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Les amants étrangers

Premier roman de Philip José Farmer, publié en 1961 (mais basé sur une nouvelle parue en 1952), Les Amants étrangers fait partie de ces œuvres au parfum de scandale qui peuvent sembler bien fades aujourd'hui. Réédité dans la toute jeune collection « Poussière d'étoiles » chez Terre de Brume, ce livre a certes vieilli, mais n'en reste pas moins agréable à lire et pertinent, ce qui est loin d'être le cas pour tout un pan de la S-F de l'époque.

Avant de s'étendre plus avant sur la simplicité presque gênante des relations homme/femme survolées par le texte, il convient de se souvenir que le thème du métissage entre humains et extraterrestres est tout sauf anodin dans un contexte politique où la ségrégation raciale est une réalité (les Etats-Unis des années 50, donc). Pas encore devenu l'auteur pornographique que l'on connaît aujourd'hui, Philip José Farmer pose les jalons de son œuvre future avec Les Amants étrangers. Une œuvre tolérante, ouverte, volontiers expérimentale (au sens où l'expérience est avant tout sujet d'émerveillement et non de méfiance immédiate) dont on redécouvre aujourd'hui toute la portée.

Histoire d'amour entre un homme en rupture avec l'humanité et une extraterrestre en exil, Les Amants étrangers met en scène une expédition humaine sur une planète où règnent des conditions de vie proches de la Terre. Peuplé d'extraterrestres au langage compliqué mais pas insurmontable, ce monde intéresse grandement les humains, dont les intentions réelles sont évidemment expansionnistes et violentes.

Mais si extermination il doit y avoir, il est nécessaire de faire ça doucement et d'étudier cette nouvelle société sous toutes ses coutures. C'est le travail du personnage principal, linguiste mal vu par ses supérieurs et mal à l'aise dans une société religieuse répressive.

Inhibé par des interdits parfaitement inconcevables pour les locaux, il rencontre une femme, clairement alien, mais dont les traits manifestement humains sont le témoignage d'une rencontre depuis longtemps oubliée (ou peut-être effacée de l'Histoire officielle ?) avec des explorateurs terriens. Entre ces deux êtres que tout sépare, l'amour est immédiat et fortement révolutionnaire. On ne brise pas des millénaires de tabou en quelques minutes, et la trame dramatique du livre tire son essence de cette incompatibilité fondamentale.

Critique du puritanisme et du racisme sous toutes ses formes, éloge de la différence et du métissage, Les Amants étrangers est aussi un vrai roman de S-F, avec un scénario millimétré, dont le coup de théâtre final est particulièrement intelligent. Reste que la trame narrative et le rythme du texte sont datés (surtout quand on les compare aux explosions vidéoclipées d'aujourd'hui), d'où un côté curiosité historique qui n'en possède pas moins un charme certain. Philip Jose Farmer tient une place de choix dans le panthéon de la S-F ; lire Les Amants étrangers nous rappelle que le vrai scandale du livre tient plus à ses thèmes clairement adultes, là où la production de l'époque se complaisait dans une certaine adolescence. Un coup de poing venu du passé. Vieilli, ridé, peut-être même pathétique, d'une certaine manière, mais dont la valeur de témoignage reste forte et surtout utile.

Zemal, l’épée de feu

Pour une fois, je vais briser le moule de la critique et ne pas vous faire de résumé. D'abord parce que ce serait ridicule : Zémal est un roman d'heroic fantasy tout ce qu'il y a de plus classique, comme vous en avez certainement lu des centaines si vous aimez le genre. Un couple de magiciens disciple/maître, un couple de guerriers disciple/maître, une quête initiatique, un combat désespéré contre les forces du mal, les ennemis aux portes du royaume, un artefact magique, une prophétie, un élu, des dieux vengeurs… Bref, une facture plus que classique. Non, pas de résumé. Je préfère m'attarder sur la critique. Car en toute honnêteté, et avec une énorme dose de surprise, je n'avais pas été aussi enthousiasmée par un roman de ce type depuis… la série de la Belgariade de David Eddings. C'est dire.

