Connexion

Actualités

Sympathies for the devil – redux

Chroniquer un livre de Thomas Day publié au Bélial n'est pas exactement une partie de plaisir, surtout quand ladite chronique est destinée à Bifrost. Mais passées les premières inquiétudes, force est de constater que Sympathies for the devil — Redux est un excellent cru. Le rédacteur peut donc continuer sa route sans crainte pour ses dents, ce qui fera économiser de l'argent à la sécurité sociale et contribuera à maintenir le climat de paix et de sérénité qui caractérise la S-F francophone en général et les patrons de Bifrost en particulier.

Réédition du premier recueil de nouvelles de Thomas Day, Sympathies for the devil — Redux reprend l'essentiel de ses caractéristiques, avec quelques petits changements (suppression de la préface, ajout de deux textes, élimination d'un autre, illustrations de Guillaume Sorel, etc.) dont on ne pourra guère mesurer l'importance faute d'avoir lu la chose à l'époque. Passons.

Composé de six textes globalement assez différents dans leur forme comme dans leur fond (malgré la thématique commune de la fin du monde, au sens le plus large), Sympathies for the devil — Redux est probablement la meilleure manière d'aborder l'œuvre d'un auteur jugé outrancier, ultra violent et brutal. À la lecture des nouvelles, il apparaît pourtant que cette fureur sanglante est souvent motivée par une saine tendresse pour le genre humain, cachée, certes, mais bien présente, doublée d'un humour cynique constant et déjanté.

C'est d'ailleurs ce qui séduit le plus chez Thomas Day : cette manière toute bordélique (en apparence seulement, la construction des textes étant imparable) de présenter un monde en ruine, amoral, violent, machiste, manifestement désespérant, mais jamais vraiment sérieux. Lire, par exemple, que « La Notion de génocide nécessaire » est un texte abouti et humaniste fait doucement rigoler. Très moyenne exploration de l'univers intime d'un mandaté Onusien, cette nouvelle est certes humaniste, mais globalement faible et peu crédible, peuplée de personnages sommaires, de philosophie existentielle de comptoir, le tout dans un vague éloge du nomadisme, sans que jamais le sujet ne décolle. Réflexion faite, ce constat n'est pas étonnant : à côté des autres textes du recueil, « La Notion de génocide nécessaire » est un îlot de santé mentale et de calme au milieu d'un océan d'humeurs moites et odorantes. Reste que Thomas Day est justement à l'aise avec les humeurs, et c'est dans ce registre qu'il offre le meilleur de lui-même. Ainsi, « L'Erreur », sublime nouvelle qui réconcilie Dick et Thierry Paulin, dans une rocambolesque histoire aussi polardeuse que camée, pour un résultat non seulement magnifique, mais essentiellement parfait dans l'esthétique de l'immonde (on se souvient de Mme Bovary qui dégueule ses tripes après absorption du poison, Flaubert ayant prouvé le premier que de l'horreur pouvait naître la beauté, du moins en littérature). Plus loin, « Le Démon aux yeux de lumière » démontre qu'efficacité narrative, inventivité délirante et intelligence stylistique peuvent s'allier à l'humour le plus vachard, pour un récit qui propose une vision radicalement nouvelle de nos bons vieux démons.

Inutile de résumer les six textes qui forment un recueil bien séduisant. Autant oublier « À l'heure du loup », passer directement aux autres et ricaner d'un air sardonique en bonne intelligence avec l'auteur. Oui, Sympathies for the devil — Redux est assurément un livre à lire, mais c'est surtout un livre à rire, antagonisme de façade pour une sincère inquiétude quant à l'état général du monde et de l'abominable somme de petites lâchetés qu'il implique.

Le Pouvoir

Publié en 1956 en pleine paranoïa anti-communiste, remanié légèrement dans les années 90 (après la Guerre du Golfe, notamment), Le Pouvoir est le premier roman de Robinson traduit en français. En attendant la publication prochaine de The Dark beyond the stars, exceptionnel space opera intimiste (ça existe, et c'est même très bon) qui fait office de chef-d'œuvre, le lecteur peut s'offrir un agréable détour par Le Pouvoir, texte mineur mais remarquablement bien ficelé.

