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Illustration Elbrön

Découvrez la couverture d'Elbrön, nouveau roman de Thierry Di Rollo à paraître en septembre et qui fait suite à Bankgreen.

Cosmicomics 05-2012 2

Sur le blog Bifrost, l'on s'intéresse dans la rubrique Cosmicomics aux sorties BD en librairies de ce mois de mai !

Concours PC-AME

À vos plumes ! Le Bélial' organise un concours de nouvelles situées dans l'univers de Points Chauds et Aliens, mode d'emploi, sur le thème "De l'autre côté des Bouches" !

William Ashbless

Vies et œuvre de William Ashbless

A la page 45 de mon Oxford Companion to English Literature, édition 1985, une entrée est consacrée à Willliam Ashbless. Je le sais pour l’y avoir ajoutée au crayon. Une correction, comme on le dit d’une trempe filée à deux potaches affirmant avoir inventé le poète, sauf à prétendre par là qu’ils l’ont découvert. Au début des années 70, James P. Blaylock et Tim Powers, alors étudiants à Cal State Fullerton, l’université d’Etat de Californie, inondent de vers rigoureux et gaillards le journal de la fac pour se moquer de son contenu avant-gardiste. Personne ne soupçonne le canular, ce qui est gage de succès. L’un aurait proposé « Ash », l’autre « Bless », et William aurait coulé de source, probablement aux eaux de l’Avon.

Plus tard, et, disent-ils, sans se concerter, Tim P. Blaylock et James Powers mentionnent le lettré dans leurs romans Les Voies d’Anubis et The Digging Leviathan (non traduit en France). L’affaire en serait restée là si Beth Meacham, leur éditrice chez Ace Books, ne s’en était pas avisée. A sa demande, les duettistes fixent alors sa biographie. Natif de Virginie en 1785, William Ashbless gagne Londres à bord de la frégate Sandoval le mardi 11 septembre 1810 et loge durant quinze jours aux Hospitable Squires, sur Pancras Lane. Il fréquente Byron et Coleridge, voyage en Egypte puis épouse en 1811 Elizabeth Jacqueline Tichy. Le poète est mêlé à différentes histoires troubles de Londres, comme le cas singulier de « la folie des singes dansants » survenu dans un café d’Exchange Alley. Il serait mort le 12 avril 1846 dans des conditions obscures, assassiné d’un coup d’épée dans le ventre. Le fait n’est pas établi car on retrouve sa trace dans le sud de la Californie, où il décède aux alentours de 1860 dans des circonstances non élucidées. Ce qui n’est pas formellement assuré puisque Powers & Blaylock, ses exécuteurs littéraires, citent une lettre d’Ashbless à Mark Twain, datée de 1882.

Cela, pour l’homme. L’œuvre est principalement poétique, avec pour thème de prédilection l’océan et ses gens. Une heure et demie après son arrivée à Londres, puisant son inspiration « dans le long voyage que je venais de faire », Ashbless s’assied à une table du Jamaica Coffee House pour écrire « Les Douze heures de la nuit ». Le poème, qui anticipe en bien des points Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, se conclut ainsi :

… Il est un fleuve…
Qui des cieux au couchant vers ceux du jeune azur
Coule et dont la distance en heures de mesure
Pour ceux qui sur son flot transnocturne se meuvent.
Trop condamnés pour craindre et morts à toute envie,
Vite ces passagers repartent en arrière
Vers des ténèbres d’éblouissante lumière.

Hélas, nous ne disposons que de fragments, pour la plupart collectés dans Les Voies d’Anubis, joliment traduits chez nous par Gérard Lebec. Powers et Blaylock auraient supervisé une édition bicentenaire 1785-1985, si l’on en croit le prospectus de souscription car aucun exemplaire ne paraît disponible. Citons aussi cet extrait, traduit par France-Marie Watkins, de Sur des mers plus ignorées qui ouvre le roman éponyme de Tim Powers :

… et il advient que des âmes vagabondes dérivent
[Sur des mers plus ignorées,
Que ne connaissent pas les hommes naufragés
Par des vents qui ne soulèveraient pas même un
[cheveu…

William Ashbless revient à ses amours nautiques dans On Pirates, recueil d’une poésie roborative propre à enchanter le gentilhomme anglais congestionné au porto. L’opuscule s’ouvre sur quelques vers de « The Rime of the Ancient Mariner », dédicace affectueuse à son ami Samuel Taylor Coleridge. A travers ses portraits hauts en couleur des frères de la côte, Captain England ou Old Moon Eye, le poète se pose en homme simple, préférant une vie bien remplie aux abstractions des livres, comme en témoigne cet extrait de « Moon-Eye agonistes », une tragédie en vers :

Je ne suis qu’un simple marin,
Loin d’Oxford et tous ses gandins,
Reste que les chamanes emplumés,
Et l’bruit de la jungle me sont familiers.

Ce qui n’empêche pas ce graphomane de tâter à l’occasion de l’essai. Malheureusement, nous ne connaissons de ses Trois rapports londoniens que celui consacré aux philosophes, « Fous londoniens » et « Scientifiques londoniens » demeurant inédits ou ayant fait l’objet d’éditions séparées. Et encore, ne disposons-nous que d’un unique exemplaire relié de cuir et percé en son centre d’une balle en plomb dont la tête touche la page 180. James P. Blaylock, dans Homonculus, nous dit que « d’après le texte, l’humanité se divise en deux camps, comme des armées prêtes à se livrer bataille. On trouvait d’un côté les poètes, ou hommes d’esprit, et de l’autre les actifs, ou simples d’esprit » (J’ai Lu, traduction Jean-Pierre Pugi). Mais tout cela ne doit pas détourner des joies simples, tant il est vrai que, comme l’affirme son poème « Le Dessin de l’Obscur » :

Si nous Chrétiens avons notre bière,
Point n’est besoin alors de s’en faire.

