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Les Ailes de la nuit

Le crépuscule. Les abords de la cité jadis décadente et maintenant déclinante de Roum. Une jeune volante y déploie ses ailes ; fines, légères, transluminées par les rayons déclinants du soleil. Ce sont des ailes de nuit. Elles sont encore fragiles à la tombée du jour, sensibles aux vents solaires qui balayent un monde moribond, un monde perclus dans une expectative incertaine : celle d'envahisseurs surpuissants qui ont par le passé promis de venir conquérir la vieille Terre. Son compagnon de route, un vieux guetteur — un de ceux qui surveille les étoiles, à l'affût de cette invasion redoutée —, la regarde pudiquement s'envoler et apprend ; apprend comment des ailes de nuit, des ailes à l'apparence si vulnérable, peuvent soutenir une jeune femme et la délier de ses attaches terrestres.

C'est sur cette scène claire/obscure — les lumières de la ville/l'obscurité du soir, l'envol sublimé de la jeune femme/la langueur résignée du vieil homme — que s'ouvre Les Ailes de la nuit, l'un des romans emblématiques de la phase sombre de Robert Silverberg, aux côtés de L'Homme dans le labyrinthe et de L'Oreille interne. Faux roman d'ailleurs, car il s'agit, à l'instar des Monades urbaines, d'un recueil de trois novellas mises bout à bout et relatant le voyage d'un vieil homme, Wuellig, sur une Terre dévastée, réduite à l'asservissement par un péché d'orgueil ancestral. Son parcours, à la fois géographique et psychologique, retrace les trois stades de la rédemption de la Terre : le châtiment, l'expiation et la rédemption elle-même.

Première étape : Roum. Cité grandiose, encore grandiloquente, Wuellig sera aux premières loges de sa chute, de l'invasion destructrice par une race extraterrestre revancharde à l'efficacité divine. Il règne dans la ville une sourde mélancolie, celle d'un temps que les gens savent compté, celle d'un simulacre de vie organisé autour d'un système de classes rassurant à défaut d'être efficace.

Nouvelle la plus originale du triptyque, cette peinture d'une société future dans une agonie sans cesse retardée, rythmée par les pas lents du guetteur, d'abord dubitatif quant à l'intérêt de sa tâche puis rendu à lui-même et à son désarroi suite à l'invasion qui l'en destitue, est saisissante et tragique.

Ce texte, qui obtint le prix Hugo en 1969, est à rapprocher des textes désabusés, meurtris et inquiets de l'auteur : « Le Chemin de la nuit », « Passagers », « Traverser la ville » et « La Route morte ».

Deuxième point de chute : Perris. Episode le plus anecdotique du lot, qui vaut surtout par son rôle expiatoire (la mise à mort du Prince de Roum). Elle voit Wuellig se joindre à la confrérie des Souvenants — l'occasion pour lui de découvrir le passé de son espèce, de remonter à l'hubris originel de ses ancêtres afin de comprendre pourquoi les envahisseurs sont venus prendre possession de la Terre. L'expiation passe par la reconnaissance de ses actes.

Robert Silverberg dépeint une histoire de la Terre, de son apogée scientifique à sa chute sordide et grotesque. Cette nouvelle est marquée par la patte cynique de Silverberg quant à la société humaine et son déclin programmé : « Le Vent et la pluie », « Notes sur l'ère prédynastique » et « Manuscrit trouvé dans une machine temporelle abandonnée ».

Arrivée du voyage pour Wuellig sur les terres de Jorslem, la Sainte, où, sous le voile des pèlerins, il va demander une cure de jouvence pour son corps et pour son âme. Cette nouvelle étape est la conclusion logique du cycle qui voit poindre un brin d'espoir pour la race humaine.

Cet espoir passe, comme souvent chez Silverberg, par une harmonisation avec soi-même, les autres et l'univers. Elle relève ici de l'unification d'une harmonie du moi (la foi) avec une harmonie stellaire (la science). L'harmonie avec les autres est aussi présente, symbolisée par le regroupement des classes en une seule ; elle est également présente tout au long des nouvelles : dans chacune, Wuellig partage son chemin avec un autre redouté ou méprisé (le monstrueux Gormon, l'odieux prince de Roum, la perfide Olmayne) pour, au final, être amené à le comprendre et l'accepter.

Ce lien triple vers l'harmonie conduit ce texte vers d'autres classiques de Silverberg : « Les Chants de l'été », « Schwartz et les galaxies », « La Fête de Saint Dionysos » et « Nef ma sœur, étoile ma sœur ».

Le héros de la nouvelle « Traverser la ville » concluait par un « Laissons venir le chaos. Que tout s'écroule afin que nous puissions prendre un nouveau départ. » Cet acte d'acceptation fait écho au cheminement de Wuellig dans Les Ailes de la nuit. Pessimiste de nature, Robert Silverberg réfléchit sur les voies de rédemption possible pour une humanité déchue de sa grandeur. Personnifiant la Terre, le vieux guetteur aura à apprendre, à contempler sa chute et à comprendre son passé pour espérer s'en arracher, laissant le lecteur sur cette morale résignée que, même en des temps sombres, il est possible de s'envoler.

