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Les continents perdus

Si la nouvelle, format roi des littératures de genre, se fit rare ces dernières années, tout spécialement concernant les recueils et anthologies d'auteurs étrangers, les choses ont évolué ces derniers mois — parcourir le volet critique du présent Bifrost suffira à nous en convaincre : un recueil et une anthologie inédits anglo-saxons sur le même trimestre, ce n'est pas rien. Tendance qui promet d'ailleurs de s'inscrire dans la durée, à en juger en tout cas par les programmes de quelques éditeurs (Chiang, Egan, Reynolds). Vivement…

Voici donc que nous arrivent en « Lunes d'encre » ces Continents perdus, cinq longs récits réunis par Thomas Day sous une superbe couverture signée Sparth. Passée une courte préface volontariste de l'anthologiste, ce qui ne surprendra personne, Walter Jon Williams ouvre le bal avec une novella uchronique axée sur Byron et le couple Shelley (encore !), dans un monde où l'auteur de Caïn ne l'est pas, justement, ayant embrassé une carrière militaire. Un Byron général, donc, artisan de la défaite de Napoléon à Waterloo, et dont l'amour pour l'ex-femme de l'empereur provoquera la perte. Si ce texte est servi par une écriture brillante, il n'en est pas moins d'une longueur éreintante. Il ne se passe rien, ou presque, et on a tôt fait de se lasser des relations du trio (quatuor en fait, puisque la jeune sœur de Mary est aussi de la partie), ainsi que de leur périple européen. Au final un texte brillant mais chiant, qui douche pas mal l'enthousiasme dès l'ouverture.

L'anglais Ian R. MacLeod, décidément fort en vue par chez-nous ces derniers temps (cf. la critique des Iles du Soleil chez Folio « SF » dans notre dernier opus, ainsi que sa nouvelle dans le Fiction n° 2 des Moutons électriques, chroniqué dans nos pages — qui s'en plaindra ?), nous embarque quant à lui au Groenland, en pleine seconde Guerre mondiale. Texte le plus court du volume, d'une facture classique qui n'est pas sans évoquer Lovecraft, sur le thème de l'enfermement, de l'isolement, géographique mais aussi intérieur, jusqu'à la folie, « Tirkiluk » est d'une efficacité glaciale à même de remettre le lecteur sur les rails après la relative déception du Walter Jon Williams.

Arrive Michael Bishop, formidable auteur américain scandaleusement peu traduit sous nos horizons (saluons ici l'initiative de Folio « SF », qui vient de publier Visages volés, troisième roman de Bishop traduit en France, et ce après pas loin de dix années d'un silence éditorial assourdissant), avec « Apartheid, supercordes et Mordecai Thubana », étonnant périple dans une Afrique du Sud comme il se doit odieuse. À suivre l'odyssée de Gerrit Myburgh, Blanc et heureux de l'être, qui va bientôt basculer dans une tout autre réalité après avoir percuté les fesses d'un éléphant au volant de sa Cadillac Eldorado, on ne peut qu'être saisi devant l'étonnante justesse d'écriture, de ton, de propos, l'étonnante classe, quoi, de l'auteur. Un texte dont on ressort en se disant que c'était certes long, mais très bon.

Pour la suite, pas de surprise : l'immense Lucius Shepard, avec « Le Train noir », livre un de ses textes énormes de vérité. De l'autre côté existe un pays étrange et fabuleux, terre d'asile de tous les cramés du monde, de tous ceux dont la place n'est pas ici, mais là-bas. Qu'est-il véritablement, et surtout, pourquoi est-il ? Avec « Le Train noir », l'auteur d'Aztechs signe l'une des plus belles nouvelles de ce sommaire décidément redoutable.

Enfin le texte de Geoff Ryman, anglais totalement inconnu sous nos longitudes, clôt le volume par un récit rien moins qu'hallucinant, l'histoire d'une jeune Cambodgienne fuyant la guerre dans une géographie orientale fantasmée. Récit époustouflant, volontiers abscons mais d'une beauté à faire frissonner, ce texte est une épiphanie, rien moins qu'un chef-d'œuvre qui hantera longtemps quiconque s'y risquera.

On l'aura compris, Les Continents perdus est un recueil de très haute volée qui monte en puissance au fil du sommaire. Parfois difficiles et exigeants, résolument pas science-fictifs pour un rond, souvent loin de l'idée qu'on peut se faire d'un certain sense of wonder et pariant sur l'intelligence de leur lecteur, les textes qui l'émaillent sont tous, au pire, d'un grand professionnalisme (Walter Jon Williams), quand ils ne tutoient pas sans vergogne le génial (Lucius Shepard, Geoff Ryman). Amateur de space opera débridé et autres trolleries dans les corridors, passe ton chemin. Lecteur curieux assoiffé de textes résolument humains, tu es ici chez toi. Une jolie réussite, doublée d'un rare courage éditorial, une ambition qui, par les temps qui courent, ressemble bien à une folie. Pareilles folies, nous, en Bifrosty, on adore…

Fountain Society

White Sands, Nouveau-Mexique, site militaire de Delta Range. Peter Jance, soixante-seize ans, est un brillant scientifique qui travaille sur un projet d'armement. Atteint d'un cancer incurable, convaincu par son épouse, le docteur Béatrice Jance qui travaille pour Frederick Wolfe, généticien et chirurgien de génie, Peter accepte que son cerveau soit transplanté sur un clone. La scène (pp. 93-99), bien écrite, vaut les descriptions chirurgicales de Bruce Sterling dans Le Feu sacré. Et après…

Et après…

Et après c'est du Wes Craven, qu'est-ce que tu crois, c'est ripoliné sur le bandeau rouge, va pas couiner que t'étais pas prévenu ! Le gars Wes, pas bégueule, ne peut résister au coup du cauchemar de la main couverte de boue qui surgit d'un carré de terre humide. Fin dialoguiste, il joue sur les différents registres. Ainsi de l'échange techno-thriller mongolien :

« Je voulais vous attirer ici afin de vous prévenir.

