O Révolutions
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Objet livre autant que livre objet, O Révolutions prolonge le travail de Mark Z. Danielewski dans une direction plutôt inattendue. Malgré son aspect officiellement « bizarre » (qualifié souvent à tort de branchouille), le roman fait dans l’expérimentation sage, l’ensemble du récit fonctionnant dans un cadre éminemment rassurant. Là où La Maison des feuilles se permettait à peu près toutes les audaces (mise en page, style, narration), O Révolutions ne s’autorise rien, ou si peu : scénario axé autour de deux personnages principaux qui vivent la même histoire (et dont on suit alternativement les aventures par blocs de huit pages à mesure que l’on tourne le livre sur lui même) et… Et c’est tout. Le reste n’est que fioritures et accessoires, ce qui ne veut surtout pas dire inutile. Impossible, évidemment, de s’affranchir de l’objet. Beau livre à la couverture double (un demi iris à chaque fois), O Révolutions se lit autant qu’il se regarde. Par un jeu symbolique des plus évidents, Danielewski développe un cadre qui a tout de la barrière : 360 pages composées chacune de 4 blocs de 90 mots (90 x 4 = 360), 2 blocs à l’envers, 2 blocs à l’endroit. Ce qui renvoie au cercle, à la « révolution » du titre et aux 360°. La police de caractère décroît doucement en taille, accentuant la chute « physique » des deux personnages principaux, tandis que le retournement incessant du livre (8 pages du récit 1, 8 pages du récit 2, chacun jouant le rôle du miroir de l’autre) produit un effet de tourbillon. Tourbillon + décroissance = inexorable spirale qui débouche sur… le vide, le néant, la mort. En plus de cette équation somme toute classique malgré sa présentation pour le moins innovante, Danielewski joue sur la graisse des caractères, leur couleur (des obsessions déjà présentes dans La Maison des feuilles) et autres gimmicks qui reviennent comme autant de refrains musicaux. Une musicalité évidente qui renvoie au traitement même du texte, beaucoup plus orienté poésie en prose que roman narratif standard (on renverra à l’image de Lautréamont scandant ses Chants de Maldoror au piano pour tester leur finalité, même si la comparaison s’arrête là). Une poésie légère et décalée, subtile autant qu’explosive, inventive, drôle, loufoque et parfois indigeste. Difficile de terminer ce rapide tour du propriétaire sans évoquer une incongruité majeure dans cette belle architecture (et qui relève ironiquement du saccage méthodique de l’Œuvre organisée par un sale gosse rigolard): la présence d’une colonne de texte par page qui rappelle les dépêches AFP par leur sécheresse et leur concision, tout en dérapant vers la déviance suite à l’amputation systématique de phrases clés. Moralité, le lecteur se retrouve avec un texte parasité par un autre, même si le cadre temporel (décalé d’à peu près un siècle pour les deux personnages) propose une lecture plus éclairante des situations décrites dans le corps principal du récit. Curieuse tentative qui surprend, agace, mais qui finit par emporter l’adhésion, tant la structure du récit fonctionne impeccablement.
Et l’histoire, au fait ? On y vient. On la résumera d’ailleurs en une seule petite phrase : O révolutions développe le road-movie (car c’en est un, couché sur le papier, certes, mais road-movie quand même) de deux adolescents, Sam et Hailey, dans leur traversée fantasmatique et fantasmée d’une Amérique tordue, au volant d’automobiles plus ou moins rêvées, vers un destin sombre et tragique (destin qu’on voit venir très vite suite au signes physiques que nous envoie Danielewski du haut du promontoire rocheux sur lequel il vit tout nu en se nourrissant de la déliquescence des nuages). Pas de quoi s’affoler, donc, d’autant qu’on peut y voir une allégorie de l’Histoire des Etats-Unis ou plus sobrement de celle de l’humanité tout court. Alors, vain, Danielewski ? Prétentieux ? Certainement pas. D’abord parce que l’animal ne manque pas d’humour, ensuite parce que le roman (?) se lit vite et bien, l’ensemble donnant une formidable sensation de légèreté tourbillonnante (c’est d’ailleurs ce qui arrive physiquement au livre pendant la lecture, ah tiens) à la fois digeste et souriante. Souriante ? Parfaitement. Malgré sa fin dramatique, O Révolutions redonne le moral. Le problème principal du livre, c’est le contrat implicite que l’auteur passe avec son lecteur potentiel (contrat que l’on peut retrouver dans les textes de Léa Silhol, par exemple, ou de Ted Chiang, pour citer deux auteurs dont les préoccupations stylistiques ou conceptuelles n’ont strictement rien à voir avec Danielewski) : O Révolutions s’adresse aux convaincus, et à eux seuls. C’est d’ailleurs toute sa faiblesse. Aimez-moi ou laissez-moi vous susurre le texte. A prendre ou à laisser. Soyez contents avec ce que vous en tirez. Après pareil préambule, l’amateur est flatté et content. Le sceptique, lui, repart non seulement déçu, mais fâché… Autant le savoir avant de commencer.
[On ne clôturera pas cette chronique sans évoquer la traduction titanesque de Claro, traduction qui peut agacer, mais dont les partis pris (véritablement nécessaires, pour le coup) et les fréquentes inventions se justifient à tous les coups. Il est clair que O Révolutions est plus l’adaptation française de Only Revolutions que sa traduction littérale. Mais dans le domaine poétique (car c’est bien de ça qu’il s’agit), le traducteur est seul au monde. Solitude dont Claro s’est étonnamment bien tiré. Respect.]