On ne s’étonnera donc pas que le poète et distingué épéiste ait délaissé un temps ses vers acérés pour le tranchant d’un hachoir. Son traité de cuisine, The William Ashbless Memorial Cookbook, propose entre autres la recette des « Back-to-bed fried potatoes ». Pommes de terre cuites la veille, ail, graisse de bacon, viande hachée, saucisses et tranches de lard, le tout surmonté d’un œuf au plat. « Un breakfast qui, s’il est pris à huit heures, vous garantit de retourner au lit une heure après ». De quoi vous plomber voracement, on croit sur parole l’auteur dont « le ragoût à la Ashbless » inclut comme ingrédient, volontaire ou fortuit, une cuillerée à café de cendres de cigarette.

Tout cela fleurerait bon la plaisanterie d’initiés, d’ailleurs relayée par des auteurs comme Steven Brust ou Dean Koontz supposé être un correspondant persécuté par Ashbless, s’il n’y avait eu risque de procès. A en croire la rumeur, outré par le comportement des « deux chimpanzés avec leurs machines à écrire », le décidément increvable William Ashbless réclame justice et agonit d’injures Powers et Blaylock, qu’il considère comme les fossoyeurs de son art. Cela, bien qu’il les ait reçus maintes fois dans son appartement de Long Beach, les abreuvant de conseils en vue de leurs futures carrières d’écrivains. Alors qu’Ashbless avait mieux à faire, comme fréquenter un gamin fan d’Edgar Rice Burroughs, qui construit une taupe mécanique pour se rendre au cœur de la Terre. Ou révéler l’existence des Brothers, une race extraterrestre qui aurait débarqué à Virgin Peak en 1963. Voire à échapper aux agences gouvernementales qui chercheraient à éliminer tout témoin. Philip K. Dick William Ashbless se serait finalement suicidé par noyade le 8 août 2002, au moins jusqu’à la prochaine fois. De façon peut-être significative, The International William Ashbless Society en est arrivé à la conclusion que le poète n’avait peut-être jamais existé, et a cessé ses activités en 1998. Saluons la date anniversaire. Nous dirons pour conclure que la valeur littéraire de William Ashbless est sans nulle doute égale à celle de Gervase Whitelady (1559-1591). Un poète au nom de dessert (Dame Blanche de chez Gervais) qui n’est curieusement mentionné que par Anthony Burgess dans son Testament de l’orange. Et page 1076 de mon Oxford Companion to English Literature.

Earthquake Weather

[Critique commune à Poker d’âmes, Date d’expiration et Earthquake Weather.]

Apès avoir tourné autour du personnage du Roi Pêcheur (sans vraiment l’affronter) dans son roman, mineur, Les Chevaliers de la brune, Tim Powers prend enfin à bras le corps le souverain blessé dans Poker d’âmesDate d’expiration et l’inédit en français Earthquake Weather. A ce jour, ces trois livres forment son œuvre la plus ambitieuse : la Trilogie du Roi Pêcheur  comme il aime à l’appeler.

Mais qui est ce roi pêcheur ?

Bien avant que Chrétien de Troyes ne le fasse apparaître dans son roman inachevé Perceval ou le conte du graal, les ombres du Roi Pêcheur hantaient déjà les légendes celtiques : c’est Nodens, le dieu de la mort qui pêche les âmes des défunts comme s’il s’agissait de poissons ; c’est Bran le Béni qui possède un chaudron capable de faire revivre, imparfaitement, les morts ; c’est Dagda, le dieu-druide irlandais, autre détenteur de chaudron magique, stérilisé par l’arrivée du christianisme. Le roi pêcheur est aussi Melchisédech, le souverain qui anticipe le Christ dans la Bible. Roi de justice, de paix et d’abondance.

Fin XIIe, début XIIIe, chez Robert de Boron, compilateur des récits du Graal, Melchisédech est le gardien du Graal (« Celui qui appellera le vase par son saint nom sera appelé le roi-pêcheur ») ; chez Chrétien de Troyes, c’est le roi blessé, au royaume devenu stérile, qui sera guéri par le Graal que lui apporte Perceval, le bon chevalier. Dans les apports suivants à la « Matière de Bretagne », la légende évolue : le Graal est lié à Jésus ; Galaad ou Bohort remplacent parfois Perceval.

Plus proche de nous, en 1922, le prix Nobel de littérature T. S Elliot (né américain, puis devenu sujet britannique par naturalisation) s’empare de la figure royale blessée pour son plus célèbre poème, « La Terre vaine » (parfois intitulé « La Terre Gaste » - « The Waste Land » en VO) ; poème que Tim Powers cite abondamment dans Poker d’âmes. Vingt-six ans plus tard, Julien Gracq publie sa seule pièce de théâtre, dont le titre est Le Roi pêcheur (peut être le moins bon des textes de Gracq). Personnage présent dans les récits, les romans, les poèmes, depuis 900 ans, voilà un souverain à la double parenté, celtique et chrétienne, qui fut incarné au cinéma entre autres par Nigel Terry (Excalibur, 1981), Robert Redford (Le Meilleur, 1984 — la légende est transposée dans le milieu du baseball), Robin Williams (The Fisher King, 1991).

Dans Poker d’âmes, Tim Powers nous épargne le monde du baseball, pour nous plonger dans celui, à peine moins américain, des cartes (poker et tarot), des croupiers et des machines à sous. On y suit, halluciné (du moins le fus-je), le parcours de Scott Crane, le joueur de poker borgne, dont le père adoptif est un dieu des cartes et le père naturel un vrai dieu — assassin entre autres de Bugsy Siegel, le gangster fondateur du Las Vegas moderne ; personnage fascinant que ce Benjamin Siegel, incarné au cinéma entre autres par Warren Beatty, Bugsy (1991), ou Richard Grieco, Mobsters (1991, aussi).

Scott Crane a un problème : lors d’une mémorable partie de cartes sur le lac Mead, en 1969, il a échangé sans le savoir son enveloppe corporelle contre une fortune. Vingt ans plus tard, il lui faut payer sa dette, ce qu’il refuse de faire, et sauver sa sœur adoptive, Diana, ce qu’il voudrait bien faire (car il est amoureux d’elle), au risque de provoquer la mort de nombreuses personnes (le roman n’est pas avare de fusillades, morts violentes et autres courses-poursuites — certaines de ces scènes d’action sont d’ailleurs d’une maestria que n’aurait pas renié le Cormac McCarthy de Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme ou Elwood Reid).