Vrai thriller fantastique (d'ailleurs adapté au cinéma sous le titre La Guerre des cerveaux) qui se dévore en quelques heures, Le Pouvoir raconte la traque subie par un jeune employé de la Navy, dans une ambiance qui annonce déjà L'Echiquier du mal. Spécialiste de la résistance humaine en milieu hostile, Bill Tanner chapeaute un comité chargé d'étudier les capacités développées par certains (et pas les autres) pour survivre. Quels facteurs rendent un individu plus fort, plus rapide, plus agile, plus à même de réagir et d'orienter ses actes vers la solution idéale ? Pourquoi certains supportent mieux la douleur que d'autres ? Autant de questions auxquelles le comité cherche à répondre, via des expériences somme toute assez académiques. Mais l'exercice s'emballe quand l'un des membres du comité pète les plombs. Un surhomme serait infiltré dans ce petit cercle de spécialistes. Un surhomme capable d'imposer sa volonté aux autres. Un surhomme qui a le pouvoir. Un surhomme qui n'a d'ailleurs aucune envie de sympathiser avec les hommes normaux. D'ailleurs, qui aurait envie de discuter avec des insectes ?

Traqué par une créature clairement supérieure qui lui ruine sa vie, Tanner tente désespérément de mener sa propre enquête. Une enquête qui le mène dans l'Amérique profonde, dans un bled ou tout le monde se souvient d'une certaine personne, quelqu'un de tellement charismatique que les villageois sont prêts à mourir pour lui… Quelqu'un manifestement capable de modifier la perception qu'il offre de lui-même. Quelqu'un de très dangereux. Et méchant, avec ça… Pour le pauvre Tanner, la parano ne fait que commencer, ledit méchant n'aimant pas, mais alors pas du tout, qu'on se mêle de ses petites affaires et autres complots.

Remarquablement divertissant, très hollywoodien dans sa forme comme dans son fond, Le Pouvoir pourrait n'être qu'un roman banal s'il n'était dû à la très bonne plume de Frank M. Robinson. Avec un sens du rebondissement parfaitement maîtrisé, l'auteur nous fait vivre cette chasse à l'homme de l'intérieur, à mesure que les pièces du puzzle se mettent progressivement en place. Et si la fin est convenue (bien que sympathique, dans le genre coup de théâtre qui remet tout en balance… cliché, certes, mais imparable), Le Pouvoir reste un excellent roman de gare, idéal pour un voyage loin de nos grisailles quotidiennes. Le prototype même du texte efficace qui remplit impeccablement son contrat, ce qui est déjà beaucoup.

Trivial Roman

Polar allemand plutôt détonnant dans une production normalisée à l’extrême outre-Rhin, Trivial roman ne relève ni du fantastique, ni de la S-F. Par ses choix po-litiques assumés, sa narration volontairement obscure, décalée et profondément déshumanisée, ce curieux roman louche beaucoup plus du côté de Brecht que de Chandler, pour un résultat somme toute inégal, mais très loin d’être inintéressant.

À l’instar d’un certain Claude Ecken et de son Enfer clos (le Bélial - 2003), Hans Joachim Schädlich choisit de nous décrire une humanité lâche, mesquine, violente et parfaitement repoussante. Moite histoire de retranchement, Trivial roman narre la catastrophe intime qui tombe sur le dos de ceux qui perdent le pouvoir du jour au lendemain. Celle des quelques fidèles d’une organisation jamais nommée, chapeautée par Le patron et surveillée par Le dogue. Aucun des protagonistes n’a d’ailleurs de nom, tous portant comme seule identité une appellation animale. Raconté par Laplume, pathétique personnage principal, l’enfermement du Dogue et de ses lieutenants fait partie de ces catastrophes qui rappellent l’ambiance filmique de Reservoir dogs. Plusieurs personnes paniquées à l’idée de perdre privilèges et acquis. Ainsi, de figure tortionnaire autoritaire, le Dogue sombre dans l’indignité en pissant sous lui, pendant que les autres le torturent pour récupérer l’argent du coffre. Dans ce bunker isolé, la haine pourrit tout et tous. Entrecoupée de flash-backs racontant l’enrôlement de Laplume, d’abord journaliste intègre puis journaliste aux ordres, l’histoire dérive lentement vers le tragicomique, avec la fuite du Patron quand les choses tournent mal. Et comme Schädlich prend grand soin d’éviter tout éclaircissement sur la nature exacte de l’organisation en question, le lecteur prend plaisir à cette mise en lumière de la merde humaine. Secte, gouvernement militaire, dictature quelconque, démocratie libérale, mafia, Trivial roman se garde bien d’expliquer quoi que ce soit, préférant le symbole à la solution. Caricature de la hiérarchie, comédie du pouvoir, ce roman percutant est assurément à lire, car très sain dans son fond et répugnant dans sa forme. Reste que si le début promet, la suite ne tient pas vraiment la route. Belle tentative plutôt moyenne au final, Trivial Roman a le défaut de ne pas pousser sa logique jusqu’au bout. Le lecteur reste donc sur sa faim, sans toutefois résister à l’envie de surveiller les prochains ouvrages de l’auteur.

