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Le Dernier de son espèce

Andreas Eschbach, auteur allemand vivant en France, est désormais bien connu de ce côté-ci de l'Europe, et bien au-delà d'ailleurs, puisque qu'il vient d'être traduit chez l'oncle Sam. Un auteur brillant, certes, mais aux productions en dents-de-scie et dont la carrière demeure encore à ce jour marquée par un livre ancien, Des milliards de tapis de cheveux, livre d'une qualité que l'auteur peine à égaler depuis. Avec Le Dernier de son espèce, Eschbach s'attaque au thème du cyborg. À une époque où tous se gargarisent de cyberculture, réinventant des vérités séculaires sur l'homme et la machine, l'auteur revient aux sources et nous livre un roman intimiste et inspiré.

Duane Fitzgerald est un soldat en retraite anticipée. Américain, il a choisi de vivre dans une petite maison sur la côte irlandaise. De longues promenades et la lecture des oeuvres de Sénèque sont les seuls repères qui ponctuent sa solitude. Un homme simple, sans éclat, qui pourtant cache un lourd secret. Certains jours, le complexe appareillage qui a remplacé la moitié de son corps d'origine se grippe. Alors, il ne peut plus se lever. Frappé de cécité, luttant contre l'asphyxie, il doit se mutiler afin de débloquer la machinerie rouillée qui faisait de lui, jadis, un Steel Man, un supersoldat, insaisissable, invincible. Duane ne peut plus manger, ne peut plus boire, ne peut plus baiser. Sa vie, il l'a offerte à son pays, qui n'en a jamais fait usage. Lorsque son passé le rattrape, sous l'apparence d'un avocat fantasque qui veut l'inciter à traîner en justice le gouvernement des Etats-Unis, Duane mesure l'ampleur de ce qu'il a sacrifié. Alors, après avoir une dernière fois éprouvé l'ivresse d'être un demi-dieu, il prend sa décision la plus humaine…

Sous l'apparence d'un petit thriller, gentiment S-F, centré sur un personnage touchant et crédible, Andreas Eschbach livre ce qui pourrait ressembler au roman-confession d'une génération. Celle des trentenaires, nés quelque part entre 1969 et 1977, qui ont rêvé, gamins, devant les aventures de Steve Austin, L'Homme qui valait trois milliards (The Six Million Dollar Man). Tous ces mômes qui, dans la cour d'école, levaient d'un bras un morceau de roche sensé peser une tonne en s'efforçant d'imiter le bruit caractéristique des muscles bioniques en pleine puissance ; qui, plissant les paupières, s'imaginaient voir briller les armes de l'ennemi à plus de 1000 mètres de distance ; qui sautaient des parapets de quatre étages, avant de reprendre leur course, plus rapides qu'un train. Deux jambes, un bras et un œil cybernétiques, c'est, à quelques détails près, l'appareillage dont a été doté Duane Fitzgerald. L'hommage est transparent, le cyborg a vieilli et accuse sévèrement le coup. Ses pouvoirs ne l'ont rendu ni glorieux, ni immortel. Son histoire ressemble à un terrible marché de dupes. Le même que celui qu'ont passé Les Défenseurs de Serge Lehman (cycle de F.A.U.S.T.). Le bonheur, l'homme-machine d'Eschbach ne l'a guère connu.

Andreas Eschbach nous repose la question sereinement : la technologie est-elle un accélérateur ou une entrave au bonheur humain ? Ni l'un, ni l'autre. L'homme ne se définit pas par le pourcentage de métal qui entre dans la composition de son corps, ni par la quantité de sang qu'il peut déverser lorsqu'il se blesse. C'est ce qu'il fait de sa vie qui le détermine. Eschbach s'en remet à Lucius Annaeus Seneca, l'infortuné précepteur de Néron, pour enfoncer le clou : « Innombrables sont ceux qui se sont rendus maîtres de peuples et de villes, mais rares sont ceux qui sont maîtres d'eux-mêmes ». De là à y voir un message, empreint de conscience historique, d'un Allemand cultivé à l'Amérique impérialiste, il n'y a qu'un pas — d'autant que Le Dernier de son espèce s'aventure sur les chemins de l'histoire secrète en évoquant un programme de supersoldats, impulsé par Reagan pour compléter sa « Guerre des étoiles », et visant directement les réseaux terroristes…