D'abord, Negrete est un fin tolkienniste. Fin, oui, car non seulement Negrete connaît son Tolkien sur le bout des doigts, mais aussi, et surtout, parce qu'il en a assimilé tous les rouages avec intelligence et a su les restituer avec finesse, tout en faisant non pas du Tolkien, mais du Negrete. Cela peut paraître bizarre, voire contradictoire, mais Negrete fait du Tolkien à la Negrete. Si si. Et il le fait superbement bien, le bougre. Tout ce qui a pu vous transporter, vous émouvoir, vous soulever de votre chaise en lisant Tolkien, vous le retrouvez ici intact, dans toute sa fraîcheur et sa sincérité. Mais attention, ce n'est PAS du Tolkien. Pour dépeindre la Tramorée, Negrete a plutôt choisi l'ambiance qui se dégage des pays Orientaux, tels que l'Egypte, les steppes de l'Asie centrale, le Japon médiéval et ses Shogun. Un monde d'une richesse extraordinaire, riche de couleurs, de sons et d'odeurs, de passions et d'humeurs, très justement équilibré dans sa structure et son découpage, un mélange de peuples et de races détaillé et passionnant. Ensuite, les personnages. Ah, les personnages ! Une série de portraits aussi disparates que solides. Bleusailles ou vieux briscards, loin des clichés héroïques à la Conan, des personnages qui crachent leurs tripes et leurs sangs, suent et souffrent. Des héros pétris de faiblesses et de contradictions, de remords et de souffrances, qui perdent plus qu'ils ne gagnent au cours de ce long voyage. De vrais personnages, quoi, incroyablement attachants. Autre grande réussite : la magie. Ici, pas d'effet de manche ni de longues incantations gesticulantes et sonores. Mais une puissance énorme, folle. Une parabole sur le pouvoir et sa corruption, sur le coût réel de son acquisition : ici aussi, sang et larmes.

Le style de Negrete est paradoxal. Une écriture rapide, serrée, alerte et nerveuse, avec quelques bourdes ici ou là (traduction ?), et quelques éclairs d'humour à la Pratchett, surprenants et bien venus. Mais un rythme lent, qui prend son temps pour installer l'histoire, distiller l'information, asseoir l'ambiance. Imaginez un mastodonte, au déplacement lent et majestueux mais pourvu de mille pattes qui s'agitent frénétiquement. Un temps à deux temps, différent de ce qu'on peut lire ailleurs. Un temps espagnol ? Negrete enchaîne avec bonheur les scènes d'actions, rapides sans être particulièrement frénétiques, ce qui laisse le loisir d'admirer le paysage, riche et magnifique, et donne le temps nécessaire à la réflexion, notamment sur les implications des événements.

Si vous aimez les histoires avec de vrais méchants, très nombreux et trop puissants, des gentils pathétiques de faiblesse et en sous-nombre, des situations désespérées et des vengeances bien senties, des dieux qui manipulent, des destins gravés dans le marbre, Zémal est fait pour vous.

Car force est de constater que Javier Negrete est un écrivain magique : confiez-lui un cheval en bois tiré par une ficelle et il vous réinvente la prise de Constantinople. Un vrai talent. On l'aura compris : ceci n'est pas une critique, c'est un coup de cœur.

Il semblerait que Zémal soit le premier volet d'une trilogie. On se gardera pour une fois de s'en plaindre ! Dis, monsieur l'Atalante, c'est quand la suite ?

