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Les Démons du Roi-Soleil

[Critique commune à Les Démons du Roi-Soleil, L'Algèbre des anges, L'Empire de la déraison et Les Ombres de Dieu.]

Le procédé de l'uchronie a donné lieu, ces derniers temps, à une floraison d'ouvrages hybrides, à mi-chemin entre l'uchronie pure — celle dont la vraisemblance s'évalue à l'aune de la connaissance historique — et la fantasy. L'historicité la plus orthodoxe semble de plus en plus déserter les pages de l'autre Histoire, remplacée plus ou moins habilement par la fantasmagorie et les pseudosciences. Il n'y a pas là, forcément, matière à se lamenter. Des romans comme L'Age des Lumières de Ian R. MacLeod par exemple (cf. critique in Bifrost n°46) démontrent qu'il est possible, même avec des textes au carrefour de la fantasy et de l'uchronie, de traiter ce qui reste le véritable enjeu littéraire : l'Histoire, le devenir des civilisations et de l'individu. Cependant, force est de constater également que cette hybridation a généré une quantité non négligeable de romans, au mieux (très) distrayants (Bloodsilver de Wayne Barrow en témoigne tout récemment), au pire ridicules (La Cité de Satan de Fabien Clavel aïe aïe aïe !). En rééditant L'Age de la déraison de Greg Keyes, jadis paru dans la défunte collection « Imagine » de Flammarion, Pocket fournit une parfaite illustration de cette littérature au rythme soutenu, pas forcément ennuyeuse, mais dans laquelle la divergence historique n'offre qu'un prétexte, une toile de fond à des aventures qui tiennent davantage du roman de cape et d'épée (de cape et de punk ?). Bref, tout ça pour dire que L'Age de la déraison est une série de romans pop-corn à déguster sans aucune autre intention que celle de s'amuser. Mais il est peut-être temps de voir en quoi consiste cet amusement qui se compose, quand même, de quatre volumes, et pas petits.

Comme vous ne le savez sans doute pas, Isaac Newton a découvert, en 1681, le mercure philosophale. Cette découverte a imprimé un tournant décisif à l'histoire de l'humanité telle que nous la connaissons et, en conséquence, les progrès scientifiques sont désormais liés à l'utilisation alchimique de l'éther. L'effort de rationalisation déployé par Greg Keyes pour rendre cohérent et crédible sa physique alchimique est malin. Il choisit d'introduire un décalage dans les lois physiques qui président au fonctionnement de l'univers. Ceci nous change des sortilèges, des raccourcis métaphoriques et autres fadaises qu'on nous assène habituellement en fantasy. Cependant, ce système demeure fondamentalement magique, les invocations étant juste remplacées par des équations mathématiques. Grâce à l'éther, la communication à longue distance est beaucoup plus facile et rapide. Il suffit d'avoir un éthérographe en harmonie avec son jumeau — une paire d'éthérographes, donc — et le tour est joué. De même, la matière en ce monde étant enveloppée dans des ferments éthériques, on peut, en agissant sur ceux-ci, provoquer des transmutations bien utiles. Hélas, la science est une arme à double tranchant dans les mains de l'humanité. De nouvelles armes toujours plus destructrices (kraftpistole, fervefactum, farenheit, etc…), ont ainsi été conçues, offrant des possibilités supplémentaires de se nuire aux grands royaumes européens. Ce dont ne vont pas se priver leurs monarques respectifs, même s'ils ne comprennent pas du tout le principe exact qui régit l'éther.

C'est dans ce contexte de bouleversements que commence le roman Les Démons du Roi-Soleil (lauréat du Grand Prix de l'Imaginaire 2002, catégorie meilleur roman étranger, rappelons-le). Nous sommes en 1720, la guerre de succession d'Espagne, loin d'être achevée, se poursuit en ravageant le royaume de France. Petit à petit, les armées anglaises grignotent forteresses et places fortes d'un Roi-Soleil sauvé miraculeusement du trépas par un mystérieux élixir persan. Le monarque absolu, désormais aux abois, met tous ses espoirs dans une arme suprême qu'un transfuge de la Royal Society, fâché avec son maître Newton, est sur le point de lui offrir car, évidemment, il reste quelques détails à régler… Le roman d'ouverture de la série de Greg Keyes est donc un texte complètement balisé, coulé dans le moule d'une fantasy qui use des ressorts bien connus de la quête initiatique et de l'affrontement manichéen. L'initiation est ici double puisqu'il s'agit, d'une part, de celle de Benjamin Franklin, à peine sorti de l'adolescence mais déjà génial, et, d'autre part, de celle de Adrienne de Montchevreuil, jeune femme de tête dotée, de surcroît, d'un cerveau. Ces deux personnages principaux, autour desquels orbitent une multitude de personnages secondaires, ont comme point commun de s'intéresser énormément à la science. Ce qui ne va pas manquer de les plonger au cœur des événements déterminants de cet âge de la déraison naissant. Bien entendu, le romanesque l'emporte rapidement sur l'historique. Les clins d'œil, notamment à Alexandre Dumas par le biais d'un d'Artagnan, ici prénommé Nicolas, sont transparents. Complots, sociétés secrètes, aristocrates pervers et magiciens, ici nommés philosophes, se liguent pour rythmer le récit. Nous sommes en territoire connu, celui de l'aventure, au demeurant d'assez bonne tenue, et il y a même un potentiel romanesque qui ne demande qu'à prendre davantage d'ampleur. Cela tombe bien, car Greg Keyes est un conteur qui sait communiquer son enthousiasme. Aussi est-on heureux d'avoir le deuxième volume sous la main pour poursuivre l'aventure.

