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O Révolutions

Objet livre autant que livre objet, O Révolutions prolonge le travail de Mark Z. Danielewski dans une direction plutôt inattendue. Malgré son aspect officiellement « bizarre » (qualifié souvent à tort de branchouille), le roman fait dans l’expérimentation sage, l’ensemble du récit fonctionnant dans un cadre éminemment rassurant. Là où La Maison des feuilles se permettait à peu près toutes les audaces (mise en page, style, narration), O Révolutions ne s’autorise rien, ou si peu : scénario axé autour de deux personnages principaux qui vivent la même histoire (et dont on suit alternativement les aventures par blocs de huit pages à mesure que l’on tourne le livre sur lui même) et… Et c’est tout. Le reste n’est que fioritures et accessoires, ce qui ne veut surtout pas dire inutile. Impossible, évidemment, de s’affranchir de l’objet. Beau livre à la couverture double (un demi iris à chaque fois), O Révolutions se lit autant qu’il se regarde. Par un jeu symbolique des plus évidents, Danielewski développe un cadre qui a tout de la barrière : 360 pages composées chacune de 4 blocs de 90 mots (90 x 4 = 360), 2 blocs à l’envers, 2 blocs à l’endroit. Ce qui renvoie au cercle, à la « révolution » du titre et aux 360°. La police de caractère décroît doucement en taille, accentuant la chute « physique » des deux personnages principaux, tandis que le retournement incessant du livre (8 pages du récit 1, 8 pages du récit 2, chacun jouant le rôle du miroir de l’autre) produit un effet de tourbillon. Tourbillon + décroissance = inexorable spirale qui débouche sur… le vide, le néant, la mort. En plus de cette équation somme toute classique malgré sa présentation pour le moins innovante, Danielewski joue sur la graisse des caractères, leur couleur (des obsessions déjà présentes dans La Maison des feuilles) et autres gimmicks qui reviennent comme autant de refrains musicaux. Une musicalité évidente qui renvoie au traitement même du texte, beaucoup plus orienté poésie en prose que roman narratif standard (on renverra à l’image de Lautréamont scandant ses Chants de Maldoror au piano pour tester leur finalité, même si la comparaison s’arrête là). Une poésie légère et décalée, subtile autant qu’explosive, inventive, drôle, loufoque et parfois indigeste. Difficile de terminer ce rapide tour du propriétaire sans évoquer une incongruité majeure dans cette belle architecture (et qui relève ironiquement du saccage méthodique de l’Œuvre organisée par un sale gosse rigolard): la présence d’une colonne de texte par page qui rappelle les dépêches AFP par leur sécheresse et leur concision, tout en dérapant vers la déviance suite à l’amputation systématique de phrases clés. Moralité, le lecteur se retrouve avec un texte parasité par un autre, même si le cadre temporel (décalé d’à peu près un siècle pour les deux personnages) propose une lecture plus éclairante des situations décrites dans le corps principal du récit. Curieuse tentative qui surprend, agace, mais qui finit par emporter l’adhésion, tant la structure du récit fonctionne impeccablement.

Et l’histoire, au fait ? On y vient. On la résumera d’ailleurs en une seule petite phrase : O révolutions développe le road-movie (car c’en est un, couché sur le papier, certes, mais road-movie quand même) de deux adolescents, Sam et Hailey, dans leur traversée fantasmatique et fantasmée d’une Amérique tordue, au volant d’automobiles plus ou moins rêvées, vers un destin sombre et tragique (destin qu’on voit venir très vite suite au signes physiques que nous envoie Danielewski du haut du promontoire rocheux sur lequel il vit tout nu en se nourrissant de la déliquescence des nuages). Pas de quoi s’affoler, donc, d’autant qu’on peut y voir une allégorie de l’Histoire des Etats-Unis ou plus sobrement de celle de l’humanité tout court. Alors, vain, Danielewski ? Prétentieux ? Certainement pas. D’abord parce que l’animal ne manque pas d’humour, ensuite parce que le roman (?) se lit vite et bien, l’ensemble donnant une formidable sensation de légèreté tourbillonnante (c’est d’ailleurs ce qui arrive physiquement au livre pendant la lecture, ah tiens) à la fois digeste et souriante. Souriante ? Parfaitement. Malgré sa fin dramatique, O Révolutions redonne le moral. Le problème principal du livre, c’est le contrat implicite que l’auteur passe avec son lecteur potentiel (contrat que l’on peut retrouver dans les textes de Léa Silhol, par exemple, ou de Ted Chiang, pour citer deux auteurs dont les préoccupations stylistiques ou conceptuelles n’ont strictement rien à voir avec Danielewski) : O Révolutions s’adresse aux convaincus, et à eux seuls. C’est d’ailleurs toute sa faiblesse. Aimez-moi ou laissez-moi vous susurre le texte. A prendre ou à laisser. Soyez contents avec ce que vous en tirez. Après pareil préambule, l’amateur est flatté et content. Le sceptique, lui, repart non seulement déçu, mais fâché… Autant le savoir avant de commencer.