Le Temps du voyage

La Terre, surpeuplée, s'est tournée vers la colonisation d'autres planètes par le biais de voyages « aller simple » en hibernation cryogénique qui s'étalent sur plusieurs siècles — d'où l'émergence de colonies humaines qui, petit à petit, se détachent de la planète-mère pour devenir complètement étrangères car trop éloignées de l'influence terrestre… Bien sûr, la Terre essaye de venir en aide à ses colonies, mais plus la planète est distante, plus elle est « oubliée », livrée à elle-même, notamment du point de vue des ressources scientifiques et technologiques. Les voyages interstellaires sont tellement lents que seules des IA à base de cerveaux d'animaux sont capables de les effectuer d'un bout à l'autre en toute conscience. Cheval Fou est une de ces IA, pilote enchâssé dans l'astronef Crome Syrcus. Outre le ravitaillement pour une de ses lointaines planètes, située à plus de cinquante années-lumière de la Terre, Cheval Fou transporte dans ses flans Ab Skhy, agent des « Porteurs de qualité », l'autorité qui gère le système solaire et ses colonies. Une autorité assez inquiète pour envoyer un de ses agents sur le terrain. Car Ab Skhy doit enquêter sur une nouvelle alarmante : la sphère d'influence terrestre est petit à petit grignotée par une organisation mystérieuse, les « Charlatans », possiblement une race extraterrestre, qui marque sa présence par un bond technologique important sur des planètes pour certaines à peine sorties de l'âge médiéval. Les Charlatans sont-ils hostiles à l'espèce humaine ? L'invasion ou pire, l'extinction, guettent-elles le système solaire ? Sautant de monde en monde à la poursuite de cette entité insaisissable au cours d'un voyage fabuleux, Ab Skhy va découvrir les réponses à toutes ces questions, et bien davantage encore…

Inutile de revenir sur la carrière de Roland C. Wagner. Vieux routard de la S-F française, c'est en professionnel chevronné de l'écriture qu'il nous livre ici un roman qui remplit haut la main la charte du space opera. Oui, certes, tous les tropes sont respectés : technologie, nombre de planètes visitées, diversités des races extraterrestres rencontrées, voyages dans l'espace, bagarres et poursuites, rebondissements et coups fourrés. Même l'équipe dont s'entoure le héros respecte les quotas homme/femme, humain/extraterrestre, couleur de peau. Tout est carré, net, sans bavure. C'est bien là le problème. Car à vouloir à tout prix faire un space op' techniquement parfait, Wagner en oublie quelque peu le côté émotionnel. Si on gratte la surface des mots, on s'aperçoit qu'il n'y a pas grand-chose en dessous, rien qui retienne l'attention, rien qui suscite véritablement un intérêt plus que poli. Une enfilade de phrases certes non dépourvues de sens, mais dégagées de tout pathos, de tout ce qui pourrait éveiller un écho dans le cœur du lecteur, qui pourrait le faire vibrer, lui donner envie de s'investir, de se projeter dans les personnages ou l'action. Sans grande saveur, inodore et incolore, Le Temps du voyage s'oublie aussi vite qu'il se lit — ce qui ne signifie pas qu'il ne se lise pas avec plaisir. On en vient à regretter l'innocence délicate et enthousiaste d'un Tem, ou la fougue et le cynisme de La Saison de la sorcière. Pour la détente et rien de plus, donc, et c'est un peu dommage…

Meddik

Il faut bien l'avouer : Thierry Di Rollo n'a pas sa place dans le Paysage Imaginaire Français. Pas le moindre gobelin, aucun combat au sabre laser, rien de ce qui fait la richesse de nos genres préférés. On trouve bien quelques animaux : chien (Number nine), rhinocéros (La Lumière des morts), hyène (La Profondeur des tombes), et ici éléphant ou vautours, mais pas trace de licorne ou de loup. Pourtant, ne nous y trompons pas, si Di Rollo n'a rien compris aux « attentes du marché, coco », s'il ne nous propose pas de trilogie en six volumes de 500 pages la pièce, c'est pour nous offrir bien plus que cela : un aller simple pour Humain-Land. Le matériau qu'il travaille, c'est les tripes. Celles de ses personnages — certains le lui reprocheront sûrement — et, surtout, les siennes. Ses livres sont remplis de son cœur, de son sang, et nous ouvrent les portes d'univers entiers. Et, qu'on le veuille ou non, il y a bien plus de noir dans l'univers que d'étoiles qui brillent. Alors oui, les romans de Di Rollo sont noirs, et celui-ci peut-être encore plus que les autres.