Dans Date d’expiration, on fait la connaissance de Kootie (Koot Hoomie), un enfant de onze ans au destin hors du commun, dont le meilleur ami est le fantôme de Thomas Edison. Rendant un hommage appuyé aux deux Alice de Lewis Carroll, Powers a un talent rare pour décrire la magie de l’enfance et, au-delà, ce que peut être une enfance réellement « magique » — par ailleurs, non dans un soucis d’équilibre, mais bien pour respecter la logique de sa mythologie, il décrit aussi avec une précision effrayante les cruautés, celles de l’enfance et celle, consubstantielle, du monde surnaturel.

Enfin dans Earthquake Weather, lecture ardue s’il en est (ce qu’une traduction en français ne changerait guère, j’en ai bien peur), Kootie et ce qu’il reste de Scott Crane se rencontrent, sous l’ombre de Dionysos. Il est temps qu’un nouveau Roi Pêcheur soit « élu ». Des trois ouvrages, le dernier est le plus shakespearien, ce qui ne surprendra personne ou presque, mais aussi le plus ouvertement érotique, hanté par le personnage d’Angelica Sullivan, crédible femme fatale, c’est-à-dire « mortelle ».

Au fil des quelques 2000 (!) pages de ces trois livres, Tim Powers crée une véritable mythologie du continent nord-américain, une mythologie qui ne s’arrête pas au western, mais va bien au-delà. Les lieux (le lac Mead, le pont de Londres reconstruit pierre par pierre au Lac Havasu, l’hôtel Flamingo construit en 1946 à Las Vegas et qui donna naissance à la cité qui ne dort jamais et où tout est permis), l’Histoire (Bugsy Siegel, Thomas Edison et bien d’autres personnages historiques), les particularités géographiques (tremblements de terre, lacs artificiels, grands espaces), Tim Powers fait feu de tout bois et transforme l’Amérique du nord en continent magique (une magie des blancs, majoritairement celtique, qui étonne, tant le monde surnaturel amérindien — ou celui des Caraïbes — est absent ; mais qui ne devrait pas surprendre car la Trilogie du Roi Pêcheur est un extension contemporaine, un pseudopode jailli tout droit de la « Matière de Bretagne »).

Trilogie complexe (il n’est pas rare qu’un détail de Poker d’âmes trouve tout son sens, 1500 pages plus loin, dans Earthquake Weather), syncrétique de toute l’œuvre de Tim Powers (la mort, les dieux, les fantômes, l’alcoolisme, les bagnoles, les désirs, la magie, la religion, l’histoire secrète, les conspirations, l’amour impossible, la folie et la foi (avers et revers de la même pièce), les liens père-fils — tout y est !), la Trilogie du Roi Pêcheur est une somme littéraire qui restera, dont étrangement nul ne semble avoir mesuré l’importance à part le critique anglais John Berlyne, et qui, avec le temps, prendra sans doute tout autant de valeur que Mason & Dixon de Thomas Pynchon ou Outremonde de Don DeLillo.

On notera aussi qu’une fois de plus Powers part d’une source mythologique (ici, les origines magiques, primordiales, du Roi Pêcheur) et explique comment sur ce socle se sont posées certaines religions, dont la religion catholique — c’est-à-dire la sienne. Chez Tim Powers, la religion se nourrit du mythe, elle le vampirise, le détourne, elle ne le crée pas, elle ne le nie jamais totalement.

Voilà un monument littéraire qu’on ne « découvrira » sans doute que trop tard. Et après un tel moment de lecture on se demande comment l’auteur pourrait faire mieux (ou même aussi bien)… Les ouvrages plus récents de Tim Powers, Les Puissances de l’invisibleÀ deux pas du néant, malgré de réelles qualités, ne possèdent pas la profondeur, la complexité et la folie de cette Trilogie du Roi Pêcheur, remarquablement écrite (du moins en anglais), ce qui ne gâche rien.

Seul regret : les petites erreurs qui entachent la traduction de Poker d’âmes (néanmoins agréable à lire) et la relative médiocrité de la traduction de Date d’expiration (déjà moins agréable à lire).

Date d'expiration

[Critique commune à Poker d’âmes, Date d’expiration et Earthquake Weather.]

Après avoir tourné autour du personnage du Roi Pêcheur (sans vraiment l’affronter) dans son roman, mineur, Les Chevaliers de la brune, Tim Powers prend enfin à bras le corps le souverain blessé dans Poker d’âmesDate d’expiration et l’inédit en français Earthquake Weather. A ce jour, ces trois livres forment son œuvre la plus ambitieuse : la Trilogie du Roi Pêcheur  comme il aime à l’appeler.

Mais qui est ce roi pêcheur ?

Bien avant que Chrétien de Troyes ne le fasse apparaître dans son roman inachevé Perceval ou le conte du graal, les ombres du Roi Pêcheur hantaient déjà les légendes celtiques : c’est Nodens, le dieu de la mort qui pêche les âmes des défunts comme s’il s’agissait de poissons ; c’est Bran le Béni qui possède un chaudron capable de faire revivre, imparfaitement, les morts ; c’est Dagda, le dieu-druide irlandais, autre détenteur de chaudron magique, stérilisé par l’arrivée du christianisme. Le roi pêcheur est aussi Melchisédech, le souverain qui anticipe le Christ dans la Bible. Roi de justice, de paix et d’abondance.

Fin XIIe, début XIIIe, chez Robert de Boron, compilateur des récits du Graal, Melchisédech est le gardien du Graal (« Celui qui appellera le vase par son saint nom sera appelé le roi-pêcheur ») ; chez Chrétien de Troyes, c’est le roi blessé, au royaume devenu stérile, qui sera guéri par le Graal que lui apporte Perceval, le bon chevalier. Dans les apports suivants à la « Matière de Bretagne », la légende évolue : le Graal est lié à Jésus ; Galaad ou Bohort remplacent parfois Perceval.

