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Les Ombres

Au début, on est un peu inquiet : un roman de Neil Jordan, le cinéaste ? Le réalisateur, entre autres, de The crying game, et d'Entretien avec un vampire ? Ah bon, il écrit aussi ? Et on se demande si ce n'est pas un caprice d'enfant gâté d'Hollywood. Il faut dire que dans la catégorie « roman écrit par un cinéaste célèbre », on a lu tout et n'importe quoi. Et on se souvient — avec un frisson d'horreur rétrospectif ! — du récent Fountain society, le « roman » de Wes Craven : rien moins qu'un torchon usagé que Stephen King aurait pu écrire en cinq minutes top chrono, un soir de cuite sévère. Bref, on est un peu méfiant. Eh bien, pour cette fois au moins, on a tort. On commence à lire Les Ombres, et au bout de seulement quelques pages, l'évidence s'impose : Neil Jordan est également un écrivain, un vrai. Et qui ne manque pas d'ambition. Car Les Ombres n'a rien d'une œuvrette facile et racoleuse. C'est un roman ample, violent, complexe. Un de ces romans qui peut agacer ou fasciner, c'est selon, mais qui ne laissera personne indifférent.

La première phrase, simple et énigmatique, donne tout de suite le ton du récit : « Je sais exactement quand je suis morte. » Celle qui s'exprime ainsi, c'est Nina Hardy, une actrice de cinéma. Le quatorze janvier 1950, elle est sauvagement assassinée par son jardinier et ami d'enfance, George. Il se débarrasse du cadavre, après l'avoir décapité, en le jetant dans une fosse septique. Un meurtre horrible, mais qui ressemble étrangement à un acte d'amour. Pour Nina Hardy, le temps s'arrête. Mais au-delà de sa mort physique, tout le reste continue. Le passé, le présent et le futur ne forment plus qu'un. Elle comprend qu'elle a toujours été son propre fantôme. Et c'est tout l'enjeu de ce surprenant roman. La vie de Nina défile alors devant ses yeux, comme un film. Un film dont elle est à la fois actrice et spectatrice, depuis toujours. Car son propre fantôme a sans cesse été là, présent, depuis le début, depuis sa naissance. On l'aura compris, le parti pris qu'adopte Neil Jordan, dès les premières lignes du roman, n'a rien d'évident. C'est même un pari narratif assez osé, et qui exige du lecteur une concentration maximale. La suite est pourtant beaucoup plus « classique » : en 1900, Nina a trois ans. Elle vit en Irlande, à Bartlay House, la vaste demeure de ses parents. C'est une petite fille fantasque, à l'imagination galopante, et qui vit perpétuellement dans une sorte de réalité parallèle. Entre contes et légendes, Nina s'invente des histoires et parle régulièrement à une mystérieuse amie secrète, une présence fantomatique qu'elle est la seule à voir. Elle fait ensuite la connaissance de Janie et de son frère George, un garçon un peu simplet. Puis c'est l'arrivée à Bartlay House de Gregory, demi-frère de Nina, dont elle ignorait jusqu'alors l'existence. Ces quatre enfants sont vite inséparables. Et au fil des années, au sein de cet étrange quatuor, des relations amoureuses apparaissent. Mais la guerre y met fin. George et Gregory s'enrôlent dans l'armée. Nina avorte, et part pour Liverpool, où elle entame une carrière d'actrice…

Les Ombres n'est donc pas seulement un très beau portrait de femme en quête de son identité, c'est aussi une vaste saga qui s'échelonne sur une cinquantaine d'années. Entre classicisme et modernité, Neil Jordan ne choisit pas vraiment. Le texte est d'ailleurs truffé de références — directes ou indirectes — à la littérature du XIXe siècle (Charles Dickens, Henry James, Emily Brontë…), et peut presque se lire comme un remix modernisé des Hauts de Hurlevent. C'est surtout un roman qui se mérite, car Neil Jordan ne ménage pas son lecteur : d'une page à l'autre, on change brutalement d'époque, de point de vue. Et avouons-le, il n'est pas toujours facile de s'y retrouver dans ce récit qui nous est livré façon puzzle. Mais pour tous ceux qui auront le courage de se plonger dans ce maelström de 367 pages, on peut parier que l'émotion sera au rendez-vous. Car Neil Jordan, en tant qu'écrivain, a du souffle. Il parvient surtout à entretenir, tout au long du récit, un climat très particulier : brutal, chaotique, envoûtant et largement teinté de surnaturel. Entre rêve et réalité, toute la magie de l'Irlande est là, et bien là. Et c'est sans doute ce qui donne à ce roman une tonalité unique, vibrante, à laquelle il est difficile d'échapper, même une fois le livre refermé. Les Ombres est une œuvre qui impressionne durablement. À tel point, d'ailleurs, qu'on finit par se poser la question : est-ce que finalement Neil Jordan n'est pas meilleur écrivain que cinéaste ? Le débat est ouvert…

Critiques Bifrost 40

Retrouvez sur l'onglet Critiques toutes les chroniques de livres du Bifrost n° 40 !

Spirit 59

Fuyez !

Telle aurait pu être la plus courte critique publiée dans Bifrost, et accessoirement un joli score au scrabble, avec un Y et un Z.

Cependant, histoire d'être en paix question conscience, développons un peu tout ça.

