniprésent de l'Ankh, l'antique croix égyptienne qui a valeur de talisman. Ignorer le moindre indice revient à attirer l'attention des anges déchus. Preuve que le diable est bien dans les détails. Cette question du sens est ici centrale. Les Puissances de l'invisible est sans nul doute à ce jour l'œuvre où Tim Powers déploie au maximum son herméneutique. Entendons par là l'explication religieuse d'un texte, le terme est choisi à dessein. En premier lieu, l'auteur mêle Bible, Coran et contes des Mille et une nuits (avec une figuration intelligente de Lawrence d'Arabie qui en aurait donné une lecture ésotérique). Powers établit une angéologie extrêmement rigoureuse puisqu'elle repose sur la physique d'Aristote lue par les penseurs persans, notamment Avicenne et son Dânèsh-Nâma ou Livre de la Science.

Mais surtout, et il ne peut s'agir d'une coïncidence, Powers suit la « doctrine des quatre sens » qui fonde toute lecture religieuse de tradition judéo-chrétienne. C'est en cela que l'on peut parler d'herméneutique, puisque l'auteur respecte scrupuleusement, et dans l'ordre, les étapes que réclame un texte sacré : le sens littéral, le sens allégorique, le sens tropologique et enfin le sens anagogique.

Pour s'en convaincre, il suffit de prendre un exemple, volontairement secondaire afin de ne pas déflorer toute l'histoire : le manteau de Kim Philby. Déjà, dans Le Poids de son regard, Powers était parvenu à partir d'une simple indication prélevée dans la véritable correspondance de Byron — « J'ai perdu ma canne-épée » — à lui donner une importance majeure. Un simple détail contenait toute l'intrigue du roman, le combat de poètes contre les Lamies, à la fois muses et vampires psychiques. Ici, au sens littéral, Kim Philby a un manteau arabe vert vif, doublé de renard rouge. C'est à prendre au premier degré, le détail figure dans la biographie du brillant masterspy. Dans sa fonction première il le protège du froid. Au sens allégorique, ce vêtement le préserve des Djinns, invention de Powers corroborée par un extrait de la biographie de Philby père évoquant sa rencontre avec un renard, et par un incident survenu à Kim durant la guerre d'Espagne alors qu'il portait son manteau. Le sens tropologique a pour fonction de révéler les forces et faiblesses du personnage. Toute l'existence passée et présente de Philby est axée sur son père qui lui a offert le manteau puis s'est réincarné en renard. Enfin, l'ensemble débouche sur le sens anagogique, qui traditionnellement révèle la destinée universelle à travers les existences particulières. Kim Philby et les autres acteurs du roman font advenir par leurs actions ce qui devait être accompli selon les desseins du Créateur. De fait, la dernière page du roman ne se contente pas de clore le récit, mais achève l'Histoire avec l'effondrement du bloc Soviétique.

Ce qui pourrait se réduire à un brillant jeu de l'esprit entrevu par une poignée de lecteurs garantit ici la pertinence même du texte. L'élément renvoie à l'ensemble, un fait en apparence accidentel reflète l'essence du récit. Et il en va ainsi pour tout dans Les Puissances de l'invisible, chaque partie contenant la somme des autres. On pourrait parler d'écriture fractale, ce serait oublier que dans les traditions du Livre, juive, chrétienne et musulmane, la moindre parcelle du monde recèle l'ordre de l'univers. Au-delà de la littérature d'espionnage, c'est à ces représentations mystiques que l'écrivain fait référence dans son roman. Brillant, d'une construction admirable, assurément prenant, nous serions tenté de dire qu'il est parfait. Mais la perfection n'est pas de ce monde et n'appartient qu'au Très-Haut. Ce dont conviendrait volontiers Tim Powers.

[Lire également la critique de Sandrine Grenier.]

Le Poids de son regard

Michael Crawford fête l’enterrement de sa vie de garçon. Il est saoul, extrêmement saoul, tellement saoul qu’il s’amuse à passer son alliance au doigt d’une statue. Et le temps qu’il dessoûle, la statue a refermé sa main autour de l’anneau…

Oui, on croirait lire le début de « La Vénus d’Ille » de Mérimée. Mais là s’arrête la comparaison. Car la nouvelle de Mérimée se veut une histoire ambiguë, où l’horreur rode sans jamais se montrer, alors que Le Poids de son regard de Tim Powers bascule immédiatement dans la sauvagerie. Quand Michael Crawford se réveille, sa fiancée a été assassinée par sa rivale de pierre, une créature superbe, inhumaine et féroce : une Nephilim. Les Nephilims sont des vampires subtils, qui boivent l’âme autant que le sang et dont l’étreinte est un rêve d’opium.