Plus proche de nous, en 1922, le prix Nobel de littérature T. S Elliot (né américain, puis devenu sujet britannique par naturalisation) s’empare de la figure royale blessée pour son plus célèbre poème, « La Terre vaine » (parfois intitulé « La Terre Gaste » - « The Waste Land » en VO) ; poème que Tim Powers cite abondamment dans Poker d’âmes. Vingt-six ans plus tard, Julien Gracq publie sa seule pièce de théâtre, dont le titre est Le Roi pêcheur (peut être le moins bon des textes de Gracq). Personnage présent dans les récits, les romans, les poèmes, depuis 900 ans, voilà un souverain à la double parenté, celtique et chrétienne, qui fut incarné au cinéma entre autres par Nigel Terry (Excalibur, 1981), Robert Redford (Le Meilleur, 1984 — la légende est transposée dans le milieu du baseball), Robin Williams (The Fisher King, 1991).

Dans Poker d’âmes, Tim Powers nous épargne le monde du baseball, pour nous plonger dans celui, à peine moins américain, des cartes (poker et tarot), des croupiers et des machines à sous. On y suit, halluciné (du moins le fus-je), le parcours de Scott Crane, le joueur de poker borgne, dont le père adoptif est un dieu des cartes et le père naturel un vrai dieu — assassin entre autres de Bugsy Siegel, le gangster fondateur du Las Vegas moderne ; personnage fascinant que ce Benjamin Siegel, incarné au cinéma entre autres par Warren Beatty, Bugsy (1991), ou Richard Grieco, Mobsters (1991, aussi).

Scott Crane a un problème : lors d’une mémorable partie de cartes sur le lac Mead, en 1969, il a échangé sans le savoir son enveloppe corporelle contre une fortune. Vingt ans plus tard, il lui faut payer sa dette, ce qu’il refuse de faire, et sauver sa sœur adoptive, Diana, ce qu’il voudrait bien faire (car il est amoureux d’elle), au risque de provoquer la mort de nombreuses personnes (le roman n’est pas avare de fusillades, morts violentes et autres courses-poursuites — certaines de ces scènes d’action sont d’ailleurs d’une maestria que n’aurait pas renié le Cormac McCarthy de Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme ou Elwood Reid).

Dans Date d’expiration, on fait la connaissance de Kootie (Koot Hoomie), un enfant de onze ans au destin hors du commun, dont le meilleur ami est le fantôme de Thomas Edison. Rendant un hommage appuyé aux deux Alice de Lewis Carroll, Powers a un talent rare pour décrire la magie de l’enfance et, au-delà, ce que peut être une enfance réellement « magique » — par ailleurs, non dans un soucis d’équilibre, mais bien pour respecter la logique de sa mythologie, il décrit aussi avec une précision effrayante les cruautés, celles de l’enfance et celle, consubstantielle, du monde surnaturel.

Enfin dans Earthquake Weather, lecture ardue s’il en est (ce qu’une traduction en français ne changerait guère, j’en ai bien peur), Kootie et ce qu’il reste de Scott Crane se rencontrent, sous l’ombre de Dionysos. Il est temps qu’un nouveau Roi Pêcheur soit « élu ». Des trois ouvrages, le dernier est le plus shakespearien, ce qui ne surprendra personne ou presque, mais aussi le plus ouvertement érotique, hanté par le personnage d’Angelica Sullivan, crédible femme fatale, c’est-à-dire « mortelle ».

Au fil des quelques 2000 (!) pages de ces trois livres, Tim Powers crée une véritable mythologie du continent nord-américain, une mythologie qui ne s’arrête pas au western, mais va bien au-delà. Les lieux (le lac Mead, le pont de Londres reconstruit pierre par pierre au Lac Havasu, l’hôtel Flamingo construit en 1946 à Las Vegas et qui donna naissance à la cité qui ne dort jamais et où tout est permis), l’Histoire (Bugsy Siegel, Thomas Edison et bien d’autres personnages historiques), les particularités géographiques (tremblements de terre, lacs artificiels, grands espaces), Tim Powers fait feu de tout bois et transforme l’Amérique du nord en continent magique (une magie des blancs, majoritairement celtique, qui étonne, tant le monde surnaturel amérindien — ou celui des Caraïbes — est absent ; mais qui ne devrait pas surprendre car la Trilogie du Roi Pêcheur est un extension contemporaine, un pseudopode jailli tout droit de la « Matière de Bretagne »).

Trilogie complexe (il n’est pas rare qu’un détail de Poker d’âmes trouve tout son sens, 1500 pages plus loin, dans Earthquake Weather), syncrétique de toute l’œuvre de Tim Powers (la mort, les dieux, les fantômes, l’alcoolisme, les bagnoles, les désirs, la magie, la religion, l’histoire secrète, les conspirations, l’amour impossible, la folie et la foi (avers et revers de la même pièce), les liens père-fils — tout y est !), la Trilogie du Roi Pêcheur est une somme littéraire qui restera, dont étrangement nul ne semble avoir mesuré l’importance à part le critique anglais John Berlyne, et qui, avec le temps, prendra sans doute tout autant de valeur que Mason & Dixon de Thomas Pynchon ou Outremonde de Don DeLillo.

On notera aussi qu’une fois de plus Powers part d’une source mythologique (ici, les origines magiques, primordiales, du Roi Pêcheur) et explique comment sur ce socle se sont posées certaines religions, dont la religion catholique — c’est-à-dire la sienne. Chez Tim Powers, la religion se nourrit du mythe, elle le vampirise, le détourne, elle ne le crée pas, elle ne le nie jamais totalement.

Voilà un monument littéraire qu’on ne « découvrira » sans doute que trop tard. Et après un tel moment de lecture on se demande comment l’auteur pourrait faire mieux (ou même aussi bien)… Les ouvrages plus récents de Tim Powers, Les Puissances de l’invisibleÀ deux pas du néant, malgré de réelles qualités, ne possèdent pas la profondeur, la complexité et la folie de cette Trilogie du Roi Pêcheur, remarquablement écrite (du moins en anglais), ce qui ne gâche rien.