— De quoi ?

— Il vaut mieux que vous ne le sachiez pas. »

Ou des considérations neurogénétiques cyber popcorn financées par les éditions Harlequin : « Franchement, ce n'est pas parce que nous avons le même ADN que tu dois lire dans mes pensées ». Ça chie dans le cockpit, littéralement, même que le pilote se ruine sa combinaison anti-G, et on vide plusieurs fois son verre avant de commander une deuxième tournée. Les clones déconnent, les connes se font cloner au cas où il en manquerait pour tirer un coup et à la ligne, sans parler qu'on frémit aux menaces oulala : « Si vous continuez ainsi, je vous couperai les pouces et les gros doigts de pied. Comme ça, tout le reste de votre vie, vous marcherez comme un orang-outang ivre ».

La fin, je ne me rappelle plus, parce que je suis allé boire un verre de Banga.

Mais une chose est sûre, Wes, t'es grand. 'tain, après ton premier roman, tu devrais faire prophète pour les gros à masque de Scream.

Nous avions un rêve

Jake Lamar est sans conteste une nouvelle recrue talentueuse des éditions Rivages. Après Le Caméléon noir, publié chez Rivages « Noir » en 2003 (directement en poche, donc), Nous avions un rêve a l'honneur du grand format dans la collection Rivages « Thriller ». L'auteur, né en 1961 dans le Bronx, vit depuis 1993 à Paris. Ancien journaliste à Time Magazine et diplômé d'Harvard, il se consacre désormais à l'écriture et prône le métissage comme avenir de notre monde.

Dans une Amérique uchronique, hélas proche de nous, Melvin Hutchinson est en passe de devenir le premier vice-président noir. Attorney général, il milite pour la peine de mort par pendaison, moyen économique s'il en est (la corde coûte moins cher que la seringue) d'éradiquer les criminels de toutes sortes. Mais sa popularité est due aussi à son œuvre majeure, l'ouverture de centres de rééducation de toxicomanes dans lesquels croupissent de jeunes délinquants — Noirs en majorité — en attendant la rédemption que promet le grand Melvin. Mais ce dernier, rongé par un secret aux remugles d'égout qui remonte peu à peu à la surface, s'enfonce dans l'alcoolisme et la haine.

Loin de son quartier huppé vit Emma, sa nièce, une jeune photographe qui ne veut pas entendre parler de couleurs et de discrimination. Elle vit avec un Blanc, jeune loup puant, producteur d'un show télévisé encensé par l'Amérique. Son couple bat de l'aile alors qu'elle découvre sa grossesse. Peut-elle vraiment envisager de garder ce bébé ? Et pourquoi son oncle resurgit-il soudain dans la vie de la mère d'Emma ?

Un puzzle implacable se met en place tandis que l'Amérique s'apprête à assister avec bonheur à une exécution en direct à la télévision…

À travers une histoire de famille remarquablement construite, on découvre le sombre tableau d'une Amérique percluse de haine, de racisme et de violence. L'histoire de Jake Lamar, publiée en 1996, est un reflet très ressemblant de ce qui se passe aujourd'hui. Blancs et Noirs vivent côte à côte, dans un rejet pathologique où chaque communauté est endoctrinée par le fielleux babillage de la télé-réalité et les hurlements guerriers des politiques. La foule clame : « Hutch, pends-les haut et court » lors des apparitions publiques de Melvin, alors qu'un acteur célèbre particulièrement musclé (ça ne vous rappellerait pas le gouverneur de Californie ?), bourreau de l'exécution publique, s'écrie devant les spectateurs : « Parasite… éliminé ! »

Les personnages de Jake Lamar ne sont en aucune manière sympathiques. Melvin est imbu de lui-même et xénophobe, pétri de culpabilité et obsessionnel depuis la mort accidentelle de sa fille ; Emma est intelligente, mais glaciale ; son copain, Seth, est redoutable de bêtise, de faiblesse et de méchanceté ; Scuggs, un ami d'Emma qui lui ouvre les portes de son centre culturel afro-américain, sombre dans l'extrémisme anti-Blancs comme dans une religion ; d'autres, telles les mères d'Emma et de Seth, sont folles et pathétiques ; le président des USA est un monstre de cruauté servi par un médecin, descendant très certainement du Dr Mengele ; ou encore le conseiller de Melvin, horrible gnome qui se tripote joyeusement devant ses propres interviews à la télé… Bref. Ils ont des failles, certes, qui les rendent humains parfois, mais ces blessures ouvertes les poussent vers plus de souffrance et d'extrémisme. Noirs ou Blancs, leur vision du monde s'étrécit de plus en plus, la bêtise galopante les rattrape et les transforme en êtres dénués de sentiments, maléfiques et sans âme.