Pauvres créatures

Vrai génie de la littérature honteusement peu connu en France, Alasdair Gray poursuit inlassablement expérimentations, délires narratifs joyciens ou autres romans majeurs sous une fausse forme mineure, l'ensemble constituant une seule et même œuvre aussi impeccable qu'unique. Essentiellement publié aux éditions Métailié, dont on ne se lasse pas de vanter la justesse de vue, Alasdair Gray s'offre un petit plaisir avec Pauvres créatures : proposer une relecture radicale de Frankenstein, via une histoire rocambolesque et évidemment (c'est une habitude) politique. À travers l'histoire de Bella Baxter, jeune femme suicidée, ressuscitée via la greffe du cerveau de son fœtus presque à terme, Alasdair Gray orchestre la confrontation d'une enfant sans tabou (dans un corps d'adulte) à la société victorienne dans ce qu'elle a de plus rétrograde. Mais sous couvert de satire du XIXe siècle, c'est essentiellement le XXe que Gray assassine avec humour, cynisme et compassion, pour un résultat aussi brillant qu'étourdissant. Alors que la belle virevolte d'amants en amoureux, elle découvre à quel point le monde est affreux. Pour son tuteur et sauveur, expliquer à quel point la planète est malade relève de l'impossibilité pure et simple. Mais Bella Baxter est tout sauf stupide, et sa naïveté lui procure un regard aussi lucide que vivifiant sur l'humanité. Comme à son habitude, Gray émaille le texte d'appendices, d'explications universitaires et de documents authentiques, mariant avec un plaisir évident fiction et réalité, le tout avec un humour pince sans rire très british, mais incroyable de justesse. C'est d'ailleurs ce mélange d'humour désespéré et de désespoir humoristique qui donne au livre toute son ampleur. Roman passablement allumé, pamphlet politique libertaire, manifeste féministe percutant et remuant, Pauvres créatures est tout bêtement un chef-d'œuvre. Simple, modeste, pas prétentieux pour un shilling, mais chef-d'œuvre quand même. Avis.

La Horde du contrevent

De plus en plus rares, et souvent atypiques, les vrais chefs-d'œuvre sont par essence de jolies promenades en marge des chemins traditionnels. Si la littérature de l'imaginaire peut s'enorgueillir d'en produire quelques-uns, force est de reconnaître que ces exemples se fichent éperdument du carcan des genres, explorant des terrains tout sauf évidents. Exploration alternative d'une réalité profondément déprimante, La Horde du contrevent en est le plus parfait exemple. Livre monde, livre de résistance et ovni littéraire aussi curieux que passionnant, le roman d'Alain Damasio franchit toutes les frontières sans se préoccuper le moins du monde d'appartenir à quoi que ce soit.

De par son ambition assumée et sa flagrante originalité, La Horde du contrevent fait partie de ces textes qui s'adressent de fait à tout le monde. Beaucoup plus proche de Deleuze que d'Asimov, son auteur ne fait pas dans la demi-mesure. Construction narrative aussi magnifique que déroutante, La Horde du contrevent relève du long poème en prose comme de l'allégorie politique, l'ensemble traitant de l'éternelle question du dépassement. Et par dépassement, il est clairement (et même dialectiquement, soyons fous) question d'atteindre l'inconnu, de trouver un sens à l'existence en touchant les bords d'un monde singulier, entièrement issu de l'imagination d'un auteur à part. Ajoutez à cela l'excellente idée d'une bande originale composée par Arno Alyvan, et vous obtenez non pas un livre univers, mais un livre entier, pluridisciplinaire, à lire, à écouter, à regarder et finalement (c'est là qu'est tout l'intérêt) à méditer…