Commencez par vous mettre en tête Born to be wild, et remémorez vous Easy rider. À la place de Steppenwolf, imaginez plutôt Born to be wild repris par Vincent Delerm. À la place du film, imaginez un livre, avec la caméra de Dennis Hopper remplacée par un texte de Serguei Dounovetz. Et à la place de Peter Fonda, imaginez plutôt un über-Steven Seagal du nom de Dick Roy. Enfin, à la place de la bécane de Peter Fonda, prenez ce qui sera en 2050 une « antique MZ 1000 SF Streetfighter ». Oui, 2050, parce que je ne vous avais pas dit que nous avons fait un bond dans le temps. Vers un futur pas rose du tout, où l'on connaît quand même encore Street fighter. Vous savez, le jeu vidéo devenu au cinéma l'un des meilleurs nanars de Van Damme, dont cette novella est un peu le pendant littéraire.

Mais revenons d'abord sur Dick Roy. C'est un ancien soldat, qui est revenu couvert de médailles des quatrième et cinquième guerres du Golfe. Son incroyable bravoure a une explication simple : ses parents ont été tués quand il était mioche. Il a depuis perdu tout goût à la vie. Il n'avait donc plus qu'une solution : faire la guerre, puisqu'il n'a plus rien à perdre. Puis quand la paix est revenue, cette tête brûlée est devenue flic.

Mais attention, pas une chiffe molle de fonctionnaire ! Plutôt un flic privé de l'UMDLF. L'UMDLF, c'est l'Union des Marshalls qui en ont Dans Le Fallz. Oui, vous avez bien lu ! L'UMDLF se partage le marché de la sécurité de Montpellier avec la SARKO, nommée ainsi en dérision, histoire de railler celui qui fut un ministre de l'intérieur incompétent sauf en esbroufe.

C'est donc pour aller chez son boss que Dick — le marshall qui en a dans le fallz — enfourche son « antique MZ 1000 SF Streetfighter », et en fait vrombir le moteur à l'aide de sa grosse botte de motard viril.

Get your motor runnin'

Head out on the highway

Malheureusement, Steppenwolf ne pourrait plus se permettre de chanter ça. Parce que la Terre est littéralement rongée par la pollution. La Méditerranée n'est plus qu'un vaste dépotoir où l'on ne peut même plus se baigner en combinaison étanche comme au bon vieux temps. Le ciel est toujours couvert, et l'air est saturé de saloperies bleues. Et quand c'est le cas, croyez-moi, vous avez intérêt à rester cloîtré. Seuls les flics qui en ont dans le falzar et les androïdes sortent. Donc, Dick Roy avale les kilomètres pour se rendre à son boulot, au guidon son « antique MZ 1000 SF Streetfighter ».

Le boss de Dick lui apprend alors qu'il doit partir en chasse avec les quatre autres gars de son équipe, les Spirit 59 (en hommage à Buddy Holly). Ils doivent appréhender une bande d'androïdes rebelles : des MC5 dirigés par un Sham 69. Sous ces noms de groupes de rock se cachent en réalité des androïdes, masculins pour les MC5, et plantureusement féminin pour la Sham 69.

Voilà donc notre équipe de têtes brûlées qui en ont dans le falzar prête à aller arrêter nos androïdes, pour les remettre vifs à leur boss. Sauf qu'ils se font presque tous décimer. La main de Spirit 59 a perdu quatre doigts, et il ne reste plus que Dick, sauvé par son instinct. Il est vraiment aware, Dick. Il va d'ailleurs en profiter pour sauver la Sham 69, car il sent que quelque chose n'est pas clair. L'instinct du motard aware qui en a dans le falzar, sans doute. Et bien sûr, il va se rendre compte qu'il est au centre d'un enjeu qui le dépasse, et que son patron le manipule depuis le début. C'est alors que commence la course poursuite qui tient lieu d'intrigue. Intrigue parsemée de quelques scènes coquines entre Dick et la Sham 69, jusqu'à une conclusion que l'on voyait venir depuis… le début ou presque.

Récapitulons donc :

Un héros digne de Gérard de Villiers (impression d'ailleurs confirmée par la couverture, la touche S-F tenant au tuyau d'aspirateur greffé à la plantureuse femme dénudée qui illustre la couverture).

Une finesse politique digne de Kesselring.

Une intrigue qui lorgne vers Blade runner revu et (sévèrement) corrigé par Alexis Aubenque.

Le tout en 154 pages, emballées dans une couverture jaune et rose fluo. Y a vraiment pas à dire : le goût tient autant au fond qu'à la forme. Tout cela pour la somme fort peu modique de 12, 90 euros. Oui, 12 euros et 90 centimes, alors qu'il ne s'agit que d'une novella médiocre et mal écrite sans même l'excuse du coût d'une traduction. Soit plus de 80 francs pour un livre de poche non traduit !

Dès lors, je te l'assure, ô cher lecteur, le doute n'est plus permis : le rapport médiocrité/prix est tel que même Alexis Aubenque et Bernard Werber sont battus.

« Dick Roy alluma un beedis en songeant que, lorsqu'on avait atteint le pire, il fallait toujours s'attendre à pire. »

Ite missa est : ce livre a bel et bien trouvé sa place. Dans la poubelle de Bifrost, il ne dépareillera pas aux cotés d'Aubenque et Werber. Il fera en plus ton sur ton avec Quartier bleu : que demander de plus ?

Ah oui, le DVD de Streetfighter, avec Jean-Claude Van Damme.

Le Dernier Monde

« Inclassable, alliant un suspense très efficace à une poésie singulière, ce roman, qui n'appartient pas du tout au genre de la science-fiction, apparaît comme l'un des plus inspirés, des plus originaux de ces dernières années. Cette odyssée du dernier homme sur la Terre emprunte avec une étonnante puissance verbale à la technologie contemporaine comme aux plus anciennes sagas de l'humanité. »

Troisième roman et premier pavé pour Céline Minard, ce vaste bouquin de 514 pages intrigue.

