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Demain, une oasis

Fin du siècle ou bien début du prochain, la monde va comme il va… Bien. Mal. Bien mal. En fait, ça dépend de quel monde on parle. Le riche Occident se répand dans l'espace. L'Afrique crève. N'en finit pas de crever. Les Européens soit s'en foutent, soit n'en savent même rien et Ponce Pilate s'en lave les mains.

En Afrique, le désert avance. Et le désert est fait de sable. Et le sable de grains… Tout un désert, ça fait beaucoup de grains pour enrayer la belle machine spatiale européenne lubrifiée à la bonne conscience, voire à l'inconscience pure et simple et dûment éduquée à la politique de l'autruche. Tel est le monde du narrateur, médecin de formation, technocrate sans conviction. Sa vie va comme elle va…

Jusqu'au jour où il est enlevé, tabassé et drogué parce que d'autres vont se charger de faire aller sa vie où eux le veulent. Au fin fond du désert Est africain : dans un village comme il n'aurait jamais cru qu'il en existât. Pauvre et sale. Il n'est captif que du désert et doit se replonger dans ses années d'internat — d'où son sobriquet : l'Interne — pour faire ce que jamais il n'a fait : pratiquer. Redécouvrir ces pathologies d'un autre âge qui survivent dans ce véritable zoo bactérien qu'est l'Afrique : la lèpre, le scorbut, le typhus, la tuberculose, le béribéri, la dysenterie, le palu et autre rachitisme… Autant de signes extérieurs de la richesse nosologique de la pauvreté.

Il rencontre ses kidnappeurs. Golden, un psychiatre ; le Chat, un chirurgien doué ; Soufi et Marité, des terroristes reconvertis dans l'humanitaire ; et Dziiya, chef de la bande si l'on excepte le président Siyani. Après avoir eu le temps de découvrir cet autre monde — le tiers — il parvient à leur fausser compagnie et à regagner l'Europe. Il reçoit même une promotion. Cependant, il a menti quant à son séjour africain et les barbouzes le guettent. Pour une raison que nous laisse ignorer Ayerdhal mais qui est bien connue sous le nom de syndrome de Stockholm, l'Interne ne dénonce pas ses ravisseurs et ne tarde pas à faire cause commune avec eux. Il devient leur agent dans les instances genevoises de l'OMES, l'Organisation Mondiale de l'Expansion Spatiale. Il renseigne l'Af-East, détourne des informations, du matériel, oriente des crédits, fait du lobbying, véritable taupe à la solde du président Siyani. Petit à petit, la pression monte et il se retrouve sur le grill quand ça devient chaud bouillant. Il échappe de justesse à l'élimination physique grâce à ses « amis ».

Grillé frit. Carbonisé. Le voilà de retour en Af-East, promu là aussi. Il est du sérail désormais. Il a choisi son camp, un peu forcé, certes, mais on ne le voit plus du même œil et des portes s'ouvrent. D'intéressantes choses lui sont montrées. L'Afrique va très mal, mais moins mal qu'elle ne le laisse croire. Dans l'ombre des vieux satellites piratés — « Nulle part à Liverion », en quelque sorte —, en secret, l'Afrique a déjà commencé à panser ses plaies.

Ayerdhal est un idéaliste et il est ici optimiste. Il rêve d'un jour où, comme Peyrefitte l'avait prédit pour la Chine, l'Afrique s'éveillera. Au terme de son long chemin de croix. Il rêve que, demain, l'Afrique sera une oasis. Et qui, se prétendant progressiste, ne rêve pas d'une Afrique débarrassée de ses dictateurs à toque en peau de léopard et de ses présidents pour qui démocrate veut dire vendu à l'OMC, au FMI, à la Banque Mondiale et soumis au Dow Jones ? Le pillage aurait enfin cessé — faute de richesses à spolier — et l'Afrique rendrait la menue monnaie de sa pièce à l'Occident, repu et dédaigneux, en détournant non l'utile, ni le nécessaire, pas même l'indispensable, non, juste le vital ! Ayerdhal a été assez malin pour situer son roman dans un futur encore proche mais suffisamment éloigné pour le rendre crédible. Et si l'auteur a parfois une tendance moralisatrice souvent casse-pieds, il nous l'épargne ici. Ce qui tend à être lourd dans un space opera va bien passer dans une fiction politique. C'est tant mieux parce que l'Afrique et surtout les Africains ont un besoin vital que l'on s'intéresse à eux pour autre chose que les réduire en esclavage, les coloniser, puis les décoloniser pour les piller mieux encore, s'emparer du cuivre et du café, du pétrole et des diamants, leur vendre des armes pour tuer ceux que le SIDA aurait négligé. Il faut éviter que les vocations humanitaires ne soient détournées comme dans le roman. L'unique défaut de ce livre : ne pas expliquer pourquoi la conquête de l'espace détournait le monde riche de l'Afrique.