Deux années se sont écoulées lorsque commence L'Algèbre des anges. La cité de Londres a été effacée (damned !) de la carte et le royaume de France (foutre !) est en proie à la guerre civile. Fort heureusement, Isaac Newton a pu s'échapper avec Benjamin Franklin avant le cataclysme. Nous retrouvons donc nos héros indemnes à Prague, dans un Empire Habsbourg en sursis. Pendant ce temps, les armées du Tsar Pierre déferlent sur l'Europe de l'Ouest pour occuper le vide politique. Leur conquête est grandement facilitée par une flotte aérienne et de nombreux sorciers… pardon, philosophes. C'est le chaos, et Adrienne de Montchevreuil, son bébé et ses amis ont fort à faire pour échapper aux bandes armées qui sillonnent l'ancien royaume de France. Pendant ce temps (bis), dans le Nouveau Monde, les colons britanniques et français s'unissent pour organiser une expédition afin de comprendre les raisons de l'interruption des communications avec leurs métropoles respectives. Un chaman indien, Red Shoes, les accompagne afin de vérifier si les perturbations, qu'il a perçues à l'Est, ne sont pas un coup des mauvais esprits. Quels esprits ? Justement, ce volume va répondre à la question. En effet, comme le titre l'indique, l'enjeu général de ce deuxième épisode de L'Age de la déraison se déplace vers les « anges ». C'est par l'intermédiaire de ces créatures, qui peuplent l'éther, que les philosophes agissent sur les ferments éthériques qui composent la matière, pour accomplir mille prodiges. Mais Isaac Newton se méfie d'elles et voit dans le progrès qu'elles permettent une forme d'asservissement pour l'humanité et une aliénation de la méthode scientifique. Bref, les certitudes des uns et des autres sont mises à rude épreuve. En attendant, l'action ne ralentit pas. Les intrigues et les personnages secondaires se multiplient et Greg Keyes n'hésite pas à convoquer quelques célébrités truculentes, ici Edward Teach, alias Barbe-Noire, pour attiser l'intérêt du lecteur. Le récit, lui, continue d'alterner les points de vue, ce qui permet de suivre l'action dans les différents camps et d'introduire un effet de suspense. Avec une maîtrise impressionnante, Keyes le resserre progressivement jusqu'au bouquet final : ici une bataille dans le ciel de Venise avec blitz et abordage aérien. Bref, on ne s'ennuie pas un instant. C'est donc sous d'excellents auspices que l'on entame le troisième volet : L'Empire de la déraison.

L'action se déplace cette fois dans le Nouveau Monde. Dix années sont passées et Benjamin Franklin est devenu député du Commonwealth. Marié à la belle Lenka (rencontrée à Prague, pendant son exil), il a fondé la Junte, une organisation scientifique secrète qui met son savoir en œuvre pour garder la guerre et ses horreurs éthériques loin des terres américaines. Mais voilà, un prétendant à la Couronne d'Angleterre débarque avec le soutien de la Russie et de quelques tories nostalgiques. L'heure semble être venue de livrer une guerre d'indépendance sans l'appui des forces des Malakim, ces créatures de l'éther, qui ont fait des hommes leurs marionnettes. Pendant ce temps, Adrienne et sa garde rapprochée fuient Saint-Pétersbourg et ses complots à bord d'une flottille aérienne. L'intention de la sorcière est aussi de retrouver son enfant que lui ont dérobé les Malakim de la faction opposée à ceux qui la soutiennent. Elle ne sait pas encore que celui-ci est devenu un être surpuissant, l'Enfant-Soleil, qui a débarqué en Amérique à la tête d'une armée pour entreprendre sa conquête par l'Ouest. Averti de l'approche de cette menace, le chaman Red Shoes part à la rencontre de son destin. On sent à la lecture du troisième volet de L'Age de la déraison que l'apothéose est proche. La guerre humaine devient totale. On se bat sur terre, sur mer et dans le ciel. Des armes toujours plus terrifiantes sont utilisées : submersibles et créatures éthériques enchâssées dans des armures mues par des muscles alchimiques. Les actes de bravoure succèdent aux trahisons sans laisser un instant de répit. La guerre matérielle se double d'un conflit de nature plus métaphysique, entre les Malakim eux-mêmes, et se teinte d'une touche de prophétie. C'est désormais le devenir de l'humanité qui est en jeu et non plus celui des monarques. Le grand bazar de la fantasy s'impose définitivement. Et pourtant, le lecteur est conquis… Reste un tome avant la délivrance.

Inutile de résumer L'Ombre de Dieu puisque cet ultime volume s'inscrit totalement dans la continuité du précédent. En fait, à sa lecture, on ne peut s'empêcher de songer qu'un élagage de l'histoire n'aurait pas fait de mal à la série. Le rythme, déjà débridé dans les précédents tomes, s'accélère encore, échappant manifestement au contrôle de l'auteur. La déraison n'est plus uniquement dans le titre. Elle est dans l'accumulation des rebondissements et des points de vue. Elle est aussi dans la multiplication des batailles et des défis héroïques ; multiplication qui finit par lasser. Et lorsque le dénouement se produit (on le voyait venir depuis le début du troisième tome), on soupire de soulagement. Reste que, au regard des trois précédents tomes, force est de constater qu'on a finalement passé un agréable moment de lecture. Alors pourquoi se priver ? L'été arrive…

Dans l’œil du cyclone

Après avoir donné ses lettres de noblesse à l'heroic-fantasy bas de plafond, ressuscité la science-fiction — le space opera, pour être précis —, s'être engagé de manière inouïe (ahah !) et forcément admirable (ahah !) pour une noble cause (Une Fille comme les autres de Jack Ketchum), les éditions Bragelonne ont décrété qu'il fallait redonner sa chance au fantastique, cette littérature mal aimée dans l'Hexagone, comme en témoigne la quasi-disparition de toutes les collections qui lui étaient dédiées. On attendait donc Jean Ray, Dennis Etchison, Lucius Shepard, Steve Rasnic Tem, K. W. Jeter ou, à la rigueur, leurs héritiers. C'est finalement Jim Butcher que l'on découvre. On espérait s'enivrer avec les effluves de quelques fleurs littéraires vénéneuses. On reste médusé devant un nain de jardin charriant sa brouette de clichés et autres blagues de potache. Ambiance : « Le facteur était en avance de trente minutes. C'était un remplaçant. Son pas plus lourd avait quelque chose de désinvolte et le type sifflait. Il sifflotait encore avant de s'arrêter brusquement devant ma porte. Il y eut quelques instants de silence, puis il éclata de rire. »