Les Déportés du cambrien

Découvert en France en 1978, dix ans après sa sortie aux Etats-Unis, ce court roman a immédiatement fasciné. Le lecteur connaît le thème, particulièrement original, et ce dès la quatrième de couverture : la prison temporelle. Depuis toujours passionné du Temps, Silverberg invente Hawksbill Station (titre anglais du livre), le « dépotoir où aboutissent tous les éléments agitateurs, révolutionnaires, subversifs et autres. ». Créée en 2004 par un gouvernement fort, la Syndicature, sur la base des calculs du mathématicien Hawksbill, la station est établie au Cambrien, période géologique située entre 550 et 500 millions d’années avant Jésus-Christ. La vie n’y est encore qu’exclusivement maritime, dominée par les trilobites, vers et arthropodes. Les déportés, tous masculins (les femmes sont, elles, au Silurien, 100 millions d’années plus tard), survivent tant bien que mal, à l’aide des matériaux envoyés par le Marteau, la machine également à l’origine de leur présence sur cette Terre embryonnaire. Ils sont plus ou moins dirigés par leur doyen, Jim Barrett, arrivé en 2008. L’intrigue se déroule en 2029, et débute par un évènement important : l’arrivée d’un nouveau détenu, Lew Hahn. Comme dans un autre célèbre roman de S-F, Voici l’Homme, de Michael Moorcock, quasi contemporain (1969), l’action est perçue en deux « temps » : 2008 et les aventures révolutionnaires du groupe d’amis entourant Jim Barrett (dont Hawksbill et Jack Bernstein, futur tortionnaire gouvernemental), et 2029 et la vie des prisonniers temporels, confrontant leurs théories politiques à leur terrible isolement. Car le Voyage est à sens unique : il n’y a pas de retour… Le nouveau, Hahn, n’a pas vraiment l’air d’un condamné, il questionne, interroge, prend des notes : se pourrait-il que…? Le roman est supérieurement conduit, alternant des moments de tension (les activités révolutionnaires) et d’autres plus psychologiques (la vie quotidienne au Cambrien). Mais c’est avant tout pour son formidable pouvoir d’évocation qu’il s’inscrira dans l’Imaginaire, par la description de ce monde hostile et terrifiant dans sa désolation extrême. Par sa grande sensibilité aussi, sans laquelle Silverberg ne serait pas lui-même. Le choc de la scène finale ne sera pas près d’être oublié. Contrairement à une opinion répandue, Les Déportés du Cambrien n’est pas une œuvre mineure. Au contraire, elle est un exemple typique du génie de son auteur, et que l’on retrouvera dans ses plus grands textes (L’Homme dans le labyrinthe, Les Ailes de la nuit, le cycle de Majipoor, « Le Long chemin du retour »…), alliage unique d’un décor conjectural et de la plus profonde humanité.

Un jeu cruel

« Les gens ont besoin les uns des autres. Pour s'entredévorer, aussi bien. »

Robert Silverberg résume ainsi, en postface, sa nouvelle « Les Mouches » de l'anthologie bavarde d'Harlan Ellison Dangereuses visions. Ce court texte tourne autour de Cassiday, un astronaute capturé par des extraterrestres qui décident d'opérer sur lui des améliorations afin de le rendre « plus réceptif aux sentiments de [ses] semblables ». De retour sur terre, il va expérimenter ces nouvelles capacités auprès de ses proches et ainsi goûter leurs souffrances.

Silverberg reprend ce point de départ dans Un Jeu cruel, en dédoublant le personnage de Cassiday : Minner Burris, l'astronaute reconstitué, devenu un monstre aux yeux de ses semblables, et Duncan Chalk, un magnat de l'industrie du spectacle qui se nourrit des émotions d'autrui. Chalk hérite du pouvoir de Cassiday — le vampirisme. Burris de sa malédiction — l'isolement. Entre eux, Silverberg introduit un autre être isolé : Lona Kelvin, une jeune ingénue, la vierge aux cent bébés nés in vitro.

L'intrigue est simple : Chalk espère que la confrontation entre deux êtres de souffrance — Lona et Minner — va donner lieu à un divertissement de télé-réalité rentable, tout en le nourrissant de nouvelles sensations exquises. Il organise donc leur rencontre et leur lune de miel stellaire, le tout sous les feux des caméras.

À l'instar des « Mouches », Un Jeu cruel se dévoile peu à peu comme un roman sur le besoin des êtres à s'entredévorer. Ce postulat ne s'appuie pas uniquement sur le don surnaturel de Chalk mais aussi sur le vampirisme psychique inné de l'humain ; sur sa capacité à rechercher et provoquer la souffrance. Ainsi, la relation Burris/Kelvin s'inscrit comme un jeu de cactus où chacun y va de son épine pour faire souffrir l'autre (le titre américain du roman est Thorns, épines). La souffrance de l'autre devient un moyen d'évacuer sa frustration, sa propre souffrance.

Silverberg se sert de Chalk, de l'utilisation de cette relation conflictuelle en divertissement populaire, pour étendre ce vampirisme à une plus vaste audience. Le public se nourrit du sang qui jaillit de ces piqûres d'épines. Il n'est pas venu voir/goûter une histoire d'amour entre deux êtres télégéniques, mais il est venu les voir/goûter leurs souffrances. Un Jeu cruel s'inscrit donc comme un roman cruel mais aussi dangereux au sens où Ellison l'entendait. Silverberg utilise la science-fiction, et son cortège d'extravagances — ce sera un des derniers romans de l'auteur encore empreint de l'héritage de l'Age d'Or — pour pousser à son paroxysme ce culte de la souffrance, du cannibalisme intra-espèce. Elle lui permet d'imaginer des souffrances toujours nouvelles. Toujours plus intenses.