Pertinent même si parfois un peu long, servi par une écriture d'une grande sobriété, le dernier roman d'Andreas Eschbach tutoierait presque en qualité Des milliards de tapis de cheveux. Gageons qu'il restera en tout cas comme l'une des plus belles revisitations de nos repères S-F, ainsi qu'une leçon de philosophie sur fond de bal(l)ade irlandaise. Plaisant.

Critiques Bifrost 35

Les chroniques du Bifrost n°35 sont désormais en ligne sur l'onglet Critiques !

Lone Sloane

Lone Sloane, le héros aux yeux rouges de Philippe Druillet, est de retour dans une nouvelle aventure, Delirius 2 – l'occasion de retrouver sur le blog l'article qui lui a été consacré dans le Bifrost 22 !

Black Room

À première vue, ce roman de Colin Wilson (qui date de 1971) pourrait sembler démodé puisque l’action se situe pendant la guerre froide, mais à mesure que l’on avance dans sa lecture, on constate qu’il continue de coller à la réalité psychopathologique de l’époque merveilleuse que nous vivons. Sur le plan historique, il abonde en détails vrais qui n’ont pas pris une ride, car si le tonneau est resté le même, seules les bondes politique ont changé.

Une équipe d’agents secrets et de scientifiques expérimentent dans le Royaume-Uni le comportement psychologique de cobayes volontaires dans un chambre noire, lieu a-géométrique où les dimensions logiques sont abolies et où l’homme expérimental peut, éventuellement, se dépasser. Dans cette chambre sans évasion, l’individu testé est censé vivre les différents stades de son évolution psychique/mentale, afin de pénétrer dans les domaines frontaliers de la conscience.

En fait, l’aspect roman d’espionnage sophistiqué (qui existe formellement comme dans certains livres de Le Carré ou de Follett) apparaît transcendé-gommé par la dimension paranoïde de l’espionnage/espionnite.

Le personnage central, Kit Butler, consomme, comme dans d’autres romans de Wilson, un certain nombre de femmes, celles-ci étant à l’occasion autant de clés ouvrant les portes de la perception et participant à l’excitation (réelle) du voyage expérimental.

En de nombreux détails, le thème interfère avec des éléments fantastique ou/et de la science-fiction, puisque le protagoniste traverse aussi — comme en une succession de jeux de miroirs — des pays alors encore sublimés par une politique abstraite, de l’Europe de l’Ouest autant que de l’Est, qu’une vision toujours paradoxale transforme en autant de lieux impossibles (Prague, un lac écossais) quand il n’erre pas dans un formidable labyrinthe de verre. Wilson ressuscite également, projeté au-delà de ses rêves les plus fous, un avatar de pseudo-philosophe nazi plus grand que nature et des agents soviétiques d’une démence réjouissante… avant de bloquer brutalement son action dans un intermonde glacial et improbable. Le livre fait sauter les verrous d’un genre finalement restreint où surnagent avec Wilson des noms connus : Le Carré, Littell, Deighton, Follett…

Roman hystérique de la folie meurtrière et du délire paranoïaque, Black Room ne doit pas être oublié sous le prétexte que le monde qu’il évoque a vécu.