[On ne clôturera pas cette chronique sans évoquer la traduction titanesque de Claro, traduction qui peut agacer, mais dont les partis pris (véritablement nécessaires, pour le coup) et les fréquentes inventions se justifient à tous les coups. Il est clair que O Révolutions est plus l’adaptation française de Only Revolutions que sa traduction littérale. Mais dans le domaine poétique (car c’est bien de ça qu’il s’agit), le traducteur est seul au monde. Solitude dont Claro s’est étonnamment bien tiré. Respect.]

L'Oiseau impossible

Joli roman sur le travail de mémoire, la fuite du temps, le deuil et l'enfance, L'Oiseau impossible se donne des faux airs de thriller hardboiled pour mieux embobiner ses lecteurs et les surprendre dans le meilleur sens du terme. Avec un scénario aussi rythmé que peu avare en cliffhangers, Patrick O'Leary construit son livre comme une toile machiavélique, mélangeant polar, S-F pure et dure et introspection. Bilan, un texte touchant, rageur, mélancolique et passionnant, servie par une écriture parfois calme, souvent nerveuse, jamais vaine et toujours percutante (on souligne au passage l'excellente traduction — une habitude — de Nathalie Mège).

Difficile de résumer l'intrigue de L'Oiseau impossible sans trop déflorer ses surprises (et il y en a beaucoup). On pourrait bien sûr citer Matrix pour tout ce qui concerne la réalité virtuelle, mais ça ne rend pas justice au roman, tant il s'agit là d'un Matrix cérébral et subtil. Bref, c'est l'usage dans la collection « Interstices », difficile de définir un livre qui échappe à tous les cloisonnements tout en les utilisant avec brio. Disons pour simplifier que l'histoire tourne autour de deux frères séparés par la vie (l'un professeur terne, l'autre publicitaire cynique) dont l'univers bascule le jour où de mystérieux hommes en noir (théorie du complot oblige) les contactent séparément et leur ordonnent (de façon très désagréable) de se retrouver l'un l'autre. Voilà pour l'alibi thriller qui, on l'a vu, se désintègre bien vite au profit d'une histoire à la construction impeccable, hantée par des flashbacks aux conséquences parfois incalculables (à ce titre, une fois le roman terminé, relisez les dix premières pages, vous ferez quelques découvertes intéressantes). Ensuite, comment dire ? Ensuite, L'Oiseau impossible prend des airs abracadabrantesques, mais avec une telle poésie et une telle intelligence de propos que la pilule (pourtant énorme) passe sans la moindre gêne. Eternel génie de la littérature qui n'a parfois même pas besoin d'une suspension de la crédibilité… Patrick O'Leary parle de l'humain et de lui seul, le reste n'est que quincaillerie inutile dont il faut se débarrasser au plus vite pour se consacrer à l'essentiel. Et ça marche. L'Oiseau impossible en devient probablement l'une des meilleures histoires de réalité virtuelle (et tordue) jamais couchée sur le papier. Toujours sensible, toujours attachante, toujours belle (un concept curieux, mais véritablement présent ici), la trame narrative est un monument de douceur dans un contexte monstrueux. Une vraie surprise et un auteur dont on aimerait lire les autres productions de toute urgence.

Les 1001 vies de Billy Milligan

Ni S-F, ni fantastique, mais tellement délirant dans ses implications que le lecteur est rapidement invité à perdre ses repères normatifs, Les 1001 vies de Billy Milligan est une plongée hallucinante dans l'esprit d'un malade un peu particulier. Immersion si complète et si totale que Daniel Keyes fait œuvre de transfiction, d'où la présence du livre dans la collection « Interstices », dont le nom résume bien le propos. De Daniel Keyes, on connaît évidemment l'excellent Des fleurs pour Algernon qui, tout en conservant un propos clairement estampillé science-fiction, se débarrasse de la quincaillerie inhérente au genre pour se consacrer à la seule vraie littérature, l'humain. Avec Les 1001 vies de Billy Milligan, on découvre une autre facette de son travail, mais qui ne renie évidemment rien de la profonde humanité et de la sincère préoccupation quant à l'état du monde qui transpirait dans Des Fleurs pour Algernon.