Silverberg met en perspective et sur une croix la société humaine et son goût du spectacle permanent (en historien appliqué, il n'a pas oublié les jeux du cirque romains), ainsi que l'instinct de chaque être à causer du tort, avec ou malgré lui.

Ce type de conflit relationnel deviendra une base de départ récurrente des œuvres à venir de Silverberg — ses héros s'interrogeant en permanence sur leurs relations aux autres et sur leurs manières de les affecter. Silverberg se met également en danger et inscrit de fait sa science-fiction comme une littérature définitivement dangereuse (cf. la postface susmentionnée : « Aucune excuse n'est offerte. Aucun alibi. Rien qu'une histoire, une vue de l'esprit, une fantaisie sur les temps à venir et les autres mondes. Rien de plus. »). Silverberg met en scène ses personnages : ce n'est pas Chalk, c'est Silverberg qui trame la rencontre Burris/Kelvin. C'est lui qui perçoit leurs souffrances, et qui est le vecteur/vampire de leur retranscription vers les lecteurs — lecteurs qui n'ont sont pas moins voyeurs de ces souffrances. Chalk est autant le jouet de Silverberg que Minner et Lona sont les siens.

Cependant, au-delà de cette froideur désincarnée — et incarnée par un Burris de marbre — se trouve une échappatoire pour les personnages, les humains et Silverberg C'est ce que paraît introduire le personnage de Lona — une innocence, une naïveté. Son geste maladroit d'offrir un cactus à Minner démontre une volonté de comprendre l'autre. À l'instar du vampirisme, l'empathie est une capacité innée de l'humain. La compréhension, l'effort et l'union de Minner et Lona finiront par inverser la courbe de la destruction et se jouer du flux vampirique.

Cette compréhension mutuelle a nécessité une compréhension de soi, une acceptation de ce que l'on est afin d'accepter ce que l'autre est.

Le leitmotiv du roman, « la douleur est instructive », prend ainsi son sens : les épines deviennent la preuve de l'existence, l'affirmation de soi ; je souffre donc je suis.

Roman charnière dans la carrière de Silverberg, premier roman de sa phase sombre, écrit en dix jours, Un Jeu cruel est la première dangereuse vision long size de son auteur. Elle surpasse une genèse d'oeuvres S-F mineures (mais pas inintéressantes pour autant) et pousse l'œuvre de Silverberg vers une maturité, une prise de risques et une prise de conscience de sa fonction. Elle pose également les bases du fil directeur de ses œuvres à venir : l'acceptation du monde, des autres, de soi et du changement. En cela, Un Jeu cruel est le premier roman via lequel Robert Silverberg trouve un sens à sa science-fiction et en devient l'un des auteurs majeurs du XXe siècle.

Les Déserteurs temporels

Les Déserteurs temporels n'est pas à proprement dit un récit sur le voyage temporel. À première vue fondé sur une thématique classique, le roman de Silverberg emploie le voyage temporel non pas comme le nœud thématique, mais plutôt comme un embrayeur narratif. Le roman s'articule autour de cette composante en créant une société future qui prend forme au travers de la focalisation de trois personnages. Dans un cadre urbain surpeuplé et socialement très hiérarchisé, Joe Quellen, fonctionnaire de police, est chargé de découvrir l'homme qui envoie dans le passé certains prolétaires. Il apprend par sa sœur que son propre beau-frère, lassé de sa situation sociale dégradante, va lui-même tenter le saut. Chacun des trois personnages décrit son époque d'une manière nuancée suivant sa situation sociale et familiale. Tous ont en commun, malgré leurs différences, la paranoïa, le mécontentement et la désillusion. La succession des focalisations au fil des chapitres construit polyphoniquement ce futur qui favorise une minorité pour le bien de tous. Ainsi, les différents cadrages montrent que les personnages les plus haut placés ne sont pas pour autant plus heureux, même le « despote bénévole » Kloofman. Seul Lanoy, personnage excentrique et inventeur de la machine à sauter dans le temps, semble en accord avec ce monde en voie de déliquescence. Sa présence est une figure de l'ironie, puisqu'il envoie dans des époques reculées les inadaptés du temps présent.

Le classicisme apparent de ce récit est un faux-semblant développé par un auteur qui, malgré le nombre déjà important de textes produits, est à la recherche d'une écriture. Plusieurs œuvres à venir s'y révèlent en filigrane. La thématique sera reprise et développée plus avant dans Les Déportés du Cambrien, d'une manière certainement plus soutenue. De plus, l'architecture de la ville avec ses tours, le problème de surpopulation et le système social hiérarchisé tracent les grands traits des Monades urbaines. Enfin, certains détails révèlent L'Oreille interne, notamment lorsque Kloofman se branche directement aux données des ordinateurs par voies nerveuses, « il était chacun de ceux qui existait ». Le despote s'insinue en quelque sorte dans la tête des gens, certes très schématiquement, puisqu'il s'agit des fiches signalétiques de ceux-ci. Par conséquent, le citoyen n'a pas d'âme ni de psyché, c'est une simple fiche avec un numéro, une pièce agencée dans le grand tout. Ce roman de Silverberg met déjà en évidence les problèmes sociaux qui seront approchés plus en profondeur par les suivants : l'absorption de l'individu dans la masse, le désenchantement de l'homme moderne, voire les différentes tyrannies des extrêmes — secte — drogue — sexe. Les Déserteurs temporels est peut-être un texte mineur à sa seule lecture ; mais dans l'unité de l'œuvre de Silverberg, il se révèle important en annonçant un style personnel qui prend forme dans un cadre pourtant très codifié.