La Fiancée du dieu-rat

Hollywood, du temps du cinéma muet. Chrysandra Flamande croque la vie à pleines dents ; star capricieuse, éternellement accompagnée de ses trois pékinois, elle enchaîne les films et les conquêtes masculines, à un tel rythme que seuls l'alcool et la drogue lui permettent de tenir. Dans son ombre, sa belle-soeur, Norah Blackstone — veuve depuis que son mari est mort à la guerre —, qu'elle a ramenée de Manchester où elle se morfondait. Hormis les dépendances de Chris, tout pourrait aller bien dans le meilleur des mondes. Malheureusement, une nuit, un jeune cascadeur éphèbe est tué ; son amant, un acteur vieillissant, disparaît. Ce n'est que le point de départ d'un enchaînement de drames, dont l'origine sera peu à peu dévoilée (à ce propos, on ne pourra que regretter le choix du titre, qui donne la clé de l'énigme alors qu'il faut attendre la page 160 du roman pour savoir quelle terrible menace pèse sur les protagonistes).

Ce thriller fantastique, par l'auteur qui nous avait donné Fendragon, superbe fantasy (et quelques novelisations Star Wars, car après tout il faut bien manger…), est marqué du sceau d'un humour omniprésent. Tout en décrivant de manière minutieuse et particulièrement réussie le milieu d'Hollywood dans les années 20 (on y croise Rudolph Valentino, Mary Pickford ou encore D.W. Griffith), Hambly ne se prive pas pour lancer quelques répliques assassines à propos de certains acteurs de l'époque, divas incapables d'être crédibles en tant qu'actrices, ou jeunes premiers au jeu aussi fin que celui d'un éléphant. Ce mélange de nostalgie (car certains prennent leur travail vraiment à coeur) et de sarcasme — cette profonde tendresse pour ses personnages, en somme — contribue à donner du charme au roman dans sa première partie, et heureusement, car le rythme est somme toute assez lent. Mais après tout, à l'époque, on tournait en 16 images par seconde, et non 24… Toujours est-il qu'ensuite le roman s'accélère, à mesure que la menace se fait plus précise. Et si l'on ne frissonne pas vraiment, si le roman ne ménage pas de grande surprise (ceux qu'on identifie comme des gentils au départ sont au final… gentils, idem pour les méchants), on se prend d'amitié pour la plupart des protagonistes, tous crédibles, tous humains, avec leurs failles et leurs espérances. Et l'on referme ce livre avec le sentiment d'avoir lu un ouvrage particulièrement délassant, pas un chef-d'oeuvre, non, mais bien plutôt une réussite mineure.

Visages volés

Lucian Yeardance, navigateur galactique accusé d'insubordination, est « placardisé » sur la planète Tezcatl, une colonie lointaine, un trou où il se voit chargé de l'administration du Sancorage, sorte de réserve abritant les malades de la muphormose, une lèpre sacrément répugnante… Entre dégoût, décrépitude morale et confrontation à une hiérarchie procédurière et pas claire, Yeardance découvre ses « malades », leur étrange culture ainsi que, comme il se doit, le secret que cache leur difformité…

Sans réelle actualité depuis des lustres, Michael Bishop, sans doute l'un des plus étonnants auteurs américains de sa génération, aux côtés de Michael Swanwick et Paul Di Filippo, nous arrive ce trimestre avec une novella chez Denoël (« Apartheid, supercordes et Mordecai Thubana » dans Les Continents perdus) et ce roman inédit chez Folio « SF ». Bref, de quoi soulever l'enthousiasme… Sauf que si sa novella dans l'anthologie « Lunes d'encre » convainc, il n'en est pas de même de ce roman. En fait, on en ressort même assez remonté contre l'éditeur. En effet, si on ne peut que saluer l'initiative de publier Bishop, écrivain essentiel, en inédit poche qui plus est, on reste perplexe devant le choix de ce titre, deuxième roman de l'auteur (1977) pas inintéressant, certes, mais néanmoins quelque peu laborieux (en dépit d'un retournement final saisissant), sous la claire influence des maîtres de l'ethno-SF (Silverberg et Le Guin en tête) et pâtissant qui plus est d'une traduction qu'on qualifiera de médiocre, par respect pour notre collaborateur et ami Thibaud Eliroff… Oui, pourquoi ce roman plutôt que le brillantissime Brittle Innings (1994), ou bien encore No Enemy but Time, très touchante histoire d'un voyage temporel à l'époque de l'homo habilis en son temps (1982) saluée par un prix Nebula ? Certes, ces romans sont plus longs, et il faut sans doute voir ici un début d'explication (rapport au coût de traduction). Mais quoi… Si cette double publication roman/novella avait pour ambition de « réhabiliter » un auteur par chez nous méprisé de façon impardonnable, Visages volés manque d'ambition, de force, en un mot d'impact, pour une telle entreprise. Dommage, vraiment.