Ayerdhal nous prouve une fois de plus qu'il est un conteur des plus efficace, qu'il sait narrer une histoire tout en laissant la part belle à la problématique qu'il tient à soulever, à même de faire passer ses idées, son éthique, à la manière d'un Norman Spinrad. Voici donc une réédition bienvenue d'un court et bon roman paru naguère au Fleuve Noir « Anticipation » (puis réédité chez J'ai Lu). Elle coïncide curieusement avec l'édition à l'Atalante d'une nouvelle version très étendue du roman de Jean-Marc Ligny, AquaTM, dont l'ancienne avait également vu le jour au Fleuve dans les années 90 sur des thèmes fort voisins. Demain, une oasis n'est pas un chef-d'œuvre, mais un livre nécessaire, à mettre entre toutes les mains.

Contes glacés

Quatre-vingt-dix-neuf textes. Une nouvelle et quatre-vingt-dix-huit vignettes ultracourtes, s'étendant sur une page environ, pas plus de deux et souvent même quelques lignes seulement. Quelques centaines de caractères d'imprimerie suffisent à Jacques Sternberg là où un Stephen King se déploie sur un nombre semblable de pages… Jacques Sternberg, grand ami de Gérard Klein, nous a récemment quittés pour un de ces mondes en impasse dont il avait le secret mais d'où, à l'instar de tant de ses personnages, l'on ne revient pas.

Sternberg nous propose un art qui n'appartient qu'à lui. Un art qui tient à la fois de Fredric Brown et (davantage) de Dino Buzzati tout en lui restant propre. Comme le canon d'une arme à feu : plus la forme est courte, moins elle est précise. C'est au tireur ou à l'auteur d'avoir le talent nécessaire à toucher sa cible. Il n'y a donc nul lieu d'être surpris du nombre de textes qui tombent plus ou moins à plat ; au contraire, il y a de quoi s'émerveiller qu'autant fassent mouche.

L'humour, le plus souvent noir, est fréquemment au rendez-vous, et l'absurde plus souvent encore. À le lire, comme ça, au débotté, on voit tout de suite pourquoi son œuvre forme un triangle équilatéral avec celles d'André Ruellan et de Roland Topor. Un triangle où dansent sans fin le rire et la mort, tantôt en pavane, tantôt en sarabande. Et, bien sûr, le lecteur est entraîné, imprégné de ce qui est plus que tout une esthétique et un jeu…

Les univers de Jacques Sternberg sont piégés. L'enfermement y est un thème récurrent qui court tout au long de ces contes glacés. Entendre dans l'escalier le pas lourd des voisins qui montent au-delà du dernier étage y est un moindre mal parce que, chez Sternberg, ce n'est pas parce que votre chambre d'hôtel a des portes qu'elle a une sortie.

Voilà une œuvre marginale, étrange, qui ne ressemble à nulle autre sinon de loin et dont on ne saurait faire l'économie d'autant plus que, maintenant que Jacques Sternberg est parti, elle risque, étant à ce point l'antithèse de la grosse horreur commerciale, de ne plus guère se voir rééditée. Il faut en profiter d'urgence, tant qu'il en est encore temps. Vite.

Les Chrysalides

John Wyndham (1903-1969). Hormis les connaisseurs et les plus vieux lecteurs, le nom n'évoque plus grand-chose, sauf, peut-être, Le Village des damnés, titre des œuvres cinématographiques adaptées de Les Coucous de Midwich, dont la plus récente remonte à 1995 (par John Carpenter) — de cette même année date en France la dernière réédition de l'ouvrage, sous le titre du film et chez Denoël en « Présence du Futur ». Si Wyndham n'a pas été un auteur particulièrement prolifique, son œuvre n'en fut pas moins abondamment traduite en français. Mais qu'en reste-t-il ?

Wyndham a publié sur près de quarante années, de 1931 à 1968, avec une interruption causée par la seconde Guerre mondiale et un essor qu'il lui fut bien difficile de reprendre après ce hiatus forcé. De la première période où il signait John Beynon ou John Beynon Harris, nous reste principalement Passagère clandestine pour Mars, qui compte parmi les premiers numéros du « Rayon Fantastique ». Suivra Le Péril vient de la mer, qui sera réédité en « Présence du futur » chez Denoël, principal éditeur de cet auteur en France avec quatre des dix titres existants : Les Coucous de Midwich, Le Temps cassé et L'Herbe à vivre étant les trois autres. À la même époque, le Fleuve Noir « Anticipation » n'était pas encore exclusivement francophone et, outre Vargo Statten, adaptait d'autres auteurs anglo-saxons dont, par deux fois, Wyndham. En 56 tout d'abord, avec The Day of the Triffids, également porté à l'écran, puis, en 58, avec The Chrysalids, sous l'intitulé Les Transformés. Titre qui sera repris en 1976, chez OPTA, couplé avec l'ultime roman de Wyndham, Chocky, dans l'onéreuse collection du « CLA », tandis que Le Jour des triffides était repris en « Anti-Monde » chez le même éditeur. Deux recueils de nouvelles allaient encore paraître : La Machine perdue au Masque « SF » et un « Livre d'Or » dû à Denis Guiot et Patrice Duvic chez Pocket, en 87. Et depuis, plus rien. Aussi, l'initiative de Terre de Brume, qui a déjà exhumé Le Jour des Triffides au tout début 2005 (roman qui vient d'être réédité en poche chez Folio « SF ») est-elle à louer et soutenir. Entretenir, c'est-à-dire publier et faire lire le patrimoine de la science-fiction, est une nécessité qui, ici, fait apparaître la filiation, à travers la tradition anglaise du roman catastrophe, qui relie Wells à Ballard.