La dimension des miracles revisitée

Robert Sheckley a tiré sa révérence en 2005. Il doit bien se marrer, maintenant qu'il a rejoint Fredric Brown et John Sladek. Mais il n'est pas parti comme ça, le bougre ! Il nous a laissé rien moins qu'un dernier roman : La Dimension des miracles revisitée. Nous retrouvons donc ici Carmody, le héros de La Dimension des miracles (dont la dernière édition française, au Livre de Poche, indisponible, date de 1989), qui était parti chercher son prix au Centre galactique. Le premier tome de ce diptyque se concentrait sur Tom, et le long chemin qui devait le ramener à la Terre. Le fameux Centre galactique n'était qu'évoqué au tout début du roman. Dans La Dimension des miracles revisitée, Sheckley nous convie à une visite guidée de cet étrange royaume qu'est le Centre galactique. Il apparaît vite qu'il s'agit d'un royaume d'opérette dirigé par un souverain fantasque, qui n'en fait qu'à sa tête. Le mystérieux Baron Corvo, plus proche de Fouché que de son excentrique homonyme terrien, s'occupe d'y faire régner l'ordre et la sécurité. Carmody y jouit du statut d'un véritable dieu. On ne compte pas les reliques et autres objets qu'il aurait laissé ici ou là. Objets qui font surtout la fortune des marchands du temple. Bref, tout irait pour le mieux si on ne complotait pas pour renverser le roi. C'est dans ce contexte que débarque Carmody, convoqué par le roi. Sauf que le roi est en fuite, et que personne ne sait s'il est même encore en vie ! Autant le dire tout de suite, il est difficile de résumer un roman de Sheckley, et celui-ci ne fait pas exception à la règle : au contraire ! Roman polyphonique, l'auteur y croise les destins et les intrigues avec bonheur. On y retrouve avec grand plaisir cette ambiance de joyeux foutoir délirant, où la loufoquerie le dispute au délire le plus échevelé. On y verra entre autres un cendrier et une cigarette confronter leurs visions réciproques de l'univers. On en apprendra aussi beaucoup sur le commerce légal des armes illégales. Sans parler des interventions de l'auteur et autre bug de la réalité ! J'en passe et des meilleures, car Sheckley ne se limite pas au délire. Sans avoir l'air d'y toucher, il tire à boulets rouges sur la xénophobie et le racisme. La Shoah est même évoquée avec une pudeur poignante. Il s'interroge également sur la nature et la légitimité même du pouvoir. Sous l'humour, Sheckley glisse avec grand talent de la réflexion et même de l'émotion. On a presque l'impression par moment de lire du Sturgeon. Saluons donc Rivière blanche pour son heureuse initiative. Initiative Préfacée par Robert Silverberg, qui plus est ! Profitons-en aussi pour rappeler combien Sheckley nous manque. Il serait grand temps que les éditeurs français ressortent Oméga, Pèlerinage à la Terre ou La Dimension des miracles. Toutefois, quand on sait que cette Dimension des miracles revisitée n'a pas trouvé preneur ailleurs qu'en France, et même pas aux USA ou au Royaume-Uni, on est effondré. Il serait vraiment dommage, voire impardonnable, que la mort physique de Sheckley s'accompagne de sa mort éditoriale. Ce livre est enfin, aussi, l'excellente occasion de (re)découvrir Sheckley : ne la ratez pas !

Comment je suis devenu super-héros ?

Gérald Bronner est universitaire et sociologue, auteur de plusieurs essais. Mais pas que, puisqu'il écrit aussi du polar, dont Comment je suis devenu super-héros ?.

Au croisement du polar et des comics, il y met en scène Titan, un super héros new-yorkais. Titan n'est pas au mieux. Sa femme l'a plaqué, et il a perdu une place au top 30 des super-héros les plus populaires. En plus de ces tuiles, il va devoir combattre un terrible méchant, le Vampire de New-York. Ses cibles sont les super-héros, et notre cher Titan semble bel et bien être le prochain sur sa liste.

Le sujet est potentiellement intéressant, et plutôt original. Le problème, c'est que l'auteur se prend les pieds dans le tapis. On a l'impression qu'il cherche à jouer sur plusieurs tableaux à la fois, tantôt l'humour, tantôt l'intimisme, tantôt la noirceur. Titan est certes un personnage attachant, avec ses fêlures, ses doutes, ses forces et ses faiblesses. Mais au lieu d'en faire un personnage complexe, il empile ses facettes par couches successives au fil des pages. Le côté humain et complexe se trouve ainsi réduit à un catalogue d'émotions et d'attitudes que l'on feuillette au fil du roman comme le catalogue de la Redoute. Pour ce qui est de l'humour, on rit un peu au début du livre, mais c'est tout. Par contre, le côté intime de Titan est la partie la plus réussie du roman. Elle est centrée sur son enfance, l'échec conjugal et ses relations avec le super-héros Gigaman.