Cas célèbre aux Etats-Unis dans les années 70/80, aussi bien dans les annales psychiatriques que judiciaires, Billy Milligan est emblématique d'une justice qui enferme à défaut de comprendre, qui punit au lieu de soigner. Violé par son beau-père encore enfant, le jeune Billy éclate sa conscience en mille morceaux et se recompose un univers unique, sorte de cocon schizoïde qui fait cohabiter plusieurs personnes au sein du même corps. De ce « syndrome de personnalités multiples », on ne connaît quasiment rien (et pas grand-chose de plus aujourd'hui), mais ses implications sont fascinantes. Imaginez un seul corps et plusieurs entités qui se le partagent. Des gens différents, avec une histoire personnelle différente, des talents différents, des âges différents, des nationalités différentes, des compétences différentes, des comportements différents, des phobies différentes et… parfois même, un sexe différent. Chacun peut accéder au « projecteur », ergo la conscience et piloter l'entité Billy Milligan. Pendant ce temps, les autres s'éclipsent. Quand une autre personnalité reprend le projecteur, elle n'a aucun souvenir de ce que son prédécesseur a fait. Vous imaginez ? Non, c'est presque inconcevable. Et pourtant, c'est avec ce fléau que Billy Milligan a vécu (et continue à vivre, d'ailleurs, en Californie), jusqu'à ce qu'une affaire de viol attire l'attention des psychiatres (et, hélas, des médias) sur son cas totalement délirant. Le violeur, c'est Milligan, personne ne le nie. Le hic, c'est qu'il ne s'agit pas de Billy Milligan au sens normal du terme, mais « d'un » Milligan. Les autres refusent l'accusation et n'ont d'ailleurs rien à voir avec cette histoire sordide. Détail qui permettra aux équipes soignantes d'assister, d'abord incrédules, puis convaincues, aux hallucinantes transformations mentales (parfois quasiment physiques) d'un individu qui souffre au-delà de l'exprimable. Dans cette cacophonie intérieure incroyablement organisée (et hiérarchisée, avec ses chefs, ses bannis, ses conseillers et ses indésirables), Daniel Keyes construit cette biographie comme un véritable thriller, le voyeurisme en moins et l'empathie en plus. D'abord sceptique, puis fasciné et, au final, enthousiasmé, le lecteur fait le voyage (car c'en est un) les yeux écarquillés, tant le paysage est lunaire. Travail, camps de redressements, prison, asile psychiatrique, réinsertion manquée, rien n'est épargné au jeune Billy, malgré des talents insoupçonnés (peintre, expert en armes et en combat, érudit, chacune de ses compétences correspondant à une personnalité bien définie), jusqu'à ce que le travail presque exclusif d'un psychiatre fasse émerger Le professeur, l'individu qui résume (en les diminuant, d'ailleurs) toutes les facettes de Milligan, lui faisant prendre conscience d'une vie en ruines, mais lui redonnant paradoxalement espoir.

Parti sur les traces de Truman Capote et de l'inégalable De Sang froid, Daniel Keyes signe à sa manière une histoire (un témoignage, un document, appelez-le comme vous voudrez) aussi passionnante qu'intelligente, aussi dérangeante que subtile. Plaidoyer pour une humanité qui triomphe face au malheur et à l'ignorance, Les 1001 vies de Billy Milligan peut se concevoir comme une sorte de parallèle à Des fleurs pour Algernon. Un texte étonnant et inoubliable, à ne surtout pas manquer1.

Notes :
En bons râleurs bifrostiens que nous sommes, on regrettera juste que cette seconde édition française n'ait pas eu la bonne idée de reproduire le cahier photos de l'édition VO. [NDRC]

Harry Potter et les Reliques de la mort

Et de sept. Promis juré, J.K. Rowling en finit une bonne fois pour toute avec la série qui l'a rendue millionnaire et dont l'impact éditorial est tel qu'on ne peut plus l'évoquer sans parler de « phénomène culturel ». Vraiment fini ? Ter-mi-né, assure l'auteur. D'ailleurs, on ne dévoile pas un trop grand secret en signalant que Rowling prend soin d'inclure un épilogue à la fin du roman, interdisant de fait toute suite directe au tome 7. C'est ce qu'on appelle du travail bien fait. Et la plus riche des écrivains anglais de s'atteler à un nouveau roman, un polar. Vous n'avez pas peur qu'on vous descende ? lui demandent les journalistes incrédules. Je m'en contrefous, répond-elle… Et elle a raison. Quand on pèse plus lourd que le Reine d'Angleterre et quand on a le même tirage que La Bible et Thomas Day réunis, on n'a pas grand-chose à craindre. En attendant, il faut bien le reconnaître, Rowling a soigné sa sortie. Harrry Potter tome 7 est tout simplement impeccable. Bien traité, bien maîtrisé, complet, en quelque sorte. Cela reste de la littérature pour adolescents, ça n'atteint jamais la puissance évocatrice ou l'intelligence de propos d'un Philip Pullman, mais dans le genre, c'est absolument parfait. Rien à redire, donc, d'autant que la direction prise par les tomes précédents faisaient craindre le pire. Pas de panique, l'auteur a redressé la barre, maintenu une certaine ambiguïté dans ses personnages et… rempli son contrat.