Seul regret : les petites erreurs qui entachent la traduction de Poker d’âmes (néanmoins agréable à lire) et la relative médiocrité de la traduction de Date d’expiration (déjà moins agréable à lire).

[Lire également la critique de David Sicé.]

Poker d'âmes

[Critique commune à Poker d’âmes, Date d’expiration et Earthquake Weather.]

Après avoir tourné autour du personnage du Roi Pêcheur (sans vraiment l’affronter) dans son roman, mineur, Les Chevaliers de la brune, Tim Powers prend enfin à bras le corps le souverain blessé dans Poker d’âmes, Date d’expiration et l’inédit en français Earthquake Weather. A ce jour, ces trois livres forment son œuvre la plus ambitieuse : la Trilogie du Roi Pêcheur  comme il aime à l’appeler.

Mais qui est ce roi pêcheur ?

Bien avant que Chrétien de Troyes ne le fasse apparaître dans son roman inachevé Perceval ou le conte du graal, les ombres du Roi Pêcheur hantaient déjà les légendes celtiques : c’est Nodens, le dieu de la mort qui pêche les âmes des défunts comme s’il s’agissait de poissons ; c’est Bran le Béni qui possède un chaudron capable de faire revivre, imparfaitement, les morts ; c’est Dagda, le dieu-druide irlandais, autre détenteur de chaudron magique, stérilisé par l’arrivée du christianisme. Le roi pêcheur est aussi Melchisédech, le souverain qui anticipe le Christ dans la Bible. Roi de justice, de paix et d’abondance.

Fin XIIe, début XIIIe, chez Robert de Boron, compilateur des récits du Graal, Melchisédech est le gardien du Graal (« Celui qui appellera le vase par son saint nom sera appelé le roi-pêcheur ») ; chez Chrétien de Troyes, c’est le roi blessé, au royaume devenu stérile, qui sera guéri par le Graal que lui apporte Perceval, le bon chevalier. Dans les apports suivants à la « Matière de Bretagne », la légende évolue : le Graal est lié à Jésus ; Galaad ou Bohort remplacent parfois Perceval.

Plus proche de nous, en 1922, le prix Nobel de littérature T. S Elliot (né américain, puis devenu sujet britannique par naturalisation) s’empare de la figure royale blessée pour son plus célèbre poème, « La Terre vaine » (parfois intitulé « La Terre Gaste » - « The Waste Land » en VO) ; poème que Tim Powers cite abondamment dans Poker d’âmes. Vingt-six ans plus tard, Julien Gracq publie sa seule pièce de théâtre, dont le titre est Le Roi pêcheur (peut être le moins bon des textes de Gracq). Personnage présent dans les récits, les romans, les poèmes, depuis 900 ans, voilà un souverain à la double parenté, celtique et chrétienne, qui fut incarné au cinéma entre autres par Nigel Terry (Excalibur, 1981), Robert Redford (Le Meilleur, 1984 — la légende est transposée dans le milieu du baseball), Robin Williams (The Fisher King, 1991).

Dans Poker d’âmes, Tim Powers nous épargne le monde du baseball, pour nous plonger dans celui, à peine moins américain, des cartes (poker et tarot), des croupiers et des machines à sous. On y suit, halluciné (du moins le fus-je), le parcours de Scott Crane, le joueur de poker borgne, dont le père adoptif est un dieu des cartes et le père naturel un vrai dieu — assassin entre autres de Bugsy Siegel, le gangster fondateur du Las Vegas moderne ; personnage fascinant que ce Benjamin Siegel, incarné au cinéma entre autres par Warren Beatty, Bugsy (1991), ou Richard Grieco, Mobsters (1991, aussi).

Scott Crane a un problème : lors d’une mémorable partie de cartes sur le lac Mead, en 1969, il a échangé sans le savoir son enveloppe corporelle contre une fortune. Vingt ans plus tard, il lui faut payer sa dette, ce qu’il refuse de faire, et sauver sa sœur adoptive, Diana, ce qu’il voudrait bien faire (car il est amoureux d’elle), au risque de provoquer la mort de nombreuses personnes (le roman n’est pas avare de fusillades, morts violentes et autres courses-poursuites — certaines de ces scènes d’action sont d’ailleurs d’une maestria que n’aurait pas renié le Cormac McCarthy de Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme ou Elwood Reid).

Dans Date d’expiration, on fait la connaissance de Kootie (Koot Hoomie), un enfant de onze ans au destin hors du commun, dont le meilleur ami est le fantôme de Thomas Edison. Rendant un hommage appuyé aux deux Alice de Lewis Carroll, Powers a un talent rare pour décrire la magie de l’enfance et, au-delà, ce que peut être une enfance réellement « magique » — par ailleurs, non dans un soucis d’équilibre, mais bien pour respecter la logique de sa mythologie, il décrit aussi avec une précision effrayante les cruautés, celles de l’enfance et celle, consubstantielle, du monde surnaturel.

Enfin dans Earthquake Weather, lecture ardue s’il en est (ce qu’une traduction en français ne changerait guère, j’en ai bien peur), Kootie et ce qu’il reste de Scott Crane se rencontrent, sous l’ombre de Dionysos. Il est temps qu’un nouveau Roi Pêcheur soit « élu ». Des trois ouvrages, le dernier est le plus shakespearien, ce qui ne surprendra personne ou presque, mais aussi le plus ouvertement érotique, hanté par le personnage d’Angelica Sullivan, crédible femme fatale, c’est-à-dire « mortelle ».

Au fil des quelques 2000 (!) pages de ces trois livres, Tim Powers crée une véritable mythologie du continent nord-américain, une mythologie qui ne s’arrête pas au western, mais va bien au-delà. Les lieux (le lac Mead, le pont de Londres reconstruit pierre par pierre au Lac Havasu, l’hôtel Flamingo construit en 1946 à Las Vegas et qui donna naissance à la cité qui ne dort jamais et où tout est permis), l’Histoire (Bugsy Siegel, Thomas Edison et bien d’autres personnages historiques), les particularités géographiques (tremblements de terre, lacs artificiels, grands espaces), Tim Powers fait feu de tout bois et transforme l’Amérique du nord en continent magique (une magie des blancs, majoritairement celtique, qui étonne, tant le monde surnaturel amérindien — ou celui des Caraïbes — est absent ; mais qui ne devrait pas surprendre car la Trilogie du Roi Pêcheur est un extension contemporaine, un pseudopode jailli tout droit de la « Matière de Bretagne »).