Une fois le héros présenté, l'auteur lance ses rebondissements comme autant de fusées éclairantes, au fur et à mesure que l'intrigue sombre corps et biens dans l'ennui. Le côté noir est complètement raté, car l'auteur parle énormément pour ne pas dire grand-chose. À l'instar des facettes de Titan, les péripéties du roman s'empilent les unes sur les autres, dans un crescendo de longueurs et de délayages. C'est bien simple : Bujold passe ici pour un modèle de concision ! Le polar est une littérature complexe et exigeante, et il ne suffit pas de lire Dennis Lehane ou Ken Bruen pour signer un bon roman. L'intrigue n'est absolument pas maîtrisée ni aboutie, et laisse la désagréable impression d'une improvisation permanente. Mais que vais-je pouvoir dire pour écrire un nouveau chapitre ? Cette question lancinante semble être le désagréable leitmotiv du roman… voire sa seule véritable intrigue. Et c'est bien dommage, car le bouquin n'est pourtant pas mauvais. On y trouve une grande acuité sociologique. L'auteur fait mouche quand il pointe la banalisation de la violence. Ou bien la starification à l'époque où les journaux publient 200 articles quotidiens sur Paris Hilton. Ses réflexions sur les super-héros comme stéréotypes culturels américains sont également pleines de pertinence. Cela mis à part, c'est tout simplement raté et ennuyeux. C'est donc avec amertume et lassitude que l'on referme ce livre. De bonnes idées ont été bêtement gâchées dans un roman, là où une nouvelle et un article auraient suffi. La mayonnaise n'a pas pris : lisez plutôt American gods de Neil Gaiman.

10 façons d'assassiner notre planète

Alain Grousset est un vieux briscard de la S-F jeunesse. C'est donc en amateur éclairé qu'il a fait le choix de ces dix nouvelles. Dix textes racontant dix façons différentes de foutre en l'air notre belle planète bleue. Dix textes pour signaler l'urgence écologique. Dix textes aussi en guise de pari : nos enfants hériteront de la planète, faisons d'eux des écologistes résolus.

En guise d'introduction à chaque texte, l'anthologiste nous donne les données du problème abordé, qu'il s'agisse de la surpopulation ou de la production des déchets. Cette présentation intelligente a le mérite de mettre les textes en perspective, et ça fait plutôt froid dans le dos !

Commençons par le plus court : celui qui fâche. Car sur dix textes, il n'y en qu'un seul à jeter, « Aquella » de Donald Wollheim. Un texte raté, dont la chute, que l'on avait vu depuis le début, clôt sans panache un récit qui a méchamment vieilli.

Concernant les neuf textes restant : rien à redire. Alain Grousset mêle allègrement les vieux de la vieille aux nouveaux auteurs français. C'est ainsi que Robert Bloch nous convie à une errance post-atomique, qui n'est pas sans rappeler ce que fera Ballard. Pierre Bordage nous emmène, lui, dans un lointain futur peu reluisant. Car il faut bien le dire, la tonalité globale est pessimiste et noire. La nouvelle de Lee Hoffman, l'une des meilleures du recueil, est d'une noirceur presque insoutenable. Disch est comme à son habitude splendidement mélancolique et désespéré. Il ne faut guère compter que sur Christophe Lambert pour nous apporter un peu d'humour. Il y réussit haut la main, avec l'histoire de ce retraité anglais dont la pelouse est inexplicablement volée. Plein de flegme et de non-sens so british, son texte n'en est pas moins alarmant que les autres.

Nous avons donc là une anthologie remarquable. Elle pioche avec bonheur dans toutes les époques de la S-F. Excellente mise en lumière de la crise écologique, ce livre est en plus une incontournable introduction à la S-F pour les plus jeunes. Elle ne dépareillera pas dans leur bibliothèque, à côté de l'intégrale de la collection « Autres mondes » des éditions Mango. Et puis, excellente piqûre de rappel pour les plus grands, elle trouvera sans problème sa place entre Le Monde enfin d'Andrevon (Fleuve Noir « RVA ») et Effondrement, de Jared Diamond (Gallimard). Elle est enfin et surtout un magnifique témoignage de ce qu'est aussi la S-F : une littérature intelligente, qui n'hésite pas à prendre nos problèmes à bras le corps. De l'exhumation d'un Bloch aux inédits de Bordage et Lambert, c'est un vrai bonheur de lecture. Espérons que ce cri d'alarme écologique soit entendu par les bonnes personnes, grandes et petites !

Louisiana Breakdown

Jack Mustaine, musicien itinérant, se fait serrer par la police routière à l'entrée de Graal. « On dirait bien que vot' coiffeur faisait la grève », dit l'agent. Le lecteur, habitué aux trous perdus de l'Amérique profonde représentés par la littérature et davantage encore par le cinéma, comprend que le guitariste va se faire emmancher. Fort heureusement, Joe Dill, potentat local, ordonne au flic de laisser tomber. Les Dill règnent en effet sur la bourgade, contrôlant une bonne fois pour toute l'économie autarcique avec leur agence de courtage ou leur société de construction. Et la famille fournit à l'aristocratie locale son lot de dentistes et d'avocats, façon réunion du Lion's Club, mais en salopettes. Mustaine atterrit au club Le Bon Chance que supervise avec ennui Sedele Monroe, la tenancière lesbienne. Là, Jack va faire la connaissance de Vida Dumars, et s'éprendre de cette authentique fille du Sud à la sexualité débordante mais jamais agressive. Pourtant, la violence est le lot de Vida depuis qu'elle a été désignée reine du Solstice quand elle avait dix ans. Le titre n'en fait pas l'élue d'un bal de promo mais le bouc émissaire, celle qui doit endosser les maux de la communauté. Pour détourner la malchance, Vida se fait régulièrement violer par Marsh, la présence sombre qui plane au-dessus de Graal. Tout cela, Jack l'apprend en découvrant le passé de Madeleine Lecleuse qui était la précédente reine. Or le temps du retour est venu pour Marsh, au nom suggestif puisqu'il signifie « Marécages ».