Il intrigue parce qu'il est publié dans une collection mainstream. Or, il commence dans une station spatiale. Dans cette station se trouve Jaume Roiq Stevens, le héros de l'histoire. Un incendie s'y déclare, et tout le monde évacue. Tout le monde sauf Jaume, parce qu'il est jeune et rebelle, mais surtout convaincu que l'incendie ne présente aucun danger. Une fois ce dernier éteint, il apprécie les délices de la solitude spatiale, tout en gardant un contact radio avec la Terre. Jusqu'à ce que le contact soit rompu. Jaume pense d'abord à une avarie technique. Puis il envisage la folle hypothèse de la disparition de l'humanité… et décide de rentrer sur Terre, à Cap Canaveral. Il se rend alors compte que son intuition était juste : les humains semblent avoir disparu de la surface de leur planète. Point d'apocalypse nucléaire ou autre, puisque la nature est luxuriante. L'homo sapiens semble s'être évaporé en plein milieu d'une journée ordinaire. Jaume se demande donc où est passé le nageur dont il trouve le maillot de bain au fond d'une piscine — je vous fais grâce de la marque : si vous voyez Céline sur la plage cet été, regardez la marque de son maillot, l'auteure l'aura peut-être eu gratuitement contre cette petite séquence publicitaire… Puis Jaume a l'idée de visionner les vidéos de surveillance d'un centre commercial. Une étrange catastrophe semble avoir pris tout le monde au dépourvu, si l'on en croit ces films muets en noir et blanc. Etrange catastrophe qui n'a frappé que les humains, puisque tout est intact. Jaume décide alors de partir de Cap Canaveral pour parcourir le monde à la recherche d'éventuels survivants. Comme il est seul dans son coin de Floride, on comprend facilement qu'il n'ait que ça à foutre. Au volant d'une voiture empruntée, il se lance à travers les USA. La suite de son périple le conduira sur les autres continents, à la recherche d'éventuels survivants.

Vous l'aurez compris, nous ne sommes pas dans un roman de S-F.

Frottez-vous les yeux, pincez-vous : oui, nous ne sommes pas dans un roman de science-fiction. C'est bel et bien ce qu'affirme le site de Denoël, dont l'exergue de cette critique est tiré.

Certes, les satellites et les hommes dans l'espace ou sur la Lune sont une réalité. La science-fiction n'en a plus le monopole. Mais tout de même ! La disparition de l'homme, le dernier homme sur Terre, ce n'est pas de la S-F ? Car pour autant qu'on sache, l'homme n'a pas (encore) disparu. Le Monde enfin de Jean-Pierre Andrevon serait-il alors du mainstream publié dans une collection de S-F (en l'occurrence, « Rendez-vous ailleurs ») ?

Pourtant, le site de Denoël nous l'affirme haut et fort : « Ce roman […] n'appartient pas du tout au genre de la science-fiction. » Oui, vous avez bien lu. Pincez-vous à nouveau, frottez-vous à nouveau les yeux : « Ce roman […] n'appartient pas du tout au genre de la science-fiction. » Passons donc outre nos légitimes réticences sur cette spoliation, et penchons-nous d'avantage encore sur « ce roman, qui n'appartient pas du tout au genre de la science-fiction ».

Curieux début, puisque le roman commence au milieu d'un verbe, qui semble conjugué au conditionnel. Oui, à la seconde moitié d'un verbe coupé en deux. Pourquoi donc ? Vous le saurez si vous tenez jusqu'à la page 480. Et oui, pour comprendre le mystère de ce premier chapitre, il faut endurer stoïquement près de 450 pages d'inepties. En effet, comment juger autrement cette vaste odyssée coprolalique du dernier homme sur Terre ? Les descriptions qui lorgnent vers le Ballard des Vermilion sands ne sont qu'un alignement de fadeurs plates, profondément ennuyeuses et totalement creuses. On pourrait aussi penser par moment que l'auteur lorgne vers William Burroughs. Sauf qu'en lieu et place des délires dévergondés du génial junky, nous avons ici droit à un alignement consternant de scènes érotiques profondément soporifiques qui se veulent trash, et n'en sont que plus ennuyeuses et pitoyables. N'est pas Samuel Delany (Hogg) qui veut, loin de là !

Je ne résiste d'ailleurs pas au plaisir de vous en faire partager un petit florilège :

« Le barrage de Gezhouba est comme un Prince-Albert sur la bite de la Chine, il traverse l'urètre et ressort sur le frein, quand les eaux gonflent, le lit gonfle, le piercing s'incurve. » (p. 260) « Le gode en pénétrant faisait un petit bruit de pet mouillé. » (p. 261) « Wei lâcha une série de pets parfumés, lui colla sa chatte juteuse dans la bouche et pissa violemment au moment où l'Echampson affolé perdait pied et partait en pétard. » (p.264)

Le lecteur, frustré, ne saura pas à quoi les pets de cette Wei imaginaire, issue des délires de Jaume, étaient parfumés. Mais admirez tout de même le passage du pet au pétard, ou comment cette écriture pétaradante ne brasse finalement que du vent. Pardon : des vents.

Je vous fais grâce des pages précédentes, inoubliables variations sur la scatologie porcine. Leur seul intérêt est de nous mettre, en quelques dizaines de pages, la matière dans tous ses états : solide (étrons), liquide (urine) et gazeux (vents). De quoi combler les amateurs de hard science…

Finalement, « ce roman, qui n'appartient pas du tout au genre de la science-fiction », illustre une chose fondamentale : le sectarisme peut avoir du bon. Lisez les livres de S-F conseillés ce mois-ci. Lisez simplement de la S-F : vous éviterez ainsi Céline Minard, qui n'en écrit pas. Tant mieux pour la S-F.