Pourtant, Jake Lamar parvient, après une des dernières scènes du livre digne d'un tableau de Bosch, à faire surgir un petit espoir, une lueur simple et émouvante d'intelligence. Tout n'est pas perdu, alors, monsieur Lamar ? En tout cas, il semble encore faire meilleur chez nous, non ?

Hadès Palace

[Chronique commune à Bibliothèque de l'entre-mondes et à Hadès Palace]

Noël 2005, c'est deux Berthelot pour le prix d'un. Le genre de promotion impossible à refuser, d'autant que le produit répond à toutes les attentes. D'un côté, un roman, Hadès Palace, sixième variation (ou déviation) inscrite dans le grand œuvre Le Rêve du démiurge cher à l'auteur. De l'autre, Bibliothèque de l'entre-mondes, un travail de recherche beaucoup plus universitaire autour du thème des transfictions. Indispensable guide de lecture qui complétera en beauté les trois guides Folio « SF » précédents (Passeport pour les étoiles, de Valéry, Atlas des brumes et des ombres, de Marcel, et Cartographie du merveilleux de Ruaud), le guide de Francis Berthelot définit enfin (et avec élégance) l'indéfinissable : les romans et textes qui relèvent de l'imaginaire sans y appartenir vraiment, les histoires bizarres, tordues, vicieuses et si personnelles que la grande famille de la S-F ne pouvait qu'y retrouver ses petits. Dès lors, après une introduction qui explique avec à propos les raisons qui font basculer un roman mainstream dans la transfiction (processus détaillé allègrement et que l'on pourra résumer en un seul mot lourd de sens : transgression), Francis Berthelot convoque son lecteur et le promène agréablement au milieu d'œuvres aussi classiques que Le Rivage des syrtes, Le K ou Gormenghast, tout en s'autorisant quelques pas de côté (c'est là tout le sel du livre) en évoquant des œuvres beaucoup plus singulières, voire méconnues (dont on pourra citer Lanark, de Gray, ou encore L'Autre côté, de Kubin). Au final, la Bibliothèque de l'entre-mondes rassemble cent fiches de lecture, mais c'est plutôt mille qu'il faudrait, tant le voyage est inépuisable. Reste que Berthelot livre ici un travail de pionnier qui fera date et ouvre un chemin que l'on espère royal. Aux autres de prendre la relève et d'augmenter un corpus qui réconcilie enfin les genres tout en les séparant. Paradoxe ultime, sans doute, mais vrai plaisir de lecture, vraie balade riche en découvertes et chemins de traverses, avec le gai savoir pour seule récompense, ce qui n'est pas mal quand même 1.

Retour à la fiction (légèrement transgressive, cette fois) avec Hadès Palace, roman sombre et angoissé qui raconte la descente aux enfers (au sens le plus littéral) de Maxime, jeune mime séduit par les sirènes de l'Hadès Palace, temple de la création à la mode et ticket d'entrée assuré pour le succès. Une fois accepté au saint du saint, le jeune homme ne tarde toutefois pas à déchanter : ici, l'art est vivant. Pour plaire à un public aussi voyeur qu'exigeant, l'artiste doit se sacrifier, faire don de ses propres tripes et atteindre la grâce en crevant de beauté. Asile de fous, mais aussi métaphore des paillettes et du strass qui séduisent trop vite et qui finissent par brûler, l'Hadès Palace est dirigé par un homme qu'on dit immortel, protégé par des vigiles tout droit sortis d'un film de Pasolini. Pour Maxime, la visite au pays des morts commence. Premier cercle où tout semble aller de soi, deuxième cercle où l'on rééduque les artistes avec des méthodes nazies, puis troisième encore plus inquiétant et dont on ne pipera mot. Maxime connaîtra-t-il le destin de tous ces artistes sacrifiés sur l'autel d'une passion aussi cruelle qu'exigeante ?

Evidemment écrit de façon magistrale (une habitude, chez Berthelot), Hadès Palace est au final un roman d'une grande limpidité, en totale opposition avec Nuit de colère (son roman précédent, chez Flammarion). La narration est fluide, les rebondissements bien agencés et la morale de l'histoire claire et nette. On décèle même une certaine note d'optimisme dans ce qu'il faut bien appeler un happy-end. Autant dire que le plaisir de lecture est bien réel et parfaitement accessible. Hadès Palace, roman idéal pour découvrir Francis Berthelot ? Sans doute. La langue est déliée, les thèmes tous présents et l'ensemble fonctionne remarquablement bien.

Résumons. Nous avons le Berthelot romancier et le Berthelot chercheur. Miracle, les deux se complètent harmonieusement et nous passionnent toujours autant. Chapeau, monsieur. Beau travail, comme on dit à la Légion.

Notes :
1. Précisons que nous consacrerons, dans notre prochain numéro, une étude plus détaillée, signée Jacques Goimard, à cet essai de Francis Berthelot. [NDRC].