Vénus

Parce qu'il est richissime, fou furieux, passablement taré et mégalomane, Martin Humphries, magnat de l'industrie spatiale, décide d'offrir dix milliards de dollars à qui rapportera le corps de son fils aîné, mort au cours de la première mission d'exploration habitée de Vénus, l'une des planètes les plus hostiles du Système Solaire. Et parce que, décidément, Humphries est vraiment grave, il fait en sorte de contraindre son second fils, Van, qu'il a toujours considéré comme un mouton galeux, d'accepter cette mission pour le moins hasardeuse. D'autant que Van, qui n'a rien d'un aventurier, n'est pas seul sur le coup : Fuchs, mineur dans la Ceinture d'Astéroïdes, personnage énigmatique à mi-chemin entre les capitaines Achab et Némo, ruiné par Humphries et, de fait, ennemi acharné de ce dernier, compte bien remporter le gros lot. La course peut commencer, course qui, comme il se doit, réservera au lecteur son pesant de surprises et d'émotions.

Avec Vénus, Ben Bova, aussi connu outre-Atlantique pour son travail d'éditeur à la tête des revues aux couleurs hard science Omni et Analog, poursuit l'immense œuvre littéraire qu'il s'est fixée et qu'il a baptisée « Grand Tour », à savoir consacrer un roman (voire un cycle de romans) à chaque planète de notre système solaire. Ainsi, après Mars et Retour sur Mars (même éditeur et réédités en poche chez Pocket), voici que nous arrive Vénus, en attendant Jupiter, Saturne et Mercury (tous trois déjà publiés aux USA).

S'il fallait définir Ben Bova, le terme de « faiseur » lui conviendrait parfaitement. De fait, ouvrir l'un de ses bouquins, c'est presque toujours l'assurance de passer un bon moment de lecture au cœur d'une science-fiction efficace, scientifiquement étayée (l'auteur a un très sérieux bagage scientifique) mais pas rébarbative pour deux ronds. En revanche, ses personnages sont souvent d'une épaisseur proche du papier à rouler et ses intrigues, quoique bien menées, d'une simplicité au mieux redoutable, au pire transparente. Vénus ne déroge pas. Ce roman de pur divertissement fonctionne fort bien et se lit sans déplaisir (en dépit d'une traduction douteuse, pas rédhibitoire mais parfois lourdingue et empruntée). Pas un chef-d'œuvre du genre, loin de là, mais une science-fiction rythmée, imagée et dépaysante. C'est déjà pas si mal, aussi gageons que le livre devrait ravir l'amateur, pour peu que ce dernier aille au-delà de son caractère un tantinet caricatural.

Führer prime time

[Chronique commune à deux titres de la collection « novella SF » : Pax Americana et Führer prime time.]

