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Les Enfants de l'éternité

Il y a des livres que l'on attend avec impatience, des livres sur lesquels on fonde beaucoup d'espoir. J'avoue qu'au moment où mon rédac'chef préféré m'a proposé de critiquer Les Enfants de l'éternité, un des deux nouveaux ouvrages de l'espagnol Juan Miguel Aguilera, j'ai sauté sur l'occasion de replonger dans l'œuvre d'un auteur que j'avais tout particulièrement apprécié avec La Folie de Dieu (malgré une traduction pénible). L'autre, Rihla, est sorti en avril Au Diable Vauvert et aurait dû être critiqué dans ces pages… Sauf que l'éditeur n'a pas jugé bon de nous envoyer l'ouvrage1.

Pour ce qui est de l'action de ce roman écrit en collaboration avec Javier Redal, elle se déroule dans plusieurs millions d'années (rassurez-vous, on n'y croit pas une seconde) dans le petit amas globulaire d'Akasa-Puspa (en effet, faut pas pousser !). Là, trois forces sont en présence : l'Empire (tiens tiens), la Fraternité (un groupement de fanatiques religieux) et la Utsarpini (à vos souhaits !), une armée liée à la Fraternité. Tout le début du roman tourne autour de la destruction d'un rickshaw — mot qui vient de la contraction du japonais jin (personne), riki (force) et sha (véhicule), et qui désigne ici une grosse navette se déplaçant à un quart de la vitesse de la lumière. En enquêtant sur cette « attaque » pour le compte de la Utsarpini dans laquelle il a été enrôlé de force, Jonas Chandragupta ne va pas tarder à découvrir un fascinant objet stellaire (dixit le quatrième de couverture) et à vérifier ses thèses scientifiques considérées comme hérétiques (c'est le Darwin de son époque). Ajoutez à cela des baleines de l'espace et leurs parasites, des extraterrestres presque toujours méchants (normal, ce sont des extraterrestres), une absence totale de personnages féminins dignes de ce nom et un gourou très « chevalier Jedi constipé » : vous voici avec un tableau assez précis du contenu de ce livre.

Bon, raconté comme ça, ça pourrait presque être séduisant… Sauf que ce roman est d'un ennui mortel, tout est cousu de fil blanc. Certains passages sont inutiles (en fait plus de la moitié des scènes des deux cents premières pages !), d'autres sont carrément ridicules, comme le voyage de Jonas à bord du Vajra, où l'on a droit à une dératisation d'ordinateur géant opérée avec les chats des cuisines, à la confection d'un thé sur un réchaud à alcool, à la présence de saucissons pendus dans les dortoirs — ce n'est pas un vaisseau spatial qui nous est décrit, mais La Amistad équipée de voiles solaires… Rien ne fait vrai, tous les petits détails jurent (ils boivent du cognac, se baladent dans des ascenseurs spatiaux appelés babels, ont des patronymes arabes et hindous et, cerise sur le gâteau, le héros a chopé la polio quand il avait quatre ans !).

Les Enfants de l'éternité est un roman qu'on a déjà lu cent fois au bas mot, c'est Dune (sans le sable) mélangé avec le cycle « Terre des origines » d'Orson Scott Card et « Les Guerriers du silence » de Pierre Bordage. Sauf que la mayonnaise n'a pas pris, le cocktail a foiré, ne donnant aucun plaisir, juste une gueule de bois de cinq cents pages.

Néanmoins, si on me le permet2, je finirai sur une note positive : ce gros truc foireux qui coûte quand même 23 euros est traduit dans un français impeccable, ce qui prouve que Sylvie Miller a du talent et du courage à revendre. Autre point positif, l'objet est orné de la plus belle couverture jamais achetée par ISF — un Manchu médiocre, mais un Manchu quand même.

 

Notes :

1. Après avoir menacé de plastiquer les locaux du Diable, voire de lui tirer la queue, nous sommes désormais en mesure de vous proposer une critique de Rihla, mais il vous faudra patienter jusqu'au prochain Bifrost… [NDRC.]

2. Allez… si ça peut te faire plaisir… [NDRC.]

Point d'inversion

Vous savez ce qu'il y a de frustrant quand vous finissez un bon roman ? Savoir qu'il y a sept autres volumes qui vous attendent, mais en version anglaise ! Voilà ce qui se produit pour Point d'Inversion, premier opus d'une saga qui en compte aujourd'hui huit !

Les éditions Mnémos nous proposent donc le premier volet, paru en 1995, qui nous plonge dans l'Histoire de l'Empire Skolien, un univers tout à fait typique du space opera, truffé de cyborgs, de vaisseaux spatiaux, de princes, de princesses et d'amours impossibles. Et non, ce n'est pas gnangnan, même si on flirte de temps en temps avec un romantisme légèrement « kitsch ».