Michael Crawford va fuir, hébété de terreur, à travers l’Angleterre, la Suisse et l’Italie. Il y croisera d’autres victimes des Nephilims. Certaines nous sont connues : elles ont pour nom Shelley, Byron et Keats. A ceux-là, les Nephilims ont fait don du Génie littéraire, en échange de la force vitale dont ils s’abreuvent.

Le contrat est-il équitable ? Il le serait peut-être, s’il ne s’agissait que de donner sa propre vie en échange d’une œuvre immortelle — et d’un intense plaisir charnel. Mais les Nephilims ont un défaut : une jalousie terrifiante. Qui s’allie à l’un d’eux doit s’attendre à voir mourir tout son entourage : parents, conjoint, amis — et enfants.

C’est sur cet amour-là, l’amour parental, que les Nephilims vont échouer. Aussi bien Byron et Shelley que Crawford se battront contre les Nephilims pour que vivent leurs enfants. L’allégorie est claire, qui oppose œuvre de l’esprit et œuvre de chair, création individuelle et transmission familiale, l’irrésistible attirance pour une solitude féconde s’opposant à l’écrasante responsabilité paternelle. « Dois-je renoncer à ma vie et à mon œuvre pour que vivent mes enfants ? » La réponse des héros de Tim Powers est franche et massive : « Oui. »

Le Poids de son regard est un livre fiévreux, embué par l’alcool. On boirait à moins : certaines pages s’ouvrent sur des visions de cauchemar. Il y a Shelley faisant danser le cadavre de son bébé devant un mauvais public (« Puisse ta fille mourir et être changée en une marionnette qui déplaira à un public de soldats autrichiens. ») ; Clara broyant son œil de verre entre ses dents puis embrassant Crawford, qui plonge sa langue dans une bouche emplie de tessons et de purée d’ail ; ce dîner atroce qui voit Crawford, Byron, Shelley et le peu qui reste de leur famille manger en silence tandis que, derrière les carreaux des grandes fenêtres, leurs enfants morts dansent en compagnie du cadavre hilare de Polidori.

Le poids de son regard est aussi un livre terriblement réaliste. Assommés par la peur, ses protagonistes trouvent leur équilibre au fond d’une bouteille, titubent, tombent, se blessent et en gardent des séquelles définitives. Borgnes et boiteux, ils reprennent leur longue lutte contre un ennemi qui n’a même pas le mérite du charme. Car, chose rarissime dans la longue histoire des histoires de vampire, l’esthétisme nous est épargné. Les Nephilims ne font pas envie ; ils ne suscitent pas l’amour mais l’addiction.

Mais Le poids de son regard est un livre qui va encore au-delà du réalisme : on peut le soupçonner d’être vrai. Il parle d’une époque où la poésie était une aventure dangereuse, urgente et terriblement anglaise : le début du XIXe siècle. Je me suis penchée sur ces années là et j’ai fait une découverte inquiétante : aussi outrée que paraisse la vie des Shelley ou des Byron vue par Powers, elle ne s’éloigne pas de la réalité d’un iota, ni d’un cadavre. Mary Shelley, enlevée et engrossée par Shelley à 17 ans, a mis au monde puis enterré sa première fille à 18 ans. A 19 ans, elle a mis au monde un fils nommé William et un livre nommé Frankenstein. A 20 ans, elle est devenue mère d’une petite Clara tandis que Byron, de son côté, devenait père d’une Allegra. Mary Shelley a enterré Clara à 21 ans et William à 22 ; à 25 ans, elle a finalement enterré son cinquième enfant mort-né et son époux Percy Shelley tandis que Byron enterrait Allegra, qu’il devait suivre dans la tombe deux ans plus tard. Powers n’a pas eu à chercher bien loin son histoire de sang et de larmes.

Tout au plus s’est-il permis des aménagements. Par exemple, il a remplacé l’effroyable chiasse qui a emporté la petite Clara par des convulsions, qui donnent lieu à une des scènes les plus intolérables du livre : Shelley regardant, de loin, son bébé se tordre dans les bras de sa femme.