Trilogie complexe (il n’est pas rare qu’un détail de Poker d’âmes trouve tout son sens, 1500 pages plus loin, dans Earthquake Weather), syncrétique de toute l’œuvre de Tim Powers (la mort, les dieux, les fantômes, l’alcoolisme, les bagnoles, les désirs, la magie, la religion, l’histoire secrète, les conspirations, l’amour impossible, la folie et la foi (avers et revers de la même pièce), les liens père-fils — tout y est !), la Trilogie du Roi Pêcheur est une somme littéraire qui restera, dont étrangement nul ne semble avoir mesuré l’importance à part le critique anglais John Berlyne, et qui, avec le temps, prendra sans doute tout autant de valeur que Mason & Dixon de Thomas Pynchon ou Outremonde de Don DeLillo.

On notera aussi qu’une fois de plus Powers part d’une source mythologique (ici, les origines magiques, primordiales, du Roi Pêcheur) et explique comment sur ce socle se sont posées certaines religions, dont la religion catholique — c’est-à-dire la sienne. Chez Tim Powers, la religion se nourrit du mythe, elle le vampirise, le détourne, elle ne le crée pas, elle ne le nie jamais totalement.

Voilà un monument littéraire qu’on ne « découvrira » sans doute que trop tard. Et après un tel moment de lecture on se demande comment l’auteur pourrait faire mieux (ou même aussi bien)… Les ouvrages plus récents de Tim Powers, Les Puissances de l’invisible, À deux pas du néant, malgré de réelles qualités, ne possèdent pas la profondeur, la complexité et la folie de cette Trilogie du Roi Pêcheur, remarquablement écrite (du moins en anglais), ce qui ne gâche rien.

Seul regret : les petites erreurs qui entachent la traduction de Poker d’âmes (néanmoins agréable à lire) et la relative médiocrité de la traduction de Date d’expiration (déjà moins agréable à lire).

Les Puissances de l’invisible

Andrew Hale vit dans le mystère depuis sa naissance. Sa mère lui a confié par bribes qu'il est né en Palestine l'année 1929, de père inconnu, le jour de l'Epiphanie. À l'époque religieuse, elle l'a baptisé aux eaux du Jourdain. Les circonstances particulières de sa venue au monde ont conféré un don à Andrew, celui d'entrevoir en songes une dimension supérieure qui influe sur notre réalité, « Souviens-toi de tes rêves », lui a-t-on ordonné quand il avait sept ans, lors de son recrutement par les services secrets britanniques. En retour, son éducation a été entièrement prise en charge par une obscure banque de la City Ce qui lui a permis de devenir professeur de littérature à Oxford. Cette petite vie discrète, à l'anonymat soigneusement entretenu, cache la véritable activité d'Andrew Hale. Il est espion, tout comme le célèbre Kim Philby agent double au service des Soviets. Philby partage avec Andrew le même talent onirique. Ce qui fait d'eux des rivaux alors qu'ils devraient être alliés.

En 1963, alors qu'il croyait en avoir fini avec son existence de l'ombre, Andrew reçoit un coup de téléphone du Special Opération Executive, Cette cellule maligne de l'Intelligence Service, que l'on croyait désactivée, a l'intention de mener à son terme le projet DECLARE. C'est pourquoi elle rappelle son agent dormant. Tous les souvenirs d'Andrew lui reviennent alors en mémoire : Paris occupé où l'on se déplace d'une planque à l'autre pour échapper à la Gestapo ; visage de la belle Elena ; et surtout l'atroce fiasco de 1948 qui semblait avoir mis un terme au Grand Jeu. Une partie menée contre l'Union Soviétique depuis des décennies et dont la dernière manche doit se jouer en Turquie. Précisément au sommet du mont Ararat où se trouve un énorme artefact noir au bois pétrifié, « de dimensions divines ». Ce qui pourrait être l'Arche renferme les derniers anges déchus. Le SOE veut les détruire quand la Russie a fait de l'un d'eux sa Machika Nach, « la deuxième Mère », esprit protecteur qui pourrait assurer la suprématie mondiale au bloc socialiste.

Hommage avoué aux romans de John le Carré, Les Puissances de l'invisible en reprennent la manière. Non de façon servile mais avec une maîtrise assurée, notamment dans le traitement du personnage principal. Tout comme l'agent Leamas dans L'Espion qui venait du froid, Andrew Hale abdique son identité au cours de ses missions, change de comportement au risque de s'oublier. Obligé d'entretenir sa paranoïa, qualité indispensable de la profession, il ne peut totalement aimer ou haïr les autres espions. Car ils sont moins des individus que des pièces pouvant basculer dans son camp. Ou le quitter, au sein d'un jeu dont personne ne connaît entièrement les règles. Le sens de l'ensemble disparaît sous l'accumulation des significations. Car tout est signifiant dans le récit, du rythme particulier que l'on imprime à sa marche au symbole omniprésent de l'Ankh, l'antique croix égyptienne qui a valeur de talisman. Ignorer le moindre indice revient à attirer l'attention des anges déchus. Preuve que le diable est bien dans les détails. Cette question du sens est ici centrale. Les Puissances de l'invisible est sans nul doute à ce jour l'œuvre où Tim Powers déploie au maximum son herméneutique. Entendons par là l'explication religieuse d'un texte, le terme est choisi à dessein. En premier lieu, l'auteur mêle Bible, Coran et contes des Mille et une nuits (avec une figuration intelligente de Lawrence d'Arabie qui en aurait donné une lecture ésotérique). Powers établit une angéologie extrêmement rigoureuse puisqu'elle repose sur la physique d'Aristote lue par les penseurs persans, notamment Avicenne et son Dânèsh-Nâma ou Livre de la Science.