Fournaise

Prosper Grégoire Leung — surnommé Spur — vit sur Walden. Ce monde a été acheté par un riche propriétaire qui a décidé d'y installer l'Etat Transcendant fondé sur la « simplicité volontaire ». Tout colon qui désire s'y rendre doit prôner le retour à la terre et l'abandon de toute technologie superflue (restent quand même de nombreux artefacts technologiques bien pratiques tels que matériel hospitalier ou camions). Toutefois, Walden était précédemment peuplée des seuls Pukpuks, qui admettent mal devoir partager leur planète avec de nouveaux arrivants, surtout quand ceux-ci ont une fâcheuse tendance à étendre peu à peu leur zone d'habitation…

Ce court roman — cette novella, en fait — est directement inspirée par la vie et les idées du philosophe transcendantaliste américain Henry David Thoreau (1817-1862), auteur notamment de La Désobéissance civile (1849) et fervent défenseur de la condition humaine. Durant deux ans, entre 1845 et 1847, Thoreau s'isole volontairement du monde pour vivre dans une cabane au bord de l'étang de Walden, d'où le nom de la planète dans le roman de Kelly. Ce dernier se livre ici à une transposition de la pensée de Thoreau dans un cadre science-fictif. Spur et les siens s'isolent ainsi délibérément du monde d'en haut, tout en ayant parfaitement conscience de son existence ; Spur ouvrira néanmoins la boîte de Pandore en contactant l'un des citoyens d'en haut, qui décidera de se rendre sur Walden. La confrontation entre les deux civilisations sera riche d'enseignements pour chacun des camps, même si l'indifférence du monde d'en haut envers la destinée de l'Etat Transcendant confortera Spur dans sa volonté de rester sur son monde. Mais, pour Kelly, l'utopie n'est pas toujours possible, car il existe parfois des désirs incompatibles : ainsi, les Pukpuks voient d'un mauvais œil le reboisement de la planète pourtant cher aux nouveaux colons de Walden… Il n'existe pas de bonheur ultime, d'utopie valable pour tous, et la solution est loin d'être unique. Un constat amer.

Au-delà de son propos, ce livre est tout de même assez étrange. On ne sait pas trop où veut vraiment nous emmener l'auteur, et certains personnages ont des motivations plutôt obscures (ceux d'en haut) ou des réactions bizarres (les amis de Spur acceptent beaucoup trop facilement l'arrivée de ceux d'en haut). De plus, beaucoup de thèmes sont effleurés ; on aurait notamment souhaité connaître plus en détail ces pukpuks, ou les raisons de la présence de si nombreux artefacts technologiques sur une planète censée les réprouver. Cette brièveté de traitement procure le sentiment d'un texte agréable, mais sans véritable relief. À cette époque de gros pavés, Kelly a la bonne idée de nous proposer un texte court ; paradoxalement, il pâtit justement de ce choix, car il n'a pas la possibilité d'approfondir. La transposition de la pensée de Thoreau en S-F était une bonne idée, celle de lui faire prendre la forme d'une novella une moins bonne.

Zoulou Kingdom

Imaginez quarante mille zoulous, tout droit sortis du Natal, se ruant sur la plus puissante cité d'Occident de la fin du XIXe siècle, le Londres de la vieille reine Victoria… Argument totalement délirant, projet littéraire déjanté, un Fort Alamo à l'échelle d'une mégalopole auquel se colle ici Christophe Lambert dans son troisième livre « adulte », après le peu mémorable Les Etoiles meurent aussi en 2000 (Flammarion) et le très recommandable La Brèche en 2005 (déjà au Fleuve Noir). Une uchronie, en somme, mâtinée de fantasy africaine pour poser l'argument (dans le très court premier chapitre) d'un livre qui démarre à cent à l'heure pour ne plus décélérer jusqu'à la dernière page.

Christophe Lambert a fait ses armes d'auteur dans la belle collection jeunesse « Autres Mondes » des éditions Mango, pépinière de talents orchestrée par l'éditeur Denis Guiot au sein de laquelle notre auteur fait désormais figure d'incontournable. Doté d'un style nerveux, sans fioriture mais remarquablement visuel, Lambert est en passe de devenir l'un des raconteurs d'histoires français les plus efficaces du domaine, quelque part entre Pierre Bordage (sans le côté délayé et moraliste) et Michel Pagel.

Zoulou Kingdom est une métaphore, la rencontre brutale, destructrice et définitive, entre deux mondes incapables de communiquer : d'un côté l'Afrique, ses valeurs, ses croyances, ses archaïsmes, de l'autre l'Occident, son matérialisme et, bien sûr, son impérialisme. La Nature (incarnée par le peuple Zoulou) rencontre l'Industrialisation (personnifiée par Londres), en somme, et la Nature gagne (ce qu'elle est bien en train de faire, d'ailleurs, cette Nature, en promettant de nous foutre sur la gueule sévère dans les décennies à venir…). Un livre lourd de sous-entendus, mais conçu, comme toujours chez Lambert, à la manière d'un pur divertissement, ce qui peut parfois s'avérer frustrant.

D'un strict point de vue narratif, le roman nous place au cœur de Londres par le biais du parcours de quelques personnages centraux qui traverseront les événements. Cette narration éclatée ne s'intéresse pas aux Zoulous. Ils sont la force brute, la Nature incarnée, des manières de fantômes vengeurs qui ne s'expriment pas — l'auteur le dit d'ailleurs lui-même : « Cette histoire de ne traite pas des Zoulous. » Ils sont une force agissante, destructrice, point. C'est un choix, discutable, sans doute, mais parfaitement efficace. Zoulou Kingdom est un roman catastrophe. On suivra donc ceux qui subissent cette catastrophe, ce drôle de Blitz, les Londoniens. Les chapitres, très courts, se succèdent à un rythme effréné, et ainsi zappe-t-on d'un personnage à l'autre (les figures historiques sont nombreuses, du jeune H. G. Wells — le roman étant d'ailleurs, comme l'avoue là encore Lambert, par bien des côtés une réécriture de La Guerre des mondes — à Joseph Merrick, en passant par Karl Marx), avec pour chacun des persos une histoire propre, un but particulier (qui, pour tous, se résumera tôt ou tard à simplement survivre). La construction est donc plutôt ambitieuse, et fort bien maîtrisée.