La Haute transcendance

[Chronique commune à Le Phénix exultant et La Haute Transcendance]

La trilogie dont les livres, objet de cette chronique, constituent les tomes second et dernier, est une œuvre complète qui doit se lire dans l'ordre. Ceux qui n'ont pas jeté l'éponge à la lecture du premier tome, L'Œcumène d'or, sont armés pour affronter les suites. Quant aux autres, rebutés par l'abord rébarbatif induit par l'ambition de John C. Wright, on ne peut que les inviter à faire une nouvelle tentative pour pénétrer ce futur lointain tant le jeu en vaut la chandelle, car cette « Geste de l'avenir lointain » est un défi lancé à tout amateur véritable de science-fiction. Le challenge n'est pas tant littéraire que conceptuel, car Wright pose là un nouveau jalon dans l'élaboration imaginaire de l'avenir et, qui plus est, en propose une vision matérialiste. La société qu'il dépeint est la projection la plus lointaine possible à l'aune de notre XXIe siècle naissant. Il va sans dire que ceux qui ne trouvent pas leur bonheur chez John Varley ou Greg Egan peuvent passer leur chemin.

Ce que j'ai pu écrire concernant le premier tome reste pertinent pour ces suites ; mais elles ne demandent pas d'effort supplémentaire. Comme dans la plupart des trilogies qui nous sont données à lire, le deuxième tome, Le Phénix exultant, est un livre de transition offrant un intérêt moindre que les deux autres. On y retrouve Phaéton subissant sa peine d'ostracisme qui n'est pas sans rappeler « Voir l'Homme invisible », la nouvelle de Robert Silverberg. Envers et contre tous, il parviendra, grâce à Daphné Tercius, la copie de son ex-femme, et au maréchal Atkins, le dernier soldat du monde, à récupérer le Phénix Exultant, son merveilleux astronef, tout en ayant su conserver sa précieuse armure.

Le troisième tome est celui du dénouement où tombent les masques — d'où le double sens du sous-titre, La fin de la mascarade — comme des pelures d'oignon. Et désormais, c'est la guerre. Une guerre où des batailles sans merci ne durent que quelques microsecondes et s'étendent des dizaines de millions de fois en temps de lecture. La trilogie reste quelque peu verbeuse, incontournable défaut inhérent à un projet où Wright est contraint de nous abreuver de concepts futuristes et de néologismes indispensables pour mettre à la portée de nos pauvres intellects humains dépourvus d'extensions de l'aube de la 3e structure mentale ce que peut être la 7e. Et notons que pour une neuroforme basique — c'est-à-dire un humain pourvu d'extensions intellectuelles — , la pensée des sophotechs est aussi inaccessible que si l'on vous faisait affronter un de nos supercalculateurs contemporains en calcul mental. Pour avoir une autre idée de la technologie de L'Œcumène d'or, il faut comparer la quantité d'énergie solaire que nous utilisons face à une civilisation qui serait en passe de l'utiliser en totalité et qui aurait commencé à construire à cette fin une sphère de Dyson. Peut-être un ordre de 1020. La vitesse de la lumière reste quant à elle une barrière infranchissable, qui permet d'étalonner cette histoire du futur. Ainsi, l'Œcumène du Silence, unique colonie stellaire établie autour du trou noir Cygnus X1, est-il distant de 10 000 années-lumière. Ce qui positionne l'ère de la 7e structure mentale à plusieurs dizaines de millénaires dans l'avenir, voire 100 000 ans…

À l'instar de L'Orbe et la roue de Michel Jeury, la trilogie de L'Œcumène d'or de John C. Wright est l'une des très rares anticipations à très long terme qui en joue le jeu. Jamais encore on n'avait osé pareille spéculation sur le futur lointain de l'humanité sans implication métaphysique. Franz Werfel ou Olaf Stapledon n'ont pas vraiment abordé le problème sous le même angle. En règle générale, la S-F est comme prise de vertige face à l'avenir lointain. Quasiment toujours, le space opera, dont c'est le domaine de prédilection, renvoie à des modèles sociaux — et militaires — issus du passé. Wright n'a pas réellement élaboré un futur profond. Il a poussé dans l'avenir, de manière aussi cohérente que possible, la matière technique et sociale des spéculations sur le futur proche, dont des auteurs tels que Greg Egan font leurs choux gras. Son matériel spéculatif est essentiellement constitué d'intelligence artificielle, de science cognitive, de réalité virtuelle et de nanotechnologie, avec un zeste de quanta et de trous noirs pour compléter le paysage. Il est resté dans une approche hard science, n'a pas transigé avec les impossibilités physiques comme bien souvent se le permet le space opera, transformant l'espace en océan et la Galaxie en Far West. Par contre, il a shunté les limites du vivant et l'immortalité est de rigueur. Ainsi considéré comme de l'information, un esprit peut être immortel et affronter un voyage de 10 000 années-lumière ; d'autant qu'aux vitesses relativistes, il semblera bien plus court à ses passagers.

Il ne s'agit ici nullement de minimiser le remarquable travail de John C. Wright mais, au contraire, de montrer par quelle méthode, en apparence, la seule pertinente, il a relevé et gagné le défi littéraire que représente l'imagination du futur lointain, inscrivant la trilogie de L'Œcumène d'Or au rang d'indéniable chef-d'œuvre.

Ceux qui craindraient malgré tout l'ambition et l'envergure de la spéculation proposée ici ont aussi désormais la possibilité de s'essayer à la fantasy de John C. Wright (chez Calmann-Lévy).

Avec Jeffrey Ford, John C. Wright est l'auteur le plus intéressant apparu en France depuis Greg Egan. On déplorera l'absence d'une récompense majeure pour une œuvre qui a réussi à renouveler le genre non avec du vieux, mais avec de l'actuel.