Résumons : un peuple extraterrestre s'est emparé d'une poignée d'humains il y a 6 000 ans, puis les a déposés sur Raylicon sans autre forme de procès. Ce groupe a développé des qualités empathiques particulières, qu'un savant nommé Rhon a tenté de recréer par manipulations génétiques. Le résultat actuel, l'auteur étant assez flou sur ce qui s'est passé entre temps : un « Empire Skolien », gouverné par une Triade d'esprits constituant un réseau de communications ultrarapides, basé sur la télépathie et l'empathie, et qui ne fonctionne que grâce à la présence d'un « psion » Rhon dans le système. Mais les expériences génétiques du savant ont aussi donné naissance à une race fondée sur l'insensibilité à la douleur, les Eubiens, qui sont en fait des empathes inversés, ne tirant de plaisir que de la souffrance des autres. Cette race, celle des « Aristos », aussi appelée « Troqueurs », est l'ennemie héréditaire des Skoliens. Une troisième faction entre en jeu dans la politique galactique : les Alliés, c'est-à-dire les Terriens, qui ont fusionné depuis le XXIe siècle avec les Skoliens, mais demeurent tout de même un peuple à part entière, indépendant sur l'échiquier politique. Voilà pour le décor.

Sauscony est héritière de la famille impériale skolienne, pressentie pour succéder à Kurj sur le trône de l'Imperator. C'est aussi une Jagernaute, commando d'élite cyberadaptée, télépathe, empathe et « psion » Rhon. Et, ce qui n'arrange rien, c'est aussi, eh oui, une femme… C'est le mélange de ces trois éléments qu'étudie l'auteur, mêlant scènes de combat, intrigues politiques et problèmes sentimentaux de son héroïne.

La première partie du roman, qui en compte trois, démarre sur les chapeaux de roue grâce à une écriture à la fois limpide et drôle, qui reprend les canons du space opera traditionnel tout en créant un univers original et complexe, tant sur le plan sociopolitique que culturel. Interfaces biomécaniques, I.A. et trottoirs en nervoplex coexistent en bonne entente dans une société au luxe parfaitement « décadent », gérée par un système politique tyrannique à la tête duquel se trouvent des « psions » que ne renierait pas Van Vogt… Catherine Asaro réussit là la gageure de distiller les nombreuses informations nécessaires à la bonne intelligence du récit avec élégance, sans entraver la marche de l'intrigue ni créer de digressions indigestes. Chapeau bas, parce que l'univers mis en place est aussi riche que touffu. La grande scène de combat, qui clôt cette partie et dont je veux bien manger mon chapeau si elle n'est pas été écrite en écho aux chasseurs Rebelles de Star Wars, reste malheureusement difficile à suivre, parce que très (trop ?) dense.

La seconde partie, « Camp Foreshire », est nettement plus lente, alors que l'on suit les réflexions de Soz, éloignée des unités de combat après cette dernière bataille. Moments difficiles, qui l'amènent à revenir sur son passé, ses désirs profonds, à rechercher l'aide du « requinqueur » et la compagnie des humains, mais aussi à définir enfin quel avenir elle veut vraiment construire…

« Diesha », volet qui porte le titre de la planète où se trouve le « QG » du gouvernement skolien, nous ramène à la politique. Parce que, ce que vous ne savez pas encore, c'est que l'héritier du trône des Eubiens, Jaibriol, qui accède alors au pouvoir, n'est pas franchement dans la plus pure lignée génétique de règle dans cet empire. En fait, c'est un mutant. Pire : un « Rhon », cette denrée génétique si rare dans l'univers. Et cela, Soz le sait : les Rhon s'attirent réciproquement… Mais la Triade skolienne ne voit pas d'un bon œil un quelconque rapprochement avec les Aristos, et Jaibriol ne peut en aucun cas avouer sa « tare » génétique à la face de son peuple, qui le lyncherait sans hésitation. Alors… ?

Trois parties, qui recoupent en fait les trois éléments de la Triade skolienne : le Poing, le Cerveau et le Coeur — le combat, la politique et l'amour, en montrant comment, à chaque moment, ils s'interpénètrent, aucun ne pouvant fonctionner sans les autres. L'idée n'est pas neuve, certes, mais elle est traitée ici sans en passer par des manifestes politiques ou philosophiques : l'histoire et les personnages parlent d'eux-mêmes.