Côté scénario, l'ensemble est bien rodé. On laissait Harry au tome précédent englué dans la mission suicide confiée par un Dumbledore on ne peut plus mort, on le retrouve ici entouré de ses fidèles amis, tous bien décidés à en découdre avec l'affreux Voldemort, jusqu'à la bataille finale (et générale). Roublarde, Rowling prend son temps et s'offre même le luxe de singer quelques grands classiques de la fantasy, Le Seigneur des anneaux en tête. Ne doutons pas une seule seconde qu'elle l'a fait exprès, et ce dans le seul but pervers de faire hurler à la mort les fanatiques de Tolkien. Que dire de plus sur un roman qui tient plus du produit que d'autre chose ? Rien, justement, si ce n'est que l'engouement suscité par la série la handicape fortement aux yeux des élites intellectuelles que nous sommes. Et c'est dommage, car une lecture intellectuellement honnête entraîne un constat clair. Harry Potter (7 ou pas) est une saga remarquablement bien menée, intelligente, drôle, légère, attachante et plutôt riche. Superficielle, sans doute, vaine, jamais. Pas de quoi s'inquiéter donc. Le bulldozer vous écrase, certes, mais en douceur, et au final, ça ne fait pas grand mal. C'est même assez agréable de se laisser embarquer, de tourner les pages les unes après les autres comme un gosse gourmand et de se faire plaisir, tout simplement.

La Guerre des fleurs

Roman de fantasy en un seul tome (si si, promis), La Guerre des fleurs est sans doute le meilleur moyen de découvrir toute l'étendue du talent de Tad Williams. Tour à tour dramatique, drôle, désespéré, fantastique, épique et totalement crétin (avec un humour à l'anglaise écrit par un américain, ceci expliquant cela), La Guerre des fleurs condense quantité de livres en un seul, pas toujours avec succès, certes, mais avec suffisamment de bonheur pour emporter l'adhésion. Reconnaissons toutefois que si le roman est un one shot, il pèse tout de même ses 700 pages et il aurait mérité un bon coup de ciseau (un ban pour l'éditeur qui l'a publié en un seul volume, là où beaucoup l'auraient publié en deux). C'est dommage, car cette avalanche de scènes inutiles allonge l'intrigue au point d'ennuyer le lecteur au lieu d'apporter des éléments nouveaux. Défaut notable, donc, mais pas non plus rédhibitoire. Passons.

Ouverture en douceur avec une description exhaustive, touchante et navrante de la vie de Théo Vilmos, trentenaire déjà fatigué, chanteur dans un groupe de rock de jeunes (trop jeunes pour lui, d'ailleurs), sans grande ambition, sans épaisseur, bref un looser sympathique comme on les aime auquel il est évidemment impossible de ne pas s'attacher. Pas de chance, sa mère meurt d'un cancer (d'où de très chouettes scènes d'agonie qui calment quand même tout net), sa copine fait une fausse couche et en profite pour le quitter, autant de catastrophes qui s'abattent sur un pauvre Théo qui supporte comme il peut. Un Théo qui décide d'ailleurs de s'exiler à la campagne après avoir vendu la maison de sa mère, histoire de faire un point, de voir venir, quoi.

On bascule ensuite dans le grand n'importe quoi avec l'irruption d'une fée désagréable et grossière qui sauve Théo in extremis d'un machin putride et agressif manifestement composé de morceaux de cadavres. Et voilà l'anti-héros projeté dans le monde des feys (on dit feys, ne me demandez pas pourquoi) au beau milieu d'un affrontement immémorial entre les grandes familles (les oligarches, en quelque sorte) de feys aux noms de fleurs (cf. le titre, donc) qui aiment à se foutre sur la gueule et, au passage, massacrer de l'humain de ci de là. On s'en doute, Théo Vilmos va-découvrir-sa-destinée au cours des (nombreuses) péripéties qui l'attendent. Et si l'ensemble est parfois looooooooong, ça n'en reste pas moins jouissif par endroits, ce qui justifie amplement la lecture du pavé.

Au final, lire La Guerre des fleurs n'est ni un sacerdoce, ni un exploit. Tad Williams est tout simplement un écrivain professionnel incapable de faire court, mais il sait captiver ses lecteurs et les intéresser immédiatement en les embarquant dans un délire somme toute maîtrisé, sensible, souvent touchant et pas si bête. Pourquoi bouder son plaisir ?