Reste qu'on ne peut se départir d'une certaine frustration. On l'a dit, notre auteur est devenu un « faiseur » hors pair, sans conteste l'une des toutes meilleures plumes françaises. Zoulou Kingdom est un bon bouquin, un roman qui se lit avec grand plaisir, pour peu qu'on agrée avec le postulat de départ assez tiré par les cheveux (mais après tout, pas davantage que l'idée d'une invasion martienne, non ?). Pour peu qu'on oublie, aussi, quelques poncifs agaçants propres aux choix de l'époque victorienne comme toile de fond et quelques personnages un tantinet caricaturaux. Pour l'écrire, il ne fait pas de doute que l'auteur a intégré une documentation impressionnante (à ce titre, l'appendice en fin d'ouvrage, « Sources historiques et inspirations diverses », est passionnant). Un travail préparatoire considérable pour un roman qui, au final, ne sort pas réellement du tout venant du très bon divertissement. Christophe Lambert est un auteur pressé. Il va vite. Trop, peut-être. Il pose ici beaucoup de personnages. Avec talent, certes, mais certains n'en sont pas moins guère plus qu'esquissés. C'est dommage. De même, l'ensemble du matériel accumulé pour l'écriture du roman aurait pu laisser croire à davantage d'ampleur. Il ne s'agit pas de faire long par plaisir. Non. Simplement de prendre le temps de davantage caractériser, afin d'impliquer le lecteur.

Zoulou Kingdom est une tempête. On le prend en pleine tronche, ça souffle fort et on en ressort sacrément ébouriffé. Mais ce n'est pas encore un ouragan. Avec sa gestation, ses origines, ses flux et reflux, ses périodes de calmes succédant à la folie furieuse, son développement, sa vie, en somme. Alors monsieur Lambert, à quand votre cyclone ? Bientôt, sans doute.

La Route des Confins

Jamais je n'aurais parié le moindre kopeck sur une quelconque nouvelle édition française d'un livre de Bertram Chandler. À la question : quel auteur va avoir l'heur de nouvelles publications françaises, j'aurais pu évoquer cent noms sans citer Chandler et, une fois que l'on me l'eût soufflé, j'aurais placé les Moutons électriques tout en fin de la liste des éditeurs susceptibles de s'engager dans pareil projet… Autant dire que j'ai été fort surpris.

Je n'avais pas de souvenir précis de mes lectures des deux premiers romans de Bertram Chandler publié en France, si ce n'est que c'était plutôt bien. J'avais lu Le Long détour à sa sortie en 1980, chez Albin Michel, et Rendez-vous sur un monde perdu, paru au Fleuve Noir en 1963, encore avant. J'ai mis à profit le temps nécessaire à ce que La Route des confins me parvienne pour relire ses deux prédécesseurs. Deux courts romans d'aventures spatiales tout à fait sympathiques.

Dans sa postface, André-François Ruaud, l'éditeur, décrit fort bien le type de space opera auquel on a ici affaire. À savoir, des histoires d'aventures maritimes transposées dans l'espace qui inscrivent A. Bertram Chandler dans la continuité de C. S. Forrester et Patrick O'Brian.

La Route des confins commence sur Terre, en Australie, pays d'adoption de l'auteur, né en Angleterre en 1912. Le jeune enseigne John Grimes, héros récurrent de Chandler — que l'on retrouvera au faîte de sa carrière dans Le Long détour mais pas dans Rendez-vous…, pourtant situé dans le même univers — embarque sur un cargo spatial pour sa première affectation. Bien que le roman soit des plus courts, l'action tarde quelque peu à démarrer. Près de la moitié du roman est consacré à la mise en place du contexte et à brosser le portrait des personnages. Et encore, à aucun moment nous ne ferons connaissance des méchants pirates de Waldegren. Cependant, si l'action est lente à prendre son essor, le lecteur n'a toutefois nullement le temps de s'ennuyer, et, une fois lancée, elle est menée au pas de charge.

Il est intéressant de comparer les trois livres traduits en France de l'auteur à d'autres romans du même type, parus aux mêmes époques (la VO du présent Chandler date de 1967). Peu après Rendez-vous sur un monde perdu, le Fleuve Noir publiait sa dernière traduction (hors Perry Rhodan) : L'Astronef pirate de Murray Leinster. Des auteurs de la même génération bien que Chandler n'ait commencé à écrire que sur le tard, à près de 50 ans. Les deux romans sont très proches. Quand, presque vingt ans plus tard, on pose en regard du Long détour, La Poussière dans l'œil de Dieu de Larry Niven et Jerry Pournelle (de nouveau disponible au Belial', réédité dans une traduction revue sous le titre La Paille dans l'œil de Dieu) également publié par Albin Michel, un roman où il est aussi question d'officiers et de marine spatiale, on perçoit très clairement que le space opera a évolué. Ce n'est pas parce que La Paille… est l'un des meilleurs space op' que l'on ait pu lire, mais parce que la suspension de l'incrédulité doit être différemment mise en œuvre. En fait, on ne croit déjà plus au roman de Chandler ni à ceux de Jack Williamson ou d'E.E. « doc » Smith dont les cycles de La Légion de l'espace et des Fulgurs étaient publiés dans la même collection qui sortait là ses derniers titres. Mais que dire lorsqu'à côté de La Route des confins on pose Succession (Les Légions immortelles et Le Secret de l'empire, de Scott Westerfeld, tout juste publié chez Pocket) ? Il faut pour apprécier les anciens space opera un second degré de suspension de l'incrédulité, sans préjuger de la qualité ni du plaisir trouvé à lire de tels ouvrages. Il faut adopter une démarche comparable à celle qui permet d'apprécier une comédie de mœurs d'une autre époque.