Voici un texte comme on les aime : créatif, dynamique, qui donne envie de lire la suite, tout simplement. D'ailleurs, pour les anglophones désireux de se faire une idée de la suite en question, le site propose dans sa « people page » consacrée à Catherine Asaro, de larges extraits des romans du cycle déjà parus — en général les trois ou quatre premiers chapitres, sauf pour les plus récents. Quant aux autres, il leur faudra pour l'heure se contenter de ce seul Point d'Inversion, mais c'est déjà quelques belles heures en perspective…

La Division Cassini

Commençons par le plus délicat : vous expliquer de quoi il retourne dans ce roman…

 Nous sommes en 2303 : sur Terre règne une société du type « utopie bucolico-marxiste » chapeautée par le gouvernement de l'Union Solaire. Les hommes y ont trois choses en horreur : le capitalisme (c'est logique…), les Verts (rendus responsables d'une terrible épidémie sur la planète) et les Joviens. En ce qui concerne ces derniers, il faut savoir que plusieurs siècles auparavant, certains humains ont choisi d'émigrer sur Jupiter, développant leur intellect au point de finir par fusionner avec les ordinateurs pour devenir de purs « téléchargés », des « rapides » au comportement incompréhensible et surtout dangereux. Dangereux car, si d'un côté ces « Exos » ont réussi à créer un trou-de-ver à proximité de Jupiter en pulvérisant Ganymède, ils ont aussi bombardé la Terre de virus informatiques, provoquant des millions de morts. D'où la Division Cassini, bras armé — avec de fortes velléités d'indépendance — de l'Union Solaire chargé de surveiller Jupiter et l'entrée du Trou afin de prévenir toute nouvelle agression. On complétera le tableau avec l'ajout d'un groupe de Joviens sécessionnistes, qui ont utilisé la déchirure spatio-temporelle pour partir avec armes et bagages — en l'occurrence des personnalités téléchargées — vers l'autre bout du Trou, et dont on était jusque-là sans nouvelle.

Sauf que, justement, un des membres du groupe de l'autre bout du Trou revient et, une fois pourvu d'un corps humain, entreprend de vanter les mérites de la Nouvelle-Mars, colonie capitaliste habitée par des téléchargés réincarnés. Ce qui ne plaît guère aux membres de la Division, pas très fans des pseudo-humains, clones et cyborgs en tous genres, spécialement quand ils sont amateurs de libre entreprise. Voilà pourquoi Ellen May Ngwethu, capitaine dans la Division, part à la recherche du professeur Malley, premier théoricien du Trou-de-ver, passé chez les « non-co » (comprenez « non-coopérants », anarchisants opposés même à l'Union Solaire), pour voir comment il serait possible de traverser le Trou pour débarquer sur Nouvelle-Mars avant que ce ne soient ses habitants qui débarquent. Pour compliquer l'affaire — parce que c'était trop simple, hein… — , les Exos ont entamé une nouvelle mutation, se dotant d'une civilisation de type humaine qui inquiète la Division. Celle-ci, qui ne fait guère dans la finesse des procédés, se débarrasserait volontiers de tout ce petit monde — Exos et Nouveaux-Martiens — d'un coup. Le problème est que les Exos se montrent subitement coopératifs et repentants, expliquant que les virus qu'ils ont lancés sur Terre n'étaient que des effets involontaires de leurs mutations. Et l'Union Solaire, soutenue par l'opinion, se met bientôt à soutenir les Exos et à défendre, avec les Nouveaux Martiens, l'idée que les êtres artificiels ont une conscience…

Voilà pour l'essentiel : une paille, quoi !

Je ne détaillerai pas plus, parce que l'intérêt du roman tient surtout dans le suspense — encore qu'il ne soit pas à vous tenir éveillé toute la nuit, le récit étant finalement plutôt convenu… Ce qui risque de vous tenir éveillé, en revanche, c'est que le fil est assez tortueux, grevé de retours historiques destinés à instruire le lecteur, qui finissent par devenir étouffants, pour ne rien clarifier du tout. De même, le choix d'un récit à la première personne conduit l'auteur à accorder une place importante aux réflexions d'Ellen, souvent répétitives et assez caricaturales. Mais disons que cet aspect du personnage fait aussi son charme et trouve sa raison d'être dans le développement du débat soulevé par le récit : l'homme a-t-il le monopole de la conscience ?