Sur une terre plate (pour simplifier), 23 personnages sont décidés à rejoindre l'extrême-amont, le bord du monde, la réponse à la grande question. Tous développés avec précision, humour et une certaine forme de chirurgie littéraire impeccablement complétée par la décidément très bonne musique d'Arno Alyvan, ces 23 personnages (pour ne pas plagier les anglais et parler de « characters ») forment la 34e horde du contrevent. Selon la formule classique qui veut que la somme des parties soit supérieure au tout, la horde du contrevent s'embarque pour un voyage initiatique que Nicolas Bouvier pourrait parfaitement définir avec sa malice habituelle : on ne fait pas un voyage, c'est le voyage qui vous fait… Et vous défait.

Avec une plume tour à tour conceptuelle, magnifique, difficile et limpide, Alain Damasio promène son lecteur de surprises en agacements, d'émerveillements en stupéfaction, via une narration décalée ou éclatée. Se sortir de 23 personnages n'est évidemment pas chose facile, s'imposer un tel défi littéraire tient tout autant de l'exploit que du masochisme le plus brutal (une phrase que l'on appliquera également à l'éditeur tout en le félicitant chaleureusement pour son courage et sa prise de risque), mais Alain Damasio sait où il va. Exigeant, prétentieux au sens le moins péjoratif, délicat et somme toute complètement barré, il retombe toujours sur ses pattes et signe ici un travail unique. Non, La Horde du contrevent ne plaira pas au lectorat traditionnel de S-F. Oui, le livre en agacera plus d'un. Mais les autres, ceux qui aiment la littérature parce qu'elle explore de nouveaux territoires, ceux-là mêmes seront séduits et emballés par un voyage surprenant, magique et parfaitement incorrect. Dès lors, on ne peut que saluer ce genre de pari, aussi invraisemblable qu'improbable, mais dont la saveur particulière nous rassure sur la santé de la création littéraire.

L'Archipel du rêve

Auteur à part dans une production anglaise déjà bien singulière, Christopher Priest poursuit son œuvre particulière, livrant inlassablement des textes curieux, décalés, souvent magnifiques et toujours exigeants.

Publié dans la collection « Lunes d'encre » (sous une couverture de Manchu non seulement inadaptée, mais franchement grotesque) comme la quasi-totalité des œuvres de l'auteur, L'Archipel du rêve est peut-être la meilleure manière d'aborder Christopher Priest dans ce qu'il a de plus délicat, de plus douloureux et de plus difficile à cerner. Si L'archipel du rêve est à mettre en rapport avec La Fontaine pétrifiante (en Folio « SF »), il apporte une vision différente de cette création littéraire aussi fascinante que dérangeante, via un positionnement encore plus ambivalent sur la nature de la réalité géographique décrite. On y retrouve le perpétuel décalage des personnages par rapport à une existence souvent subie, une douleur existentielle bien difficile à exprimer et une étrangeté générale à la fois inquiétante et curieuse. Bien plus proche de Kafka que d'un fantastique plus « traditionnel », L'Archipel du rêve est non seulement une réussite totale, mais également une interrogation pudique (malgré l'outrance sexuelle de certaines pages) sur l'âme humaine, via des personnages profonds, subtils et terriblement présents dans leurs faiblesses comme dans leur triste humanité.

S'il n'est évidemment pas question de résumer ici les sept nouvelles du recueil, il n'est pas inutile de préciser qu'il s'agit de la peinture d'un monde hors du temps, un archipel aux frontières peu définies qui sépare deux continents en guerre perpétuelle (celui-là même qui fait figure de construction mentale névrotique, et d'ailleurs fausse, dans La Fontaine pétrifiante). Pornographiques, violentes, subtiles et magnifiques dans l'art de l'ellipse, les nouvelles de L'Archipel du rêve relèvent de l'attente comme du changement. Attente de ce qui vient quand on décide de passer à l'acte (« La Négation », texte imposant dans lequel un jeune soldat apprenti poète finit par déserter dans la neige et le froid, lassé par une existence absurde et des patrouilles inutiles au pied d'un mur très kafkaien, censé protéger la région d'une hypothétique invasion ennemie — une nouvelle à mettre en rapport avec un certain Désert des tartares), attente du voyeur fasciné par la sexualité d'une peuplade mystérieuse dont il cherche à percer le secret (dans le très percutant « Le Regard », sublime parabole sur le voyeurisme et la frustration), changement de la jeune femme venue régler les différentes formalités suite au décès d'un oncle éloigné, et qui finira par vivre une aventure avec la policière chargée de sa surveillance (« La Cavité miraculeuse »), changement d'un déserteur ou d'un visiteur, attente des uns, des autres et de ceux dont on a peur, L'Archipel du rêve est une étonnante invitation au voyage. Un voyage difficile d'accès, à réserver aux plus motivés, mais dont la profondeur et la puissance descriptive livrent un Christopher Priest dans toute sa nudité crue (et paradoxalement pudique). Au final, on sort dérouté et envoûté du recueil, à l'image de ces personnages présents dans leur absence, et dont on a bien du mal à se défaire une fois la dernière page tournée. Une sorte d'apéritif délicieux au prochain ouvrage de l'auteur, The Separation, à paraître cette année en « Lunes d'encre ».