Une trilogie incontournable.

Le Phénix exultant

[Chronique commune à Le Phénix exultant et La Haute Transcendance]

La trilogie dont les livres, objet de cette chronique, constituent les tomes second et dernier, est une œuvre complète qui doit se lire dans l'ordre. Ceux qui n'ont pas jeté l'éponge à la lecture du premier tome, L'Œcumène d'or, sont armés pour affronter les suites. Quant aux autres, rebutés par l'abord rébarbatif induit par l'ambition de John C. Wright, on ne peut que les inviter à faire une nouvelle tentative pour pénétrer ce futur lointain tant le jeu en vaut la chandelle, car cette « Geste de l'avenir lointain » est un défi lancé à tout amateur véritable de science-fiction. Le challenge n'est pas tant littéraire que conceptuel, car Wright pose là un nouveau jalon dans l'élaboration imaginaire de l'avenir et, qui plus est, en propose une vision matérialiste. La société qu'il dépeint est la projection la plus lointaine possible à l'aune de notre XXIe siècle naissant. Il va sans dire que ceux qui ne trouvent pas leur bonheur chez John Varley ou Greg Egan peuvent passer leur chemin.

Ce que j'ai pu écrire concernant le premier tome reste pertinent pour ces suites ; mais elles ne demandent pas d'effort supplémentaire. Comme dans la plupart des trilogies qui nous sont données à lire, le deuxième tome, Le Phénix exultant, est un livre de transition offrant un intérêt moindre que les deux autres. On y retrouve Phaéton subissant sa peine d'ostracisme qui n'est pas sans rappeler « Voir l'Homme invisible », la nouvelle de Robert Silverberg. Envers et contre tous, il parviendra, grâce à Daphné Tercius, la copie de son ex-femme, et au maréchal Atkins, le dernier soldat du monde, à récupérer le Phénix Exultant, son merveilleux astronef, tout en ayant su conserver sa précieuse armure.

Le troisième tome est celui du dénouement où tombent les masques — d'où le double sens du sous-titre, La fin de la mascarade — comme des pelures d'oignon. Et désormais, c'est la guerre. Une guerre où des batailles sans merci ne durent que quelques microsecondes et s'étendent des dizaines de millions de fois en temps de lecture. La trilogie reste quelque peu verbeuse, incontournable défaut inhérent à un projet où Wright est contraint de nous abreuver de concepts futuristes et de néologismes indispensables pour mettre à la portée de nos pauvres intellects humains dépourvus d'extensions de l'aube de la 3e structure mentale ce que peut être la 7e. Et notons que pour une neuroforme basique — c'est-à-dire un humain pourvu d'extensions intellectuelles — , la pensée des sophotechs est aussi inaccessible que si l'on vous faisait affronter un de nos supercalculateurs contemporains en calcul mental. Pour avoir une autre idée de la technologie de L'Œcumène d'or, il faut comparer la quantité d'énergie solaire que nous utilisons face à une civilisation qui serait en passe de l'utiliser en totalité et qui aurait commencé à construire à cette fin une sphère de Dyson. Peut-être un ordre de 1020. La vitesse de la lumière reste quant à elle une barrière infranchissable, qui permet d'étalonner cette histoire du futur. Ainsi, l'Œcumène du Silence, unique colonie stellaire établie autour du trou noir Cygnus X1, est-il distant de 10 000 années-lumière. Ce qui positionne l'ère de la 7e structure mentale à plusieurs dizaines de millénaires dans l'avenir, voire 100 000 ans…

À l'instar de L'Orbe et la roue de Michel Jeury, la trilogie de L'Œcumène d'or de John C. Wright est l'une des très rares anticipations à très long terme qui en joue le jeu. Jamais encore on n'avait osé pareille spéculation sur le futur lointain de l'humanité sans implication métaphysique. Franz Werfel ou Olaf Stapledon n'ont pas vraiment abordé le problème sous le même angle. En règle générale, la S-F est comme prise de vertige face à l'avenir lointain. Quasiment toujours, le space opera, dont c'est le domaine de prédilection, renvoie à des modèles sociaux — et militaires — issus du passé. Wright n'a pas réellement élaboré un futur profond. Il a poussé dans l'avenir, de manière aussi cohérente que possible, la matière technique et sociale des spéculations sur le futur proche, dont des auteurs tels que Greg Egan font leurs choux gras. Son matériel spéculatif est essentiellement constitué d'intelligence artificielle, de science cognitive, de réalité virtuelle et de nanotechnologie, avec un zeste de quanta et de trous noirs pour compléter le paysage. Il est resté dans une approche hard science, n'a pas transigé avec les impossibilités physiques comme bien souvent se le permet le space opera, transformant l'espace en océan et la Galaxie en Far West. Par contre, il a shunté les limites du vivant et l'immortalité est de rigueur. Ainsi considéré comme de l'information, un esprit peut être immortel et affronter un voyage de 10 000 années-lumière ; d'autant qu'aux vitesses relativistes, il semblera bien plus court à ses passagers.

Il ne s'agit ici nullement de minimiser le remarquable travail de John C. Wright mais, au contraire, de montrer par quelle méthode, en apparence, la seule pertinente, il a relevé et gagné le défi littéraire que représente l'imagination du futur lointain, inscrivant la trilogie de L'Œcumène d'Or au rang d'indéniable chef-d'œuvre.