Il faut dire également que le texte original n'est pas gâté côté traduction. On passera sur les erreurs de syntaxe, qui sont légion. Plus gênant : nombre de références culturelles ne sont pas explicitées — l'auteur joue par exemple avec des utopies du XIXe siècle, de Wells à William Morris (les Nouvelles de Nulle Part donnent ainsi leur titre à un des chapitres du roman), or à aucun moment la traductrice ne juge bon de renvoyer à une note explicative. L'intertextualité devient alors inexistante et l'œuvre perd de sa profondeur. Dommage, car ces allusions soulèvent tout un « non-dit », un second degré qui n'est pas directement accessible au lecteur et qui peut néanmoins modifier l'interprétation du roman.

Space opera politiquement engagé, donc, La Division Cassini est riche en promesses, parce que l'univers créé par MacLeod est réellement original. Roman un peu court peut-être pour les tenir toutes, parce que l'on a l'impression, souvent, que l'auteur a plus d'idées que de papier… On a de fait du mal à suivre, et on reste finalement sur sa faim. En outre le final, manifestement ouvert, indique que ce roman ne prend toute sa dimension que dans le cadre d'une épopée beaucoup plus vaste, puisqu'on sait qu'il est aussi une continuation de The Stone Canal. Une épopée qu'il faudrait pouvoir lire pour juger plus avant des talents de l'auteur. À suivre, donc, mais pas forcément en courant…

Celtika

Robert Holdstock avait été remis à l'honneur en 2001 avec l'édition complète, chez Denoël, du cycle de « La Forêt des Mythagos », véritable succès de librairie couronné cette année par le Prix Spécial du Grand Prix de l'Imaginaire. Il nous revient aujourd'hui avec un nouveau cycle, tout aussi prometteur que le précédent : le « Codex Merlin », qui nous replonge dans l'univers des mythes celtes, mais en y mêlant cette fois la culture gréco-romaine.

Merlin, jeune sorcier en quête du Savoir, croise la route de Jason et participe à la quête de la Toison d'Or (ce qu'Homère avait oublié de nous dire…). De retour à Iolcos, il assiste à la mort des deux fils de Jason, que Médée assassine pour se venger de l'infidélité de son mari. Sept cent ans plus tard, notre enchanteur immortel, dont la magie est gravée dans les os, apprend que Jason est englouti avec l'Argo au fond d'un lac, mais qu'il est toujours vivant et que ses lamentations retentissent dans la forêt de Pohjola — qui n'est pas sans évoquer la forêt qui entourait Oak Lodge… Il se décide à venir le libérer et à rechercher ses deux enfants, que leur magicienne de mère est parvenue en réalité à faire survivre au travers du temps. Ainsi débute une nouvelle Quête, au cours de laquelle se croiseront des personnages aussi divers que fascinants : Urtha le chef barbare, Elkavar le joueur de cornemuse (nouvel Orphée…), Ullanna l'Amazone, Rubobostes et son cheval à la force herculéenne, ou encore Niiv la jeune sorcière (une manière de fée Viviane). Une quête qui prendra vite des allures d'odyssée : colères divines, récits d'aventures des personnages, lutte titanesque de deux héros, descente aux Enfers pour y prendre conseil, consultation des augures, passages infranchissables traversés par intervention divine ou ingéniosité et labeur de l'équipage, combat aux Thermopyles, banquets funèbres, mise à sac du sanctuaire delphique… Bref, un vrai petit Homère contemporain : le rêve, quoi !

Contemporain tout de même, parce qu'Holdstock en prend évidemment à son aise avec les mythes qu'il évoque : la disparition d'Hylas au cours de la quête de la Toison d'Or est ainsi réécrite sur un ton très moderne. De même, Jason est présenté comme une victime inspirant la compassion, qui envisageait de proposer le divorce à Médée à son retour (si, si…), alors que le mythe homérique en fait un homme dénué de tout scrupule, répudiant et exilant celle qui lui a tout sacrifié. On apprend même, dans le domaine celtique cette fois, que le chef Urtha est un ancêtre éloigné du roi Arthur ! Et pour clore le tout, on parvient à avoir une histoire d'amours adolescentes entre Merlin et Médée. Bref, c'est le mélange total des mythologies et des cultures, et la sauce prend merveilleusement. Le bateau sur lequel s'effectue le début de la Quête, l'Argo, est un parfait symbole de cette philosophie : englouti plusieurs siècles au fond du lac, le bateau est « mort ». Son âme, celle de la déesse Héra, l'a quitté. Par conséquent, tout en conservant le cœur du navire, le chêne de la forêt de Dodone, c'est à la déesse Mielikki que les voyageurs vont confier leur sécurité sur les flots. L'esprit celte dans la forme grecque : on ne peut rêver meilleure illustration du projet de l'auteur.