Après avoir refermé Le poids de son regard, je suis parvenue à la conclusion que l’hypothèse « Nephilim », la possibilité qu’existe une puissance créative à la fois orgastique et destructrice, acharnée à broyer sous elle les fragiles affections humaines, n’est pas totalement absurde. Sinon, comment expliquer que de si grands poètes soient morts si jeunes, en ne laissant derrière eux qu’un seul enfant vivant et une œuvre immortelle ? C’est assez dire la force du livre de Tim Powers. Un livre écrasant, indispensable et terriblement anglais.

À deux pas du néant

Retour aux sources. Dans ce roman aussi absurde que sérieux, Tim Powers laisse derrière lui l'aridité du roman d'espionnage (Les Puissances de l'invisible) et revient à l'essence même du fantastique. Au menu, démons du folklore juif, agents du Mossad, sociétés secrètes, voyage dans le temps, Albert Einstein et… Charlie Chaplin himself. De quoi inquiéter. Mais en grand professionnel de l'écriture, Tim Powers n'oublie jamais son lecteur : chapitres habilement mêlés et peu avares en cliffhangers — sans toutefois tomber dans le procédé — , personnages travaillés, attachants et parfois touchants, scénario rocambolesque et autres joyeusetés se bousculent dans un roman qui menace de tomber dans le grotesque à chaque page, mais qui réussit la prouesse de rester crédible du début à la fin. Pourtant, le pari est risqué, mais Tim Powers possède un talent rare, celui de combler avec maestria les vides de l'Histoire. Aussi, quand il invente de toutes pièces une descendance illégitime à Albert Einstein, personne ne se pose de question. Et quand on apprend que le célèbre scientifique a fabriqué une sorte de machine à voyager dans le temps, quoi de plus normal ? Après tout, le monsieur s'y connaît en physique, pas vrai ? D'ailleurs, ça tombe bien, la chose ressemble plus aux dérives poétiques d'un Simon Morley qu'aux bielles bien huilées chères à H. G. Wells. Ici, on ne s'encombre pas d'explications alambiquées qui alourdiraient le récit. Place au mouvement, au rythme, et à l'histoire parallèle, la vraie, celle qu'on nous cache. À commencer par les mythes judaïques qui, hélas pour le genre humain, ont la pénible habitude d'exister pour de bon, même si leurs activités éminemment flippantes sont étroitement surveillées par le Mossad et une bande d'allumés millénaristes, membres actifs d'une société secrète immémoriale aux pouvoirs tout sauf folkloriques. On décèle ici un potentiel d'emmerdements à l'échelle cosmique, et heureuse coïncidence, Powers nous en donne pour notre argent en la personne de Frank Marrity, arrière-petit-fils (illégitime, donc) d'Einstein qui rend visite à sa grand-mère sans savoir dans quoi il vient de mettre le doigt. Car la dame a disparu corps et âme, et mauvaise surprise, on la soupçonne de posséder personnellement un morceau de la fameuse machine d'Einstein. D'où la surveillance de la maison. Par des gens qui n'ont aucun sens de l'humour et qui décident d'en savoir un peu plus sur Frank Marrity. Un Frank Marrity qui va faire tout ce qui est en son pouvoir pour protéger sa fille de la bande de fous furieux qui commencent à lui en vouloir sérieusement…

Trouvailles en tous genres (aveugles télépathes, explication étonnamment crédible des phénomènes paranormaux de type poltergeist, etc.), scénario millimétré, action généreuse maîtrisée du début à la fin, À deux pas du néant ne manque pas de charme. Tim Powers se déchaîne et le côté éminemment jubilatoire du résultat fonctionne dès les premières pages. On en ressort convaincu, mais incrédule. Par quel tour de magie l'auteur réussit-il à nous faire croire à son histoire ? Des démons ? Le Mossad ? Charlie Chaplin (on ne dévoilera pas son rôle ici) ? Albert Einstein ? Des voyages dans le temps ? Tout ça dans un seul roman ? Et pourtant… L'ensemble marche impeccablement, tout en s'offrant le luxe de rester sérieux. Bref, un joli numéro d'équilibriste qui réconcilie divertissement et intelligence. Difficile de bouder son plaisir.