À la lecture de Dans l'œil du cyclone, on n'est pas loin d'éclater de rire aussi au tour de passe-passe que l'on vient de nous jouer. En effet, Jim Butcher, c'est du lourd, voire du très lourd. Attention, pas de cette lourdeur qui découle de l'aura médiatique. Non, du lourd qui accable, pèse et, finalement, s'écrase comme une tarte à la crème en pleine face. Ahah ! Ils nous ont bien eu chez Bragelonne (et chez SciFi, partageons tout de même les responsabilités). Ils nous ont entarté bellement. On croyait lire un roman de littérature fantastique et c'est finalement une pochade puérile et mal écrite (la traduction n'y est sans doute pour rien, encore que…) que l'on achète (presque dix euros, quand même). Tout juste un scénario de série télé médiocre, à mi-chemin entre Buffy et Scoobidoo… Pardon… Ah oui ! « Les Dossiers Dresden » sont déjà une série télé aux Etats-Unis. Décidément, rien ne nous sera épargné. Mais j'entends déjà les esprits chagrins ronchonner. Et l'histoire ! Il serait peut-être temps d'en parler ! C'est bien là le problème : une histoire, un tant soit peu sérieuse, il n'y en a pas. Ce court (ouf !) roman est un texte nombriliste consacré quasi-exclusivement au personnage de Harry Blackstone Copperfield (si, c'est ça, son nom) Dresden, un jeune magicien qui a fait de l'élucidation des affaires paranormales sa raison sociale. On peut d'ailleurs résumer le propos par une énumération. Lorsque le roman commence, Harry est fauché. Heureusement, une cliente lui téléphone pour lui demander de retrouver son mari. Dans le même temps, l'inspectrice Karrin Murphy, du Bureau des enquêtes spéciales de Chicago, le contacte pour examiner deux victimes décédées dans des circonstances… acrobatiques : « Ils étaient morts dans leur lit, cette nuit. La rigidité cadavérique avait commencé son œuvre. La femme chevauchait le type, le corps tendu en arrière, le dos courbé comme une danseuse, l'arrondi de ses seins lui conférant une charmante silhouette. L'homme, grand et musclé, agrippait les draps de satin, les serrant dans ses poings. Un photographe érotique en aurait tiré un tableau magnifique. Dommage que les côtes gauches de nos amants aient décidé d'exploser, faisant jaillir des pointes osseuses qui avaient déchiré les chairs. Les artères avaient projeté du sang jusque sur le miroir du plafond, avec des morceaux de chair gélatineuse et probablement les restes de leurs cœurs. » En sortant de la scène du crime, Harry est prié par le patron du défunt — un gros bonnet de la pègre — de laisser tomber l'embryon d'enquête que son amie Karrin vient de lui confier. S'il cède, l'inspectrice ne sera plus sa copine… Vous pensez bien que Harry ne va pas se laisser impressionner. D'ailleurs, il est grand temps pour lui d'aller au pub McAnnaly, où il a ses habitudes, afin de déguster une ale — parce que, si vous ne le savez pas, Harry apprécie l'ale brassée par Mac, le patron peu loquace du McAnnaly. À peine accoudé au comptoir, il est accosté par Susan Rodriguez, provocante journaliste du tabloïd Les Arcanes de Chicago, qui, aussitôt, le drague outrageusement :

« — Harry Dresden, vous êtes vraiment impossible. (Ses yeux cillèrent un peu plus.) Vous n'avez même pas regardé mon décolleté, je me trompe ?

Je pris une lampée d'ale et fis signe à Mac de lui en servir une. Ce qu'il fit prestement.

— Je plaide coupable, lâchai-je. La plupart des hommes seraient complètement dingos, à ce stade.

— Il faut que je fasse quoi, avec vous, Dresden ?

— Je suis pur de cœur et d'esprit, rien ne peut me corrompre.

Ivre de frustration, elle me dévisagea pendant quelques instants avant d'éclater de rire. Même son rire était beau, chaud, intense. Je profitai de l'occasion pour regarder sa poitrine. Il y a des limites aux vertus de la pureté de l'esprit et du cœur. »

Harry se fait finalement extorquer un rendez-vous. Mais en attendant, il a deux enquêtes urgentes sur le feu. Il invoque donc un (pas une) fey, répondant au surnom doux à l'oreille de Tut Tut, pour obtenir des réponses. Là-dessus débarque Morgan, un magicien chenu, pseudo clone de Sean Connery dans Highlander (ben si, c'est comme ça) qui le menace avec son épée maousse des foudres de la malédiction de Damoclès s'il est prouvé que Harry est Le coupable. De quoi ? Des deux meurtres, ci-dessus mentionnés, et de diverses entorses au code de la Blanche Confrérie. Eprouvé, Harry rentre chez lui et on découvre (enfin !) son intérieur cossu (éclairage à la bougie, chauffage et cuisine au bois car les bienfaits du confort moderne ne résistent pas à l'aura magique surpuissante de Harry). Il confectionne, aidé d'un esprit de l'air domestiqué qui loge dans un crâne (Bob, qui nourrit une obsession notoire pour la gent féminine), un philtre d'amour pour son rendez-vous avec Susan (vingt centilitres de tequila, cent grammes de chocolat, une goutte de parfum, trente grammes de soie déchirée, le dernier soupir recueilli au fond d'une bouteille, les cendres d'une lettre d'amour pleine de passion ou, à défaut, quelques pages de romans à l'eau de rose avec des couvertures regorgeant de chair sensuelle…). Ce n'est pas qu'il doute de son sex-appeal, mais Harry préfère être à la hauteur. Etc. Etc.

Nul besoin d'en rajouter pour rendre compte de la substantifique matière (fécale ?) de cet ersatz de roman. Au passage, rendons hommage à Jim Butcher dont l'écriture est à la hauteur de l'inexistence de l'histoire. Malgré ce sérieux handicap, il réussit, haut la main, le tour de force de surécrire, comme un acteur cabotin surjoue. L'humour est au mieux puisé dans des résidus de fond de capote, au pire complètement crétin (mais il paraît que les adolescents aiment les crétineries). Les descriptions sont parfaitement alimentaires : « Elle ressemblait à une pizza. Le visage pâle par endroits et rouge ailleurs, elle était aussi molle qu'une frite McDonald's, sauf quand des spasmes tétanisaient ses muscles ». Sans oublier que Jim Butcher semble d'ailleurs vouer un culte aux majorettes dont les petits nez, voix rauque et jeter de bâton (non, là j'invente) agrémentent les descriptions féminines. Quant au style, c'est tout simple : il n'y en a pas. Ou alors il faut considérer qu'interpeller constamment le lecteur — genre voix off — est un procédé littéraire hautement soutenu. Bref, on savait le fantastique moribond en France. Avec Jim Butcher et par l'intermédiaire des éditions Bragelonne, c'est certain, il n'est plus que l'ombre de lui-même.