Si l'on pouvait trouver quelques excuses aux atrocités perpétrées par les « héros » meurtris des précédents ouvrages, John Stolker, personnage principal de Meddik n'a, lui, aucune circonstance atténuante. Pas même la drogue, qu'il consomme à outrance. Fils d'un Juste, la caste dominante sur Terre, vivant dans un immeuble de plus de trois cents étages surplombant Grande-Ville, Stolker est rongé par la haine. Haine de son père, Blöm (Blöm Stolker/Bram Stoker : le père comme vampire ?), tout-puissant dirigeant de la Gormac, n'hésitant pas à tuer des enfants lors de l'essai d'un prototype. Haine de la religion qu'on tente de lui enfoncer dans le crâne à coups de phrases toutes faites. Haine de ce qu'il deviendra s'il reste dans le quartier des Justes. La haine jusqu'à l'amour (ses « amis » Susie et Roman). La haine jusqu'à la mort. Après un premier meurtre, Stolker fuit le quartier protégé, pour plonger dans Grande-Ville, cité survolée par d'immenses vautours mutants prêts à emporter quiconque sortirait à découvert ou serait tué dans les combats d'une bien mystérieuse guérilla. Il peut alors laisser ses instincts meurtriers s'exprimer et rencontre, grâce à la drogue, l'éléphant géant qui sera son guide et son protecteur : Meddik (Meddik/Merrick : elephant man, l'autre visage de Stolker, monstre au cœur tendre ? Meddik/Mais Dick : hommage au maître ?…).

Et ces quelques lignes ne suffiront jamais à rendre compte de l'extrême richesse du roman écrit par Di Rollo. Il radicalise encore sa démarche artistique, non seulement dans l'horreur, mais également dans la construction de son récit, faisant de l'ellipse et de la métaphore des armes de dissection massive. Chaque fois que l'on croit percevoir ses intentions, il se dégage d'une pirouette et nous entraîne sur une autre voie. Ainsi Meddik est/n'est pas : un roman de S-F politique, une histoire d'amour, un pamphlet anti-religieux, un cri de rage, une ode à l'humain… Non, décidément, Thierry Di Rollo n'a rien à faire dans le PIF. C'est un écrivain. Un grand écrivain, auteur d'une œuvre exigeante dont je ne pourrais me passer.

Délivrez-moi

Après avoir longtemps travaillé pour le cinéma, le gallois Jasper Fforde est venu à l'écriture sur le tard. Ayant essuyé de nombreux refus, son premier roman, L'Affaire Jane Eyre, est publié en 2001 en Angleterre. Traduit l'an passé en France et critiqué dans le Bifrost n°35, il ressort en poche pour l'occasion, chez 10/18 (moralité : si vous êtes un tantinet patient, vous aurez le présent bouquin au prix du poche dans une poignée de mois !). Mélangeant allègrement les genres (S-F, roman à l'eau de rose, polar, roman feuilleton…), le livre va très vite devenir un succès — au point de le voir comparé à un Harry Potter pour adultes. Deux suites paraîtront en 2002 et 2003, le quatrième volume de la saga venant de sortir en version originale.

L'action de Délivrez-moi, suite de L'Affaire Jane Eyre, se déroule en 1985, mais dans un univers parallèle au nôtre : la guerre de Crimée n'est toujours pas finie, le Pays de Galles est une république socialiste et, surtout, les livres occupent une place très importante dans la vie de tous les jours. Thursday Next, l'héroïne de la série, est d'ailleurs détective littéraire. Elle est chargée, entre autres, de démasquer les fausses pièces inédites de Shakespeare ou de récupérer les manuscrits originaux dérobés. Ainsi dans L'Affaire Jane Eyre, c'est le manuscrit du roman de Charlotte Brontë qui était menacé par l'ignoble Achéron Adès. Thursday sauvera le livre en pénétrant à l'intérieur grâce au portail de la prose, une invention de son oncle Mycroft, savant génial, bien que légèrement timbré. Elle contrera également les funestes projets de la Goliath Corporation en enfermant l'un de ses employés à l'intérieur du « Corbeau » d'Edgar Alan Poe.