Sur des mers plus ignorées

Début du XVIIIe siècle dans les Caraïbes. John Chandagnac, un saltimbanque marionnettiste fauché, fait voile à bord du Vociferous Carmichael en direction de Kingston. Ce port n'est cependant qu'une escale dans le voyage qui doit le mener à Haïti, où il se fait fort de dénoncer son oncle planteur aux autorités, afin de récupérer l'héritage que celui-ci a détourné. Sur le point d'arriver à destination, le Carmichael est abordé par une goélette de pirates qui s'emparent du navire, quasiment sans coup férir, grâce à la complicité de quelques sorciers cachés parmi ses passagers. Après un bref duel à l'épée, John blesse le capitaine pirate d'une botte inattendue. Il est alors obligé de choisir — telle est la loi des frères de la côte — entre la mort immédiate ou l'enrôlement dans l'équipage des forbans sous une nouvelle identité : Jack Shandy Ainsi débutent les tribulations d'un candide — sacrement débrouillard quand même — au pays des créoles, de la piraterie, du vaudou et d'un autre mythe rajeunissant.

Après l'intermède post-apocalyptique de son roman Le Palais du déviant, Sur des mers plus ignorées… marque le retour de Tim Powers à la fantaisie historique — improprement qualifiée de steampunk — à laquelle il s'est déjà adonné avec ses deux compères, K. W Jeter et surtout James Blaylock. On Stranger Tides [sur des marées plus étranges] — reprenons le titre anglais, plus approprié —, rythmé et facétieux, fait la démonstration, s'il en est encore besoin, du talent de conteur de l'auteur californien. L'intrigue elle-même ne casse pas trois pattes à un canard. Pourtant, à force de rebondissements farfelus, d'allusions documentées au vaudou et à la piraterie, Powers arrive à capter l'attention, voire l'adhésion du lecteur, tout en évitant soigneusement le risque d'écrire une histoire totalement grotesque.

On Stranger Tides délaisse donc le contexte edwardien, les légendes urbaines londoniennes et les dieux de l'Egypte, pour aborder l'univers tumultueux de la mer des Caraïbes, tout aussi riche en légendes et magie qu'animé historiquement. Il invoque — ce verbe convient idéalement au propos — un beau ramassis de canailles dont il ressuscite, avec un souci de vraisemblance, la fraternité rugueuse, la camaraderie chamailleuse et versatile. Au passage, signalons la participation — que l'on aurait souhaité plus franche — de la figure la plus emblématique de cette coterie de malfaiteurs : Edward Barbe noire Teach (nommé Thatch dans le livre, ce qui correspond à une orthographe possible de son patronyme).

Néanmoins, cantonner ce roman à une banale reconstitution historique, c'est se mettre le crochet dans l'œil jusqu'au moignon. Dans On Stranger Tides, la connaissance historique joue un rôle tout aussi important que les stéréotypes et la magie. Pour la seconde, Tim Powers use du folklore vaudou pour lui donner corps. Il fait des lwas, bocors, vévé, poisons, sortilèges et amulettes, des éléments narratifs qui participent aussi naturellement à l'atmosphère et au déroulement du récit, que les personnalités et événements issus de notre Histoire. On pense à plusieurs reprises à l'imagerie de l'attraction disneyenne Pirates des Caraïbes, voire même à celle du jeu Monkey Island's. Ce n'est évidemment pas du tout un hasard puisque Powers puise avec gourmandise aux mêmes sources ; celles de l'Histoire et de sa représentation mythifiée dans l'imaginaire collectif. Et puis, il y a peut-être aussi la volonté de déshabiller l'Histoire afin de la vêtir différemment, voire de l'embellir avec des artifices empruntés au fantastique et avec un humour délicieusement macabre. De toute manière, Tim Powers n'est pas avare lorsqu'il s'agit de dépenser son énergie pour amuser et s'amuser, comme en témoignent les citations en référence à sa propre œuvre qu'il insère au début de chaque partie : William Ashbless — dont un vers donne d'ailleurs son titre à la traduction française du roman — et Jack Shandy. Nulle cuistrerie dans cette démarche. Juste la volonté de brouiller davantage les frontières entre la réalité et la fiction. Juste la poursuite du jeu entamé, il y a longtemps, avec James Blaylock.

Bref, On Stranger Tides se révèle un récit fantaisiste joliment troussé ; un melting-pot à la gouaille réjouissante, sans doute pas un texte incontournable, mais au final nullement honteux non plus.