Le Trône d'ébène

En 1807 apparaît chez les N'Gunis du Natal (peu ou prou l'actuelle Afrique du Sud) un dictateur qui fonde la nation zouloue en conquérant par les armes les autres tribus de la région. Chef de guerre insatiable atteint de folie sanguinaire, il sera assassiné par les siens en 1828. Ses successeurs combattront les Boers, puis les Anglais.

Telle est l'histoire du nouveau roman de Thomas Day, sous-titré Naissance, vie et mort de Chaka, roi des Zoulous. Ni science-fiction, ni fantasy, ce roman est une épopée sanglante. Et comme en Afrique, la magie n'est jamais absente, une épopée fantastique sanglante.

Ce qui frappe en premier c'est l'écriture, le souffle qui porte les exploits de ce guerrier hors du commun. Le destin de cet homme est exceptionnel, mais l'énumération de ses conquêtes guerrières serait lassante si elle n'était contée dans une langue aussi inspirée.

C'est l'histoire du premier fils désiré d'un roi, conçu malheureusement pour lui hors mariage avec une concubine. Crime sacrilège qui permettra aux épouses légitimes d'exiger le bannissement du fils et de la mère quand elles-mêmes auront des héritiers. Un gamin martyrisé par les autres enfants du village jusqu'à son départ à l'âge de treize ans. Impavide, la mère assiste aux exactions dont son fils est quotidiennement victime, persuadée que ces brutalités forgent son caractère, que sa haine et sa rage le transformeront en messie guerrier. Une ancienne prophétie annonce en effet la venue d'un enfant sacré qui deviendra un grand roi et réunira sous sa coupe les autres tribus.

Pour vérifier son pressentiment, elle l'emmène voir une vieille sorcière qui vit au creux d'un arbre de la savane, en compagnie d'un cochon sauvage aux yeux bleus. Celle-ci confirme que peut-être… mais qu'elle ne pourra en être sûre que le jour où le garçon atteindra la puberté. Quand ce jour arrive et que l'enfant, pour la première fois, se réveille le sexe dur, c'est la mère qui le soulage. Geste fondateur, incestueux, d'une mère toute puissante qui le poussera à conquérir les tribus voisines, à tuer et à massacrer les bouches inutiles, à vendre aux Portugais une partie des prisonnières et des enfants, et à garder comme esclaves les plus beaux spécimens.

Enfant de la prophétie, Chaka est avant tout l'objet des dieux, dieux qu'il lui faudra parfois affronter, à l'instigation même de ces derniers. Ainsi combat-il une mère divine et monstrueuse, une lutte ô combien symbolique alors que dans sa vie personnelle, Chaka n'aura de cesse d'obéir aux dieux et à sa génitrice. Après quoi la première guerre est déclarée, et Chaka ne cessera plus de batailler, de tuer et de massacrer, encouragé par sa mère, par la prophétie, par la sorcière, et, bien sûr, par les dieux.

Car ce sont les dieux qui, en coulisse, manipulent les marionnettes humaines qui défendent sans le savoir leurs intérêts. Les dieux savent que seul un empire zoulou puissant pourra entraver la marche de l'homme blanc et leur donner quelques années de répit. Comme d'habitude, ils poussent les hommes à s'entretuer en leur nom, se moquant des dégâts collatéraux (des milliers de morts à chaque nouvelle conquête de Chaka, qui seront nombreuses).

À la fin de sa geste, les dieux ordonnent à Chaka d'entreprendre un voyage initiatique, jusqu'à un lac sacré où l'attend un dieu crocodile. Le cadeau du crocodile (symbole du père, père qui l'a banni !) le rendra fou.

La magie imprègne le récit, mais que serait une épopée africaine sans magie noire ? Une chanson de geste tout autant magnifique (un jour un enfant apparaît, porté par une prophétie il réunit sous sa coupe la nation zouloue) qu'horrifique du fait de la cruauté de Chaka, de son inhumanité. C'est un guerrier sans cœur fabriqué par les dieux et capable d'abattre ses alliés s'il les sent trop fragiles. Il ne se connaît qu'un unique amour, celui qu'il porte à sa mère, un amour qui le dévore.

À la fin du roman, avalé comme un bouillon poivré une nuit de grippe, deux réflexions totalement incorrectes me viennent. Je comprends mieux les dictateurs africains actuels qui ne font que perpétuer la tradition et la folie du roi des zoulous. Et je me demande si une société sans dieu(x) serait moins sanguinaire. Peu probable…

Thomas Day a du souffle, il sait raconter des histoires, mais il a surtout ce don incroyable qui consiste à se glisser dans l'âme d'un peuple pour la faire sienne le temps d'un livre.

Ombres sur le Nil

Grâce à l'auteur, nous avions déjà appris, entre autres, que le plus ancien manuscrit de la Bible avait été « mis à l'abri » par un étrange anachorète albanais afin de sauver la « vraie » Bible sur laquelle repose la civilisation occidentale, et qu'une interminable partie de poker jouée par trois singuliers personnages dans une minuscule échoppe du vieux Jérusalem avait décidé du sort de la ville et, par conséquent, du Moyen-Orient. On se doutait bien que ça ne pouvait pas s'arrêter là. L'issue aurait, en quelque sorte, paru trop simple…

Donc, dans ce troisième volet du Quatuor de Jérusalem (qui peut être lu indépendamment des deux précédents, quoique ce serait fort dommage), le lecteur découvre un autre lieu capital, en un autre temps : Le Caire en 1942, à l'époque où les troupes du maréchal Rommell progressent dans le désert. Dans l'hôtel Babylone, un meublé hors catégories tenu par l'inamovible Ahmad, tenancier au passé complexe et au présent insaisissable, déboule un certain Joe O'Sullivan Bearce, ancien joueur de poker à Jérusalem que des agents secrets sont allés chercher dans la réserve indienne où il s'était réfugié pour lui confier une mission : enquêter sur la mort de son ami Stern et sur les agissements antérieurs de celui-ci…