Bayous, moiteur, torpeur des âmes engluées aux lieux, Lucius Shepard invoque l'héritage littéraire de Tennessee Williams et plus encore de Carson Mc Cullers dans son indépassable Reflet dans un œil d'or, pour se l'approprier dans une reprise magistrale qui fait de ce roman à la fois un bijou de construction et un formidable moment de lecture, hybride curieusement viable de Steinbeck et du meilleur Stephen « Différentes Saisons » King. À quoi s'ajoute une dimension documentaire, littéralement par accident, à l'aune de l'ouragan Katrina survenu après sa publication. Dans une préface qui remplace celle de Poppy Z. Brite figurant dans l'édition originale, Shepard s'interroge sur l'identité de la Nouvelle-Orléans, et au-delà de la Louisiane. Comment parler d'un lieu qui n'existe plus, d'un endroit qui avant même le cataclysme n'était trop souvent perçu qu'à travers une poignée de clichés ? Le rapprochement éditorial avec Brite se double d'ailleurs d'une comparaison textuelle, si l'on a en mémoire le recueil de nouvelles Petite cuisine du Diable de l'auteure (Au Diable Vauvert). Fête, magie de la ruelle, Carnaval et câpres grillées, Poppy Z. Brite nous offrait des images certes agréables, mais qui avaient l'épaisseur de chromos collés sur le frigo de son époux restaurateur. Restaurer la Nouvelle-Orléans n'est pas le but de Shepard qui n'a en rien à compenser l'inactivité du gouvernement américain. Sa finalité n'est pas directement politique mais communautaire, ce que traduit l'intemporalité de Graal. De plus, Lousiana Breakdown offre une variation autour des thématiques chères à l'écrivain, notamment la distinction entre Nature et Milieu. La Nature n'a jamais été aussi absente dans l'œuvre de Shepard qui s'intéresse davantage au mode d'existence de l'homme dans son environnement, où l'on ne vit pas mais survit, dans une nécessaire interaction réciproque qui oblige à l'adaptation. « Le Train noir », nouvelle figurant dans le recueil collectif Les Continents perdus (Denoël « Lunes d'encre »), en offrait un inoubliable exemple. Ici, Jack Mustaine, étranger de passage, et donc étrange aux yeux de ceux qu'il considère comme des weirdos, est incapable de comprendre le prix nécessaire à payer. Même sa musique est déplacée face au choix inaltérable du juke-box, le héros a un drôle d'air c'est pourquoi il reprendra la route. Dans la bonne ville de Graal la destinée individuelle est absente au profit d'un rôle social, le tout compte davantage que ses parties. Vida est instrumentalisée, réduite à un objet sexuel soumis aux exigences de Marsh, qui en retour lui permet de distinguer les véritables Formes modelant la ville. L'épisode des homoncules dans les pommes de terre, recouverts de ketchup et engloutis par un habitué obèse justifie à lui seul l'achat du roman. Sa fin renvoie au début, une symétrie dont on ne sait si elle est le fait du narrateur ou du souverain Marsh. Tout va, tout revient, rien ne change jamais à Graal. Et ce n'est pas la chronologie pointilleuse des faits cherchant à rythmer une durée immobile, celle de l'instant, qui y change quoi que ce soit. Venez à Graal, puisque vous en sortirez, vivant mais pas indemne, attendu que vous n'êtes pas du coin. Reste à saluer la formidable traduction d'Henri-Luc Planchat, taillée à mesure du talent de Shepard dans de la toile de moustiquaire.

Radieux

Voici donc, un an après Axiomatique, le second volume de l'intégrale raisonnée des nouvelles de Greg Egan. Passons d'emblée sur une illustration de couverture dont on ne doute pas qu'elle fera débat, même si elle s'inscrit bien dans le ton du recueil, pour nous attaquer au fond, à savoir, les textes.

« Paille au vent » nous entraîne à la suite du « personnage narrateur standard » dans une Amazonie où el Nido, fief des cocaleros reconvertis dans les biotechnologies, s'apparente au château de la Belle au Bois Dormant et à sa forêt d'épines. Y pénétrer est une chose, en ressortir, une autre. Parce que lorsque la drogue cesse d'être un vulgaire psychotrope pour devenir le moyen de recâbler son cerveau de manière à devenir juste et très exactement ce que l'on veut en faisant abstraction de tout contexte, tout a changé. Ce thème va revenir au fil du recueil.