Les Voies d’Anubis

Tout amateur de S-F ou affilié se trouve un jour confronté à cette question, d'ailleurs souvent plus motivée par une politesse contrainte que par un réel intérêt : « Et toi… qu'est-ce que tu me conseillerais dans le genre ? »

Et invariablement, ma réponse est : « Les Voies d'Anubis, de Tim Powers. » Car ce qui m'importe en pareilles circonstances, c'est d'aller droit à l'essentiel du genre. C'est de faire toucher du doigt aux curieux ce qui en fait la spécificité : ce fameux sense of wonder. Et rarement un roman ne vous y a immergé aussi complètement.

Ce pavé, paru chez nous en 1983, va nous entraîner dans une spirale d'intrigues obscures qui se résoudront — pour le meilleur et pour le pire — dans un double paradoxe temporel d'une rare élégance.

Tout commence donc avec Brendan Doyle, spécialiste de la littérature anglaise du XIXe siècle, qui accepte l'offre insolite de J. Cochran Darrow. Ce milliardaire tyrannique et génial, atteint d'un mal presque incurable, a trouvé un moyen inédit de financer son traitement. Il va organiser des voyages dans le temps. Le « vol inaugural » doit avoir lieu à destination d'une morne soirée de 1810, dans une taverne londonienne où le grand Coleridge a donné une importante conférence. Doyle sera le guide de la poignée de riches touristes venus tenter l'expérience. Lui-même n'est pas un admirateur inconditionnel de Coleridge, et l'aspect moralement discutable de l'entreprise l'embarrasse. Toutefois, il sait qu'un autre auteur a assisté à cette conférence, un auteur pour lequel il nourrit un grand intérêt : l'énigmatique William Ashbless. C'est pour Doyle une occasion inespérée de dissiper un peu du mystère qui plane autour de ce poète américain, expatrié en Angleterre, et sur qui on ne sait quasi rien.

Pourtant, au soir dit, Ashbless ne se montre pas. Déçu, mais sa mission accomplie, Doyle se prépare à regagner son temps lorsqu'il est enlevé par une bande de bohémiens. Prisonnier de ce siècle qu'il connaît bien mais qui n'est pas le sien, perdu et sans but, il va entreprendre de partir à la recherche de son idole littéraire, sans savoir qu'il s'immisce dans une guerre secrète presque millénaire.

Prémices classiques, mais menées à train d'enfer. Presque évacuées, pour finalement nous plonger dans cette intrigue bourbeuse, où sociétés secrètes, cultes anciens et voyageurs temporels se livrent une bataille sans merci. Avec une évidente jubilation, Tim Powers réinvestit l'imaginaire de ce siècle victorien. Derrière la rigueur morale se cache l'abjection, la misère crasse et le terreau de croyances millénaires qui irriguent la société toute entière. C'est là, entre l'ignorance et les savoirs séculaires, que le personnage de Doyle va évoluer, et nous entraîner dans les rues qu'arpentent des catins qui s'allongent pour un verre de gin, des tire-laines et des tire-lames, mais aussi des bohémiens-pharaons, des gentlemen-thaumaturges et des hommes-loups. Tout ce monde se croisant dans un chaos fulminant, au centre duquel se retrouvent Doyle, en candide brinquebalé et l'insaisissable William Ashbless, qui entame ici un parcours littéraire à rebours passablement inédit dans la littérature américaine, comme l'explique parfaitement Xavier Mauméjean dans son article en fin du présent guide de lecture.

De cette soupe primordiale, Tim Powers tire un esprit du merveilleux. Avec un incontestable talent de conteur, il touche à l'essentiel même du genre, tout en posant les bases de son œuvre future. On y retrouve ses thématiques privilégiées : l'histoire secrète, le mysticisme — à défaut du religieux —, et la tentative de dessiner les contours de cette zone d'accrétion où superstitions et matérialisme se rencontrent pour influer sur notre monde. S'y met aussi en place la mécanique récurrente de son travail de romancier : investir une période historique porteuse d'images fortes, pour la relire entre les lignes. On sait depuis que la recette, pour fructueuse qu'elle soit, donnera des résultats inégaux, mais ici, dans Les Voies d'Anubis, elle offre le meilleur d'elle-même.