Les Chrysalides est une histoire de mutants. Il en existe deux types principaux. Dans le premier, les mutants usent de leur pouvoir pour dominer leur environnement. L'Homme démoli, Le Pouvoir, L'Echiquier du mal, la série Perry Rhodan illustrent cette façon. Dans le second, les mutants sont persécutés, ainsi dans À la poursuite des Slans, Les Enfants de Darwin ou bien ici.

Bien après une guerre nucléaire — qui est souvent le prétexte au thème du mutant — ayant ravagé l'Amérique du Nord, une communauté rurale survit au Labrador. Y règne la grenouille — et surtout le crapaud — de bénitier. Toute une population de fermiers non seulement confite en dévotion, mais encore fanatique de la pureté et de la conformité à l'Image de Dieu qui traque les déviations, offenses ou blasphèmes que sont les mutations. Les créatures ou végétaux frappés de difformités sont détruits ou tués, les êtres « pas » humains sont stérilisés et bannis dans l'Orée qui borde les Terres Maudites — irradiées et contaminées. On sait aujourd'hui que de telles difformités, imputables à des radiations, auraient tendance à se raréfier avec le temps et à tendre vers la normale grâce à la redondance diploïde de l'ADN. Mais en 55, quand Wyndham publiait Les Chrysalides, la découverte de l'ADN ne remontait qu'à deux ans et une communauté de bouseux comme celle qu'il met en scène aurait tout simplement rejeté un tel savoir comme déviant. Le propre du fanatisme étant sa totale imperméabilité aussi bien à toute raison qu'à la moindre émotion.

Le décor et l'action apparentent Les Chrysalides au western. La Bible dans une main, le fusil dans l'autre. Ainsi le père mène-t-il une horde de cavaliers assoiffés de sang sur la piste de son propre fils avec le dernier acharnement. On voit aussi une sœur refuser à l'autre un arrangement qui aurait permis que vive un bébé à peine difforme.

Le thème du mutant faisait florès dans les années 50, où l'on croyait encore volontiers à l'avènement d'un homo superior doté de facultés psi (télépathie, télékinésie, hypnose, etc.). En un demi-siècle, cette thématique a déserté la science-fiction, ne subsistant que sous forme de thrillers (Harris, Simmons), le diptyque de Greg Bear faisant figure d'exception quoiqu'il n'y soit pas question de pouvoir psi. Ce thème a également glissé du côté de la magie et donc de la fantasy. C'est le cas d'une conjecture qui était, mais n'est plus, rationnelle. Ainsi, Dan Simmons, dans son Echiquier du mal, ne cherche-il pas à expliquer pourquoi ceux qui ont le pouvoir l'ont, il ne met en scène que la manière dont ils l'utilisent.

Si on peut lire Les Chrysalides comme une fable sur la tolérance et une condamnation forte du fanatisme, le message de John Wyndham est davantage à rechercher du côté métaphorique du titre, l'idée qui court l'œuvre de Wyndham étant que le mieux adapté survit. C'est parce qu'ils sont mieux adaptés que les mutants survivent, et c'est le refus fanatique du changement qui condamne les communautés labradoriennes. Bien sûr, c'était avant que Larry Niven ne popularise en S-F l'idée que la tendance de nos sociétés à assister les moins adaptés inhibe le potentiel évolutif de l'espèce.

À défaut d'être le chef-d'œuvre annoncé, Les Chrysalides est un roman toujours efficace après cinquante ans, intéressant et dynamique, où les personnages principaux ont l'épaisseur nécessaire à leur rôle. Une réédition fort bienvenue. À redécouvrir sans plus attendre.

Les Trois Reliques d’Orvil Fisher

Décidément, Di Rollo ne fait rien pour convaincre ses détracteurs de changer d'avis. Ceux-là ne verront dans son dernier roman qu'un western post-apocalyptique privilégiant banalement la violence extrême qui, il est vrai, semble sa marque de fabrique. Erreur grave. La catégorie « drame métaphysique », si d'aventure elle existait, rendrait mieux compte, sans toutefois en épuiser la richesse, de l'histoire contée par l'enfant terrible de la S-F française.

Simplicité confondante des phrases (tant au plan stylistique que descriptif), pureté et linéarité de l'action, construction classique — l'apparence du roman pourrait laisser une impression de bâclage à un lecteur pressé. Mais ne nous y trompons pas. La sécheresse, la rusticité de l'écriture sert à merveille le propos. De fait, Di Rollo renouvelle la dimension tragique de son œuvre à partir du matériau le moins noble qui soit, presque le plus abondamment travaillé : ici, une banale histoire, mille et mille fois réécrite, de vengeance.