Peut-être les aventures de John Grimes sont-elles devenues cultes en Allemagne ou aux USA, mais elles n'en prennent malheureusement pas le chemin chez nous. La couverture est particulièrement hideuse. Le texte contient le lot habituel de coquilles qui semble être la marque de fabrique de cet éditeur, sans parler d'une traduction calamiteuse… Quoique d'un prix abordable, ce livre aurait mérité d'être mieux édité. Reste une lecture sympathique, et l'on peut d'ores et déjà prendre rendez-vous non pas sur un monde perdu, mais en 2008 pour la suite annoncée (avec, espérons-le, un autre traducteur).

Pavane

Il y a quarante ans ou presque, en 1968, Pavane paraissait en anglais. Depuis, la réputation de cet ouvrage n'a cessé de croître et d'embellir. Tout cela parce qu'il contenait les éléments de deux courants important de la science-fiction actuelle. Que l'on parle d'uchronie ou de steampunk, et aussitôt Pavane vient à l'esprit.

À cette époque, l'uchronie existait déjà, bien sûr, mais elle n'était pas rattachée à la S-F. Elle trouvait place en marge du roman historique. La science-fiction était, elle aussi, un genre beaucoup plus étriqué qu'il ne l'est aujourd'hui, malgré les évolutions apparues depuis la fin de la guerre. La speculative fiction était encore dans ses premières années. Pavane ne peut même pas prétendre à l'antériorité. Ainsi, Le Maître du haut château était paru depuis quelques années déjà, non sans succès. Mais Dick est Dick, avant tout. Pavane est donc un chef-d'œuvre qui a impacté tant l'uchronie que la science-fiction en rattachant l'une à l'autre. Le steampunk n'existait pas, quant à lui. C'est Pavane, La Machine à explorer l'espace de Christopher Priest et Les Aventures uchroniques d'Oswald Bastable de Moorcock qui allaient signer son acte de naissance. Aujourd'hui, tant l'uchronie que le steampunk sont courus à l'intérieur de la S-F, et la Lady Margaret a eu une fort nombreuse descendance. Pavane marque donc l'histoire littéraire car c'est justement par l'accouchement du steampunk que le lien entre l'uchronie et la S-F a été noué. Par le biais d'une dimension technique. Tout l'enjeu de Pavane, c'est la technique. Un monde, pire, une Angleterre, où, au XXe siècle, il n'y a pas encore eu de révolution industrielle. Ça, c'est bel et bien une problématique de S-F. A contrario, Le Complot contre l'Amérique (cf. critique in Bifrost n°44) de Philip Roth, qui voit la victoire électorale de Charles Lindbergh et l'Amérique devenir antisémite, est une uchronie politique qui ne relève en rien de la S-F. Pavane était bien à l'avant-garde, bien à sa place dans la new wave britannique des Moorcock, Ballard et autre Aldiss.

Steampunk et uchronie se caractérisent par la pratique d'un recyclage historique. C'est du révisionnisme, techniquement parlant, mais explicitement utilisé comme fiction, selon le principe de la suspension de l'incrédulité indispensable à la science-fiction. C'est aussi un concept éminemment postmoderne. La S-F est un genre radicalement moderne, qui croit, qui a foi en un quelconque avenir. Si, comme l'appelle de ses vœux l'intellectuel réactionnaire Francis Fukuyama, ce devait être la fin de l'histoire, l'uchronie et, dans une moindre mesure, le steampunk, sont paradoxalement des moyens de proposer des histoires alternatives. Pavane a été écrit comme il le fallait, quand il le fallait. Le Zeitgeist s'est cristallisé sur l'ouvrage, l'élevant au rang de livre culte au fur et à mesure de l'entrée du monde dans la postmodernité.

Le roman en est à sa quatrième édition française. C'est plutôt bien. L'Histoire telle que nous la connaissons a dévié le jour où Elizabeth 1ère a été assassinée et l'Invincible Armada a triomphé. L'Angleterre, conquise, est devenue catholique et la Réforme a été balayée. Au XXe siècle, le pouvoir temporel du pape reste énorme et nul souverain n'ose rien contre son avis. Les évolutions techniques sont systématiquement mises à l'Index.

En six mouvements, Keith Roberts va nous montrer ce qu'était la vie des gens dans le sud de l'Angleterre en ce temps qui ne fut jamais. La vapeur régnait. C'était l'âge d'or des locomotives routières. On entre dans cet univers alternatif en rencontrant Jesse Strange, dont le père vient de partir pour un monde dit meilleur, et on découvre la véritable héroïne de cette pavane, la Lady Margaret, l'une de ces locomotives emblèmes de leur époque. Jesse Strange aime ses machines, mais il va se forger un empire dans le transport en sublimant son amour pour une femme qui l'a rejeté… Margaret. La force de Keith Roberts est de nous faire vivre cette époque à travers des personnages très solides, denses, épais. De véritables personnalités par les émotions desquelles on en vient à ressentir ce monde, tout l'opposé de vecteurs de l'action. Même, surtout, une simple machine, comme la Lady Margaret, est ressentie et vécue par le lecteur, et il n'est certainement pas fortuit qu'elle figure sur la plupart des illustrations de couverture de ce roman.