Bien sûr, dès le début du récit, tout est beaucoup plus tordu qu'une épopée historique, une intrigue policière, un roman d'espionnage ou une succession de portraits d'individus hauts en couleur, même si le livre participe de tout ceci, et avec panache. Comme dans les deux précédents volumes, ce qui séduit d'abord, c'est le côté imprévisible et farfelu des personnages. Toute banalité est exclue et, lorsque banalité il semble y avoir, c'est de manière tellement excessive qu'elle devient extraordinaire. Reste une profonde humanité, qui s'affirme de plus en plus, et de bouleversante manière, à mesure que s'enchaînent avec logique les plus incroyables évènements.

Résumer l'ensemble est impossible, et serait de toute manière malvenu. Ce qui constitue la force, la puissance d'Ombres sur le Nil, c'est sa capacité à surprendre sans cesse le lecteur, à le prendre à rebrousse-poil tout en lui donnant l'impression qu'on le caresse. La lecture donne la même impression qu'un rapport amoureux réussi, à la fois créatif et bienvenu, inédit et inattendu.

On ne rappellera pas ici les rapprochements déjà établis avec les plus grands auteurs de divagations prodigieuses, ni les compliments déjà humblement proférés à l'égard des deux précédents livres d'Edgar Whittemore parus en « Ailleurs & Demain » (cf. critiques in Bifrost 39 et 42). Mais qu'on permette à l'auteur de ces lignes d'insister auprès des lecteurs pour qu'ils ne commettent pas l'erreur de passer à côté de ce troisième opus. Ils se priveraient de beaucoup de plaisir, et de l'opportunité rare de se retrouver étonnamment plus intelligents et bien plus satisfaits au moment de refermer l'ouvrage.

Quant à ceux qui auront l'audace avisée d'ouvrir Ombres sur le Nil, gageons qu'ils attendront la parution du quatrième pan de ce Quatuor comme ils attendraient un rendez-vous galant : avec confiance et impatience.

La Zone du Dehors

Avant d'être Alain Damasio-La-Horde-du-Contrevent, Alain Damasio était Alain Damasio tout court, auteur d'un premier roman réussi/raté publié chez Cylibris dont deux ou trois sites web innommables avaient un jour parlé. Aujourd'hui (justement) célèbre pour le carton public et critique de La Horde, Damasio nous offre l'utile réédition (revue et augmentée d'un CD) de La Zone du dehors, œuvre fondatrice s'il en est. La boucle est d'ailleurs bouclée, le groupuscule terroriste anarchisant dont il est question ici s'appelant justement La Volte. Ah, tiens, comme l'éditeur ? Oui, voilà, comme l'éditeur, maintenant vous savez tout…

Contribution damasienne à George Orwell, dont l'ombre immense ne cesse de hanter les pages tour à tour nietzschéennes, deleuziennes, foucaultiennes ou situationnistes de ce roman dystopique aussi foutraque que passionnant, l'histoire de La Volte est une charge nécessaire contre la social-démocratie molle qui intègre, comprend, tolère et flique pour notre plus grand bien. Pas besoin de s'envoyer l'intégrale de Noam Chomsky pour savoir que là où la dictature s'appuie sur la répression pour durer, la démocratie se contente de l'assentiment général et de l'autocensure permanente (la fabrique du consentement, comme qui dirait). De fait, La Zone du dehors renoue avec le roman politique, genre encore plus inavouable que la S-F, et dont on peine à trouver en France quelques augustes représentants. C'est désormais chose faite, d'autant que le lifting du roman (belle couverture, beau CD et belle réécriture — les premières pages, notamment) le hisse au même niveau que La Horde du contrevent. Dès lors, Alain Damasio peut enfin officier en tant qu'agitateur public ultra référencé avec l'humour et la chaleur qu'on lui connaît.

D'humour (noir) et de chaleur, La Zone du dehors n'en manque d'ailleurs pas, même si le texte louche plus du côté épique, flamboyant, révoltant, déroutant (et parfois illisible) que de l'absurde rigolo. Soit, mais l'histoire ? On y vient.

Plantée sur un astéroïde en orbite autour de Saturne, une société humaine prospère doucement. Baptisée Cerclon (un rappel assez glaçant au tout aussi glaçant concept de panoptique illustré sur la couverture, entre autres), la ville tient plus de la station spatiale cernée par un environnement hostile que de la terre promise, mais passons. Or, à l'instar de nos propres sociétés occidentales aveuglées par la peur de tout ce qui les menace et dont la majorité des institutions tiennent justement grâce à ce sentiment de terreur généreusement colporté article après article par nos ami(e)s journalistes, le Cerclon s'appuie sur la logique de la destruction. Dehors, tout est si hostile, si irrémédiablement mortel qu'un simple dérèglement risque de mettre un terme à la colonie dans son ensemble et de tuer tous ceux qui y vivent. De fait, qui oserait remettre en cause une société qui, certes, ne manque pas de défauts, mais qui laisse quand même pas mal de libertés, d'autant que sur Terre, par exemple, la situation a carrément dépassé les limites du supportable ? Bref, y a pire ailleurs, soyez heureux ici, surtout que toute tentative de changement débouche sur la mort. T'as qu'à aller voir à Moscou si c'est mieux.

Et pourtant, la jeunesse est décidément incorrigible (enfin, celle qui ne va pas à la Concorde) et une poignée de déviants décide de foutre un peu le feu de ci de là, parce que quand même, bon. Et nos sales jeunes sont tout sauf stupides, qui plus est. Une vraie honte. Apôtres de la démocratie directe, lucides quant à la désastreuse solitude propre aux révolutionnaires, aussi angoissés qu'enthousiastes quand se pose fatalement la question de la lutte armée, les membres de La Volte résument bien les aspirations d'un monde qui prend soudainement conscience de la vraie nature de l'oppression.