La terre, futur proche. Le désert croît, l'eau est devenue un bien aussi précieux que le diamant. Abandonné de son père, Orvil Fisher grandit à Lucité, dans un bloc miséreux rendu plus sinistre encore par le grand froid et les ténèbres de la pollution. Un soir, il assiste, impuissant, au massacre de ses grands-parents par un sniper (scène d'anthologie) qu'il va tenter à tout prix de retrouver. Ayant fait l'apprentissage de la douleur, puis du meurtre, il deviendra lui-même un tueur et éliminera, sans la moindre pitié, tous ceux qui se dresseront sur sa route. Est-ce tout ? Orvil Fisher l'orphelin ? Oui. Car il y a, dans ce personnage qui semble incarner quelque fatalité à laquelle nul ne peut échapper, une sorte d'ange exterminateur dont l'essence paraît s'être concentrée sous l'apparence d'un homme banal, ressemblant à tout le monde : désespéré et ignorant, en quête de sens, de réponses, de leçons.

« Avez-vous appris au moins quelque chose ? » répète inlassablement la girafe Kinjie. En guise de leçon, Orvil pour sa part délivre un savoir qui fait de lui un maître invisible et secret, au service de la mort mystérieuse. « Il y a peut-être un sens à la vie, et ce sens, c'est la mort qui le lui donne. » Incapable d'éprouver ni joies ni remords, qu'il s'agisse de tuer un animal, un inconnu ou un camarade, il avance de place en place livré à lui-même (à ses démons), cherchant une transcendance dans le mal alors qu'il devine peut-être ne pouvoir la trouver que dans sa propre mort.

Comment peuvent vivre un homme, un peuple qui ne croient plus en rien ? Qu'est-ce qui les fait continuer ? C'est sans doute cette fatidique absence divine, la disparition de Dieu qu'interrogeait déjà Di Rollo dans Meddik, qui a condamné l'homme à l'errance, et la terre à la sécheresse, et la nature à la tristesse, et l'âme à tenter de saisir un bonheur frelaté dans les paradis délétères de la K. Beckin ou de l'arène ; c'est cette absence qui a provoqué tous ces meurtres, remarquables (et cependant banals dans leur atroce mécanicité) ou absolument insignifiants. Orvil, comme les autres, s'ennuie. Et les jeux stupides qu'il s'invente le distraient. Tuer, oui : pour tuer l'ennui, pour tuer l'absence de sens. Car « il n'y a pas de sens […] juste un but ».

Cette liberté absolue de l'homme en proie à l'absurdité, Orvil tente de s'en convaincre — sans toutefois jamais parvenir à se libérer de la servitude que sa Némésis lui a volontairement choisie. Un but ? Orvil Fisher reste au fond la pitoyable marionnette de Milestone, le sniper. De la même façon, le sniper, machiavélique, tient d'étranges propos au tueur qui veut le liquider, en soulignant que lui seul, Milestone, en épousant la loi d'airain du déterminisme, est parfaitement libre face à des événements comme la vie et la mort où tous les hommes jouent le même pathétique rôle, répètent les mêmes phrases vides de sens, vont jusqu'à reproduire les mêmes gestes de désespoir qui jamais ne les sauveront.

Pourtant, pas plus l'un que l'autre n'est libre. Dépourvu de rêves, d'espoirs, de liens, de failles ou de sentiments, (s'ils en possèdent, l'auteur ne les révèle pas), les deux tueurs ne vivent jamais vraiment, ils survivent. Rien ne vient à bout de ces ombres, qui semblent ne plus éprouver de douleur, dont la présence au monde est incertaine. Si bien que leur liberté fausse est battue en brèche par celle, pourtant aussi risiblement contrainte, des taureaux mutants sacrifiés dans l'arène ou des girafes qui, l'espace d'un instant ineffable, remplissent l'existence spectrale d'Orvil.

La vision de ces animaux sauvages, qui traverse toute l'œuvre de Di Rollo, ne laisse pas d'intriguer. Il faut prendre un tel bestiaire comme symbole. Les animaux (donc les symboles) parlent à l'homme, qui ne les comprend pas — ou plus. Par l'arche du roman, Di Rollo semble essayer de sauver quelque chose de l'homme — des signes, des affects, des histoires — face au néant qui menace, face à la défaite de l'intelligence et de la vie. Avez-vous appris au moins quelque chose ? Raconter. Se raconter. C'est pourquoi, ironiquement, le roman se résout à la manière d'une fable, certes tragique. La tragédie humaine selon Di Rollo, ce serait peut-être cela : avoir inventé le bien, le mal ; en avoir perdu la signification ou n'en conserver que quelques traces devenues indéchiffrables.

Nanotikal

On a beau chercher, on ne voit rien à redire. C'est ça qui est frappant, finalement, dans Nanotikal : l'oubli, le tiède, l'absence de traces, voilà encore un roman qui ne vous marque pas, pas de mal à une mouche. C'est peut-être la grande réussite de l'industrie du livre qui plaît à tout le monde, donc à personne, que d'avoir inventé le roman pour les mouches. Non pas ce qu'on verrait et entendrait si l'on était une mouche (l'invu, l'inouï), mais ce qu'entendent et voient les bêtes : un monde sans négatif, une représentation qui est aussi la réalité.

Fruit de la démarche volontariste de l'éditeur vis-à-vis de la S-F européenne, Nanotikal réussit le miracle d'un livre accessible à tous, rapide, pas désagréable, dépourvu de malice et ne donnant presque jamais l'envie de dire « OFF ». Ce n'est pas ironique. Au bout de vingt pages, on s'attend au pire, mais pourtant on passe un bon moment. Economie d'énergie en sus : le lendemain, on ne se rappellera pas avoir pris le bouquin en main et il faudra faire un effort pour se souvenir de l'intrigue.