L'écriture de Celtika est beaucoup plus légère que celle de certains volumes du cycle des Mythagos, qui confinait parfois à l'hermétisme. Ici, l'humour n'est jamais très loin, le récit est fluide et le suspense parfaitement maintenu. Mieux encore, l'univers élaboré est d'une impressionnante cohérence, compte tenu du mélange culturel et historique qui s'y fait : on se laisse porter par la narration, au point qu'il faut parfois aller vérifier dans les ouvrages de référence pour savoir si tel ou tel épisode est le fait de l'auteur ou une donnée mythologique. Si vous voulez, on a l'impression d'être entré dans la forêt des mythagos, et de voir les mythes y vivre leur vie. On ne dira rien de plus sur la richesse culturelle du texte : on est Robert Holdstock ou on ne l'est pas, c'est tout. Et quand on s'appelle Holdstock, on se permet même de clore son roman sur un résumé du suivant, rien que pour faire baver son lecteur…

Ne reste donc qu'une chose à faire : l'emplette de ce roman, qui trouvera tout naturellement place, dans votre « bibliothèque idéale », aux côtés du cycle de « La Forêt des Mythagos ». En attendant la parution en français de The Iron Grail.

Kali Yuga

Après huit volumes et presque autant d'années de publication, le cycle des « Futurs Mystères de Paris » reste l'une des œuvres les plus attachantes et les plus intéressantes de la science-fiction française. Par son univers tout d'abord : un monde apaisé, où la violence est devenue l'exception, où, malgré les manipulations en arrière-plan des grandes multinationales, le modèle ultra-libéral apparaît définitivement caduc. Un monde où il fait plutôt bon vivre, assez atypique parmi les futurs que nous donne à voir la science-fiction contemporaine.

Il y a ensuite les personnages, souvent fort attachants, qu'il s'agisse des réguliers de la série ou des divers individus rencontrés au fil de l'intrigue, souvent affublés de patronymes improbables (ici, au hasard, Sophyane Lépiote-Scaramouche, Prolégomène Loregon ou Callisthène Le Stochastique), et que Roland C. Wagner sait rendre vivants avec une aisance admirable.

Il y a les intrigues, enfin. Plus ou moins réussies, selon les volumes. Celle de Kali Yuga l'est. Temple Sacré de l'Aube Radieuse est amené à enquêter sur ce qui ressemble bien à une fraude électorale massive : entre deux tours d'une élection législative, des milliers de votants ont subitement décidé de s'inscrire dans une autre circonscription, sans que rien ne puisse expliquer ce phénomène. Tem devra découvrir comment un tel événement a pu arriver, et à qui profite le crime…

Kali Yuga est un roman plus court que ses prédécesseurs. Pas de narrateurs multiples comme à l'accoutumée, l'essentiel de l'histoire nous est conté par Tem. L'intrigue est intelligemment construite, l'énigme résolue de façon convaincante dans le dernier chapitre. Comme toujours, certains évènements décrits ici renvoient à d'autres volumes de la série, voire à d'autres romans de l'auteur (en l'occurrence Le Nombril du monde), mais Wagner me semble réintroduire ces éléments de façon suffisamment claire pour que le néophyte à l'œuvre ne soit pas lésé par rapport aux habitués.

Bref, chaque nouveau volume des « Futurs Mystères de Paris » me procure toujours la même sensation, le même plaisir de retrouver un univers familier et particulièrement attachant. Et Kali Yuga est l'un des meilleurs de la série. Longue vie à Temple Sacré de l'Aube Radieuse, donc.

Hank Shapiro au pays de la récup'

À première vue, l'idée centrale de Hank Shapiro au pays de la récup' rappelle énormément le Fahrenheit 451 de Ray Bradbury. La société future que Terry Bisson décrit organise la destruction systématique des œuvres de divers artistes, écrivains, peintres ou musiciens. Chaque année, le gouvernement édite une liste de nouveaux noms dont les créations devront être supprimées et envoie ses fonctionnaires faire le ménage chez les particuliers.

Mais tandis que les pompiers pyromanes de Bradbury pratiquaient une censure pure et simple, les récupérateurs de Bisson ont pour mission de permettre aux jeunes artistes de pouvoir créer sans être écrasé par le poids du passé. Une manière de faire du neuf en se débarrassant du vieux.

Tel est le point de départ de ce roman. Mais le propos de Bisson n'est pas ici de décrire une telle société, de s'intéresser à son évolution culturelle. Il choisit plutôt de se pencher sur le destin d'un fonctionnaire du Bureau des Arts & Divertissements : Hank Shapiro. Un personnage terne, employé modèle, vivant seul dans la maison de ses parents, avec pour unique compagnie sa vieille chienne Homer. Un être sans histoires, dont la vie va basculer le jour où il récupèrera un 33 tours d'Hank Williams. Ce n'est pas sa musique qui va le bouleverser — il n'a même pas de tourne-disques — mais la photographie du musicien sur la couverture, qui lui rappelle son père. Et au mépris de son devoir, au risque de mettre sa carrière en péril, Shapiro va décider de conserver ce disque plutôt que de le détruire.