En l'occurrence, au Cerclon, l'oppression la plus visible (mais la plus acceptée, car la plus raisonnable) reste le système de Clastres, organisation sociale très rigide qui donne sa place à chacun en fonction de ses aptitudes et qui n'oublie personne (un concept aussi sordide que le déclassement est impensable, évidemment, sauf que l'hypocrisie est très humaine et qu'ordre + pouvoir = oppression, c'est comme ça, et même Olivier Girard aurait bien du mal à réfuter pareille assertion). La Zone du dehors ne fait rien d'autre que raconter la révolte libératrice de cinq personnages, perclus de contradictions, hantés de pressions sociales et tous forcément attachants. C'est tout ? Oui, mais c'est déjà beaucoup. Le style inimitable de Damasio élève le récit avec intelligence et brio. Quant à la révolution, le thème est tellement universel qu'on ne peut guère qu'y adhérer. Reste que si ce premier roman est enthousiasmant par bien des aspects, on sent qu'Alain Damasio a voulu en mettre beaucoup, au risque de s'y perdre. Ainsi, la narration souffre du poids théorique et critique qui jalonne le récit page après page. Défaut agaçant qui, certes, enfonce un peu plus le clou argumentaire, mais qui plombe l'intrigue et limite parfois les personnages à des rôles de tribuns révolutionnaires caricaturaux. Ceci étant, La Zone du dehors est aussi un excellent roman et un beau voyage aujourd'hui douloureusement nécessaire. L'occasion de découvrir une autre facette du travail d'orfèvre de Damasio, qui, on l'espère de tout cœur, a sacrément intérêt à nous pondre quelque chose d'autre au plus vite. Au travail, feignant, la France a besoin d'écrivains qui se lèvent tôt.

La Mémoire du vautour

Prolifique, Fabrice Colin, c'est le moins qu'on puisse dire. Auteur adulte, auteur jeunesse, auteur bédé, conseiller éditorial (pour la collection Points « Fantasy »), l'animal surfe avec bonheur sur le livre au sens large et se fait stylistiquement plaisir avec La Mémoire du vautour, texte expérimental et personnel qui confirme deux choses : Fabrice Colin est un sacré bon auteur ; Fabrice Colin est un sale gosse qui prend plaisir à casser ses jouets, parce que, quand même, faut pas déconner.

Premier roman de littérature générale, précise la quatrième de couverture. Indication curieuse et inutile pour un roman qui n'a rien de général et qui assume parfaitement bien son héritage imaginaire. De là à reprendre pour nous la petite phrase qui définit un livre de S-F comme étant publié par une collection S-F, il n'y a qu'un pas. Hop, donc.

À la lecture de La Mémoire du vautour, on constate que Fabrice Colin n'a vraiment plus rien à prouver. Il n'est plus un « jeune auteur » (il n'est même plus jeune tout court, d'ailleurs) dont on attend avec impatience la prochaine production, celle-là même qui va faire très mal. Fabrice Colin est un auteur français avec ses points forts (une narration extrêmement rythmée, une densité textuelle rare, une façon d'asséner ses phrases dans la gueule du lecteur avec une sorte de détachement glacé) et ses points faibles (un scénario limite, un sens global trop introspectif pour intéresser véritablement un œil extérieur a priori étanche à ce genre de problématique), le tout baignant dans une volonté littéraire très éloignée de toute normalité. C'est tant mieux quand le voyage est maîtrisé de bout en bout, c'est tant pis quand l'édifice se casse la gueule tout seul. La Mémoire du vautour se casse la gueule, mais par une sorte de miracle antigravitationnel comme seule la S-F sait en produire, le livre ne touche jamais le sol. Belle manœuvre, donc, à lire de toute urgence pour en avoir le cœur net.

Au départ (et à la toute fin, ratée, vraiment ratée, tellement ratée qu'en a envie de râler très fort et de la divulguer, mais on n'a pas le droit de gâcher le plaisir des autres), il y a Bill Tyron, sorte de dilettante (mal)heureux contacté par une mystérieuse agence paragouvernementale pour envahir l'intimité d'une ex-G.I. cancéreuse en phase terminale dont il va (ah, tiens ?) tomber forcément amoureux, au point de faire très exactement ce qu'il ne faut pas faire, à savoir mettre son nez là où il ne devrait pas. Car cette G.I. (Sarah) a bénéficié d'un traitement cérébral très avant-gardiste : on (qui ça, on ?) lui a effacé une partie de la mémoire, suite à une expérience douloureuse en Indonésie. Voilà pour le panorama.

Fort logiquement, Colin délaisse ensuite son personnage pour s'intéresser à Sarah et se glisser dans sa peau. Une visite intériorisée réussie, passionnante par bien des aspects, qui débouche sur… Plus grand-chose, en fait, ou plutôt si, mais à l'excès, trop de choses. Un accident d'avion, un vautour mangé par un tigre mangé par un homme mangé par un requin mangé par un homme, une bien belle ménagerie pensante assez génialement dépeinte par un Fabrice Colin qui sait où il va, lui. Le lecteur, peut-être pas, mais c'est aussi ça, la littérature, pas vrai ? Bref, tout ça ne manque pas de piment, sauf que d'autres personnages entrent en scène, des personnages dont on n'a pas forcément saisi l'intérêt, tous vaguement reliés à d'autres, mais qu'importe, l'histoire continue à se dérouler tranquillement, de visites touristiques en expériences extrêmes (toujours impeccablement décrites et impeccablement écrites) pour se présenter à la toute fin comme une sorte de gros collage minutieux savamment emballé en roman. Plutôt raide, donc, mais soit.

On ne peut pas décemment reprocher à Fabrice Colin d'avoir écrit le roman dont il avait envie. Hélas, ce roman n'est pas le nôtre, et le contrat lecteur/écrivain passe toujours mieux quand les deux arrivent à se parler, sans nécessairement se comprendre, d'ailleurs, mais au moins se parler. Ici, pas de miracle, juste un bon bouquin bien fichu, apparemment bien construit, mais qui se perd en route. On pourra toujours râler en précisant que non, la fin replace l'ensemble sur ses pieds, mais le manque de cohérence générale laisse quand même le lecteur sur sa faim. Alors, sommes-nous passés à côté de quelque chose ? Peut-être. La quatrième de couverture évoque un road movie à la David Lynch. Oui, sans doute. Mais ce qui marche au cinéma ne fonctionne pas forcément par écrit.