L’Algébriste

[Chronique de l'édition originale anglaise]

Écrivain aussi polymorphe que talentueux, Iain Banks réalise l'impossible en menant de front une carrière dans la S-F et une autre dans la littérature générale. À la lecture de ses œuvres dites « blanches » (d'Entrefer à Dead air en passant par A Song of stones), il est toutefois évident que Iain et Iain « M. » ont les mêmes préoccupations : projeter des personnages fouillés dans des situations extrêmes, révoltantes, douloureuses et cyniques. Tout récemment publié outre-manche, The Algebraist n'échappe pas à cette règle, pour un long roman de S-F pure et dure qui, hélas, ne tient pas la distance.

Très éloigné de l'univers désormais classique de la Culture, The Algebraist prolonge l'œuvre de Banks dans un cadre inattendu, mais somme toute logique. Si certains passages relèvent de la fracture humaniste la plus poignante, si la profonde détresse des anti-héros est magnifiquement bien rendue par une plume aussi exercée qu'intelligente, il ne faut pas oublier qu'à l'instar du cycle de la Culture, The Algebraist est avant tout une parodie. Une parodie subtile, décalée, jamais évidente ou grotesque, mais une parodie quand même. On retrouve ici humour et distance salutaire avec le sujet qui caractérisent les productions anglaises, pour le plus grand bonheur des amateurs du genre. Mais si The Algebraist est effectivement drôle, au sens où il aligne (en les tordant subtilement) tous les poncifs du space opera le plus basique, il est aussi épouvantablement ennuyeux et fatiguant. Si certains moments d'anthologie prouvent que l'on a bel et bien affaire à Iain Banks, ces trop rares bouffées d'oxygène ne sauraient masquer l'amère réalité. Oui, The Algebraist est long, long, désespérément long, et surtout bancal. Mal construit, mal fichu, mal conçu, ce livre est sans doute le premier vrai ratage du brillant écossais.

Dans un futur éloigné (vers l'an 4000, tout de même) qui a vu moult évolutions, révolutions et décadences (dont une violente guerre contre les machines, appelées abominations), l'Humanité fait désormais partie de la grande famille pan-galactique. En coexistence pacifique avec d'autres races intelligentes, les hommes vivent tranquillement sous le gouvernement central du Mercatoria, véritable empire dont la cohésion culturelle et politique est assurée par un gigantesque réseau de trous de vers éparpillés dans tout l'univers connu. En parallèle de ce quotidien somme toute assez optimiste, on trouve la très étrange et très ancienne race des Dwellers (littéralement, « les habitants »). Curieuses créatures flottantes et remarquablement intelligentes, les Dwellers habitent la quasi-totalité des géantes gazeuses de l'univers, vivent plusieurs milliards d'années, aiment les hallucinogènes et parlent le galactique couramment. Aussi agacées qu'attirées par les espèces rapides (dont les humains) qui naissent, se font la guerre et meurent le temps d'un battement d'œil, ils possèdent manifestement une connaissance sans limite et peuvent à juste titre s'offrir le luxe de prendre leur temps.

Tout ne serait qu'ordre et beauté si quelques hordes de rebelles (les beyonders, les terroristes locaux, en quelque sorte) ne troublaient régulièrement ce calme et cette volupté. Très attachés au sabotage en général et à la destruction des trous de vers en particulier, ces rebelles posent de graves soucis au Mercatoria : détruire un portail revient en effet à couper du monde tout un système, et remplacer ledit portail implique l'acheminement d'un nouveau vers le système attaqué, un acheminement effectué par des vaisseaux relativistes qui naviguent à une vitesse inférieure à celle de la lumière. De fait, si le système visé est à quelques milliers d'années-lumière du premier système raccordé au réseau, il peut s'écouler plusieurs millénaires avant que la communication instantanée ne soit rétablie.