Lancée en octobre 2004 avec deux titres signés Jérôme Leroy (Le Cadavre du jeune homme dans les fleurs rouges) et Jean-Pierre Andrevon (De Vagues et de brume), « Novella SF » propose l'ambitieux programme d'une collection poche de textes de science-fiction courts (et politiquement engagés), exclusivement francophones, sous des couvertures exclusivement laides et à un prix frôlant celui d'un roman grand format (pas loin de 13 euros pour certains titres !)… Si l'amateur de nouvelles que nous sommes ne peut que saluer une entreprise visant à défendre les textes courts, un tel programme et surtout, à un tel prix, ne lassait pas de surprendre (sans parler de la qualité des textes, auprès desquels une partie de la rédaction de Bifrost a trouvé sans peine son Razzy de la pire nouvelle francophone de l'année). Aussi était on en droit de s'interroger sur la pérennité de semblable projet. Voici pourtant que nous arrivent les numéros 5 et 6 de la susnommée collection, signés par deux auteurs forts appréciés par chez nous, Roland C. Wagner et Johan Heliot.

Wagner, qu'on ne présente plus, est un auteur toujours remarquable, drôle, doté d'un sens de la satire aigu, qualités qui lui font souvent gratter là ou ça fait mal, le tout avec une légèreté des plus déconcertantes. Enfin quand il ne cède pas à l'un de ses travers les plus récurrents : celui du strict minimum… Au regard de la taille de son texte, le plus court jamais publié en « Novella SF », on pouvait craindre le pire. Il réussit pourtant la prouesse, en 80 pages rondement menées mais en aucun cas expédiées, de nous dépeindre un futur proche assez crédible où, faute de pétrole, l'Europe a dû s'adapter, quitte à régresser, alors que les USA, campés sur des réserves qui s'amenuisent désespérément, se sont refermés sur eux-mêmes en refusant de voir l'évidence. Une évidence qui, quand commence le récit, promet bien de leur péter à la gueule. D'autant que, à l'heure de la première visite officielle du président américain sur le Vieux Continent depuis des lustres, un attentat se prépare… Gouailleur, rigolo, optimiste (c'est rare) et surtout dénué de cynisme (encore plus rare !), Wagner livre ici, à partir d'un sujet grave et pour le moins brûlant, un divertissement malin et sympathique, en prise avec notre quotidien et sans autre ambition que de divertir, même si on y trouvera sans conteste matière à réflexion.

Il est amusant de constater que, si le bouquin de Wagner est dédié à Norman Spinrad, celui d'Heliot ne peut pas ne pas faire penser à Jack Barron et l'éternité, du même Spinrad. « Führer prime time », sous une couverture particulièrement putassière et dans un récit hyper-vitaminé, nous dépeint un futur où le pouvoir politique a définitivement abdiqué face aux médias, l'éthique face à l'audimat (un monde qui ressemble cruellement à celui d'aujourd'hui, en somme). Porté par une idée forte (une émission de télé ou les intervenants, des figures historiques, sont ramenés à la vie pour 48 heures grâce aux mystères du génie génétique — le bouquin s'ouvre ainsi sur un débat hallucinant entre Elvis et Hitler !), Heliot déroule son histoire avec rythme et maîtrise. Aussi jouissif que celui de Wagner, mais plus noir, le texte d'Heliot pêche parfois par manque de crédibilité (on peine à croire à ce personnage central totalement mou du genou qui se laisse porter par les événements du début à la fin) ou d'une peinture politique et sociale qui frise souvent la caricature. Mais on pardonne bien volontiers à l'auteur car, après tout, grossir le trait est le propre du pamphlet, ce qu'est finalement « Führer prime time ».

Au final, « Novella SF » propose ici deux textes souvent très drôles qui, sous des dehors ou un ton légers, se révèlent engagés et politiquement colorés. Pas de chef-d'œuvre, non, mais rien que du très lisible et recommandable. Pour peu qu'on soit prêt à débourser 10 euros pour une heure de lecture et des livres sympathiques mais moches à crever.

Pax Americana

[Chronique commune à deux titres de la collection « novella SF » : Pax Americana et Führer prime time.]