Mais surtout, et il ne peut s'agir d'une coïncidence, Powers suit la « doctrine des quatre sens » qui fonde toute lecture religieuse de tradition judéo-chrétienne. C'est en cela que l'on peut parler d'herméneutique, puisque l'auteur respecte scrupuleusement, et dans l'ordre, les étapes que réclame un texte sacré : le sens littéral, le sens allégorique, le sens tropologique et enfin le sens anagogique.

Pour s'en convaincre, il suffit de prendre un exemple, volontairement secondaire afin de ne pas déflorer toute l'histoire : le manteau de Kim Philby. Déjà, dans Le Poids de son regard, Powers était parvenu à partir d'une simple indication prélevée dans la véritable correspondance de Byron — « J'ai perdu ma canne-épée » — à lui donner une importance majeure. Un simple détail contenait toute l'intrigue du roman, le combat de poètes contre les Lamies, à la fois muses et vampires psychiques. Ici, au sens littéral, Kim Philby a un manteau arabe vert vif, doublé de renard rouge. C'est à prendre au premier degré, le détail figure dans la biographie du brillant masterspy. Dans sa fonction première il le protège du froid. Au sens allégorique, ce vêtement le préserve des Djinns, invention de Powers corroborée par un extrait de la biographie de Philby père évoquant sa rencontre avec un renard, et par un incident survenu à Kim durant la guerre d'Espagne alors qu'il portait son manteau. Le sens tropologique a pour fonction de révéler les forces et faiblesses du personnage. Toute l'existence passée et présente de Philby est axée sur son père qui lui a offert le manteau puis s'est réincarné en renard. Enfin, l'ensemble débouche sur le sens anagogique, qui traditionnellement révèle la destinée universelle à travers les existences particulières. Kim Philby et les autres acteurs du roman font advenir par leurs actions ce qui devait être accompli selon les desseins du Créateur. De fait, la dernière page du roman ne se contente pas de clore le récit, mais achève l'Histoire avec l'effondrement du bloc Soviétique.

Ce qui pourrait se réduire à un brillant jeu de l'esprit entrevu par une poignée de lecteurs garantit ici la pertinence même du texte. L'élément renvoie à l'ensemble, un fait en apparence accidentel reflète l'essence du récit. Et il en va ainsi pour tout dans Les Puissances de l'invisible, chaque partie contenant la somme des autres. On pourrait parler d'écriture fractale, ce serait oublier que dans les traditions du Livre, juive, chrétienne et musulmane, la moindre parcelle du monde recèle l'ordre de l'univers. Au-delà de la littérature d'espionnage, c'est à ces représentations mystiques que l'écrivain fait référence dans son roman. Brillant, d'une construction admirable, assurément prenant, nous serions tenté de dire qu'il est parfait. Mais la perfection n'est pas de ce monde et n'appartient qu'au Très-Haut. Ce dont conviendrait volontiers Tim Powers.

[Lire également la critique de Sandrine Grenier.]

Le Poids de son regard

Michael Crawford fête l’enterrement de sa vie de garçon. Il est saoul, extrêmement saoul, tellement saoul qu’il s’amuse à passer son alliance au doigt d’une statue. Et le temps qu’il dessoûle, la statue a refermé sa main autour de l’anneau…

Oui, on croirait lire le début de « La Vénus d’Ille » de Mérimée. Mais là s’arrête la comparaison. Car la nouvelle de Mérimée se veut une histoire ambiguë, où l’horreur rode sans jamais se montrer, alors que Le Poids de son regard de Tim Powers bascule immédiatement dans la sauvagerie. Quand Michael Crawford se réveille, sa fiancée a été assassinée par sa rivale de pierre, une créature superbe, inhumaine et féroce : une Nephilim. Les Nephilims sont des vampires subtils, qui boivent l’âme autant que le sang et dont l’étreinte est un rêve d’opium.

Michael Crawford va fuir, hébété de terreur, à travers l’Angleterre, la Suisse et l’Italie. Il y croisera d’autres victimes des Nephilims. Certaines nous sont connues : elles ont pour nom Shelley, Byron et Keats. A ceux-là, les Nephilims ont fait don du Génie littéraire, en échange de la force vitale dont ils s’abreuvent.

Le contrat est-il équitable ? Il le serait peut-être, s’il ne s’agissait que de donner sa propre vie en échange d’une œuvre immortelle — et d’un intense plaisir charnel. Mais les Nephilims ont un défaut : une jalousie terrifiante. Qui s’allie à l’un d’eux doit s’attendre à voir mourir tout son entourage : parents, conjoint, amis — et enfants.

C’est sur cet amour-là, l’amour parental, que les Nephilims vont échouer. Aussi bien Byron et Shelley que Crawford se battront contre les Nephilims pour que vivent leurs enfants. L’allégorie est claire, qui oppose œuvre de l’esprit et œuvre de chair, création individuelle et transmission familiale, l’irrésistible attirance pour une solitude féconde s’opposant à l’écrasante responsabilité paternelle. « Dois-je renoncer à ma vie et à mon œuvre pour que vivent mes enfants ? » La réponse des héros de Tim Powers est franche et massive : « Oui. »

Le Poids de son regard est un livre fiévreux, embué par l’alcool. On boirait à moins : certaines pages s’ouvrent sur des visions de cauchemar. Il y a Shelley faisant danser le cadavre de son bébé devant un mauvais public (« Puisse ta fille mourir et être changée en une marionnette qui déplaira à un public de soldats autrichiens. ») ; Clara broyant son œil de verre entre ses dents puis embrassant Crawford, qui plonge sa langue dans une bouche emplie de tessons et de purée d’ail ; ce dîner atroce qui voit Crawford, Byron, Shelley et le peu qui reste de leur famille manger en silence tandis que, derrière les carreaux des grandes fenêtres, leurs enfants morts dansent en compagnie du cadavre hilare de Polidori.