« 2136. Les Mayas, maîtres des nanotechnologies, dominent l'Espagne. Sur les ruines de Compostelle se dresse la puissante cité-état de Nanotikal. »

Le quatrième de couverture résume bien la chose, on n'en saura pas plus ; sauf que le Vatican, en retour de grâce, semble la seule puissance apte à contrecarrer les plans des nouveaux seigneurs au nez busqué. Par quel miracle une civilisation anéantie six siècles plus tôt a-t-elle bien pu renaître de ses cendres et maîtriser une technologie si avancée, au point de mener une sorte de reconquista contre l'Europe, dans un contexte géopolitique plutôt flou ? Mystère…

Le censeur Yaqui fait partie des hauts dignitaires de Nanotikal, une des cités-états établies sur la péninsule ibérique ; il a la main sur l'éducation, les communications, et l'espionnage. Symétriquement, Enrique Guerrero, bâtard maya, ancien prince de surcroît, est une des têtes pensantes de la résistance espagnole contre l'oppresseur. L'un et l'autre étaient faits pour se rencontrer…

Nanotikal va vous cocooner, comme les IA bichonnent les mayas au-delà de la prévenance. Huis clos des temples et des palais, impeccables complots, nano bombe parlante, ambiance sépia, séquences instructives sur la torture, la mythologie, les mœurs amérindiennes, on se sent lové comme chez grand-maman. Les dangers sont mous et les frayeurs décontractées, on ne rit jamais jaune. Parce qu'on est un critique élitiste et sectaire (c'est-à-dire quelqu'un qui, au regard du réalisme libéral-démagogique, creuse sa tombe), on se dit que tout ça manque un peu de méchanceté. Difficile en effet de faire plus inoffensif sur un tel sujet : comme un film de Mel Gibson (mettons Apocalypto) sans les dents. Marcus Hammerschmidt a peut-être quelque talent, mais il lui reste à travailler pour atteindre le niveau de ses compatriotes teutons (d'ailleurs publiés chez l'Atalante) Michael Marrak et Andreas Eschbach. Wait and see.

Les Mages du nil

Coucou, les revoilou !

Les Immortels, acte deux : où Eneresh, Alad et compagnie gagnent la cour de Pharaon, et ce qui s'ensuit…

Entre Mésopotamie et Egypte éternelle, d'un fleuve ou d'un désert à l'autre, rien de nouveau sous le soleil. On nage toujours en plein complot, au milieu de crocodiles perruqués, maquillés, et qui sentent bon le kyphi — dont Plutarque disait qu'il avait le pouvoir d'apporter calme et quiétude à tous ceux qui le respirent.

De kyphi, Michel Pagel, lui, n'en a guère respiré (pour notre plus grande joie) : sexe, sang, assassinat, sexe, courses-poursuites, combats, sexe, folie, rebondissements à foison, son roman réunit tous les éléments d'une vigoureuse fresque touristico-antique — jusqu'à proposer un remake fort brutal de Mort sur le Nil.

Mais résumons.

Mérenrê et Nicotris règnent sur l'Egypte. Le premier nommé est une lopette que la seconde aspire secrètement à renverser, au profit de son frère Sahoumaât. Lequel est un salaud fini, prêt à n'importe quelle horreur pour arriver au sommet. Les uns et les autres tentent de se mettre dans la poche une société d'assassins, les hommes-chats de la déesse Bastet, qui font la pluie et le beau temps dans tout l'empire. C'est dans ce contexte qu'Eneresh débarque, suivi comme son ombre mais à bonne distance par Alad, le jeune frangin rebelle. Les menées des deux frères et de leurs alliés compliquent un écheveau déjà bien embrouillé, où les marchés de dupes sont à double-fond.

Dans l'extraordinaire décor d'une Egypte baignée de surnaturel, mêlant hommes, dieux, esprits tutélaires de la Nature, le duel des mages ennemis (qui feraient passer Imhotep pour un bateleur de foire) répond enfin aux attentes suscitées par la première levée du cycle (Les Mages de Sumer), et prend même sur la fin une dimension inattendue… Les seconds rôles ne sont pas en reste, Pagel ayant le bon goût de leur ménager quelques fécondes perspectives d'avenir (mentions spéciales à la pulpeuse Ershemma et à Gurunkash — mon préféré).

Conclusion : contrairement à ce que peut laisser croire cette chronique, l'auteur n'est ni une brute ni un obsédé : outre le sérieux de la reconstitution, son récit est troussé avec style, ses vulgarités ont toujours de la classe. Moi, en tout cas, j'en redemande.

Après Sumer et le Nil, on prend rendez-vous pour Cnossos ou Mycènes ?