Au début de ce deuxième épisode, on retrouve Thursday alors qu'elle est, à son grand désespoir, devenue une célébrité. Elle tente de concilier une vie normale auprès de son mari, Landen Parke-Laine, et son travail qui la passionne toujours, d'autant que, cette fois, elle authentifie un vrai inédit de Shakespeare. Pourtant, alors que tout semble aller pour le mieux, les événements vont, une nouvelle fois, s'accélérer : Thursday va échapper, de justesse, à plusieurs tentatives d'assassinat, son père, capable de voyager dans le temps, a vu la fin du monde pour très bientôt, et Goliath décide de se venger en éradiquant Landen de la trame temporelle. Le portail de la prose ayant été détruit, notre détective littéraire va devoir plonger dans les livres par ses propres moyens. Elle deviendra l'apprentie de Miss Havisham, personnage de Dickens (De Grandes espérances) qui appartient à la Jurifiction, un mystérieux service dont la mission consiste à veiller à ce qu'aucun personnage ne s'échappe de son propre roman ou qu'un texte ne disparaisse à jamais dans le Puits des Histoires Perdues.

Même si l'effet de surprise n'est plus total, Jasper Fforde parvient à maintenir l'intérêt suscité par L'Affaire Jane Eyre. Il approfondit encore le thème de l'interactivité homme/livre (les personnages communiquent par note de bas de page interposées…), réaffirmant ainsi les qualités du livre par rapport à d'autres médias ludo-culturels plus en vogue de nos jours : cinéma, jeux de rôle/vidéo, Internet… C'est peut-être une évidence, mais lire un roman, et Délivrez-moi en particulier, c'est littéralement entrer dedans, se faire son propre film, suspendre la course du temps, vivre et souffrir avec les personnages. Thursday Next nous apparaît d'ailleurs plus humaine, alors qu'elle est sur le point de tout perdre. Et comme l'humour, la folie et l'invention de l'auteur sont toujours au rendez-vous, ce deuxième épisode de la saga de Thursday Next est, à l'image du premier, un excellent divertissement, subtil et intelligent. Autant de raisons d'attendre avec impatience le troisième tome, qui devrait nous entraîner dans le Puits des Histoires Perdues.

Premiers contacts

La rencontre…Voilà peut-être bien le sujet numéro un venant à l'esprit d'un apprenti-écrivain. Et dans celui d'un écrivain de S-F, c'est même la genèse…

Exercice donc périlleux que de raconter une énième rencontre avec l'« Autre », l'un des grands tropes du genre, sans plonger dans le déjà-écrit et le pompeux. Et ce sont six nouvelles et un poème qu'ose nous exposer Denis Guiot dans sa nouvelle anthologie, le tout préfacé avec le cœur par Yves Coppens et post-facé dans une approche plus scientifique par Roland Lehoucq (oui oui, celui de Bifrost !).

Le poème aborde une rencontre assez classique sous la plume d'une nouvelle écrivain, Manon Fargetton, qui sortira un premier roman chez « Autres Mondes » en 2006.

Danielle Martinigol nous dévoile, toujours avec beaucoup de poésie, un épisode de la découverte de son monde des Abîmes. Quant à Joëlle Wintrebert, son goût pour les ambiances épicées et sulfureuses ne se dément pas dans ce contact entre deux races physiquement différentes et qui se sont laissées prendre au jeu des apparences trompeuses. Pierre Bordage a opté pour une ambiance space opera et des rencontres qui auront des répercussions sur l'Univers entier. Et Nathalie Le Gendre a choisi le chemin des émotions, de l'amour et du désarroi, sentiments propres à ses mondes romanesques.

Il est étonnant de constater combien chaque texte reflète parfaitement son auteur. C'est donc à des rencontres que nous invite chaque écrivain, mais c'est aussi la possibilité de partir à la rencontre de chacun d'eux, de chacun de leurs univers, leurs mondes rêvés sur le papier. Et à ce jeu, Jean Pierre Hubert et Fabrice Colin remportent la palme. Le premier avec une nouvelle lourde de sens, qui prend ses racines dans des vérités du passé, du présent, et qui ne peut qu'augurer un futur bien noir. L'optimisme, même s'il est présent, n'est pas le maître mot du texte d'Hubert, et c'est ce qui en fait sûrement un coup de poing rude et réaliste. Le second emprunte à nouveau la carte de l'humour, pour faire déraper son message vers une émotion si profonde qu'il nous en arracherait presque une larme. Une grande réussite.