Artefact 1.0

À peine un an après la parution de son dernier « vrai » roman (Grande Jonction, cf. critique in Bifrost n°44 et l'interview dans notre n°45), Maurice Dantec revient embêter journalistes et lecteur avec Artefact, épais recueil qui rassemble trois nouvelles manifestement liées entre elles par une volonté qui nous échappe. Délaissant quelque peu ses expérimentations littéraro-philosophiques, l'auteur maudit fait un joli retour aux sources en utilisant toutes les ficelles du thriller pour arriver à ses fins, la S-F en plus. Car oui, on le sait, Maurice aime la S-F. Pour preuve, Grande Jonction est, de son propre aveu, post-apocalyptique. Et la première nouvelle d'Artefact, joliment titrée « Vers le nord du ciel », s'en approche par bien des aspects tout en empruntant pas mal d'idées à la science-fiction la plus classique (voire la plus banale).

Le lecteur entre à l'intérieur de la tête d'un agent cosmique, sorte d'extraterrestre envoyé par ses pairs observer la race humaine depuis la nuit des temps (amusant, d'ailleurs, de savoir que l'extraterrestre incarné en humain — une sorte d'humain augmenté — envoie ses rapports en utilisant un réseau sub-photonique avec relais sur Titan ; de la S-F, on vous dit). Et voilà notre ET plutôt sympathique présent dans le World Trade Center un certain 11 septembre au matin. Pas de chance, même si tout est écrit. Une fois les deux avions intégrés aux deux tours, l'extraterrestre en profite pour sauver une petite fille (tout le recueil est pourri de symboles liés à l'innocence), permettant à Maurice de faire ce qu'il fait très bien : écrire vite, écrire palpitant, écrire passionnant. Le sauvetage est un voyage à lui seul, le suspense est efficace et, malgré les partis pris stylistiques répétitifs extrêmement énervants, Maurice maîtrise son sujet. Mais l'Etat veille, et avec lui ses hommes en noir et ses agences paragouvernementales bien décidées à repérer l'extraterrestre et à savoir ce qu'il veut… Nouvelle fuite, donc, dans le Grand Nord Canadien pour un final hélas prévisible (car vu et revu cent fois en S-F), mais pas si désagréable. Bref, un voyage qui vaut largement le détour.

Second texte du recueil, « Artefact » se veut centre et signification de la notion d'écriture. Tissu de philosophie hermétique (sauf pour les jeunes étudiants en philo pas encore revenus de tout et les fans de base) sur l'acte d'écrire, le texte ne manque certes pas d'intérêt, mais sa nature même l'éloigne des deux autres (d'où la légitime question : qu'est-ce qu'il fout là ?). Ceci étant, l'alibi narratif est un petit plaisir pervers à lui seul : amnésique, un homme se réveille dans ce qui semble être un hôtel en Italie. Une machine à écrire lui tombe rapidement entre les mains. Une machine à écrire qui… écrit toute seule ce que vit l'homme… Qui voit s'écrire son quotidien à mesure qu'il le vit… Et qu'il se décide à décrire tout en lisant au matin ce qu'a écrit la machine à écrire. Qu'il écrivait, quoi. Drôle, non ? D'autant que pris au piège de ce cercle assez troublant, l'esprit part en vrille (Dantec est super fort pour partir en vrille) très vite et navigue sur des eaux encore plus troubles.

Troisième et dernier récit, « Le Prince de ce monde » est symptomatique du Dantec polémique. Plutôt provoc, populiste et profondément américain (avec cette obsession de la justice personnelle), Maurice se met en scène lui-même en diable (enfin, son frère, plutôt) vengeur, massacrant par le menu (avec moult détails de tortures sophistiquées) journalistes, racistes et pourritures en tout genre, tout en proposant la vision en léger différé de ses exploits sur un site Internet. Horreur sans nom que la moitié de la planète se fait un plaisir (tout en s'en offusquant, hein, on est entre gens biens) de regarder, avant de succomber aux virus mortels disséminés par ce monstre super énervé. Toutefois, le fond du problème est ailleurs. En posant la question de la valeur intrinsèque de la justice (humaine ou divine), Dantec nous met mal à l'aise et face à nos propres contradictions. Un exercice plutôt sain, somme toute. Et si cette nouvelle se caractérise par une extrême violence, elle se termine en texte moraliste… Innocence, enfant, lumière, pêché, tout ça. Bref, comment se racheter aux yeux du monde et aux yeux de Dieu quand on a subit l'horreur et qu'on la distribue à son tour ?

Au final, Artefact ne constitue pas vraiment une rupture avec l'œuvre de Maurice Dantec, plutôt un retour aux sources, doublé d'une expérimentation formelle qui peut agacer. Mais au-delà du nom même de Dantec, propre à faire hurler tout le monde dès qu'on le prononce, force est de constater que ce dernier livre n'a rien de formidable. Pas mauvais non plus, juste moyen. Attendons la suite.

