On vous l'avait annoncé dans votre Bifrost chéri n°37 : Autrefois les Ténèbres, de R. Scott Bakker, c'est bien. Et à qui est-ce qu'on refile le bébé ? À votre servante, alias moi… Vas dire que c'est nul, toi, après que Son Altesse Sérénissime le grand Pierre-Paul Durastanti en a dit du bien…
Toute façon, m'en fous, c'est bien… Et paf, j'ai fait la critique la plus courte du monde !
Bon, sérieusement, c'est vrai que plus c'est bon, moins on en a à dire, à part LISEZ-LE ! Je me permets juste de vous préciser que, comme tout excellent livre-univers — qui s'annonce en plusieurs volumes —, bouillonnant de créativité et d'imagination, il faut avoir un carnet de notes auprès de soi pour suivre les événements. Et que celui qui ose me dire qu'il a suivi Le Seigneur des Anneaux ou les derniers volets du cycle de Dune sans rien noter lève la main… D'autant que — mais c'est un premier roman, et je n'ai pas lu la version originale, mea culpa —, l'écriture est assez lourde. Elle revient sans cesse sur elle-même, ne nous épargne pas les redites, ou bien les phrases très obscures, qu'il faut relire plusieurs fois, avec parfois l'exaspérante impression de ne pas avoir saisi l'idée. Voilà sans doute le seul reproche à faire à l'œuvre, parce que pour le reste, le souffle épique est tout simplement grandiose.
Tout y est : la sorcellerie, les intrigues politiques, les grandes scènes de combats, les personnages intelligemment construits, ce qu'il faut de dépaysement, la cohérence de l'univers imaginé : la juste dose des bons ingrédients pour que l'on aime la complexité de la chose. Ce n'est pas un plaisir de lecture qui s'empare de nous, c'est un plaisir de comprendre, d'approfondir la connaissance de ce monde nouveau, même si, justement, le texte est tortueux. Un plaisir parfois masochiste, peut-être, mais extatique.
Je vous en donne un tout petit résumé, d'une part parce que ça ne se résume pas, ça se déguste, et puis parce que je ne veux pas déflorer votre plaisir de lecteur qui va se ruer sur le volume…
Le monde a connu une première Apocalypse, il y a 2000 ans. Aujourd'hui, il est divisé entre le Nord, pays barbare qui abrite les semi-hommes que sont les Srancs, et le Sud, espace des Trois Mers, terres des grands gouvernants. Un nouvel homme, Maithanet, vient de se proclamer Shriah des Mil Temples — l'institution religieuse de l'Empire de Nansur —, et déclare une « Guerre Sainte » pour reconquérir Shimeh, la ville sacrée de la religion des Hommes de la Dague, l'inrithisme. Il y a là un fort relent d'Islamisme ; on sent souvent que la culture de l'auteur dans ce domaine doit surpasser la nôtre et que l'on rate de ce fait pas mal de choses. De la même manière, l'onomastique romanesque, très riche, mérite sans le moindre doute une étude approfondie, car ce n'est pas pour rien que Bakker étudie les langues anciennes…
La Maison des Ikurei règne sur ledit Empire de Nansur et tente de retrouver sa gloire passée en réunissant ses terres, dispersées par des siècles de guerres contre les peuples « barbares ». Ikurei Xérius III, Empereur veule, politiquement incompétent et aux ambitions démesurées, tente d'exploiter le « Jihad » en faisant pression sur les peuples qui y participent : l'approvisionnement contre la restitution à sa couronne des terres reconquises. Son arme suprême consiste en la personne de Conphas, son neveu, un guerrier redoutablement doué, dont il suppose assez logiquement que Maithanet le voudra à la tête de ses armées, et cédera donc à ses exigences.
En l'an 4110 de la Dague règne aussi la sorcellerie, sous la forme de « scolasticats », rivaux les uns des autres, et dont le plus puissant est celui des « Flèches Ecarlates ». Drusas Achamian est un sorcier du Mandat, un espion, envoyé en quête de renseignements sur la fameuse Guerre Sainte, qui préoccupe beaucoup son Ordre, lequel est convaincu que leur ennemie éternelle, la Consulte, n'y est pas étrangère. Face à eux, les Cishaurims, autre scolasticat très puissant, sont les sorciers attitrés des Fanims, les ennemis héréditaires des Inrithy, qui occupent la ville sainte de Shimeh. C'est contre eux que la Guerre Sainte marche, et c'est pour venger la mort d'un de leur Grand Prêtre, assassiné en plein cœur de son sanctuaire par ces Sorciers aux pouvoirs mystérieux, que les Flèches Ecarlates mettent leur puissance au service de Maithanet…
Le roman s'articule en différentes parties, toutes liées étroitement, et pourtant étrangement indépendantes, car chacune exploite une facette différente de l'écriture de Bakker. Tantôt nous sommes dans un récit à l'écriture elliptique, très difficile à suivre, tantôt dans l'épique, tantôt dans le récit d'intrigues politiques, tantôt dans le roman d'amour… tout cela mené avec la même maestria.
Bon, allez, je fais quand même un reproche, histoire de dire… Même en prenant des notes, on a du mal à s'y retrouver. Vraiment. C'est un texte qui, exigeant que l'on s'absorbe dans sa compréhension, en demande peut-être un petit peu trop à son lecteur. Disons qu'un peu d'élagage dans le foisonnement créatif nous arrangerait bien. Mais quoi, si on commence à reprocher à un écrivain d'être créatif… Mieux vaut se reprocher à soi-même de devenir des lecteurs fainéants.
Point positif tout de même : l'auteur nous offre à la fin du roman un glossaire complet, et très éclairant, sur les peuples, les personnages et les langues. Il est souhaitable, à mon avis, de le consulter régulièrement tout au long de l'œuvre. Par contre, la reproduction de la Carte d'Achamian n'est pas très claire, et on regrettera que les cartes des pays n'aient pas été placées en tête d'ouvrage : personnellement, je trouve que c'est un élément qui plonge tout de suite le lecteur dans l'univers romanesque, et c'est presque une tradition de la fantasy. C'est un point de détail, et je chipote, certes, mais quitte à faire du très bon, autant faire du très très bon !
Reste donc à vous procurer l'ouvrage sans tarder, et faire un peu de place pour les opus suivants, en espérant qu'ils seront aussi bons que celui-ci est prometteur. D'autant plus prometteur que c'est tout de même, rappelons-le, un premier roman ! Voilà qui laisse rêveur sur la suite de la carrière de R. Scott Bakker…