C'est ce genre de catastrophe qui arrive à un petit système dont tout le monde se fiche éperdument. Potentat local brusquement propulsé maître absolu du royaume, l'Archimenditre Luciferous en profite pour installer une sorte de gouvernement fasciste spatio-médiéval (ce qui donne lieu à de réjouissantes scènes de tortures, absolument démesurées et donc amusantes) ouvertement expansionniste et franchement désagréable pour les autres.

Bien décidé à conquérir le système voisin (qui vient d'être coupé du monde à son tour), l'abominable Luciferous se lance dans une vilaine croisade qui va bientôt le dépasser, lui et ses sbires. Car dans ce système voisin se trouve la géante gazeuse Nasqueron. Dûment habitée par son quota de Dwellers, Nasqueron est étudiée de près par une caste d'humains, les Seers — dont Fassin Taak, qui développe une amitié particulière avec les Dwellers. Par un hasard fâcheux qui n'arrive que dans les romans, Fassin Taak met la main sur un bout d'information qui peut changer la face du monde : la première piste sérieuse qui pourrait (éventuellement, et avec beaucoup de si) mener à la découverte de la mythique liste des Dwellers : un réseau parallèle de trous de vers mis au point par les Dwellers dans le plus grand secret. Chargé par des instances bureaucratiques délirantes de récupérer cette fameuse liste, Fassin Taak mène donc son enquête, alors que la menace de Luciferous se rapproche et que le système entier semble bel et bien parti pour l'éradication la plus sauvage…

Résumons.

Nous avons un empire galactique, des trous de vers, des rebelles, des méchants méchants, des aliens étranges et un homme, seul, désespérément seul, qui part à la recherche d'une vérité cosmique destinée à changer l'univers dans son ensemble. Oui, bon. Et alors ?

Et alors, rien. L'accumulation de poncifs est finalement bien vue, et malgré l'absurdus ambiant, Iain Banks réussit à faire croire à son histoire, ce qui est déjà beaucoup. Reste que les plupart des récits et contre récits ne sont qu'ébauchés ou, au contraire, surdéveloppés. Ainsi, de cette mythique guerre contre les machines, le lecteur n'apprend quasiment rien. Du système gouvernemental du Mercatoria, le lecteur sait tout, ou presque. Du passé de Fassin Taak et de l'étrange destin qui le lie aux autres personnages, on aimerait bien en savoir davantage, mais Banks coupe quand il ne faut pas et s'étire là où la brièveté ferait mouche… Tour à tour récit quasi ethnologique, polar délirant ou pathétique histoire d'amour, The Algebraist ne fait qu'effleurer son monde et évite scrupuleusement le statut de très grand roman. Livré à lui-même et manifestement lâché par son éditeur, Banks livre une structure narrative déroutante et ratée, passant d'une alternance entre personnages à de longues descriptions, avant de reprendre le premier principe vers la page 350, tout en s'adonnant au flash-back dans un manque de cohésion générale pour le moins pénible. Au final, The Algebraist n'est qu'un patchwork d'excellentes histoires et de trouvailles amusantes, entrecoupées de longueurs presque insupportables. Avec quelques mois de travail et une bonne paire de ciseaux, The Algebraist aurait touché juste et fait office de chef-d'œuvre. Il n'est malheureusement, et à notre grand regret, pas autre chose qu'un roman poussif, mal raconté, long et globalement épuisant.

Les garçons de l'été

Avec Les garçons de l'été, vous allez vous retrouver avec, entre les mains, un recueil de vingt-cinq nouvelles du maître Bradbury. Dix-huit nouvelles récentes, et sept inédites. N'allez cependant pas chercher ici des textes « de genre ». Avec seulement trois nouvelles flirtant vaguement avec la science-fiction (deux machines à voyager dans le temps, « Donnant donnant » et « L'Accumulateur F.Scott/Tolstoï/Achab », et un voyage sur Alpha du Centaure avec Laurel et Hardy), c'est plutôt du côté du réalisme magique et de la littérature générale qu'il faut aller chercher. Et encore, réalisme magique est une expression souvent trop forte, tant il faudrait plutôt parler de merveilleux, de rêve éveillé, de fantasmagorie.