La Glace et la Nuit, Opus un: Nigredo

Nouveau roman et — surprise — nouvelle exploration de l'univers foisonnant de Vertigen, qui vaut à Léa Silhol son qualificatif de fantasyste shakespearienne, La Glace et la nuit se décline en diptyque, Nigredo n'en formant que le premier volet. Les fans comme les néophytes (re)découvriront un monde proche de Faërie, anges et dieux grecs en plus, livré par une Léa Silhol en grande forme. Style soutenu, narration fluide, poésie et punkitude (oui oui !) y côtoient féminisme, engagement politique et réflexion plutôt profonde sur les motivations d'un genre humain décidément compliqué (« humain » à prendre au sens large, évidemment). Preuve que la fantasy sait aussi être une littérature d'idée, dès que les auteurs s'éloignent des standards aussi éprouvés qu'éprouvants. Double paradoxe avec Nigredo, dans la mesure ou l'auteure reprend à son compte les clichés du genre, mais, à l'image du travail d'Elizabeth Hand ou de Robert Holdstock, les avale tout crus pour mieux les digérer et en tirer quelque chose de totalement neuf. Ce qui frappe le plus dans ce premier tome de La Glace et la nuit, c'est son côté éminemment silholien. Autant dire que les habitué(e)s apprécieront et que les autres ont intérêt à apprécier. Autant dire aussi que pour le lecteur qui n'accroche pas d'entrée de jeu, mieux vaut refermer le livre et passer à autre chose. Nigredo concerne avant tout un public de convaincus. Et si vous l'êtes, il y a très peu de risques que vous soyez déçu(e)s.

Sans déflorer l'intrigue, on peut tout de même révéler que Finstern et Angharad sont de retour, deux cent ans après La Sève et le givre (disponible en poche dans la collection Points « Fantasy »), que le petit peuple est toujours aussi réactionnaire et que ceux et celles qui aspirent à plus de liberté sont condamnés à foutre le feu. Surprenant ? Pas tant que ça. D'abord parce que les personnages de Léa Silhol sont presque tous en rupture, en révolte ou en quête, et que ces trois états s'accommodent assez mal d'une quelconque forme d'autorité. Ensuite parce que la politique est affaire de quotidien et que les royaumes figés sont forcément condamnés au dégel. De fait, suivre les aventures à la fois sérieuses et souvent très drôles (notamment celle de Kelis, vraiment lassé par les simagrées du petit peuple) d'êtres éthérés, fluides et beaux, laisse les lecteurs sur un petit nuage très aérien, sans que jamais le rythme ne retombe ou que l'intrigue s'essouffle. Nigredo apparaît donc pour ce qu'il est : un excellent livre, une histoire à la fois précieuse et belle, envoûtante et éternelle, sertie dans un écrin codé, tellement codé qu'il risque d'en surprendre (et donc d'en rebuter) plus d'un. En attendant, Léa Silhol nous prouve que la fantasy française existe comme entité autonome et que sa profonde originalité pourrait bien donner quelques idées aux autres.

La Fille dans le verre

Auteur rare (surtout en tant que romancier) et subtil (on se souvient de l'excellent Portrait de madame Charbuque), Jeffrey Ford signe ici un roman impeccable, drôle, distrayant, intelligent et attachant. Bien installé dans un fantastique (très) léger qui relève plus du prétexte que de la profession de foi, La Fille dans le verre est une jolie parabole sur l'apparence et se lit en quelques heures sans que jamais le lecteur n'ait vraiment envie d'aller se coucher. Vue par les yeux de Diego, jeune Mexicain sorti du ruisseau par Schell, sorte de magicien-charlatan-medium-marabout de génie, cette histoire abracadabrante se déroule le plus classiquement du monde en pleine dépression des années 30 aux Etats-Unis. Déclinaison imaginaire d'Oudini version politisée, Schell survole tranquillement la crise en dépouillant les riches crédules, certes, mais avec tact, élégance et beaucoup de sérieux. Secondé par Antony, véritable force de la nature (le genre qui tord les barres d'acier, tout de même) et Diego, ce Copperfield du pauvre dispense allègrement ses talents de manoirs en opulentes demeures, à grand renfort de magnésium, de tables tournantes, d'apparitions diverses, de ventriloquie et de gourous indiens. Cette lucrative activité change du tout au tout le jour où Schell aperçoit un vrai fantôme à travers une fenêtre. Une petite fille disparue, qui plus est. Disparition qui, comme dans tout roman à suspense qui se respecte, donne lieu à une enquête. Et une enquête beaucoup plus compliquée que prévue, hantée de ci de là par les fantômes eugénistes du décidément très rigolo Ku-Klux-Klan.

Servie par des personnages aussi fouillées qu'attachants (dont beaucoup sont de véritables figures historiques), une écriture fluide (traduction impeccable, au passage) et un second degré distancié permanent, La Fille dans le verre est l'archétype même du bon bouquin bien ficelé. Sans renouveler quoi que ce soit, Jeffrey Ford se contente de nous raconter une histoire, l'intelligence en plus. Quant à l'ambiance du livre, tout en nuances et en circonvolutions (d'événements comme de style), elle est tout simplement formidable. Laissez revenir le gamin qui sommeille en vous et dépêchez-vous de lire ce roman. Ça ne changera ni la face du monde, ni la littérature avec un « L », mais ça vous donnera beaucoup de bonheur… Qui s'en plaindrait ?

Expiration

Premier roman publié chez Denoël hors collection (curieux concept, d'ailleurs, est-ce à dire qu'aucune collection n'en veut ?), Expiration ne renouvelle rien, n'apporte rien, ne stimule rien, bref, pourrait n'être qu'un de ces romans ratés aussi vite publiés qu'oubliés si Anna Borrel se contentait de nous sortir une histoire aseptisée. Seulement voilà, Anna Borrel est journaliste et sait donc pertinemment que son lecteur ne lui accordera qu'un vague coup d'œil avant de passer à autre chose si elle ne fait pas tout pour le choper par le cou et lui replonger la tête dans son article. Même chose avec Expiration qui, malgré d'énormes défauts, donne envie d'en lire plus et d'attendre le petit deuxième de pied ferme.