Avec « L'Eve mitochondriale », le « narrateur standard » est confronté à un autre centre d'intérêt majeur de Greg Egan : l'évolution des rapports sociaux en fonction de l'impact de la technique sur le sexe ou le genre. La question ici posée étant de savoir si tous les hommes (et femmes) sont frères ou à tout le moins cousins en partageant une unique ancêtre commune à toute l'humanité. Cela débouche sur une sorte de religion unificatrice et matérialiste mais, si en fin de compte tout ceci n'était que du flan ?

« Radieux », à l'instar des « Tapis de Wang » (in revue Galaxies n°6), appartient à une veine plus cosmique et plus rare de l'œuvre de Greg Egan bien qu'il la traite ici selon son habitude tout en se rapprochant à la fois de Ted Chiang et de Stephen Baxter. Des mathématiciens découvrent qu'une zone lointaine des très très grands nombres ne répondraient plus aux règles de l'arithmétique, lesquelles ne seraient donc plus absolues, mais relatives aux nombres auxquels on voudraient les appliquer. Qui plus est, cette frontière serait mouvante et fractale. La société Industrial Algébra envisage d'exploiter cette discontinuité à des fins pragmatiques pour le moins triviales. Aussi, les chercheurs à l'origine de la découverte envisagent-ils de détruire leurs travaux en espérant que leur commanditaire s'avérera incapable de marcher sur les traces de leur œuvre brisée ou, de manière plus radicale, d'éradiquer la discontinuité au moyen de l'ordinateur photonique « Radieux ». Cependant, des intelligences autres la défendent en modifiant l'espace mathématique avec une subtilité telle qu'ils agissent directement sur l'état mental des protagonistes. On reste pantois devant ce texte génial qui commence comme du cyberpunk bien noir et cloue le bec de quiconque penserait la S-F désormais incapable de se renouveler.

Avec « Monsieur Volition », on redescend de quelques étages pour en revenir au thème de « Paille au vent » mais en ayant cette fois recours à un implant. C'est à nouveau la quête d'un moi absolu, d'une essence intrinsèque de l'être. Bien qu'intéressant, ce texte constitue le point (relativement) faible du recueil.

Et avec « Cocon », ça repart de plus belle. Derrière un récit d'enquête sur un attentat plutôt mieux fichue qu'à l'ordinaire — mais c'est la cerise sur le gâteau — c'est de nouveau une problématique d'ordre sexuel qu'Egan aborde ici. Une firme met au point un filtre capable de protéger le fœtus des influences néfastes de la mère, qu'elle soit alcoolique ou infectée par le VIH, etc. Mais aussi de l'influence du stress qui serait responsable de l'orientation sexuelle future. La question étant, pour la communauté homo qui a enfin gagné le droit d'être et à laquelle appartient cette fois le « narrateur standard », de savoir si sa disparition est acceptable ou criminelle et de choisir entre une fatalité induite par les contingences de la vie et un choix fait par autrui. Cette disparition programmée de la « culture gay » est-elle ou non comparable à une sorte de génocide ? Encore un texte très fort qui pose des questions fondamentales sur la fantasmatique technicienne. Voilà qui donne à réfléchir.

Dans « Rêves de transition » revient le thème de la transcendance qui avait déjà été visité dans le précédent recueil. Quand la technique permet de numériser intégralement la mémoire et de l'implanter dans un robot, a-t-on enfin gagné l'immortalité ou, au contraire, est-on tout simplement mort en laissant une sorte de portrait animé derrière soi ? Une nouvelle en léger retrait.

Le « Vif Argent » est une sorte de fièvre hémorragique cruelle qui ressemble plus ou moins à l'ébola mais se transmet par simple contact épidermique et non par contact avec le sang. La virulence du vif argent est telle que les porteurs meurent trop vite pour que s'instaure une véritable pandémie mais voilà que soudain, ça change. Une sorte de culte écolo-new age extrémiste, délirant, masochiste, technophobe et fondamentalement anti-humaniste se répand dans le dessein de « défaire » la culture technicienne occidentale. Une perspective qui fait frémir…

Le « narrateur standard » de « Des raisons d'être heureux » est atteint d'une tumeur cérébrale dont un effet secondaire lui booste un moral d'acier. Un traitement viral lui sauve la vie mais le plonge dans une terrible et incurable dépression car ce sont les réseaux neuraux liés au plaisir qui on été détruit en même temps que les cellules cancéreuses. Des lustres plus tard, un nouveau traitement le tire de sa dépression mais il apprécie désormais indifféremment tout ce qu'appréciaient individuellement chacun des 4000 hommes morts qui ont servi de modèles pour les réseaux neuraux synthétiques dont on vient de le pourvoir pour restaurer son cerveau. Il apprendra à calibrer ses sensations mais resteront les aléas de la vie…

« Notre-Dame de Tchernobyl » ramène Egan vers une thématique qui lui tient à cœur : la place de l'art dans l'avenir technologique et, à travers lui, la place de la spiritualité. Il est à cet égard intéressant de croiser « Notre-Dame » et « Vif Argent ». À défaut d'une spiritualité authentique, on risque de se retrouver avec des superstitions aussi abracadabrantes que dangereuses. Nouvelle enquête et quête d'une icône néo-orthodoxe, symbole d'une religion où Dieu n'est pas chair mais information. Si cette nouvelle n'est pas la plus éblouissante du recueil, elle est certainement la plus touchante.