Quelques malheureuses rencontres et quelques morts accidentelles plus tard, va débuter pour lui un voyage improbable à travers les États-Unis, en compagnie de son chien mourant, d'une documentaliste baptisée Henry enceinte depuis bientôt dix ans et du cadavre d'un indien dont les clones apparaîtront tout au long de ce périple.

Il y a un côté absurde — et parfois drôle — dans cette fuite en avant de Shapiro et de ses compagnons d'infortune. Le petit fonctionnaire y apparaît pathétique, s'accrochant à l'espoir de retrouver sa vie d'avant alors qu'il a depuis longtemps franchi le point de non-retour, s'entichant d'une femme qui semble à peine consciente de son existence et prêt à tous les sacrifices pour sauver sa chienne d'une mort qui paraît pourtant inexorable. Malgré tout, ou plutôt grâce à tout cela, Shapiro est un personnage particulièrement émouvant, humain, touchant par sa sincérité. Et au final, à travers ce personnage, Terry Bisson interroge le lecteur sur son rapport à la culture, sur la manière dont certains livres ou disques occupent une place primordiale dans notre existence. À lire absolument.

La Mémoire des étoiles

Contrairement à ce que pourrait laisser supposer son titre, et bien qu’il se déroule à l’intérieur de l’Aire Gaïane, cadre interstellaire d’une bonne partie des romans de Jack Vance, La Mémoire des étoiles n’est pas un space opera. De même, puisque j’en suis à faire un sort aux étiquettes, cet ouvrage ne peut pas non plus être qualifié de « néo-classique » ; l’ajout du préfixe me paraît en effet impliquer une notion de rupture suivie d’un retour aux sources. Or, La Mémoire des étoiles s’inscrit dans la parfaite continuité de l’œuvre de son auteur — et, donc, d’une certaine tradition de la S-F américaine, héritière de l’esprit qui régnait dans le Galaxy des années 50 sous l’égide de H. L. Gold.

Au cas où vous n’auriez pas compris, je veux dire par là que Jack Vance n’a jamais oublié ce qu’était le sense of wonder, et que s’il paraissait avoir un tantinet perdu la main avec le laborieux Throy, il semble avoir surmonté son handicap1 et nous revient plus en forme que jamais. A quatre-vingt ans. Parfaitement.

Au premier degré, La Mémoire des étoiles suit à la lettre le schéma d’intrigue intitulé par Norman Spinrad dans « The Emperor of everything »2 : un adolescent vivant au bord de la civilisation découvre qu’il a un rôle crucial à jouer dans la bataille qui se prépare entre le Bien et le Mal, en général grâce à sa naissance ou ses super-pouvoirs — voire les deux. Naturellement, une fois qu’il est sorti vainqueur du combat, la princesse lui tombe dans  les  bras.  Quel(s)  que soi(en)t l’(es) ouvrage(s) que vous avez reconnu(s), vous avez gagné. « Il est donc clair que nous nous penchons sur quelque chose de bien plus profond qu’une simple formule de fiction commerciale, un récit archétypal transculturel qui semble jaillir de l’inconscient collectif de l’espèce, de la source de toutes les histoires — et qui, en effet, comme l’ont affirmé certains, est même l’histoire archétypale, point. »3 Spinrad nuance un peu plus loin ce dernier point : non seulement le schéma de L’Héritier de l’univers n’est que l’une des structures de base envisageables, mais il s’agit en outre d’une version « dégénérée » de la quête mystique du Héros aux Mille Visages. Je renvoie à son article ceux qui désirent en savoir plus à ce sujet.

La manière dont Vance va progressivement détourner ce schéma indique à l’évidence qu’il l’utilise en toute connaissance de cause. Jaro n’est pas le fils de l’Empereur de l’Univers, mais celui d’un simple agent secret, et le Grand Méchant de l’histoire — superposable à Darth Vador comme au baron Harkonnen, entre autres — a agi mû par le seul intérêt. L’intrigue archétypale de L’Héritier de l’univers débouche ici sur la mesquinerie la plus vile. Pour Vance, il y aura toujours des êtres humains qui chercheront à voler, escroquer, spolier ou dépouiller  leur  prochain.  L’ombre  de Dickens pointe le bout de son nez, mais le tout se déroule sur un ton de comédie légère, que servent avec bonheur des dialogues percutants et pleins d’humour. Quant à la belle princesse, elle est le produit d’une culture reposant… disons sur une forme bien particulière de snobisme4 : Marie-Chantal dans le rôle de Leïa.