La Lune vous salue bien

Vingt années après les événements relatés dans La Lune n'est pas pour nous, depuis que les extraterrestres Ishkiss et la colonie libertaire ont plié bagage à bord de la Lune, le monde a bien changé et se remet lentement du chaos des Années Sombres : certains Terriens sont frappés d'une mystérieuse maladie psychique, le lunatisme, et les Etats-Unis d'Amérique, qui ont imposé leur suprématie technologique, vivent dans la peur de l'invasion depuis que des Ishkiss et des Sélénites dissidents ont établi une colonie sur Mars. Quant au général Rommel, après la déroute du Reich, il a établi, avec les restes de son armée, un royaume en Afrique, aux sources du Nil. Royaume dont n'est jamais revenu aucun des espions envoyés sur place. L'agent secret français Boris Vian finit par réussir là où tous ont échoué. Il découvre que Rommel est infecté par un curieux parasite, et qu'il est devenu étrangement pacifiste depuis sa rencontre avec un américain, un certain « Commandant Bob ». Sous la fausse identité de Vernon Sullivan, Vian est donc dépêché outre-Atlantique pour voir ce qui se trame là-bas.

Et il s'en trame, des choses ! Le Président Eisenhower est assassiné à Dallas, Goebbels travaille pour une agence de publicité, un Walt Disney plus réactionnaire que nature construit une ville idéale en Floride, une organisation d'écrivains de science-fiction complote en secret, et les Ishkiss tentent de revenir sur Terre. Entre complots, tentatives d'assassinat et rencontres avec John Kennedy ou Lolita, Vian va découvrir la face cachée de sa mythique Amérique.

Curieusement, la structure de la trilogie sélénite de Johan Heliot m'a fait songer aux Anno Dracula de Kim Newman : d'abord un roman à l'ambiance exubérante se déroulant à la fin du XIXe siècle, puis un opus plus sombre situé pendant une période peu glorieuse du XXe siècle (guerre des tranchées chez Newman, hitlérisme chez Heliot), pour terminer par un épisode plus léger à base d'espionnage dans les années 1950. Tous ces romans rameutant, dans la tradition d'un certain genre d'uchronies, les figures historiques, populaires ou romanesques des époques abordées.

Après le vénérable Jules Verne dans La Lune seule le sait, puis Léo Malet dans La Lune n'est pas pour nous, c'est donc Boris Vian qui s'y colle. On sent l'auteur beaucoup plus à l'aise avec l'Amérique des années 50 et sa pléthore d'icônes culturelles qu'avec l'Allemagne nazie du tome 2. Question de génération, sans doute, et aussi de goût littéraire : Johan Heliot est un écrivain de science-fiction et, justement, la S-F est indissociable du pays et de l'époque. C'est donc tout naturellement qu'il nous fait rencontrer, dans ce roman où les clins d'œil abondent, un Bob Heinlein militariste et les auteurs de l'écurie Campbell, tandis que la paranoïa anticommuniste devient, comme dans les bons vieux films de S-F d'alors, une paranoïa anti-martiens.

Mais à trop vouloir s'amuser et se faire plaisir, l'auteur accumule les allusions inutiles (Ma sorcière bien aimée, Les Tonton flingueurs, Fernand Reynaud, entre autres) amenées de façon peu subtile, qui ont surtout tendance à nous faire sortir du récit. Too much, finit-on par dire, surtout quand on voit le héros rencontrer « par hasard » son énième personnage peu connu dans ce monde uchronique mais emblématique dans notre branche à nous du Multivers.

Il y a par ailleurs, dans La Lune vous salue bien, un problème de registre de langue. Ce Boris Vian de fiction (entre parenthèses, pourquoi diable en avoir fait un gros macho aussi désagréable ?) parle l'argot. Pourquoi pas, sauf qu'il manie dans le même temps une langue soutenue. Ainsi peut-il jacter le français de la rue pour sortir au paragraphe suivant un subjonctif bien troussé (sans parler du « je foutis le camp » qui m'écorcha les oreilles au détour de la page 173). Le style a parfois même un petit côté XIXe désuet totalement inapproprié ici. On sait l'auteur féru de littérature populaire de cette période : cela faisait merveille dans La Lune seule le sait, pas dans une histoire se déroulant en 1954.

Avec ce roman, Johan Heliot montre une fois de plus qu'il est un bâtisseur d'univers doté d'un imaginaire très riche, d'une solide culture, tant historique que littéraire, et d'un sens de l'humour qui peut faire mouche. Mettre ce talent au service d'une vision humaniste où les utopies libertaires ont le beau rôle ne peut pas faire de mal (l'auteur envoie quelques piques aux USA de G.W. Bush). Seulement voilà, pour les raisons évoquées plus haut, ce troisième opus a du mal à fonctionner. Manquant d'ambition, il n'est au final qu'un récit riche en péripéties dont le rythme ne faiblit pas. On était en droit d'attendre de la part d'un auteur qui a fait ses preuves une conclusion plus enlevée à une trilogie qui avait débuté par un prix Rosny mérité.

