[Critique commune à Les Démons du Roi-Soleil, L'Algèbre des anges, L'Empire de la déraison et Les Ombres de Dieu.]
Le procédé de l'uchronie a donné lieu, ces derniers temps, à une floraison d'ouvrages hybrides, à mi-chemin entre l'uchronie pure — celle dont la vraisemblance s'évalue à l'aune de la connaissance historique — et la fantasy. L'historicité la plus orthodoxe semble de plus en plus déserter les pages de l'autre Histoire, remplacée plus ou moins habilement par la fantasmagorie et les pseudosciences. Il n'y a pas là, forcément, matière à se lamenter. Des romans comme L'Age des Lumières de Ian R. MacLeod par exemple (cf. critique in Bifrost n°46) démontrent qu'il est possible, même avec des textes au carrefour de la fantasy et de l'uchronie, de traiter ce qui reste le véritable enjeu littéraire : l'Histoire, le devenir des civilisations et de l'individu. Cependant, force est de constater également que cette hybridation a généré une quantité non négligeable de romans, au mieux (très) distrayants (Bloodsilver de Wayne Barrow en témoigne tout récemment), au pire ridicules (La Cité de Satan de Fabien Clavel aïe aïe aïe !). En rééditant L'Age de la déraison de Greg Keyes, jadis paru dans la défunte collection « Imagine » de Flammarion, Pocket fournit une parfaite illustration de cette littérature au rythme soutenu, pas forcément ennuyeuse, mais dans laquelle la divergence historique n'offre qu'un prétexte, une toile de fond à des aventures qui tiennent davantage du roman de cape et d'épée (de cape et de punk ?). Bref, tout ça pour dire que L'Age de la déraison est une série de romans pop-corn à déguster sans aucune autre intention que celle de s'amuser. Mais il est peut-être temps de voir en quoi consiste cet amusement qui se compose, quand même, de quatre volumes, et pas petits.
Comme vous ne le savez sans doute pas, Isaac Newton a découvert, en 1681, le mercure philosophale. Cette découverte a imprimé un tournant décisif à l'histoire de l'humanité telle que nous la connaissons et, en conséquence, les progrès scientifiques sont désormais liés à l'utilisation alchimique de l'éther. L'effort de rationalisation déployé par Greg Keyes pour rendre cohérent et crédible sa physique alchimique est malin. Il choisit d'introduire un décalage dans les lois physiques qui président au fonctionnement de l'univers. Ceci nous change des sortilèges, des raccourcis métaphoriques et autres fadaises qu'on nous assène habituellement en fantasy. Cependant, ce système demeure fondamentalement magique, les invocations étant juste remplacées par des équations mathématiques. Grâce à l'éther, la communication à longue distance est beaucoup plus facile et rapide. Il suffit d'avoir un éthérographe en harmonie avec son jumeau — une paire d'éthérographes, donc — et le tour est joué. De même, la matière en ce monde étant enveloppée dans des ferments éthériques, on peut, en agissant sur ceux-ci, provoquer des transmutations bien utiles. Hélas, la science est une arme à double tranchant dans les mains de l'humanité. De nouvelles armes toujours plus destructrices (kraftpistole, fervefactum, farenheit, etc…), ont ainsi été conçues, offrant des possibilités supplémentaires de se nuire aux grands royaumes européens. Ce dont ne vont pas se priver leurs monarques respectifs, même s'ils ne comprennent pas du tout le principe exact qui régit l'éther.
C'est dans ce contexte de bouleversements que commence le roman Les Démons du Roi-Soleil (lauréat du Grand Prix de l'Imaginaire 2002, catégorie meilleur roman étranger, rappelons-le). Nous sommes en 1720, la guerre de succession d'Espagne, loin d'être achevée, se poursuit en ravageant le royaume de France. Petit à petit, les armées anglaises grignotent forteresses et places fortes d'un Roi-Soleil sauvé miraculeusement du trépas par un mystérieux élixir persan. Le monarque absolu, désormais aux abois, met tous ses espoirs dans une arme suprême qu'un transfuge de la Royal Society, fâché avec son maître Newton, est sur le point de lui offrir car, évidemment, il reste quelques détails à régler… Le roman d'ouverture de la série de Greg Keyes est donc un texte complètement balisé, coulé dans le moule d'une fantasy qui use des ressorts bien connus de la quête initiatique et de l'affrontement manichéen. L'initiation est ici double puisqu'il s'agit, d'une part, de celle de Benjamin Franklin, à peine sorti de l'adolescence mais déjà génial, et, d'autre part, de celle de Adrienne de Montchevreuil, jeune femme de tête dotée, de surcroît, d'un cerveau. Ces deux personnages principaux, autour desquels orbitent une multitude de personnages secondaires, ont comme point commun de s'intéresser énormément à la science. Ce qui ne va pas manquer de les plonger au cœur des événements déterminants de cet âge de la déraison naissant. Bien entendu, le romanesque l'emporte rapidement sur l'historique. Les clins d'œil, notamment à Alexandre Dumas par le biais d'un d'Artagnan, ici prénommé Nicolas, sont transparents. Complots, sociétés secrètes, aristocrates pervers et magiciens, ici nommés philosophes, se liguent pour rythmer le récit. Nous sommes en territoire connu, celui de l'aventure, au demeurant d'assez bonne tenue, et il y a même un potentiel romanesque qui ne demande qu'à prendre davantage d'ampleur. Cela tombe bien, car Greg Keyes est un conteur qui sait communiquer son enthousiasme. Aussi est-on heureux d'avoir le deuxième volume sous la main pour poursuivre l'aventure.