L’Héritier de l’univers fournit à Vance une structure solide — qui lui autorise toutes les digressions —, mais aussi une galerie de situations et de personnages fondamentaux qu’un auteur pour le moins chevronné comme lui n’a aucun mal à transposer ; le sourire qui flotte sur les lèvres du lecteur tout au long du livre est entretenu avec soin par une accumulation de savants décalages. Ainsi, au cadre cosmique s’oppose la petitesse morale de nombre de personnages secondaires.

L’apparition et la disparition du frère de Jaro dans les dernières pages du livre, loin d’un ultime rebondissement gratuit, constitue au contraire une concession directe au schéma de base ; il ne peut y avoir qu’un seul « héritier de l’univers », peut-être parce qu’il n’y a qu’une seule princesse à épouser. Tous ces détails — et bien d’autres que je n’ai pas la place de développer ici — montrent la lucidité avec laquelle le vieux maître manipule le récit à tous les niveaux, du plus profond au plus superficiel. Nous sommes ici en présence d’un écrivain au sommet de son art.

Avec La Mémoire des étoiles, Jack Vance prouve avec maestria que c’est dans les vieilles marmites que l’on fait les meilleures soupes.

 

Notes :

1. Frappé de cécité, Jack Vance est obligé de dicter ses textes.

2. In Science Fiction in the real world (Southern Illinois University Press). S'il faut un équivalent français, je suggère L'Héritier de l'Univers, par ailleurs traduction du sous-titre allemand de la série Perry Rhodan (Der Erbe des Universum) qui, est-il nécessaire de le signaler, repose également sur le schéma en question.

3. Ibid., p. 151.

4. Les Clam Muffins, qui sont situés tout en haut de la pyramide sociale de Gallingale, le doivent à leur comporture — qui prend en compte les bonnes manières, une certaine forme de charisme, mais aussi le désir de s'élever socialement. Vance décalque ici — en le détournant — le système indien des castes, où l'on peut être brahmane et pauvre.

Throy

[Chronique commune à La Station d'Araminta, Araminta 2, Bonne vieille Terre et Throy.]

En raison de la riche biodiversité de la planète Cadwal, la Société naturaliste, sa propriétaire, en a fait un conservatoire écologique. Mais à la station d'Araminta, seule implantation humaine autorisée au début, sont venus s'ajouter deux autres lieux de peuplement : Stroma, où vivent les Naturalistes locaux, et l'Atoll de Lutwen, où s'entassent illégalement les Yips qui constituent une réserve de main-d'œuvre mais aussi une menace pour l'équilibre de Cadwal, car ils projettent de quitter leur îlot devenu trop petit pour déferler sur le continent le plus proche. Pour ne rien arranger, la Charte originelle définissant le statut de la planète a disparu des archives du siège de la Société naturaliste, situé sur Terre. Cadwal va-t-elle demeurer un paradis naturel comme le souhaitaient les auteurs de la Charte, ou les forces à l'œuvre pour en modifier le statut — qui s'avancent en brandissant le drapeau d'une grande cause humanitaire alors qu'elles sont mues par le seul intérêt — vont-elles triompher ? Il faudra trois romans plutôt longuets à Vance pour nous répondre.

La Station d'Araminta (coupé en deux tomes pour l'édition française) est conçu comme un roman policier, avec crime(s) et enquête(s), dans une ambiance qui, avec sa galerie de snobs et d'égoïstes, évoque un peu celle de Charmants voisins. En dépit d'une intrigue astucieuse et de quelques passages socio-ethnologiques fulgurants, dignes du meilleur de l'auteur, ce premier volume laisse une impression de pesanteur, de lenteur, de lourdeur. Le second, centré sur la recherche de la Charte sur la Bonne vieille Terre qui lui donne son titre, est sans doute le meilleur des trois — surtout en raison de sa description empreinte de nostalgie d'une Terre future car l'intrigue y est à peine plus dynamique que dans le premier. Throy, qui conclut cette trilogie mineure, résout le problème initial d'une façon brouillonne et moyennement satisfaisante d'un point de vue moral par la destruction de Stroma, la déportation des Yips outre-espace et la déconfiture de Spanchetta et de sa sœur, les méchantes femmes, parentes littéraires de l'odieuse Flora de Professeur Poltron, sans lesquelles rien ne serait arrivé.

Bonne vieille Terre

[Chronique commune à La Station d'Araminta, Araminta 2, Bonne vieille Terre et Throy.]