Le Voyage de Haviland Tuf

Le brave marchand Haviland Tuf se trouve, par le fruit d'un hasard assassin assez cartoonesque, promu au rang d'unique possesseur de L'Arche, dernier vaisseau de guerre à germes de la puissante ancienne Terre. Le bonhomme s'autoproclame aussitôt ingénieur écologue et entame un périple qui l'amène à faire étape dans plusieurs mondes et à mettre à contribution les ressources du vaisseau — cuve à cloner, chronomuteur et bibliothèque cellulaire — afin de résoudre les problèmes que lui soumettent leurs habitants. Marchand dans l'âme, Tuf négocie au mieux de ses intérêts et de ceux de ses clients les services qu'il rend. Cependant, au fil des transactions, il réévalue progressivement les intérêts de ceux-ci en tenant compte de leur nature humaine.

Pour ceux qui ne le savent pas ou qui l'on oublié, George R. R. Martin a écrit dans d'autres domaines de l'imaginaire avant de se consacrer à l'interminable série de fantasy : A song of Ice and Fire (en français, le cycle du Trône de fer, disponible en poche chez J'ai Lu). À la décharge des incultes, puisqu'il faut bien leur trouver des excuses, reconnaissons que le succès et l'ampleur (pour ne pas dire l'enflure) de cet ersatz des Rois maudits ont quelque peu éclipsé les œuvres antérieures de l'auteur, en particulier les deux romans Armageddon Rag et Riverdream, et aussi le recueil Chanson pour Lya (réédité récemment chez J'ai Lu). En ce qui concerne Le Voyage de Haviland Tuf, tous les indicateurs révèlent sans contestation possible le space opera le plus classique, pour ne pas dire le plus old school : vaisseau gigantesque doté d'une puissance dévastatrice, voyage interstellaire, découverte d'écosystèmes exotiques mais habités par des civilisations calquées sur celles de notre Histoire… On frémit d'avance ou on se pâme (cochez l'option qui vous convient) à l'idée de lire une énième variation des lectures de son adolescence. Néanmoins, les apparences sont souvent trompeuses, ce que ne contredit pas ce présent roman. En effet, il apparaît rapidement que les clichés les plus éculés du space opera sont désamorcés par la personnalité même de Haviland Tuf et par le ton volontairement humoristique adopté par l'auteur pour le mettre en situation. Grand, bedonnant, d'une carnation blafarde, de caractère débonnaire mais loin d'être naïf, Tuf ne présente pas vraiment les caractéristiques du héros irrésistible ou du mauvais garçon attachant, style Han Solo. Si on ajoute que son raisonnement est d'un pragmatisme désarmant, qu'à l'instar de ses chats il retombe toujours sur ses pieds quelle que soit la situation, et qu'il ponctue ses paroles d'interjections — bigre ! — étonnantes, il ne fait plus aucun doute que George R. R. Martin joue davantage des clichés qu'il n'en use.

En conséquence, ce roman est une lecture légère, sympathique, distrayante et dépourvue de toute prétention malvenue. Pour peu que l'on fasse abstraction des quelques coquilles et du découpage très mécanique — un chapitre égale une escale dans le voyage — on peut même trouver une qualité supplémentaire à ce texte : celle de la fable, car mine de rien, Martin intègre dans son récit deux ou trois vérités générales pas toujours très plaisantes sur la nature humaine.

Au final c'est donc George R. R. Martin et non le personnage fictif de Haviland Tuf qui s'impose comme le plus roublard des deux. Maintenant, si vous souhaitez vous reposer entre deux lectures plus exigeantes, vous savez ce qu'il vous reste à faire.

Le Secret de l'Empire

Lorsque s'est achevé Les Légions immortelles, premier volet du faux diptyque et vrai roman coupé en deux Succession, Laurent Zaï, le commandant de la frégate impériale Lynx, se trouvait en fâcheuse posture. Après avoir successivement échoué dans une mission de libération d'otage — la sœur de l'Empereur, quand même —, refusé le poignard de la faute de sang sanctionnant cet échec et déjoué une mutinerie, l'officier talentueux s'était vu confier une ultime mission en forme de suicide programmé. Dès l'ouverture de ce second volet, nous ne sommes pas confinés longtemps dans une attente insupportable. Tous les avertisseurs dans le rouge, les armes déployées et sa configuration interne refaçonnée, le vaisseau impérial monte à l'assaut du croiseur Rix annoncé à la fin du précédent volume. La mission est claire : détruire l'antenne mise en place par celui-ci et ainsi l'empêcher de capter le secret de l'Empire détenu par la conscience composite qui phagocyte le réseau planétaire de Legis XV.

Et c'est parti pour 158 pages (sur 440) d'affrontements par drones interposés, d'échanges de tirs avec des armes effrayantes — micro-missiles, canons à gravité, lasers et j'en passe —, d'esquives, d'accélérations gravitiques inhumaines, de joute chevaleresque (si si !), de considérations tactiques, de coups de théâtre, de sang, de décompressions explosives et de psychologie en berne ; le grand folklore habituel du space opera mais narré de manière efficace. En fait, Succession est sur ce point l'équivalent littéraire d'un blockbuster chargé à bloc. On en prend plein la tête et on en redemande. Et puis, passé cette première partie éprouvante au rythme resserré, le cadre change. Le récit alterne désormais les scènes dans l'espace autour de Legis XV et celles se déroulant dans la capitale impériale. De même, l'enjeu de l'affrontement se déplace mais cela, on le pressentait déjà dans Les Légions immortelles. L'attention se fixe sur ce fameux secret de l'Empire, pivot de la suprématie de l'empereur et de la stabilité politique et sociale des quatre-vingt mondes humains qu'il gouverne. L'auteur plonge le lecteur au centre des luttes entre factions à la cour impériale en lui faisant épouser la cause du fort empathique sénateur Nara Oxham, par ailleurs amante de Zaï. La tension change de nature et les intrigues politiques, sans être totalement tordues, restent d'autant plus intéressantes que se posent des questions déterminantes pour l'avenir de cette post-humanité.