Alors qu'on ne s'y trompe pas ! Nous ne sommes pas en présence d'un roman steampunk. Plutôt le produit d'une rencontre improbable entre Charles Dickens et Alan Moore, et sur laquelle planerait l'ombre menaçante d'Aleister Crowley. J'ajoute que les amateurs avides de ne pas quitter trop vite cet univers fascinant, et qui seront assez persévérants pour partir à la chasse à l'incunable, pourront avec profit et bonheur en retrouver le parfum dans deux autres romans : Machines Infernales de K. W. Jeter, et le tout autant réussi Homunculus de James P. Blaylock. Le cousinage n'est pas fortuit, les trois auteurs étant amis de longue date, c'est à dessein qu'ils ont écrit sur un thème identique, se livrant même à une compétition amicale. Une compétition remportée toutefois, et haut la main, par Les Voies d'Anubis.

Sukran

Dernière livraison d'Andrevon en Folio « SF », Sukran avait rapporté à son auteur le Grand prix de la S-F française (ancêtre du GPI) en 1990. Que vaut ce roman dix-huit ans après ?

Eh bien il a excellemment vieilli. Peut-être s'est-il même bonifié avec le temps, comme un grand cru.

Roland est un démobilisé de la rapide débâcle de la croisade anti-islamique européenne. Revenu en France, il a rejoint les rangs des millions de chômeurs. Il vivote en chantant à la terrasse des rapid-foods de Marseille. Marseille, qui a d'ailleurs bien changé. Menacée par la montée des eaux, la ville est plus bigarrée que jamais — près de la moitié de la population y est d'origine maghrébine. Les frontières sociales, entre quartiers populaires et quartiers riches, y sont d'ailleurs plus visibles que jamais. C'est justement dans un de ces quartiers populaires que Roland va se faire remarquer par un certain Potemkine, jeune skinhead. Il va présenter notre démo à son patron, Eric Legueldre. Ce dernier est le richissime dirigeant de Nord/Sud, une société de technologie de pointe qui commerce sans complexe avec l'ennemi d'hier. D'abord embauché comme vigile, Roland va vite grimper les échelons. Et c'est en grimpant qu'il va comprendre certaines choses, à commencer par les sombres magouilles du boss…

Le roman se divise en trois parties, qui résument parfaitement la progression du livre. Leur titre explicite a d'ailleurs tendance à éventer le suspense. Les connaisseurs du polar y verront peut-être un clin d'œil au Nada de Jean-Patrick Manchette. Car en fait, il n'y a pas vraiment de suspense. Le lecteur est en avance sur Roland, et comprend bien vite l'enjeu du roman. Tout le plaisir réside à voir marcher la mécanique remarquablement huilée qu'Andrevon a soigneusement agencée dans Sukran. Le bougre sait d'ailleurs s'y prendre quand il faut relancer son roman. En effet, Roland découvre le fin mot des magouilles aux deux tiers du bouquin. La troisième partie, que l'on aborde en la pensant superflue, se révèle finalement la plus palpitante, la plus haletante, jusqu'à une fin parfaitement réussie.

Sukran est plutôt un mélange réussi d'anticipation, de roman d'espionnage et, surtout, de polar hard-boiled. Le coté thriller de la quatrième de couverture semble plutôt destiné à surfer sur la vague du genre qui déferle sur l'Hexagone. Pour s'en convaincre, il suffit de voir la reconversion de notre star hexagonale de la fantasy dans le thriller. Henri Lœvenbruck, (las de Gallica ?) nous a torché écrit un thriller ésotérique avec autant de constance dans l'opportunisme l'opiniâtreté et la médiocrité le talent qu'on lui connaît.

On retrouve donc chez Andrevon la plupart des ingrédients d'un bon polar hard-boiled. Une écriture behavioriste, qui rejette toute psychologie. Un personnage principal relativement solitaire, confronté à la saloperie humaine. Il est assez lucide pour savoir qu'il n'y changera rien ou presque, mais il ne s'y résignera pas pour autant. Le coté anticipation est lui aussi très réussi. Outre la montée des eaux, le contexte diplomatique et militaire qu'il décrit correspond assez bien au monde délétère de l'après 11 septembre. À ceci près qu'il s'agit de l'Europe dans le roman. Mais peut-être avait-il en tête la crise de Suez ?