Quittons un temps les Strange pour ce second mouvement. Outre la vapeur et bien malgré elle, l'Eglise a aussi dû laisser s'implanter un vaste réseau de sémaphores. Le second mouvement, « Le Signaleur », nous présente donc en flash-back cette corporation fondamentale mais très fermée et jalouse de ses secrets, qui détient le monopole de la communication. On va découvrir la fascination qu'elle peut exercer ainsi que son prestige. Keith Roberts en profite pour introduire un brin de magie dans cet univers, une fantasy en filigrane, cultivant l'ambiguïté, certes, mais signifiant que ce monde n'est pas totalement désenchanté par la technocratie.

Dans « Le Bateau blanc », texte absolument superbe — peut-être bien mon préféré — qui était absent du sommaire dans la version publiée au « CLA » mais que l'on pouvait lire dans le recueil Les Seigneurs des moissons (« Galaxie bis », OPTA), on sent poindre les tous premiers frémissements de la révolte à venir. Pour Becky, fille d'un pauvre pêcheur brutal, la venue du bateau blanc dans la baie où, sa vie durant, elle semble vouée à devoir relever des casiers à homards, apporte un parfum de changement, de liberté, d'espoir. La promesse d'un ailleurs. Et c'est dans une sorte d'état second qu'elle manque de se noyer en tentant de le rejoindre à la nage. Les marins, des contrebandiers, la prennent à bord le temps d'une traversée où elle est malade comme un chien. Elle n'en chapardera pas moins une pièce de la cargaison de contrebande comme souvenir, petit morceau d'une liberté qui n'est pas pour elle…

Avec « Frère Jean », la révolte s'intensifie encore, car plus il y a de contrainte, plus il faut contraindre. Travaillant dans une abbaye spécialisée en lithographie, Jean flirte parfois dangereusement avec l'hérésie, ce qui lui vaut d'être envoyé dans une ville voisine pour réaliser un ensemble de dessins sur les méthodes et le travail de la Sainte Inquisition à l'égard des hérétiques — les autorités religieuses escomptant l'édification des bonnes gens et la sienne accessoirement. Au lieu de rentrer docilement dans le troupeau, cette âme sensible pète les plombs devant tant de cruauté et d'horreur. Errant à demi-fou par monts et par vaux, il se retrouve, à la tête d'une hérésie, traqué par tout ce que la foi compte de soldats et conduit au martyr.

Il est temps, dans ce cinquième mouvement, « Seigneurs et gentes dames », de revenir aux Strange, Jesse et sa nièce Margaret, ainsi qu'à la Lady. La fin de la vie pour lui, le début pour elle. Jesse a ruiné toute concurrence dans le sud de l'Angleterre, et ses locomotives règnent sans partage quoiqu'il ne sache pas vraiment pourquoi il s'est montré si avide de pouvoir et impitoyable en affaires. Mais il n'en meurt pas moins. Encore une de ces tranches de vie où le talent de Keith Roberts donne sa pleine mesure. Margaret Strange y croise sir Robert de Wessex, bourgeoisie d'affaire et noblesse de campagne ; elle entre chez le seigneur de Purbeck, à Corfe Gate. Tout est en place pour le dernier acte.

Dernier mouvement qui se jouera à « Corfe Gate », une génération plus tard. Ce sixième mouvement est à Pavane ce que l'Ode à la Joie est à la Neuvième. C'est aussi le plus résolument tourné vers l'action. À force de refuser tout progrès technique susceptible d'améliorer la vie des gens, la tension est à son comble. Profitant de l'absence du roi parti au Nouveau monde, les affidés du pape décident de mater préventivement les châtelains progressistes telle Lady Eleanor qui tient désormais Corfe Gate. La guerre et le siège dureront jusqu'au retour du roi, et si la papauté semblera sortir victorieuse du conflit qui verra la chute de la féodalité et la destruction des places fortes telle que Corfe Gate, ce sera une victoire à la Pyrrhus. Comme un ressort, l'Histoire se détendra. L'heure de sa fin n'avait pas encore sonné.

Pavane est une livre d'une grande richesse par l'un des auteurs les plus fins qu'Albion nous ait donnés, trop injustement méconnu de ce côté-ci de la Manche. Cette réédition n'est rien moins qu'indispensable. C'est l'un des plus grands chefs-d'œuvre des littératures de l'imaginaire. Absolument magnifique, profond et sensible, brillant et fort bien pensé. C'est la gorge sèche que l'on referme Pavane, à regret, certain que ce n'est pas de sitôt que l'on pourra lire quelque chose d'aussi fort.

Destination vide

1966 correspond à la moitié de l'histoire de la S-F moderne. Il est alors intéressant de comparer ce roman avec celui, écrit sur la même base du premier voyage interstellaire, de E.E. « doc » Smith, La Curée des astres, pour avoir idée du chemin parcouru. On pourra aussi comparer avec ce qui s'est écrit depuis, Le Problème de Turing de Harry Harrison & Marvin Minsky, par exemple…

Ce n'est pas parce que le cadre en est un vaisseau spatial que Destination : vide est un space opera. En fait, c'est un thriller métaphysique à huis clos entre Bickel, Prudence Weygand, Raja Lon Flatterie et Timberlake.