Succession demeure un concentré jouissif d'action et de sense of wonder, il est tout à fait inutile de le nier. Cependant, le roman fourmille également de nombreuses bonnes idées et on y sent poindre en filigrane ce vertige spéculatif et ces relations troubles et troublantes entre le silicium et la chair que l'on avait perçus dans le chef-d'œuvre — j'assume l'emploi du terme — de l'auteur, L'I.A. et son double. Ainsi la touche Westerfeld opère-t-elle subtilement pour contrer une sortie d'histoire besogneuse à la Alastair Reynolds — je pense au cycle des « Inhibiteurs » en particulier —, ou décevante, façon Ken MacLeod : souvenez-vous du très récent La Veillée de Newton. Pourtant, ce second volet offre moins de moments d'intimité, comme le permettaient les flash-back contemplatifs du premier. L'heure n'est plus à la flânerie car le cadre et les personnages sont posés. Scott Westerfeld déroule donc son récit sans se perdre dans les méandres filandreux d'une intrigue qui tirerait à la ligne. Tout juste s'autorise-t-il à achever son roman sur une touche romantique — l'amour plus fort que tout — que certains jugeront peut-être too much. Qu'ils se consolent, car le récit aboutit finalement à un dénouement logique que l'on pourrait résumer par la formule de Paul Valery : toutes les civilisations sont mortelles. Fort heureusement, se permettra-t-on d'ajouter.

La fille du roi des elfes

« Nous voulons être gouvernés par un prince enchanté. »

Telle est la demande du Parlement des Aulnes à son roi lorsque commence le roman. Aussitôt le monarque, qui est bon pour son peuple, dépêche son fils Alvéric vers le pays enchanté, cette contrée magique dont les riverains ignorent volontairement l'existence et à laquelle leurs demeures n'offrent qu'un mur aveugle. Muni d'une épée forgée par la sorcière sur la colline avec des flèches de foudre qu'elle lui a demandé de ramasser, le jeune héros franchit la frontière crépusculaire du pays enchanté, combat une forêt envoûtée et séduit la fille du roi des Elfes, qu'il ramène chez lui quelques années plus tard. Les souhaits de tous semblent ainsi comblés : les amoureux s'aiment tendrement, le prince a accompli des prouesses et succède à son père, mort entre-temps, et le peuple du pays des Aulnes accueille avec joie la nouvelle de la naissance d'un héritier qui aura sans doute quelques talents magiques. Le lecteur croit que tout est terminé, mais en fait l'histoire ne fait que commencer…

Ainsi résumée, l'histoire de La Fille du roi des Elfes évoque irrésistiblement Stardust de Neil Gaiman. Le parallèle n'est pas complètement erroné mais c'est faire abstraction de l'intervalle temporel qui sépare Gaiman de son noble prédécesseur. Occupons donc l'espace que nous laissent les pages de Bifrost pour rétablir la continuité historique. Edward Moreton Drax Plunkett [1878-1957], plus connu sous son titre de Lord Dunsany, prend place parmi les auteurs fondateurs de la fantasy contemporaine. Hélas, la branche qu'il occupe et son apport thématique au genre ont été passablement occultés par l'ombre envahissante des romans de big commercial fantasy clonés à partir de la souche de J. R. R. Tolkien. Pourtant, cet aristocrate né dans une vieille famille irlandaise qui puise ses racines presque à l'époque de la conquête normande, est l'auteur d'ouvrages — essentiellement édités en France chez Terre de Brume, il n'est pas inutile de le rappeler — qui comptent au rang des précurseurs du fantastique épique au même titre que ceux de William Morris. Son influence s'est d'ailleurs exercée sur des auteurs tels que Howard Philip Lovecraft, Robert E. Howard ou Clark Ashton Smith. Plus près de nous, la fantasy antiquisante de Thomas Burnett Swann ou le roman Thomas le rimeur de Ellen Kushner entretiennent une parenté indéniable avec Dunsany, au moins dans l'esprit.

La Fille du roi des elfes, considéré comme le chef-d'œuvre de son auteur, appartient à une veine plus merveilleuse qu'épique, celle du conte. S'aventurer à le lire en faisant l'impasse sur cette réalité — surtout si l'on recherche le souffle de l'épopée, l'affrontement manichéen ou simplement les intrigues tordues de cour —, c'est prêter le flanc à la déception. Le style, qui n'est pas d'une modernité renversante, sert une narration marquée par l'emphase poétique et puise son inspiration dans la nature anglaise d'une manière très préraphaélite (où l'on retrouve William Morris, comme par hasard). Difficile cependant de nier le charme qui se dégage de la prose fleurie et contemplative de l'auteur, et l'on se surprend plus d'une fois à sourire des péripéties cocasses suscitées par l'irruption envahissante de la magie dans le monde des mortels, ou à soupirer aux côtés des personnages devant l'impossibilité à choisir entre la féerie et le quotidien prosaïque

En conséquence, La Fille du roi des elfes est une œuvre historique dont on peut recommander la lecture pour son aspect fondateur d'un genre. C'est également un roman qu'on conseillera pour le plaisir fugace qu'il procure, à condition d'aimer les contes.