Roman majeur, servi par une écriture fluide et diablement prenante, Sukran est une très bonne pioche parmi les pépites que recèle encore le fonds « Présence du futur ». Souhaitons néanmoins ardemment que Folio « SF » mène une véritable politique de réédition d'Andrevon, sans se limiter aux plus connus. Car il y a pas mal de très bons bouquins parus autrefois en « Présence du futur » ou ailleurs qui gagneraient à être réédités. À commencer par ses meilleurs recueils de nouvelles… Sans oublier l'un de ses meilleurs romans, Le Désert du monde. Mais ne boudons pas pour autant notre plaisir, et fêtons comme il se doit cette réédition amplement méritée.

Péninsule

Il est des livres qui enchantent le lecteur, au point que l'on se demande encore comment ils ont pu disparaître des librairies. Péninsule de Michael Coney est assurément de ceux-là. Ce très bel objet regroupe un roman (Les Crocs et les griffes — longtemps disponible chez Pocket) et quatre nouvelles situées dans le même univers. Ajoutez à cela une préface inédite de Pierre Pelot, une présentation de l'auteur par Jean-Pierre Andrevon lui-même ainsi qu'une interview de Michael G. Coney et vous avez là l'un des livres incontournables de ce début 2008. Avec, cerise sur le gâteau, la très belle couverture de Sébastien Hayez.

Joe Sagar habite la Péninsule, riche enclave située au milieu de nulle part. Il y élève des slictes. La peau de ces reptiles sert à faire des bracelets et des habits. Elle a en effet l'étrange capacité de changer de couleur selon les émotions de celui qui la porte. Cette propriété intéresse beaucoup sa voisine Carioca Jones, une ex-star de cinéma. Elle lui commande une robe. Joe ne sera pas pour autant débordé. Il bosse en dilettante, l'essentiel du travail étant effectué par sa PDC.

PDC, comme pièce détachée corporelle. Ce sigle sinistre désigne un prisonnier qui a choisi de voir réduite sa peine d'un tiers. Pour se faire, il est confié à un homme libre dont il devient le serviteur. À ceci près qu'en cas d'accident, toute greffe d'organe, de membre ou autre sera prise sur la PDC. Pour les citoyens libres ne disposant pas d'une PDC, il y a la Banque d'organes. Elle fonctionne par les prélèvements faits sur des prisonniers, selon les besoins. Strictement encadrée par l'Etat, cette politique évite aux contribuables de payer pour que les prisonniers soient entretenus dans l'oisiveté. Pourquoi dès lors les honnêtes gens ne se risqueraient-ils pas aux sports extrêmes ? Les risques sont couverts par les PDC, alors peu importent les mutilations, les fractures ou les amputations. Il n'y a guère qu'une poignée de pétroleuses pour dénoncer ces pratiques que presque tout le monde accepte. Car nous ne sommes pas sur Shayol, qu'on se le dise. Il n'y a pas d'échappatoire ou de bons démiurges. Les hommes sont livrés à eux-mêmes, à leur sagesse comme à leur horreur.

Au-delà de l'anticipation, la S-F apparaît en background. La Péninsule est une oasis née d'un cataclysme, l'humanité a colonisé d'autres planètes (dont celle d'où viennent les slictes). Mais tout cela est simplement évoqué. La substantifique moelle, ce sont les relations entre Joe, Carioca et leurs PDC.

Cela vaut d'ailleurs aussi bien pour le roman que pour les quatre nouvelles. L'éditeur nous signale d'ailleurs que l'auteur n'a pas eu le temps de retravailler ces nouvelles, qui entrent parfois en contradiction avec le roman. Mais cela ne gâche absolument rien, bien au contraire. Les nouvelles apparaissent plutôt comme des fins alternatives façon DVD, ou des « alternate takes » façon CD.

On y découvre même une autre facette de Michael G. Coney (écrivain disparu, rappelons-le, en 2005). Il utilise en effet de façon redoutable l'ellipse et le laconisme. La chute de la deuxième nouvelle, « La Machine de cendrillon », en est la parfaite, remarquable et redoutable illustration.

Nouvelles comme roman, la noirceur y est totale, mais jamais grandiloquente. Bien au contraire. Elle est d'autant plus banale qu'elle en devient terriblement crédible. Le récent démantèlement par Interpol d'un trafic d'organes en Inde est là pour nous le rappeler.