On serait plutôt quelque part entre La Stratégie Ender de Orson Scott Card et « Le Monde du temps-réel » de Christopher Priest. L'astronef Terra doit atteindre Tau Ceti avec son équipage de clones sacrifiables. Plus qu'une mission sans retour, c'est mission impossible. Juste un leurre. Six astronefs identiques ont déjà été perdus. Réussir ou mourir, encore et encore. Comme dans La Stratégie Ender, les personnages sont conditionnés dans un dessein précis, et, à l'instar de la station dans la nouvelle « Le Monde du temps-réel », le vaisseau n'est pas ce qu'il paraît. Il n'est pas avant tout un vecteur spatial mais, comme l'était la planète Dosadi dans le roman éponyme, quoiqu'à une échelle plus réduite, un laboratoire, le lieu d'une expérience. C'est un générateur de stress.

Peu après le départ, les cerveaux biologiques infaillibles censés mener le navire claquent les uns derrière les autres : les quatre clones doivent désormais se relayer aux commandes de la machine folle pour un voyage de quatre siècles alors que déjà les dysfonctionnements se multiplient.

Ils ont été placés dans une situation où ils n'ont d'autre échappatoire que de créer une intelligence artificielle. C'est ce qui est attendu d'eux. Plus exactement, il s'agit de créer un système conscient artificiel…

Et là, à l'innombrable cohorte d'abrutis qui persistent à ne vouloir voir dans la S-F qu'une sous-littérature exclusivement focalisée sur des gadgets en fer blanc, Frank Herbert oppose le plus cinglant démenti. Le premier problème qui se pose aux quatre personnages chargés, à leur corps défendant, de créer cette conscience artificielle, est bien entendu de définir la conscience. C'est-à-dire définir l'humain. Un problème auquel toute littérature générale se heurtera avec violence. Posez-vous la question : En quoi, du point de vue cognitif, êtes-vous conscient ? On aurait tendance à répondre que c'est là une évidence première. Or, Bickel ne nous laisse pas ce loisir. « Ne dites jamais évidemment », rétorque-t-il (en parlant de conscience) au psychiatre aumônier Flatterie (page 148). Et que font psychiatres et aumôniers si ce n'est s'occuper de conscience mentale ou morale ?

Il est deux manières d'appréhender l'idée de conscience. Selon la première, serait conscient ce qui a la faculté de réagir de façon adéquate aux stimuli de l'environnement, comme les animaux. La seconde tend à considérer comme conscient ce qui a un inconscient. Elle considère que je suis conscient si je dis « je ». Ce qui est significatif n'est nullement le fait d'être mais celui de dire, et en l'occurrence de « le » dire, d'utiliser un langage, car cela implique l'adjonction d'une dimension symbolique dans la pensée. Tout comme la carte n'est pas le territoire, le mot n'est pas l'objet ni le signifiant le signifié. Le langage engendre donc un champ d'illusion qui double la réalité et permet un feed-back, une rétroaction. Dès lors, l'existence du conscient implique celle de l'inconscient. Enfonçons le clou pour les cohortes… Herbert n'était pas informaticien bien qu'il nous parle d'ordinateur, mais (entre autre) psychanalyste ! Une conscience artificielle doit donc être à même de produire du langage, des symboles et pas seulement les régurgiter sur un mode algorithmique. C'est ce qu'essayera de traduire Herbert avec le tout dernier mot du roman. La musique, la poésie, les mathématiques doivent être dans son potentiel.

Entre la version 66 et celle de 78, Herbert a lu Frankenstein, le chef-d'œuvre de Mary Shelley, considéré comme le premier roman de science-fiction. Le vrai problème de Frankenstein est la responsabilité d'avoir créé un être conscient. C'est une problématique fondamentale de la S-F, que l'on retrouve aussi bien dans Colossus de D.F. Jones que dans Le Problème de Turing co-écrit par Harry Harrison et le pape de la recherche en intelligence artificielle, Marvin Minsky, La Semence du démon de Dean R. Koontz et, bien sûr, le célébrissime 2001 l'odyssée de l'espace de Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke qui pourrait avoir été influencé par la version de 66, bien que 2001 privilégie un point de vue mystique là où Herbert reste matérialiste.

Le propre d'une conscience est peut-être de pouvoir défendre ses intérêts propres ; aussi, même si cette conscience est artificielle, elle ne saurait être bridée par… les Trois Lois de la Robotique d'Asimov. Bickel considère que le « bœuf » (la machine appelée à devenir consciente) doit disposer des moyens du pouvoir comme préalable à la possibilité de n'y point recourir. C'est-à-dire à l'émergence d'une morale concomitante à la conscience. Le Moi et le Surmoi freudien formant une boucle rétroactive à défaut de laquelle on se situerait dans l'univalence animale de HAL. La morale nécessite la dimension symbolique, l'illusion du langage dont la condition pourrait être que la capacité de traitement soit supérieure au potentiel d'entrée de l'information dans un système qui soit au-delà d'une complexité critique. La question qui taraude l'équipage de la Nef est celle de la création d'un monstre tel celui de Frankenstein ou HAL, et celle de sa destruction. Question qui hantait l'IA du Problème de Turing et conduisit à son sacrifice. L'ambivalence de la morale et de la conscience de soi est bien traduite par l'ultime phrase du roman ; la question posée par la Nef : « De quelle manière vous allez Me Vénefrer » ?

Les personnages étant des techniciens (sauf Flatterie) ayant à résoudre un problème technique, la prose d'Herbert est ici ardue et Destination : vide un de ses livres les plus difficiles avec La Mort blanche. Frank Herbert ne se contente pas d'examiner le problème éthique posé par la création d'une conscience, il relève le gant d'une tentative de définition matérialiste. Et ça en fait un livre passionnant, porteur de ces réflexions qui font de la S-F une littérature semblable à aucune autre, qui en justifie l'existence et font que l'on peut la préférer à toute autre. Difficile, peut-être, mais quel chef-d'œuvre !

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