Ceux qui craindraient malgré tout l'ambition et l'envergure de la spéculation proposée ici ont aussi désormais la possibilité de s'essayer à la fantasy de John C. Wright (chez Calmann-Lévy).

Avec Jeffrey Ford, John C. Wright est l'auteur le plus intéressant apparu en France depuis Greg Egan. On déplorera l'absence d'une récompense majeure pour une œuvre qui a réussi à renouveler le genre non avec du vieux, mais avec de l'actuel.

Une trilogie incontournable.

Futur intérieur

Il y a forcément un risque à relire longtemps après un auteur, une œuvre, que l'on a beaucoup aimé. Confronter l'œuvre au souvenir qu'on en garde n'est pas un pari gagné d'avance, mais c'est bel et bien cette épreuve qui détermine ce qui en vaut la peine ou non. Dans bien des cas, le charme n'agit plus. Avec les années, un lecteur, fut-il critique, évolue, mûrit, et nombre d'œuvres souffrent de ce regard par-delà le temps. On peut voir apparaître là une ligne de démarcation séparant le bon grain de l'ivraie.

Il y a une vingtaine d'années, au milieu du corpus d'auteurs comprenant Keith Roberts, J. G. Ballard, Frank Herbert, John Brunner, Thomas M. Disch, Norman Spinrad, Ian Watson ou Barry N. Malzberg, je découvrais Christopher Priest avec ce Futur intérieur, l'un des fleurons de l'éblouissante collection « Dimensions SF » que dirigea Robert Louit chez Calmann-Lévy. Ce livre devait intégrer le « top 12 » de mon panthéon personnel. Cette relecture ne l'a bien entendu pas évincé, tout au contraire.

Dès les premières lignes, où « the Tartan Army » devient « Armée Républicaine Ecossaise », sur le modèle de l'IRA, au lieu d' « Armée Ecossaise », on voit que la traduction de Bernard Eisenschitz de 1977 a été revue à l'occasion de cette quatrième édition chez Folio « SF ». Une chose est sûre : cette révision améliore et fluidifie le texte français d'agréable façon.

On le sait, Priest aime jongler avec la perception de la réalité qu'ont ses personnages. « Le Monde du temps réel », eXistenZ — novelisation du film de Cronenberg — , Les Extrêmes et bien sûr Futur intérieur sont autant d'excellentes illustrations de ce qui fait de Priest le meilleur héritier de Philip K. Dick. L'une des plus notables différences entre l'Américain et le Britannique tient à ce que chez ce dernier, les réalités alternatives sont élaborées, construites. Il y a rationalisation de l'altération de la réalité. Tout comme dans Les Extrêmes, eXistenZ renvoie vers l'univers cyberpunk des jeux neuro-vidéos, tandis que « Le Monde du temps réel » et Futur intérieur sont des expériences. Chez Dick, le délitement de la réalité tombe sur l'anti-héros comme une fatalité dont les tourbillons l'emportent, mettant son intégrité psychique en porte-à-faux. Le personnage priestien, lui, s'aventure dans l'altérité poussé par des motivations très humaines. Ainsi Julia Stretton se réfugie-t-elle en Wessex dans une stratégie de fuite ; dans Les Extrêmes, il s'agit de faire un deuil difficile. Dans une interview récente, Christopher Priest dit qu'il écrit des histoires où « il y a des gens à qui il arrive des choses » (Bifrost n°39). Ces choses ne sont pas tant de nature science-fictive que les révélateurs d'une crise de la vie. En cela, Priest est très proche de la littérature générale et se donne les mêmes situations à traiter. L'élément science-fictif devient alors un mode de traitement qui accentue la mise en relief de la situation. L'histoire d'une femme qui cherche à faire le deuil de son mari, ce n'est pas de la S-F ; une autre qui cherche à se reconstruire à l'abri d'un ex à la personnalité dévastatrice non plus. Lire ce Rêve de Wessex (A Dream of Wessex étant le titre original anglais de Futur intérieur) selon une approche exclusivement spéculative, comme s'il devait offrir une vision du monde originale, quoique avec un angle inédit, ce n'en serait pas moins manquer l'essentiel. La projection — 39 participants projettent un rêve collectif orienté où le Wessex (Devon, Dorset, Wiltshire, Cornouailles), qui n'a d'existence que mythique par opposition aux autres royaumes de l'Est (Essex) et du Sud (East Sussex et West Sussex), est une île — est une spéculation où l'Angleterre est soviétique et le monde plongé dans une stase technologique. L'accroissement entropique semble y avoir cessé. Force est d'admettre que cette Angleterre soviétique douce et agréable, océanique, n'est ni très pertinente, ni très intéressante, comme si Priest avait tenu à souligner que l'essentiel n'est pas là. L'intérêt du Wessex, celui que Julia lui trouve, est de lui permettre de se ressourcer ; mais n'est-ce pas elle, entre autres, qui le projette ? « Le Wessex était réel… C'était la réalisation d'un désir inconscient, une extension de sa propre identité qui l'embrassait totalement ; le parfait amant », qui donne son titre à l'édition américaine du roman : The Perfect Lover (fin du chapitre 17). Ce « futur intérieur », rêvé par 39 participants, est une métaphore du monde tel qu'il est rêvé par six milliards de participants, dont un bon nombre de Paul Mason, tous n'ayant pas la même influence, certaines pouvant se révéler délétères ; les motivations personnelles rejaillissant sur le collectif.