Avec la délicatesse, l'humour et l'humanité qui caractérisent cet auteur, Ray Bradbury nous offre ici un recueil d'images, d'émotions, de mots. Une poésie douce-amère, une constatation sur le temps qui passe et les émotions qu'il recouvre, de l'enfance à la vieillesse et retour. Il donne surtout l'impression d'un travail de l'auteur sur la vie et les hommes en général. Non pas un arrêt, un regard en arrière après une longue vie bien remplie, mais plutôt une halte sur le bord du chemin, le temps de souffler avant de reprendre la route.

Certains textes sont de véritables perles poétiques, claires et limpides (« Filet de basket » ; « Le 19e trou »), d'autres ressemblent à des cartes postales (« Là où règne le vide… »). D'autres encore sont une succession de mots à la limite du compréhensible, un travail sur le langage poétique qui rend souvent le texte difficile à saisir, où le lecteur doit lutter pour trouver un sens, sens qui, malgré tout, lui échappe parfois (« One-woman show » ; « Les Bêtes »). L'humour n'est pas exempt, mais un humour blême, qui cache bien souvent l'amertume et la tristesse (« La Grande tournée d'adieu de Laurel et Hardy… » ; « Nettoyage par le vide »). L'œil et la plume de Ray Bradbury s'allient pour nous offrir un monde étrange et irréel, à la limite du fantastique.

Un recueil magnifique, qui défie le temps, à lire les rares fois où l'on est en paix avec le monde et avec soi, par une froide soirée d'automne au coin du feu. Un peu de frissons, et beaucoup de nostalgie.

L'éveil de la magie

Il y a des jours où j'en veux vraiment à mon rédac'chef. Normalement, c'est un boss correct. Il connaît bien son équipe, il sait comment on travaille, qui aime quoi, qui est capable de faire telle ou telle critique, la routine, quoi… Alors, normalement, quand je reçois un mail lapidaire qui me dit qu'il a besoin de tel papier sur tel livre, « et fissa pour hier ! », j'ai confiance. La plupart du temps, j'ai d'ailleurs raison. Et puis soudain, PAF ! Non, pas le chien, mais L'Eveil de la magie. Et là, je m'interroge : sur le sens de la vie, sur la santé mentale de mon rédac'chef, des trucs du genre : « Mais qu'est-ce que je t'ai fait, Olivier ? Tu as quelque chose à me reprocher ??? »

J'ai essayé de lire ce bouquin. Je le jure sur la tête pleine de poils de mon chat. J'ai essayé ; pas pu ; plus fort que moi. Gah… J'ai dû m'arrêter à la page 200 : j'avais les yeux qui pleuraient, le nez qui saignait et les oreilles qui bourdonnaient. Et maintenant, je suis au lit avec un cas de clichéite aigu !

Mais bon, n'écoutant que mon courage, armée des 200 premières pages et de la quatrième de couverture, je vais tout de même essayer de vous donner un vague aperçu.

Alors voilà. On a l'empire d'Elda, composé de deux peuples. Au Nord, dans les glaces, les Eyrains à la peau pâle, qui croient en Sur, le dieu de la mer. Dans le Sud, on a les Istriens à la peau sombre, qui croient en Falla, la déesse du feu au tempérament plus que colérique. Les premiers vendent leurs femmes, les seconds les voilent de la tête aux pieds. Ces deux peuples sont ennemis depuis toujours — leur haine héréditaire s'est nourrie de nombreuses guerres — et le Roi d'Elda a bien du mal à faire respecter la dernière trêve en date. Le seul endroit où leurs querelles soient mises entre parenthèses se trouve à la frontière des deux territoires. La Plaine de Tombelune est un bout de terre déclaré neutre car sacré pour ces deux peuples : elle représente à la fois le Temple de Sur et le Temple de Fella, situés sur le Mont Sacré. C'est à cet endroit que se tient chaque année la Grande Foire, qui permet malgré tout aux Eyrains et aux Istriens de commercer. Hum, bon. On a aussi l'Héroïne. Katla est Eyraine, belle, dix-neuf ans, garçon manqué, rousse, farouche et rebelle. C'est sa première Grande Foire, et d'entrée de jeu, elle viole un des principaux tabous du lieu, à savoir grimper sur le Mont Sacré (la conne !).