Porteurs d'âmes

Léonie, une Libérienne séquestrée depuis l'âge de huit ans par sa tante qui la prostitue, parvient à s'enfuir. Sans papiers, malgré les efforts de l'association qui l'a recueillie et l'enfer qu'elle a vécu, elle n'est pas autorisée à rester en France et choisit la clandestinité. Afin de se payer de faux papiers, elle accepte de jouer les cobayes pour des tests de médicaments bien peu protocolaires. Naïve, elle commet toutes les erreurs qu'entraîne son ignorance de la vie et des gens.

Dans le même temps, un policier de la criminelle, désabusé pour avoir trop connu les noirceurs de l'âme humaine, découvre un charnier sur un discret îlot de la Marne alors que, pour trouver les motifs d'une mise à pied, on venait de lui adjoindre une partenaire chargée de le fliquer. Edmé, qu'on surnomme le Miso pour son désintérêt des femmes, comprend qu'il est tombé sur une grosse affaire comprenant plusieurs tortionnaires s'amusant avec leurs victimes.

Quel lien y a-t-il entre ces deux intrigues et celle de Cyrian, fils à papa ? Cet étudiant apparemment sans histoires, en réalité prêt à subir moult humiliations et commettre des abjections jusqu'à perdre l'amour de sa fiancée, accomplit les épreuves initiatiques lui ouvrant les portes de la secte des Titans. Grâce à elle, il a accès au translateur d'âme qui permet de vivre quatre jours dans le corps d'une autre personne, de regarder et sentir le monde avec d'autres yeux. Cyrian, immédiatement accro, tient à renouveler l'expérience.

Ce n'est pas la première fois que Bordage imagine pareille situation : qu'on se souvienne des spectateurs se branchant sur les gladiateurs dans Wang, mais, hormis la description fascinée de la découverte extrême, ultime, de l'autre, il ne pousse pas l'analyse bien loin. Certains passages contant les différences de perception sont bien vus, d'autres paraissent trop convenus ou naïfs pour susciter l'adhésion.

Son attention se porte davantage sur ses personnages en mal d'amour, meurtris par la vie ou n'ayant pas pris la mesure du monde. C'est davantage pour mettre l'accent sur la condition des sans-papiers ou sur l'égoïsme généralisé des nantis que Bordage déroule une intrigue policière exploitant ces thématiques. Le sordide des situations impressionne peu, pourtant, peut-être parce que les personnages stéréotypés et les intrigues convenues ne permettent pas de dépasser les clichés. Bordage a voulu placer l'amour au plus fort de la noirceur : c'est lui qui sauve chacun des protagonistes. Mais il les change trop rapidement pour être crédible et l'ensemble, un peu trop chargé de bons sentiments, n'évite le mélo poisseux que de justesse. Les Bulls qui défendent le squat contre la police : de sacrés braves gars ; Edmé : un flic éteint métamorphosé par un simple baiser ; en revanche, tante Destinée et son amant Lucius se comportent avec toute la noirceur que réclame leur statut d'esclavagistes, Thénardier faisant tenir à Léonie le rôle de Cosette ; les incessantes galères de celle-ci ne sont que le prétexte un peu trop évident à dresser la liste des déboires des sans-papiers.

Il n'en reste pas moins qu'en conteur accompli, Bordage capte suffisamment l'attention du lecteur pour l'empêcher de se poser ces questions en cours de route. Les clichés et les bons sentiments sont présentés avec un art consommé de la narration. Les passages trop sucrés alternent avec des scènes d'action, et tant pis pour ceux qui auraient souhaité des plats plus relevés ! Bordage vise clairement à satisfaire le grand public ; il serait indécent de reprocher à un si performant ambassadeur d'arrondir les angles, compte tenu du nombre de lecteurs qu'il acclimate aux littératures de l'imaginaire.