Le titre français, davantage conceptuel, ne rend peut-être pas aussi bien compte de l'importance de l'humain dans le roman que le titre américain. Et c'est cette importance accordée à l'humain qui fait la qualité des romans de Christopher Priest, leur pertinence, car ils parlent à chacun d'entre nous. Ils ne parlent pas tant d'un aspect que d'invariants humains. C'est là où l'on retrouve cette dimension autobiographique diffuse qui naît de son interrogation d'auteur sur ce qui arrive à ses personnages dans la situation où ils les a placés.

Futur intérieur est de ces romans remarquables qu'il faut découvrir ou relire et ne manquer sous aucun prétexte, car c'est ce genre de livre rare qui, entre autres, vous permet d'ouvrir les yeux sur vous même et vous invite à vous demander quel Wessex vous voulez rêver.

Cosmos Incorporated

Dans la première partie de Cosmos Incorporated, Sergueï Diego Plotkine arrive à l'astroport de Grande Jonction dépouillé de tous ses souvenirs, hormis de celui qu'il doit assassiner un homme. S'immergeant dans un univers cyberpunk d'un futur proche et chaotique — rencontrant des androïdes prostituées, un cyberdog, des dissidents chrétiens, des êtres en quête de rêve et, peut-être, d'une âme — , Plotkine tente de se réapprendre tout en mettant au point un plan pour l'assassinat du maire de Grande Jonction. Débute alors la seconde partie qui modifie radicalement la portée du texte, le personnage prenant conscience qu'il est lui-même un être de fiction dans l'univers réel. Métatexte inséré directement dans le texte, jouant sur le paradoxe de la perte d'identité et de l'homme reconstruit, le récit démontre que se reconnaître implique alors la connaissance de soi, et plus profondément, du monde.

La lecture de Cosmos incorporated n'est pas chose facile. Il y a, chez Dantec, un masochisme latent à vouloir concilier deux éléments antinomiques au sein de son écriture et de sa structure narrative : premièrement, un style surchargé de fioritures — notamment les incessantes descriptions et l'utilisation d'adjectifs de couleur cheap, ainsi que l'appel à un improbable vocabulaire high-tech — qui est un trouble héritage d'une littérature néo-populaire et fonctionnant parfaitement pour les situations narratives des fictions de genre ; deuxièmement, le traitement au sein d'un genre codifié de données métaphysiques et métatextuelles en multipliant les références — toutes plus éclectiques les unes que les autres. Pourtant, sous cet amoncellement stylistique et référentiel parfois rebutant, se cache une réflexion profonde, tentant de comprendre l'incarnation de l'esprit, la prise de conscience de l'homme, par le traitement du Verbe. Le texte met en scène l'être — c'est-à-dire le personnage — comme une coquille vide en quête d'absolu, dont la seule existence est une tentative — une obligation — de se remplir ; il ne dépend pour cela d'aucune croyance stricte — si ce n'est en une force obscure qui peut prendre toutes les formes : christianisme, cabalisme, sciences humaines ou mathématiques. Il démontre que l'être n'est ni divin ni vérité, mais un devenir — autrement dit une création ontologiquement renouvelée. Ainsi, l'être se retrouve transcendé par le pouvoir du mot — ou plutôt la puissance du Verbe. Tout est donc démesure dans ce roman : objectif et traitement du sujet. Le projet littéraire et philosophique proposé par l'auteur ne peut que le dépasser par son ampleur, mais cette persévérance, cette obstination — parfois dans le mauvais sens — ne peut que fasciner et ajouter encore à l'atmosphère de cette œuvre.

Beaucoup de défauts donc pour ce roman ambitieux — que certains critiques qualifieraient de pédant, démontrant ainsi leur étroitesse d'esprit ou leur hypocrisie —, mais contrebalancés par des qualités qui le rendent cependant nécessaire au paysage littéraire contemporain, science-fictif ou autres — car la fiction écrite est et restera toujours une réflexion sur l'acte créateur, l'étant et l'existant : questionnement qui prend tout son sens dans la structure du récit narratif. Sur ce point, la voix de Dantec est actuellement l'une des plus intéressantes en Francophonie — héritier baroque et halluciné de Blanchot et d'Abellio —, illustrant, presque en temps réel, la difficile proximité entre l'écrivant et l'écrivain et soulignant par là même les défauts, et qualités intrinsèques à ce lieu de création qu'est l'écriture.

Le Chevalier

Voici un roman, l'un des trois par lesquels Calmann-Lévy arrive en terres de fantasy en grand format, sous la houlette de Sébastien Guillot (les deux autres étant signés John C. Wright et J. V. Jones), un roman, donc, qui se situe à la croisée de plusieurs littératures, une rencontre entre la chanson de geste, le roman de chevalerie, la mythologie nordique et, peut-être, la fantasy. La trame principale du récit, rapporté à la première personne, est assez simple : un adolescent américain issu de notre époque contemporaine se retrouve — sans raison particulière, semble-t-il — transporté dans un univers étrange(r) parcouru de chevaliers, d'angrelins, d'Ælfes, et d'animaux fantastiques. Albe nous raconte — par l'entremise d'un texte récapitulatif envoyé à son frère — son cheminement initiatique dans le monde de Mythgarthr. Poussé par la fascination qu'il ressent pour un chevalier — il s'agit d'une pulsion et non pas d'un choix réfléchi — Able décide d'en devenir un lui-même, ce qui va entraîner toute une succession d'événement plus ou moins liés, qui auront un impact sur sa destinée — périples en mer, en terres étrangères, liaison amoureuse avec la reine des Aelfes qui lui ordonne de retrouver une épée. Les péripéties arrivent les unes derrière les autres, fatalement, comme dans un grand jeu de dominos.