Deux années se sont écoulées lorsque commence L'Algèbre des anges. La cité de Londres a été effacée (damned !) de la carte et le royaume de France (foutre !) est en proie à la guerre civile. Fort heureusement, Isaac Newton a pu s'échapper avec Benjamin Franklin avant le cataclysme. Nous retrouvons donc nos héros indemnes à Prague, dans un Empire Habsbourg en sursis. Pendant ce temps, les armées du Tsar Pierre déferlent sur l'Europe de l'Ouest pour occuper le vide politique. Leur conquête est grandement facilitée par une flotte aérienne et de nombreux sorciers… pardon, philosophes. C'est le chaos, et Adrienne de Montchevreuil, son bébé et ses amis ont fort à faire pour échapper aux bandes armées qui sillonnent l'ancien royaume de France. Pendant ce temps (bis), dans le Nouveau Monde, les colons britanniques et français s'unissent pour organiser une expédition afin de comprendre les raisons de l'interruption des communications avec leurs métropoles respectives. Un chaman indien, Red Shoes, les accompagne afin de vérifier si les perturbations, qu'il a perçues à l'Est, ne sont pas un coup des mauvais esprits. Quels esprits ? Justement, ce volume va répondre à la question. En effet, comme le titre l'indique, l'enjeu général de ce deuxième épisode de L'Age de la déraison se déplace vers les « anges ». C'est par l'intermédiaire de ces créatures, qui peuplent l'éther, que les philosophes agissent sur les ferments éthériques qui composent la matière, pour accomplir mille prodiges. Mais Isaac Newton se méfie d'elles et voit dans le progrès qu'elles permettent une forme d'asservissement pour l'humanité et une aliénation de la méthode scientifique. Bref, les certitudes des uns et des autres sont mises à rude épreuve. En attendant, l'action ne ralentit pas. Les intrigues et les personnages secondaires se multiplient et Greg Keyes n'hésite pas à convoquer quelques célébrités truculentes, ici Edward Teach, alias Barbe-Noire, pour attiser l'intérêt du lecteur. Le récit, lui, continue d'alterner les points de vue, ce qui permet de suivre l'action dans les différents camps et d'introduire un effet de suspense. Avec une maîtrise impressionnante, Keyes le resserre progressivement jusqu'au bouquet final : ici une bataille dans le ciel de Venise avec blitz et abordage aérien. Bref, on ne s'ennuie pas un instant. C'est donc sous d'excellents auspices que l'on entame le troisième volet : L'Empire de la déraison.
L'action se déplace cette fois dans le Nouveau Monde. Dix années sont passées et Benjamin Franklin est devenu député du Commonwealth. Marié à la belle Lenka (rencontrée à Prague, pendant son exil), il a fondé la Junte, une organisation scientifique secrète qui met son savoir en œuvre pour garder la guerre et ses horreurs éthériques loin des terres américaines. Mais voilà, un prétendant à la Couronne d'Angleterre débarque avec le soutien de la Russie et de quelques tories nostalgiques. L'heure semble être venue de livrer une guerre d'indépendance sans l'appui des forces des Malakim, ces créatures de l'éther, qui ont fait des hommes leurs marionnettes. Pendant ce temps, Adrienne et sa garde rapprochée fuient Saint-Pétersbourg et ses complots à bord d'une flottille aérienne. L'intention de la sorcière est aussi de retrouver son enfant que lui ont dérobé les Malakim de la faction opposée à ceux qui la soutiennent. Elle ne sait pas encore que celui-ci est devenu un être surpuissant, l'Enfant-Soleil, qui a débarqué en Amérique à la tête d'une armée pour entreprendre sa conquête par l'Ouest. Averti de l'approche de cette menace, le chaman Red Shoes part à la rencontre de son destin. On sent à la lecture du troisième volet de L'Age de la déraison que l'apothéose est proche. La guerre humaine devient totale. On se bat sur terre, sur mer et dans le ciel. Des armes toujours plus terrifiantes sont utilisées : submersibles et créatures éthériques enchâssées dans des armures mues par des muscles alchimiques. Les actes de bravoure succèdent aux trahisons sans laisser un instant de répit. La guerre matérielle se double d'un conflit de nature plus métaphysique, entre les Malakim eux-mêmes, et se teinte d'une touche de prophétie. C'est désormais le devenir de l'humanité qui est en jeu et non plus celui des monarques. Le grand bazar de la fantasy s'impose définitivement. Et pourtant, le lecteur est conquis… Reste un tome avant la délivrance.
Inutile de résumer L'Ombre de Dieu puisque cet ultime volume s'inscrit totalement dans la continuité du précédent. En fait, à sa lecture, on ne peut s'empêcher de songer qu'un élagage de l'histoire n'aurait pas fait de mal à la série. Le rythme, déjà débridé dans les précédents tomes, s'accélère encore, échappant manifestement au contrôle de l'auteur. La déraison n'est plus uniquement dans le titre. Elle est dans l'accumulation des rebondissements et des points de vue. Elle est aussi dans la multiplication des batailles et des défis héroïques ; multiplication qui finit par lasser. Et lorsque le dénouement se produit (on le voyait venir depuis le début du troisième tome), on soupire de soulagement. Reste que, au regard des trois précédents tomes, force est de constater qu'on a finalement passé un agréable moment de lecture. Alors pourquoi se priver ? L'été arrive…