Lancée en octobre 2004 avec deux titres signés Jérôme Leroy (Le Cadavre du jeune homme dans les fleurs rouges) et Jean-Pierre Andrevon (De Vagues et de brume), « Novella SF » propose l'ambitieux programme d'une collection poche de textes de science-fiction courts (et politiquement engagés), exclusivement francophones, sous des couvertures exclusivement laides et à un prix frôlant celui d'un roman grand format (pas loin de 13 euros pour certains titres !)… Si l'amateur de nouvelles que nous sommes ne peut que saluer une entreprise visant à défendre les textes courts, un tel programme et surtout, à un tel prix, ne lassait pas de surprendre (sans parler de la qualité des textes, auprès desquels une partie de la rédaction de Bifrost a trouvé sans peine son Razzy de la pire nouvelle francophone de l'année). Aussi était on en droit de s'interroger sur la pérennité de semblable projet. Voici pourtant que nous arrivent les numéros 5 et 6 de la susnommée collection, signés par deux auteurs forts appréciés par chez nous, Roland C. Wagner et Johan Heliot.

Wagner, qu'on ne présente plus, est un auteur toujours remarquable, drôle, doté d'un sens de la satire aigu, qualités qui lui font souvent gratter là ou ça fait mal, le tout avec une légèreté des plus déconcertantes. Enfin quand il ne cède pas à l'un de ses travers les plus récurrents : celui du strict minimum… Au regard de la taille de son texte, le plus court jamais publié en « Novella SF », on pouvait craindre le pire. Il réussit pourtant la prouesse, en 80 pages rondement menées mais en aucun cas expédiées, de nous dépeindre un futur proche assez crédible où, faute de pétrole, l'Europe a dû s'adapter, quitte à régresser, alors que les USA, campés sur des réserves qui s'amenuisent désespérément, se sont refermés sur eux-mêmes en refusant de voir l'évidence. Une évidence qui, quand commence le récit, promet bien de leur péter à la gueule. D'autant que, à l'heure de la première visite officielle du président américain sur le Vieux Continent depuis des lustres, un attentat se prépare… Gouailleur, rigolo, optimiste (c'est rare) et surtout dénué de cynisme (encore plus rare !), Wagner livre ici, à partir d'un sujet grave et pour le moins brûlant, un divertissement malin et sympathique, en prise avec notre quotidien et sans autre ambition que de divertir, même si on y trouvera sans conteste matière à réflexion.

Il est amusant de constater que, si le bouquin de Wagner est dédié à Norman Spinrad, celui d'Heliot ne peut pas ne pas faire penser à Jack Barron et l'éternité, du même Spinrad. « Führer prime time », sous une couverture particulièrement putassière et dans un récit hyper-vitaminé, nous dépeint un futur où le pouvoir politique a définitivement abdiqué face aux médias, l'éthique face à l'audimat (un monde qui ressemble cruellement à celui d'aujourd'hui, en somme). Porté par une idée forte (une émission de télé ou les intervenants, des figures historiques, sont ramenés à la vie pour 48 heures grâce aux mystères du génie génétique — le bouquin s'ouvre ainsi sur un débat hallucinant entre Elvis et Hitler !), Heliot déroule son histoire avec rythme et maîtrise. Aussi jouissif que celui de Wagner, mais plus noir, le texte d'Heliot pêche parfois par manque de crédibilité (on peine à croire à ce personnage central totalement mou du genou qui se laisse porter par les événements du début à la fin) ou d'une peinture politique et sociale qui frise souvent la caricature. Mais on pardonne bien volontiers à l'auteur car, après tout, grossir le trait est le propre du pamphlet, ce qu'est finalement « Führer prime time ».

Au final, « Novella SF » propose ici deux textes souvent très drôles qui, sous des dehors ou un ton légers, se révèlent engagés et politiquement colorés. Pas de chef-d'œuvre, non, mais rien que du très lisible et recommandable. Pour peu qu'on soit prêt à débourser 10 euros pour une heure de lecture et des livres sympathiques mais moches à crever.

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