À la lecture de ce beau roman, il apparaît très vite que celui-ci incarne une transgression de certains lieux communs de la fantasy. En effet, le genre en lui-même fait appel — très lointainement — à la tradition héroïque et chevaleresque, mâtinée de magie, se référant à diverses mythologies et créant ainsi un univers aux images puissantes — esthétiquement et métaphoriquement. Il arrive que ce traitement tombe dans le fade parce qu'il n'est que l'imitation de ses propres clichés, une reproduction plutôt qu'une production. Gene Wolfe, de son côté, réassimile les textes référentiels du domaine pour reconstruire un récit neuf aux échos mythiques.

Le Chevalier est une chanson de geste où les aventures et faits héroïques s'enchaînent au gré des rencontres — sans parfois aboutir —, laissant ainsi l'impression que le texte est issu soit d'une mémoire défaillante, celle d'Able, soit d'une chaîne de manuscrits tronqués par d'anonymes copistes — impression rajoutant à l'atmosphère du texte. C'est aussi un récit courtois où l'amour impossible pour une femme de haut rang pousse un homme à dépasser ses limites — parfois au-delà de la raison — en le transcendant ainsi dans ses actes ; c'est encore, enfin, un roman initiatique. Ainsi, Able n'est pas un prototype de héros mais bien un archétype : un être cherchant un but et y tendant irrémédiablement. Par son caractère — candide et faillible —, le personnage se pose peu de questions sur le pourquoi de cet univers et donne donc peu d'informations au lecteur — les êtres, le paysage et la structure générale de Mythgarthr se dessinent alors en filigrane, ajoutant paradoxalement du sens par ces absences d'explications, rejetant le rationalisme tout en favorisant une atmosphère onirique. Bien loin d'un personnage de fantasy inspiré par une image de Frazetta, le héros est initié au monde par son obsession de devenir un chevalier — rappelant à bien des égards le personnage de Don Quichotte ou les héros de Chrestien de Troyes. Mené par une langue poétique et innovante, Le Chevalier devrait devenir une référence au sein d'une fantasy qui, si elle ne veut pas vite se voir définitivement considérée comme un genre pastiche, a intérêt à se régénérer largement. Ce roman est constitutif de cette régénération.

Tombal Cross. Destination Mervyn Peake

Beau cadeau que nous font les éditions Joëlle Losfeld, un carnet de route illustré consacré à Mervyn Peake. Etonnement, haussement de sourcils, stupeur pour les plus expansifs, mais vrai bonheur à l'arrivée, tant ce Tombal Cross, destination Mervyn Peake, fait plaisir à lire et nous redonne envie de replonger illico dans l'œuvre immense de Peake, œuvre injustement méconnue sous nos longitudes et dont on ne dira jamais assez de bien. Nous avons donc Nicole Caligaris à la plume et Albert Lemant au crayon HB, tous deux bien décidés à rendre hommage à Mervyn Peake de la plus originale des manières : faire un pèlerinage sur l'île de Sark, minuscule caillou à quelques encablures de Guernesey, qui eut pour illustre visiteur Victor Hugo (lors d'un mémorable pique nique et dont l'envergure fait de l'ombre à l'île en entachant chaque geste de démesure toute hugolienne) et, fait largement ignoré par les locaux comme par le reste du monde, Mervyn Peake himself qui y écrivit la majeure partie de Gormenghast, tout en y situant même un roman, Mr Pye, lui aussi disponible chez Joëlle Losfeld. Bref, l'île de Sark, rocher noir battu par les tempêtes, couronné de corbeaux et laminé par la pluie, voilà un décor sublime pour servir de genèse à l'une des créations les plus curieuses (mais des plus sublimes) de toute la littérature… Hélas, de romantisme il n'est que peu question, tant la petite île est un havre de paix et de beauté, peuplée çà et là de maisonnettes fleuries, d'indigènes adorables et de gazons soigneusement entretenus. Comment, dans un tel déluge de bonheur et d'organisation, trouver la trace de Mervyn Peake ? D'autant que les habitants sont à peine conscients de son existence. Commence alors, pour Nicole Caligaris et Albert Lemant, un voyage au bout de l'enfer de l'incompréhension. Et un amer constat d'échec. Rien ne subsiste de Mervyn Peake, pas même un banc (l'île fourmille de bancs sur lesquels sont gravés les noms de visiteurs célèbres). Seule son ombre se distingue parfois au gré d'une formation rocheuse moite d'embruns. Insaisissable, l'auteur de Titus d'Enfer ? Sans doute, mais c'est aussi ce qui fait son charme. Certes, Nicole Caligaris et Albert Lemant ne le trouvent pas, mais ils donnent envie de le lire, le relire et le chérir. C'est donc sans complexe qu'on les rassurera sur la réussite de leur voyage. Mission accomplie. Stop. Vous pouvez rentrer au bercail. Stop. Merci pour tout. Stop.

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Les Armées de ceux que j'aime

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