La Saison des singes
Publié le
Voilà un roman (à la couverture d'une rare laideur) dont les lecteurs de l'anthologie Escales sur l'horizon du Fleuve Noir connaissent la première partie, « Les Enfants de l'automne », puisqu'il s'agit de la novella « Avant Champollion », description d'une société religieuse où le froid et l'hiver sont inconnus. En effet, sur leur planète (comme sur Helliconia) les saisons sont très longues et dépassent de loin l'espérance de vie d'un être humain. À la relecture, on peut se demander comment une société toute entière peut ignorer le froid, puisqu'il suffit de plonger dans l'eau d'une rivière ou d'un lac, de gravir une montagne pour profiter de cette sensation (par ailleurs, même dans les pays tropicaux, il arrive que les matins soient très froids). Il en va de même pour la glace, qui peut tomber du ciel même par fortes températures (orage de grêle). Mais peu importe, la nouvelle marchait surtout sur sa sensibilité mennonite (moi institutrice coincée, toi mauvais élève pas vilain à regarder, quand toi faire bisou à moi ?) et même si, à la seconde lecture, l'incrédulité se suspend moins, elle se suspend suffisamment pour que cela marche encore.
Les ennuis commencent vraiment avec la seconde partie du roman, « Les Naufragés de l'hiver », où l'on change (dans un premier temps) violemment de décor et de style d'écriture. On y suit la capture d'une criminelle, Kiris T. Kiris, embarquée à bord du vaisseau chartriste Abondant, puis à son évasion. Pas contente, cela va de soi, elle échappe aux deux inspecteurs qui l'avaient arrêtée et à un détective privé lancé à ses trousses, puis infecte le vaisseau intelligent (un grand modifié, sorte de surêtre humain) avec des nanos4 et crashe une partie de l'engin sur la planète décrite dans la première partie. Tout ça pourrait être très sympathique si on y croyait, ce qui est rarement le cas (le coup de la criminelle ultra dangereuse qu'on plonge en sommeil artificiel et qu'on ne surveille pas, c'est franchement dur à avaler, surtout quand on connaît les capacités opérationnelles des grands modifiés, censés être beaucoup plus intelligents que des êtres humains « normaux »). D'autres seront gênés par la multiplicité (peu convaincante) des lignes narratives (décalées dans le temps, sinon ce ne serait pas marrant) ; multiplicité qui ne fonctionne pas dans la mesure où toute la partie sur la quête de l'institutrice s'intègre mal avec le reste. Et que dire de l'énorme influence de la S-F britannique des quinze dernières années qui caractérise cet ouvrage ? Les immenses vaisseaux qui communiquent entre eux, un petit coup de Ian M. Banks ; le personnage de Gabriel Burke condamné à un long sommeil, bienvenue chez Eric Brown ; les différents types d'humanités en présence, de machines et j'en passe, hop, nous voilà chez Alastair Reynolds et ses Inhibiteurs ; sans oublier une couche de Paul J. McAuley ici et là (Kiris T. Kiris m'a fait furieusement penser à un des personnages principaux du formidable cycle de nouvelles The Quiet war).
Hommage servile ? Il y a de cela. En tout cas, pas ou peu d'originalité.
Au final, cette mayonnaise (qui pourrait être goûteuse) ne prend guère. Contrairement à Reynolds, Sylvie Denis n'est pas une scientifique et ça se sent, la façon dont s'intègre la science dans le flot du récit est au mieux maladroite, souvent aberrante. Ensuite, il y a une inadéquation patente entre le style et le sujet ; même quand quelqu'un se fait décapiter (ou écorcher) la courbe stylistique reste définitivement plate (on croirait lire un compte-rendu du réunion Tupperware). À peu de choses près, c'est de la S-F écrite comme Heinlein en écrivait dans les années 50 (l'humour en moins), sauf que les thématiques sont (beaucoup) plus modernes et aspirent par conséquent à une pyrotechnie stylistique à laquelle Sylvie Denis ne se risque pas (l'apport d'Heinlein est mal digéré, la science fait des grumeaux ; celui d'Alfred Bester a été purement et simplement perdu en route). On ajoutera à cela des personnages en papier qui n'ont pas (ou peu) de pulsions sexuelles et autres problèmes de tuyauterie et qui, pour la plupart, rêvent de ne plus être de simples créatures de chair et de sang (tout le roman suinte de cette idée que le bonheur est dans la post-humanité libérée des contingences charnelles et la surintelligence qui va de pair).
Au bout de deux cents pages (sur 440), entre deux bâillements d'ennui, on en est réduit à attendre la découverte des Ewoks Ninhsis (que promet une quatrième de couverture qui raconte à peu de choses près tout le livre). Une découverte de l'autre qui aurait pu nous donner de belles pages à la Jack Vance, mais n'offre, au final, pas grand-chose (du sous Ursula le Guin, à mon humble avis ; à comparer avec Les Fils de la sorcière de Mary Gentle et The Woman of the iron people de Eleanor Arnason).
Evidemment, on ne peut pas dire que le livre soit mauvais (il y a même des passages fort réussis — ceux avec Kiris T. Kiris -, et l'ensemble se lit, comme on dit), mais on attendait tant du premier roman de S-F de Sylvie Denis, sans doute trop, et le résultat déçoit. Le manque d'engagement dans l'écriture, la construction ambitieuse mais mal maîtrisée, le côté pataud des scènes d'action, la mièvrerie remarquable de l'ensemble (là où on serait en droit d'attendre du vertige psychologique, un peu de cruauté, une folie liée à toute la technologie que côtoient et utilisent les personnages), tout cela donne un livre qu'on oublie au fur et à mesure de sa lecture, un fouillis un brin ennuyeux, dépourvu de vision déstabilisante, contrairement à nombre de ses influences anglo-saxonnes.
Si on me permet une petite sortie de route, je glisserai sur un « ressenti de lecture » : plonger dans La Saison des singes m'a fait involontairement replonger dans le dernier livre de Thierry Di Rollo, Les Trois reliques d'Orvil Fisher qui est loin d'être mon Di Rollo préféré (je ne me remets toujours pas du diptyque La Lumière des morts/La Profondeur des tombes)… Quel est le rapport ? Justement, il n'y en a aucun… On est aux deux bouts du même spectre, celui de la S-F : d'un côté un livre gras/ennuyeux/mou/bordélique qui nous parle de l'autre (ninhsis, post-humains) et si peu de nous, de l'autre un texte court, cru, d'un engagement stylistique total ou presque qui nous parle de nous et si peu de l'autre (les anhumains). À force d'être dégraissé jusqu'à l'os, Les Trois reliques d'Orvil Fisher perd — à mon humble avis — une bonne partie de son impact potentiel ; à trop être grassouillet, bavard et gentillet, La Saison des singes perd tout impact ou presque. Comme j'aurais aimé que Sylvie Denis ait un engagement stylistique à la hauteur de son sujet, des mondes qu'elle veut décrire, des personnages qu'elle met en scène, de leurs dilemmes. Nous aurions eu là un grand livre, digne des meilleurs Banks, ou d'Alastair Reynolds.
On rappellera à ceux qui l'ignoreraient que Sylvie Denis est l'autrice d'un excellent recueil de nouvelles : Jardins virtuels et d'un assez intéressant roman de fantasy : Haute-école (bien que longuet et bordélique lui aussi). À ce jour, Jardins virtuels reste sont meilleur ouvrage. La Saison des singes se termine sur un cliffhanger, et appelle donc une (ou plusieurs) suite… il y a fort à parier qu'un autre que moi en fera la critique dans Bifrost.