En raison de la riche biodiversité de la planète Cadwal, la Société naturaliste, sa propriétaire, en a fait un conservatoire écologique. Mais à la station d'Araminta, seule implantation humaine autorisée au début, sont venus s'ajouter deux autres lieux de peuplement : Stroma, où vivent les Naturalistes locaux, et l'Atoll de Lutwen, où s'entassent illégalement les Yips qui constituent une réserve de main-d'œuvre mais aussi une menace pour l'équilibre de Cadwal, car ils projettent de quitter leur îlot devenu trop petit pour déferler sur le continent le plus proche. Pour ne rien arranger, la Charte originelle définissant le statut de la planète a disparu des archives du siège de la Société naturaliste, situé sur Terre. Cadwal va-t-elle demeurer un paradis naturel comme le souhaitaient les auteurs de la Charte, ou les forces à l'œuvre pour en modifier le statut — qui s'avancent en brandissant le drapeau d'une grande cause humanitaire alors qu'elles sont mues par le seul intérêt — vont-elles triompher ? Il faudra trois romans plutôt longuets à Vance pour nous répondre.

La Station d'Araminta (coupé en deux tomes pour l'édition française) est conçu comme un roman policier, avec crime(s) et enquête(s), dans une ambiance qui, avec sa galerie de snobs et d'égoïstes, évoque un peu celle de Charmants voisins. En dépit d'une intrigue astucieuse et de quelques passages socio-ethnologiques fulgurants, dignes du meilleur de l'auteur, ce premier volume laisse une impression de pesanteur, de lenteur, de lourdeur. Le second, centré sur la recherche de la Charte sur la Bonne vieille Terre qui lui donne son titre, est sans doute le meilleur des trois — surtout en raison de sa description empreinte de nostalgie d'une Terre future car l'intrigue y est à peine plus dynamique que dans le premier. Throy, qui conclut cette trilogie mineure, résout le problème initial d'une façon brouillonne et moyennement satisfaisante d'un point de vue moral par la destruction de Stroma, la déportation des Yips outre-espace et la déconfiture de Spanchetta et de sa sœur, les méchantes femmes, parentes littéraires de l'odieuse Flora de Professeur Poltron, sans lesquelles rien ne serait arrivé.

Araminta 2

[Chronique commune à La Station d'Araminta, Araminta 2, Bonne vieille Terre et Throy.]

En raison de la riche biodiversité de la planète Cadwal, la Société naturaliste, sa propriétaire, en a fait un conservatoire écologique. Mais à la station d'Araminta, seule implantation humaine autorisée au début, sont venus s'ajouter deux autres lieux de peuplement : Stroma, où vivent les Naturalistes locaux, et l'Atoll de Lutwen, où s'entassent illégalement les Yips qui constituent une réserve de main-d'œuvre mais aussi une menace pour l'équilibre de Cadwal, car ils projettent de quitter leur îlot devenu trop petit pour déferler sur le continent le plus proche. Pour ne rien arranger, la Charte originelle définissant le statut de la planète a disparu des archives du siège de la Société naturaliste, situé sur Terre. Cadwal va-t-elle demeurer un paradis naturel comme le souhaitaient les auteurs de la Charte, ou les forces à l'œuvre pour en modifier le statut — qui s'avancent en brandissant le drapeau d'une grande cause humanitaire alors qu'elles sont mues par le seul intérêt — vont-elles triompher ? Il faudra trois romans plutôt longuets à Vance pour nous répondre.

La Station d'Araminta (coupé en deux tomes pour l'édition française) est conçu comme un roman policier, avec crime(s) et enquête(s), dans une ambiance qui, avec sa galerie de snobs et d'égoïstes, évoque un peu celle de Charmants voisins. En dépit d'une intrigue astucieuse et de quelques passages socio-ethnologiques fulgurants, dignes du meilleur de l'auteur, ce premier volume laisse une impression de pesanteur, de lenteur, de lourdeur. Le second, centré sur la recherche de la Charte sur la Bonne vieille Terre qui lui donne son titre, est sans doute le meilleur des trois — surtout en raison de sa description empreinte de nostalgie d'une Terre future car l'intrigue y est à peine plus dynamique que dans le premier. Throy, qui conclut cette trilogie mineure, résout le problème initial d'une façon brouillonne et moyennement satisfaisante d'un point de vue moral par la destruction de Stroma, la déportation des Yips outre-espace et la déconfiture de Spanchetta et de sa sœur, les méchantes femmes, parentes littéraires de l'odieuse Flora de Professeur Poltron, sans lesquelles rien ne serait arrivé.

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