La chair et l’ombre

« Il n'existe pas de frontière entre notre terre et votre esprit. Pensez-y comme au territoire d'un animal dont les frontières ne sont pas des barrières physiques mais des marques odorantes. C'est un autre jeu de dimensions. »

Ce n'est pas une enfance ordinaire qu'a connue Jack Chatwin. Dès l'âge le plus tendre, le garçon est devenu le sujet d'un phénomène étrange et inexpliqué : le miroitement. Sans crier gare, le jeune Jack plonge ainsi dans une transe — sorte de rêve éveillé — qui l'isole totalement de son environnement et le projette dans un univers préhistorique à la fois lacustre et forestier ; un rêve qu'il exsude littéralement par tous ses pores, et dans lequel il assiste en témoin à la fuite d'un couple — Visage vert et Visage gris — devant une menace qui prend l'apparence d'un taureau. Quel est ce monde ? Qui sont ces fugitifs ? John Garth, un archéologue excentrique, semble connaître les réponses. Cependant, le fouilleur est obsédé par sa propre quête : celle du cœur vivant de la cité fantôme de Glanum dont il exhume les échos pétrifiés sur toute la surface de la Terre. Cette quête finira par le dévorer au sens propre sous les yeux de Jack qui devra attendre l'âge adulte et l'irruption dans la réalité d'un des deux fantômes de ses visions pour se livrer à une introspection dans les profondeurs de son inconscient.

De Robert Holdstock, on garde le souvenir du cycle de La forêt des Mythagos ou de l'inachevé — pour l'instant — Codex Merlin (le troisième et dernier tome étant à paraître au Pré aux clercs) ou encore du recueil Dans la vallée des statues et autres récits. Peut-être même se souvient-on de son incursion dans le domaine science-fictif avec le roman Le Souffle du temps. Tous ces ouvrages sont bien sûr plus que recommandables, à la différence des titres plus médiocres de l'auteur parus chez Mnémos et au Seuil dans sa collection « Points Fantasy ». Bonne nouvelle pour nous, La Chair et l'ombre s'inscrit dans la meilleure veine de l'auteur britannique. Certes, le roman n'est pas de la première jeunesse (il est paru outre-Manche en 1996) et il peut rebuter plus d'un lecteur de fantasy habitué à d'autres ressorts. En effet, rien n'est plus éloigné des pantomimes formatées vendues sous l'étiquette fantasy que cette œuvre intimiste hantée par des visions fantomatiques que l'auteur tente d'ordonner, sans trop en dévoiler quand même, en un univers cohérent. Ce roman est davantage un écho subtilement déformé du cycle de La forêt des Mythagos qu'une redite de ces récits épiques dépouillés de la densité et de la profondeur de leurs racines primordiales. La Chair et l'ombre est une quête : celle du terreau mythique où s'enracinent les manifestations paranormales dont les échos résonnent à la fois dans la psyché de Jack Chatwin et dans son environnement proche, allant jusqu'à lui ravir sa fille. C'est une quête qui mêle physique quantique, archétypes jungiens et métaphysique. Une quête qui va mener le Moi principal, isolé, défini et autonome — le MoPIDA — de Jack à défricher un paysage intérieur façonné par son inconscient et celui de l'espèce humaine toute entière et à dresser une cartographie éphémère de cette matrice primitive du conscient où coexistent archétypes, entités spectrales issues de vies antérieures, mythes-imagos (mythagos), réminiscences préhistoriques et vestiges de croyances révolues. Evidemment, ce voyage n'est pas sans risque car le territoire traversé est aussi fuyant qu'un souvenir et aussi labyrinthique que le cerveau. Les profondeurs de l'inconscient sont une dimension où le temps n'a pas la même emprise mais où l'on peut mourir aussi définitivement que dans la réalité.

Tout ceci semble bien complexe, sauf que le roman de Robert Holdstock n'est pas seulement un théâtre où évoluent des ombres chimériques. Il est peuplé d'êtres de chair qui ne se limitent pas à un rôle d'archétype. Jack Chatwin, son épouse, l'amant de celle-ci et Visage gris lui-même ; tous ces personnages ont une existence terriblement humaine finalement. Partagées entre leur ambition et leur désir de bien faire, guidées par leur volonté de savoir, perturbées par des relations intimes compliquées et confrontées aux petites lâchetés quotidiennes, leurs existences introduisent une dimension plus psychologique dans le roman.

Bref, pour peu qu'on se laisse prendre par une narration qui suggère plus qu'elle ne dit, par des descriptions qui évoquent plus qu'elles ne montrent. Pour peu que l'on surmonte les quelques passages explicatifs sur l'inconscient et le rêve éveillé — sans doute le point le plus rébarbatif du roman —, on peut succomber au charme indéniable d'une histoire humaine qui réconcilie inconscient collectif et fantasy exigeante.

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