Il est bien connu que nous aimons toujours chercher la petite bête. S'il faut vraiment en trouver une, on dira qu'il reste encore quelques coquilles. Mais rien de bien méchant : on sent que les Moutons sont sur la bonne voie en la matière.

En à peine quelques titres, cette « Bibliothèque voltaïque » s'annonce déjà incontournable. Car outre le bon goût littéraire, elle n'a pas peur de nous offrir des couvertures qui ont vraiment de la gueule. Ce qui nous change singulièrement des étrons chatoyants d'une Paternoster1.

Inutile de chercher plus longtemps le chaînon manquant entre la poésie du Ballard de Vermilion sands ou le Priest de L'Archipel du rêve et la noirceur de Thomas Disch ou Thierry Di Rollo. Vous l'avez sous les yeux : ne le ratez pas !

 

Notes :
À l'occasion, jetez un coup d'œil à la couverture de la réédition de Terremer. Et regardez bien sur quoi est juché le magicien [NDLA].

Tau Zéro Préco + Extrait

Tau Zéro, nouveau roman de Poul Anderson à paraître le 7 juin est disponible à la précommande en papier et numérique. Découvrez gratuitement la préface de Jean-Daniel Brèque et les premiers chapitres.

Les Tours de Samarante

Manuscrit arrivé par la poste dans la boîte aux lettres de la collection « Lunes d'encre », qu'on imagine chargée, Les Tours de Samarante est donc le premier roman d'un inconnu qui ne le restera pas longtemps : Norbert Merjagnan.

Oshagan, ultime rejeton d'une ancienne et puissante famille de Samarante, a passé une bonne partie de sa vie parmi les U'Fzull, peuple sauvage et prétendument barbare, afin d'échapper à une vendetta. Oshagan n'est pas content. Et il est sacrément armé. Et il revient à Samarante. Autant dire que ça va chier…

Triple A, jeune idéaliste élevé dans la fange des quartiers pauvres de Samarante, rêve d'escalader les tours de ladite cité. Un rêve de liberté qui va lui coûter son corps et le condamner à devenir l'un des yeux de la ville…

Cinabre est une préfigurée — entendez, une créature créée par biogénie. Elle possède un talent redoutable : une empathie extrême mêlée de précognition. Cinabre a un trouble passé. Et est traquée par une organisation secrète sensée avoir disparu depuis cinquante ans…

Naturellement, le destin de ces trois personnages est lié.

Autant l'affirmer d'emblée : Les Tours de Samarante, premier roman, premier volet d'une trilogie (à la fin de l'ouvrage, beaucoup semble encore à venir !), est un bouquin remarquable à plus d'un titre. Le livre se mérite, oui, parce que l'auteur fait l'économie de toute scène d'exposition. Aussi le lecteur se retrouve-t-il plongé dès la première page dans un univers futuriste (et pas qu'un peu !) extrêmement élaboré et, de fait, pour le moins déstabilisant. Ce premier choc mettra une centaine de pages à s'évacuer. Cent pages nécessaires pour s'installer dans l'histoire, mais qu'on mange néanmoins tant l'univers décrit fascine et la langue employée (redondante, au tout début, mais qui trouvera, elle, ses marques bien avant les cent premières pages) imprègne, implique. Merjagnan brosse ici une société future remarquablement élaborée au servir d'une histoire aventureuse à la brutalité sèche et sanguine. Franchement, on reste assez étonné devant la maîtrise et l'ambition de ce premier ouvrage. La science-fiction est une littérature de strates. Chaque auteur emprunte à ses prédécesseurs pour nourrir sa propre œuvre. Et Merjagnan a bien emprunté (on citera Gibson, du temps où il écrivait de bonnes histoires, Banks, sans doute, et aussi Herbert, une ambition stylistique qui n'est pas sans évoquer Harrison, un domaine S-F, le planet opera, qui inscrit notre auteur dans la lignée d'une Vance, etc.). De fait, Merjagnan n'invente rien. Il se contente de signer un roman de S-F passionnant, brillant de par sa construction, son background et sa langue, et c'est déjà énorme.

Voici donc, à l'heure ou la S-F semble ronronner à l'ombre d'une fantasy tentaculaire, une nouvelle qui devrait ravir tout lecteur de Bifrost normalement constitué : un nouvel auteur de S-F est né. Il est extrêmement doué. Et il écrit en français ! Voui m'dame ! Vous savez ce qu'il vous reste à faire…

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