Comme l'ensemble du recueil, d'ailleurs, qui offre aux jeunes lecteurs la possibilité d'effectuer leurs premiers contacts avec un monde offrant des horizons sans limite : la science-fiction !

Felicidad

Tout est au mieux dans notre nouvelle Grande Europe. Chaque Citoyen a le devoir d'être heureux. Le Bonheur n'est plus une illusion, mais une loi établie. Mais lorsque des parumains, êtres créés à l'image de l'homme pour le servir aveuglément, aspirent à la liberté en tuant des membres de la Sûreté, c'est que la révolte gronde. Et le Bonheur ne peut souffrir cela. On envoie alors Alexis Dekcked, agent d'élite, régler le problème. Son enquête va le mener sur des traces qu'il aurait préféré ne jamais découvrir…

C'est annoncé clairement par l'auteur : ce livre est un pur hommage à Ridley Scott, à Philip K. Dick et au fameux Blade Runner, le second l'ayant écrit, le premier réalisé.

Et on ne s'y trompe pas. Tous les éléments sont là. Une société où la fracture sociale est bien plus que des titres dans les journaux, un gouvernement pas très net aux buts inavouables, des êtres fabriqués et méprisés, et un détective sur la corde raide.

Jean Molla ajoute évidemment ses propres thématiques à l'ensemble et nous plonge dans un pur roman noir. Les faux-semblants se succèdent avec talent, maintenant un rythme haletant au fil des pages. Le côté anticipation est omniprésent avec cette société qui protège ses nantis et qui parque ses parias dans des zones de non-droit, les enclaves, qui sont en fait de faux espaces de liberté. Et surtout, on s'attache au personnage solitaire qui erre dans cet univers, un personnage qui se cherche, qui doute, un humain, finalement, qui tente de déceler les véritables traces de son destin.

Au final un roman qui se lit avec grand plaisir : une pierre de plus au magnifique édifice qu'est la collection « Scripto » des éditions Gallimard.

Le pays de la nuit

Dans un futur extrêmement lointain, alors que le soleil agonisant plonge le monde dans une lumière crépusculaire, les derniers vestiges de l'humanité survivent dans deux pyramides de métal, bastions de douze kilomètres de haut, exploitant l'énergie tellurique et magnétique du sous-sol. À l'extérieur, des créatures dégénérées hantent les paysages désolés. Le héros est un individu du XIXe siècle qui ne s'est jamais consolé de la mort prématurée de sa femme et qui, dans des rêves aux couleurs du réel, se retrouve dans ce monde sur le déclin. Par télépathie, il reçoit des messages d'une jeune femme recluse dans la seconde pyramide assiégée par des monstres et il semble y reconnaître une réincarnation de sa belle décédée. Aussi entreprend-il le dangereux périple à travers le Pays de la Nuit pour la ramener saine et sauve.

Rendons hommage à Hodgson : c'était être novateur que de montrer, en 1905, date de rédaction du roman, un monde sur le déclin, une société avancée luttant pour sa survie (elle dispose même d'une eau en poudre qui se liquéfie au contact de l'air !). Le narrateur reste cependant un pur produit de son époque, sollicitant la soumission de sa compagne (« elle était ma jeune esclave. Non, ne riez pas (…) un homme doit tenir de tels propos à sa compagne »), n'hésitant pas à la châtier des perversités de sa féminité.

L'écriture, surtout, a terriblement vieilli (dans sa traduction tout du moins). Et, Dieu, comme ce récit semble long avec ses descriptions maintes fois réitérées ! Et les scènes aussi se répètent et se ressemblent ! Et ce style déclamatoire, d'une poésie toute romantique, qui alourdit encore l'ensemble… Même s'il ne faut pas considérer Le Pays de la nuit comme un roman, mais plutôt comme un long poème en prose, c'est tout de même pesant.

Brian Stableford, dans sa remarquable préface, et sans occulter les maniérismes et l'ennui de ce trop long opus (qui connut des versions abrégées de… 84 pages !), analyse avec justesse, aussi bien dans le symbolisme qu'à partir des connaissances scientifiques de l'époque, la portée littéraire du Pays de la nuit, salué en son temps par Clark Ashton Smith et H. P. Lovecraft. Reste que si l'œuvre fit date, elle ne séduira aujourd'hui que les esprits curieux, et tenaces !