Le poids de son regard est aussi un livre terriblement réaliste. Assommés par la peur, ses protagonistes trouvent leur équilibre au fond d’une bouteille, titubent, tombent, se blessent et en gardent des séquelles définitives. Borgnes et boiteux, ils reprennent leur longue lutte contre un ennemi qui n’a même pas le mérite du charme. Car, chose rarissime dans la longue histoire des histoires de vampire, l’esthétisme nous est épargné. Les Nephilims ne font pas envie ; ils ne suscitent pas l’amour mais l’addiction.

Mais Le poids de son regard est un livre qui va encore au-delà du réalisme : on peut le soupçonner d’être vrai. Il parle d’une époque où la poésie était une aventure dangereuse, urgente et terriblement anglaise : le début du XIXe siècle. Je me suis penchée sur ces années là et j’ai fait une découverte inquiétante : aussi outrée que paraisse la vie des Shelley ou des Byron vue par Powers, elle ne s’éloigne pas de la réalité d’un iota, ni d’un cadavre. Mary Shelley, enlevée et engrossée par Shelley à 17 ans, a mis au monde puis enterré sa première fille à 18 ans. A 19 ans, elle a mis au monde un fils nommé William et un livre nommé Frankenstein. A 20 ans, elle est devenue mère d’une petite Clara tandis que Byron, de son côté, devenait père d’une Allegra. Mary Shelley a enterré Clara à 21 ans et William à 22 ; à 25 ans, elle a finalement enterré son cinquième enfant mort-né et son époux Percy Shelley tandis que Byron enterrait Allegra, qu’il devait suivre dans la tombe deux ans plus tard. Powers n’a pas eu à chercher bien loin son histoire de sang et de larmes.

Tout au plus s’est-il permis des aménagements. Par exemple, il a remplacé l’effroyable chiasse qui a emporté la petite Clara par des convulsions, qui donnent lieu à une des scènes les plus intolérables du livre : Shelley regardant, de loin, son bébé se tordre dans les bras de sa femme.

Après avoir refermé Le poids de son regard, je suis parvenue à la conclusion que l’hypothèse « Nephilim », la possibilité qu’existe une puissance créative à la fois orgastique et destructrice, acharnée à broyer sous elle les fragiles affections humaines, n’est pas totalement absurde. Sinon, comment expliquer que de si grands poètes soient morts si jeunes, en ne laissant derrière eux qu’un seul enfant vivant et une œuvre immortelle ? C’est assez dire la force du livre de Tim Powers. Un livre écrasant, indispensable et terriblement anglais.

À deux pas du néant

Retour aux sources. Dans ce roman aussi absurde que sérieux, Tim Powers laisse derrière lui l'aridité du roman d'espionnage (Les Puissances de l'invisible) et revient à l'essence même du fantastique. Au menu, démons du folklore juif, agents du Mossad, sociétés secrètes, voyage dans le temps, Albert Einstein et… Charlie Chaplin himself. De quoi inquiéter. Mais en grand professionnel de l'écriture, Tim Powers n'oublie jamais son lecteur : chapitres habilement mêlés et peu avares en cliffhangers — sans toutefois tomber dans le procédé — , personnages travaillés, attachants et parfois touchants, scénario rocambolesque et autres joyeusetés se bousculent dans un roman qui menace de tomber dans le grotesque à chaque page, mais qui réussit la prouesse de rester crédible du début à la fin. Pourtant, le pari est risqué, mais Tim Powers possède un talent rare, celui de combler avec maestria les vides de l'Histoire. Aussi, quand il invente de toutes pièces une descendance illégitime à Albert Einstein, personne ne se pose de question. Et quand on apprend que le célèbre scientifique a fabriqué une sorte de machine à voyager dans le temps, quoi de plus normal ? Après tout, le monsieur s'y connaît en physique, pas vrai ? D'ailleurs, ça tombe bien, la chose ressemble plus aux dérives poétiques d'un Simon Morley qu'aux bielles bien huilées chères à H. G. Wells. Ici, on ne s'encombre pas d'explications alambiquées qui alourdiraient le récit. Place au mouvement, au rythme, et à l'histoire parallèle, la vraie, celle qu'on nous cache. À commencer par les mythes judaïques qui, hélas pour le genre humain, ont la pénible habitude d'exister pour de bon, même si leurs activités éminemment flippantes sont étroitement surveillées par le Mossad et une bande d'allumés millénaristes, membres actifs d'une société secrète immémoriale aux pouvoirs tout sauf folkloriques. On décèle ici un potentiel d'emmerdements à l'échelle cosmique, et heureuse coïncidence, Powers nous en donne pour notre argent en la personne de Frank Marrity, arrière-petit-fils (illégitime, donc) d'Einstein qui rend visite à sa grand-mère sans savoir dans quoi il vient de mettre le doigt. Car la dame a disparu corps et âme, et mauvaise surprise, on la soupçonne de posséder personnellement un morceau de la fameuse machine d'Einstein. D'où la surveillance de la maison. Par des gens qui n'ont aucun sens de l'humour et qui décident d'en savoir un peu plus sur Frank Marrity. Un Frank Marrity qui va faire tout ce qui est en son pouvoir pour protéger sa fille de la bande de fous furieux qui commencent à lui en vouloir sérieusement…

Trouvailles en tous genres (aveugles télépathes, explication étonnamment crédible des phénomènes paranormaux de type poltergeist, etc.), scénario millimétré, action généreuse maîtrisée du début à la fin, À deux pas du néant ne manque pas de charme. Tim Powers se déchaîne et le côté éminemment jubilatoire du résultat fonctionne dès les premières pages. On en ressort convaincu, mais incrédule. Par quel tour de magie l'auteur réussit-il à nous faire croire à son histoire ? Des démons ? Le Mossad ? Charlie Chaplin (on ne dévoilera pas son rôle ici) ? Albert Einstein ? Des voyages dans le temps ? Tout ça dans un seul roman ? Et pourtant… L'ensemble marche impeccablement, tout en s'offrant le luxe de rester sérieux. Bref, un joli numéro d'équilibriste qui réconcilie divertissement et intelligence. Difficile de bouder son plaisir.

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