Si le décor ressemble à une fête foraine aussi foireuse que peu crédible (Paris ceinturé de hauts murs assiégés par des hordes de pauvres régulièrement dégommés par des drones, pendant que les riches de la « Zone 1 » vivent dans la paix et le bonheur le plus total — merci au Jean-Pierre Andrevon du Travail du furet, publié en… 1983), quelques jolies trouvailles (?) renforcent l'ensemble. C'est le cas de la date d'expiration humaine, au-delà de laquelle, même riche, vous devez mourir pour permettre à la société de survivre (décidément, Anna Borrel a bien révisé son « Andrevon pour les nuls »). Le problème, c'est que certains ne s'y soumettent pas forcément, et qu'il devient donc nécessaire de les retrouver et de régler une bonne fois pour toute cette preuve flagrante d'incivisme. Au beau milieu de ce chaos, on suit le quotidien d'un petit flic né « hors-zone » et parachuté en Zone 1 en raison de ses excellents états de service. Pour un type né dans un champ de ruines, vivre en plein Paris est un rêve, un rêve qu'il ne compte pas laisser tomber. En proie aux vexations incessantes de ses collègues, Dessandres (c'est son nom) doit encore et toujours faire ses preuves. Et quand le corps d'un riche (et vieux) musicien à la retraite disparaît après sa date d'expiration, c'est tout le commissariat qui met le paquet pour le retrouver. Un échec serait catastrophique et remettrait en cause l'existence même d'une police d'état face aux milices privées beaucoup plus efficaces…

Hélas, en croyant résoudre un banal vol de cadavre, Dessandres met le doigt dans quelque chose de beaucoup plus gros…

Archi classique dans sa structure (limite pénible, d'ailleurs), dans ses personnages caricaturaux à l'extrême et dans le développement du complot (nécessairement plus important que prévu), Expiration souffre avant tout de son manque de crédibilité. En clair, on n'y croit pas une seconde. Une société aussi sinistrée ne peut tout simplement pas tenir plus de cinq minutes sans virer au carnage. Restent de bonnes idées et la peinture d'un néo-fascisme ordinaire dans un monde dévasté qui fait mouche si on décide une bonne fois pour toute de s'affranchir de son côté grand guignol.

L'Ensorceleuse

Publié sous une couverture aussi absurde que laide, le très élégant Mortal Love doit composer avec un titre français objectivement mal choisi et un non-engagement éditorial flagrant (ni en « Lunes d'encre », ni en « Denoël & d'ailleurs », mais enfin pourquoi ?). Le destin de L'Ensorceleuse semble donc scellé, ce qui est dommage quand on connaît le talent d'Elizabeth Hand et certaines de ses délicieuses nouvelles (à lire notamment dans Fiction nouvelle mouture, ou dans le numéro 9 de la série des anthologies périodiques Étoiles Vives). Histoire de compliquer encore un peu plus la chose, L'Ensorceleuse ne fait pas franchement partie des livres étiquetables. Fantasy urbaine, un peu, peinture sensible du milieu artistique fin XIXe siècle, certes, thriller horrifique et/ou merveilleux, aussi… Bref, les qualificatifs ne manquent pas et font de ce roman un excellent moment de lecture, à défaut du chef-d'œuvre espéré. Le style de Hand pose également problème. Très elliptique, essentiellement fondé sur le non-dit, parfois obscur ou carrément hallucinatoire, l'intrigue ne se livre pas facilement. De fait, les lecteurs souffrent quand il s'agit de suivre l'auteur sur un chemin évidemment éthéré. À l'instar de Robert Holdstock ou même de Léa Silhol, Elizabeth Hand s'approprie le sacro-saint petit peuple anglais et l'adapte à ses vues personnelles sur la nature profonde du merveilleux. Dès lors, mécanisme logique, l'impossible acquiert une présence extraordinaire, et s'il s'accompagne de brumes et d'hallucinations floues, les sensations éprouvées par les témoins sont d'une extraordinaire réalité.

Constitué de chapitres qui naviguent entre aujourd'hui et la fin du XIXe siècle, le texte bénéficie largement de ce bon vieux procédé littéraire et passionne suffisamment son lecteur pour lui donner envie d'en savoir plus. Hélas — ou tant mieux — Hand ne donne que très peu de clés. Et la principale est une femme, évidemment surnaturelle, mais aussi très réelle, dont la passion pour l'art (peinture, poésie, écriture, etc.) lui fait traverser le temps à la recherche de l'essence des choses. Hélas, pour les pauvres mortels qui la côtoient, fréquenter pareille muse n'est pas sans douleur et conduit souvent à la folie. C'est le cas de Daniel Rowlands, venu à Londres travailler sur le mythe de Tristan et Yseult pour un magazine américain, mais c'est aussi le cas — un siècle plus tôt — d'un peintre en devenir, de quelques poètes et d'un aliéniste qui tient plus du savant fou que d'autre chose. Tous s'autodétruisent au contact de la femme, et cette dernière se consume elle-même au contact de l'Art.

Eternelle parabole sur la douloureuse nécessité artistique, L'Ensorceleuse est un joli mélange des genres. De par sa construction volontairement éclatée et sa narration volontiers obscure, le roman d'Elizabeth Hand est avant tout déroutant. Mais pour ceux et celles qui acceptent de se faire malmener, le voyage vaut largement le détour. Fluide et évocateur, le style est un régal à lui seul. Et si l'intrigue ne se dévoile pas comme ça, elle en donne suffisamment pour construire une histoire pleine de sens, tout en s'offrant le luxe de se draper dans le mystère le plus aérien. À lire, donc, ne serait-ce que pour découvrir un univers à la fois original et inventif, en attendant les prochaines traductions qu'on espère nombreuses — ce dont il est permis de douter lorsqu'on sait qu'entre son premier roman traduit par chez-nous, l'excellent L'Eveil de la Lune, à l'époque chez Rivages dans la défunte collection « Fantasy » (avec une reprise en 2001 chez Pocket « Terreur », collection tout aussi disparue) et le second, L'Ensorceleuse, donc, il s'est écoulé… huit années !

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