Pour la suite, je pense que vous pouvez remplir les trous par vous-même, ayant déjà lu ça quelque part une bonne demi-douzaine de milliers de fois. Parce que moi, j'ai calé. Et ne vous inquiétez pas si mon résumé ne raconte rien : le livre non plus. Figurez-vous que sur la quatrième de couverture, il est dit que l'on va brûler l'Héroïne pour ce fameux sacrilège, commis au tout début du livre. Qu'on se rassure : à la page 200, il n'est toujours rien arrivé à la donzelle. Quant aux personnages principaux, ils ne sont toujours pas sortis de cette maudite foire !

C'est long, c'est lent, c'est vide et pénible. Les décors sont quasi absents, les descriptions sont de l'ordre du mobile pour lit de bébé. Les personnages sont creux comme du bambou, et leurs interactions et les situations dans lesquelles ils sont empêtrés ressortent à tel point du cliché qu'on s'en trouve presque gêné pour l'auteure. L'histoire est tellement conventionnelle qu'elle pourrait haut la main gagner le championnat du plus gros poncif de l'année. Même la magie, pourtant censée être au cœur du débat (c'est dans le titre), se fait si discrète qu'on en oublie presque qu'elle existe. Le seul espoir qu'il reste à ce livre, c'est un changement radical, un demi-tour à 180 degrés, quelque chose, n'importe quoi, qui le rendrait intéressant dans les 167 pages restantes. J'en doute… Et dire qu'il s'agit du premier tome d'une trilogie !

Désolée ami lecteur, mais si tu veux te risquer dans cette contrée sauvage et dangereuse pour la santé mentale, se sera sans moi. Je reste sous ma couette à soigner mon clichéum severitus à coup de lait Corse (2/3 de lait chaud, 1/3 de Cointreau). Petit Papa Noël, toi qui descend sur la blancheur immaculée de nos toits ardoisés… pour la suite de la saga, oublie-moi !

Le Supernaturaliste

Cosmo Hill, orphelin de 14 ans, est « prisonnier » du pensionnat de Satellite City, une ville entièrement autonome et gérée à partir d'un satellite de la multinationale Myishi. Il subit les sévices des gardiens et sert surtout, comme les autres orphelins, de cobaye à des expériences scientifiques. Mais un jour, l'occasion de fuir lui est offerte. Après un accident effroyable, il est recueilli par une bande de trois « supranaturalistes ». Leur mission : détruire des créatures bleues, invisible du commun des mortels, excepté des supernaturalistes, et qui suceraient l'énergie des humains. Mais les apparences sont trompeuses. Obstacles, manipulations et faux-semblants vont éclater au visage de Cosmo.

On ne peut pas dire qu'Eoin Colfer soit un optimiste. Sa première trilogie, Artemis Fowl, fort sombre, proposait en guise de héros (anti-héros, plutôt) un gamin au cœur rongé par la haine qui allait se découvrir une humanité au fil des pages. Son nouveau personnage, Cosmo, est aussi un écorché vif. Cobaye dans son orphelinat, il ne survit que grâce aux sentiments de vengeance (vis à vis de ses bourreaux) qui l'habitent, et le maigre rêve d'un bout de soleil. Encore faudrait-il que le paysage le lui permette. Et c'est loin d'être le cas avec Satellite City, qui tient davantage du bubon urbain à la Blade Runner que de la petite ville de campagne. Bref, peu d'espoir, et ça ne s'arrange pas au fil des pages. Car pour survivre, Cosmo devra combattre, tuer, risquer sa vie. Pas de répit pour les héros chez Eoin Colfer !

Colfer signe ici un livre d'action où le but du jeu est de trouver le nid des méchants. Tout ne se révélera pas aussi simple, mais l'ambiance shoot'em up n'est pas loin. La technologie a la part belle, les scènes de combat sont très détaillées et tous les personnages sont d'une maturité effrayante. De quoi vous filer le frisson sur un futur pareil — à croire que l'auteur a pris parti de nous montrer le pire pour nous faire regretter le mieux. La ruse fonctionne-t-elle ? Le livre se lit en tout cas d'une traite et avec grand plaisir. Quant aux dernières lignes de l'ouvrage, elles présument d'une éventuelle suite. À bientôt donc, Cosmo !

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
PayPlug