Enfin, avec « La Plongée de Planck », Greg Egan nous entraîne dans l'exploration d'un trou noir au travers d'une science-fiction eschatologique, proche du Stephen Baxter de Temps, aux frontières de l'astrophysique et de la physique quantique. Quand la hard science fiction atteint ce niveau-là, ne peut-on y voir l'émergence d'une nouvelle forme poétique ? Après tout, des nombres quantiques ne se sont-ils pas vu attribuer les noms d' « étrangeté » et de « charme » ? Si le gros de l'œuvre de Greg Egan peut contribuer, sinon à l'édification des masses, du moins à aider tout un chacun à s'interroger sur notre avenir technologique, on peut se demander pour qui est cette pyrotechnie finale…

La science-fiction offre cette particularité qu'il n'est nul besoin d'être un grand styliste pour être un écrivain majeur et absolument passionnant. Greg Egan s'inscrit ainsi dans la continuité d'auteurs tels que Arthur C. Clarke ou Philip K. Dick dont les propos se suffisent amplement à eux-mêmes. Des fioritures stylistiques pourraient même grever la force des textes. Les nouvelles d'Egan sont construites autour d'un « narrateur standard », qui s'incarne à la première personne, un « Je » mimétique. Une sorte de Monsieur-tout-le-monde qui est en situation de se poser les questions que se pose Greg Egan et qu'il nous invite à partager. Comme chez Dick, ses personnages ne sont jamais des héros mais servent simplement de révélateurs.

Par ailleurs, la plupart des nouvelles d'Egan contiennent un ou plusieurs paragraphes d'exposition de la technique qui va soulever le problème. Egan ne sacrifie guère au principe du « montrer, ne pas dire ». Il dit. Assez longuement et non sans lourdeur mais c'est indispensable. S'il le fait beaucoup, c'est néanmoins a minima ; jamais trop. Ces défauts sont ceux de ses qualités et passent sans difficultés aucune dans ses nouvelles tandis qu'ils se font sentir sur la distance du roman.

Greg Egan nous interpelle avec une pertinence unique à ce jour sur nos divers fantasmes technologiques. Il a cette capacité à formuler les interrogations éthiques sur la société et la civilisation en devenir. C'est la raison d'être d'un écrivain à défaut de quoi il ne se démarque en rien d'un bateleur de foire. Et c'est ce qui légitime la littérature. À lire l'ensemble, Egan fait apparaître que la spiritualité non seulement peut, mais doit et peut-être même va, faire bon ménage avec la technique, sans quoi il faut s'attendre à de méchants retour de bâton. Si l'on sait que « science sans conscience n'est que ruine de l'âme », conscience sans science ne saurait être que con(nerie). Non seulement Egan est passionnant mais il est surtout nécessaire et peut-être devrait-on commencer à lire « Cocon » dans les écoles. Incontournable.

La Terre de brumes

Kilworth termine sa trilogie comme il l'avait entamé : par un beau voyage. L'envahissement d'Albainn (la Terre de Brumes du titre), longtemps projeté, a reçu l'aval des dieux Océaniens, avides d'en découdre avec ceux des hommes blancs. Le roi Kieto a rassemblé une flotte immense qui s'apprête à braver les mers du destin. Occasion pour l'auteur de convoquer une dernière fois ses personnages — ou leurs mânes. À l'image du celte Seumas, les héros sont devenus vieux. Tragédie pour le guerrier fatigué : pourra-t-il laisser les Océaniens envahir le pays dont il est issu ? Las. Il ne verra pas l'invasion, ni même la fin du voyage. « Veille sur mon peuple », enjoint-il à son fils Craig (le Kumiki du second volume). Oui, mais lequel ? Le Celte ou l'Océanien ?

Au-delà des affrontements entre les représentants des deux civilisations (plus théâtralisés que féroces d'ailleurs), c'est cette injonction d'une douce ambiguïté qui amène les développements les plus intéressants. L'âme du père, prisonnière de son dilemme, appelle le fils métis à la libérer. Le périple de Craig est donc à la fois physique et intérieur. Dans les songes, les mythes et la géographie du monde celte, c'est la trace de ses origines qu'il recherche, son identité oubliée.

Comme il en va d'ordinaire dans ce genre de récit initiatique, il y a des épreuves à franchir, des monstres formidables, de longues séquences d'exploration, des artefacts fabuleux, beaucoup de magie. Le ton est shakespearien ; la morale nettement plus convenue. « Certains quittent leur terre pour chercher le savoir plutôt que la conquête. Voilà la vraie nature de la quête de l'humanité. » À la fin, Celtes et Océaniens doivent s'allier pour repousser d'autres envahisseurs moins scrupuleux. Puis chacun de rentrer chez lui, apaisé et plus sage.

Si le dénouement est moins spectaculaire que ne le laissaient présager les épisodes précédents, Kilworth est suffisamment habile et malin pour capter l'attention du lecteur et lui asséner jusqu'au bout sa grande idée : une sorte de colonisation à l'envers, une pirouette faite à l'histoire où l'exploration du monde aurait pris sa source ailleurs qu'en Europe ; avec des explorateurs à la fois moins conquérants et plus spirituels que ceux dont les livres ont gardé le nom.

C'est bien évidemment une utopie impossible, comme seuls en ont rêvé les poètes… Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage/Ou comme celui-là qui conquit la Toison,/Et puis est retourné plein d'usage et raison,/Vivre entre ses parents le reste de son âge !

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