Lunatique spécial Michel Demuth

Décédé en septembre 2006, Michel Demuth fut une grande figure de la science-fiction française, par son œuvre comme ses activités éditoriales. L'hommage qui lui est ici rendu par Richard Comballot et Jean-Pierre Fontana, ami de longue date, comprend deux interviews réalisées par les susnommés (dont celle parue dans Bifrost n°25) et une bibliographie d'Alain Sprauel (tout autant parue dans Bifrost n°25). La couverture est bien sûr signée Philippe Druillet (peu inspiré), avec qui il réalisa Yragaël. Le reste de ce copieux hors-série laisse la parole à l'auteur qui avait séduit plusieurs générations avec Les Galaxiales, un cycle de nouvelles contant une ambitieuse histoire de futur (publié en deux volumes chez J'ai Lu, le troisième et ultime volet de la saga n'ayant jamais été achevé par l'auteur). Les nouvelles du début et de la fin de sa carrière alternent avec les articles critiques consacrés à Cordwainer Smith et Robert Sheckley, et, dans un registre plus léger, aux illustrations érotiques de Raymond Bertrand et à l'aventure de la revue coquine Paris Hollywood.

Parmi les textes des années 58-59, on remarque les influences (revendiquées) de Sheckley et Vance dans « Marginal II » (deux astronautes commercent avec des extraterrestres) et « Niralia » (l'amoureux d'une extraterrestre aperçue lors de ses explorations d'univers parallèles tente de trouver celui où ils seraient heureux ensemble). Deux nouvelles se rattachant au même cycle, « Translateur » et « Mnémonique », mettent en scène des humains se déplaçant instantanément à travers l'espace grâce aux propriétés des Bleutés, des cristaux permettant la téléportation. À la dimension aventureuse du premier récit fait suite un texte plus poétique où perce déjà le styliste de la maturité. Vance est encore décelable dans « Les Climats », où, sur une planète de villégiature qui reproduit les climats et paysages à la demande du client rôde un ennemi extraterrestre pris en chasse par les vacanciers.

La sélection suivante permet de découvrir un Demuth plus intimiste, qui rend, avec « Le Monde terne de Sébastien Suche » un très bel hommage à sa littérature de prédilection, la science-fiction, et se révèle très autobiographique dans « The Fullerton Incident » : l'auteur apparaît sous la forme d'un fantôme revenu dialoguer avec son épouse. On le voit également s'essayer à la littérature policière avec sa seule mais brillante incursion dans le domaine : « Jérôme et la nymphette », qui fait d'un pédophile un héros. Raconté du point de vue du pervers sexuel, ce texte de 1964 fait preuve d'une belle modernité.

En revanche, « Intervention sur Halme », daté de 1967, reste dans l'esprit et le registre de l'époque, avec une complexe histoire d'espionnage politique sur des mondes éloignés du pouvoir central. « Yragaël ou la fin des temps vers 3200 » est une Galaxiale fort éloignée de la version BD et, enfin, « Dans Le Ressac électromagnétique », paru en 2002, est un magnifique récit où le style de Demuth, débarrassé de toute fioriture et concentré sur l'essentiel, nous fait regretter qu'il ait si rarement repris la plume, et ne soit pas donné la peine d'achever son grand œuvre.

Les Hommés dénaturés

Vers 2030, suite aux méfaits de la pollution, la fertilité a chuté à un point tel que les familles en manque d'enfants adoptent des animaux. C'est dans ce contexte que Shana Walders, jeune appelée qui souhaite faire carrière dans l'armée, aperçoit dans un hangar, en organisant l'évacuation d'une zone dangereuse suite au déraillement d'un train transportant des produits toxiques, des singes dotés d'un visage humain. Son témoignage, loin de lui valoir les honneurs de la presse, ruine ses chances d'entrer dans l'armée, déjà vacillantes à cause de ses insubordinations causées par son caractère de cochon. Vivant cette radiation comme une injustice, Shana mène sa propre enquête, auprès d'un danseur de ballet classique dont les singes génétiquement modifiés sont le portrait craché. Elle trouve une aide précieuse auprès d'un médecin âgé qui n'en a plus pour longtemps à vivre et qui dispose des relations nécessaires pour vérifier l'exactitude de son témoignage.

On se doute, bien entendu, à quoi serviront des singes à visage humain. Nancy Kress pointe du doigt les aberrations auxquelles la société risque d'aboutir, sous la pression des événements et devant l'absence de morale des entreprises mercantiles. L'auteur préfère que les recherches posant des problèmes éthiques soient autorisées avec un cadre législatif précis garantissant la transparence et empêchant les dérives plutôt qu'interdites, ce qui conduit les entreprises peu scrupuleuses à ouvrir des laboratoires clandestins ou dans des pays peu regardants. Reste que les problèmes écologiques et les dangers des manipulations génétiques sont davantage survolés que traités dans ce roman, l'auteur ayant plutôt mis l'accent sur le côté aventureux de l'histoire.

Au final, cette enquête policière qui ne manque pas de rebondissements et reste agréable à lire ne dépasse pas le niveau d'un bon Fleuve Noir de l'époque, ce qui est déjà fort honorable. Toutefois, s'agissant de Nancy Kress, on regrettera qu'elle n'ait pas davantage fouillé son sujet.

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