La femme sans nombril

En 2222, des extraterrestres s'étonnent de ne plus trouver que des robots et des clones sur Terre. Il ne s'agit pas de leur première visite : à intervalles réguliers, depuis les années 1940, les Zébriens se mêlent à la population. Leurs efforts pour comprendre pourquoi l'Homme a disparu de la surface de la planète donnent l'occasion de revenir sur nombre d'affaires américaines concernant le projet Manhattan autour de la bombe atomique, la guerre froide que mène Hoover, chef du FBI, contre le communisme, Deep Blue, qui n'est pas seulement le programme de jeu d'échecs mais un projet de défense autour d'une Intelligence Artificielle, l'affaire Roswell au Nouveau-Mexique, celle du Watergate, etc.. Les noms des extraterrestres, passagers du Beagle, sont d'ailleurs symptomatiques de la période considérée : Angela Darwin, Carl Turing, Albert Vienne et Max Well. En outre revient souvent la mention de Gorge profonde, qui ne renvoie pas seulement au célèbre film porno dont usent les extraterrestres pour crypter leurs données mais aussi au mystérieux personnage qui a précipité la chute de Nixon.

Faisant preuve, à travers des clins d'œil appuyés, d'une solide culture sur le demi-siècle écoulé, ce récit saupoudré d'érotisme et agrémenté d'un humour décalé brandit le spectre du tout sécuritaire dans lequel se sont engagés les Etats-Unis depuis nombre d'années. On connaît depuis peu l'identité de Gorge Profonde, mais l'auteur n'était pas très loin de la vérité et aurait certainement trouvé une pirouette lui permettant de retomber sur ses pieds s'il avait eu vent de cette information avant la parution de son récit survolté.

Michel de Pracontal, journaliste scientifique du Nouvel Obs, auteur de quelques essais et nouvelles dans des anthologies, signe là son premier roman. On ne s'ennuie pas une seconde à la lecture de cet ouvrage très référentiel, qui reste cependant réservé à ceux qui prendront plaisir à décrypter ses fantaisies surréalistes.

La compagnie des fées

La forêt de Sherwood se réduit : le Petit Peuple en perd sa magie et ne parvient plus à se cacher des humains. La décision de déménager vers la Nouvelle Forêt est le début d'un périple aux allures d'épopée à bord d'un bus bringuebalant mené par Sid, un mécanicien capturé par le roi Obéron, et par Titania, qui a appris la conduite.

En cours de route, cette dernière « échange » contre un poisson, laissé dans la poussette, un nourrisson en qui elle voit un descendant de Guenièvre et Lancelot. Le petit groupe s'étoffe d'une caravane d'itinérants new age se rendant à un festival à Stonehenge, qui la confond avec une troupe théâtrale. Mais l'infâme Morgan n'est pas décidée à laisser le Petit Peuple réussir son transfert, sauf à obtenir l'enfant qui lui permettra de rétablir l'ordre ancien sur Terre, quand la magie d'Avalon était toute-puissante…

Ignorants des usages humains, Puck, Titania, Obéron et les autres membres du Petit Peuple multiplient les péripéties cocasses. On se souviendra longtemps de la visite au supermarché pour l'achat de couches-culottes, de la perturbation d'une répétition d'Un Songe d'une nuit d'été, et des soupirs énamourés de Tom envers Titania, l'apprenti écrivain ne réalisant à aucun moment sa nature féerique. Les titres des chapitres sont, eux, empreints d'une poésie champêtre : au nombre de vingt-quatre, ils comptabilisent les heures par le biais d'événements floraux comme « le coquelicot se referme » (dix-neuf heures) ou « la reine-des-prés jaune s'ouvre » (deux heures).

Ponctué par quelques passages dramatiques, cette fantasy où la poésie le dispute à un humour espiègle est d'une exquise fraîcheur et se révèle un excellent moment de lecture. Une occasion toute trouvée de mieux découvrir un auteur, en France, curieusement peu traduit.

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