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Car je suis légion

Babylone, au sixième siècle avant l'ère chrétienne. Nabuchodonosor règne sur la Terre-Entre-les-Fleuves et en fait respecter les frontières. Dans la capitale, des jardins suspendus à l'Esagil, en passant par les quartiers à l'ombre des remparts, les « accusateurs » font respecter l'ordre dans la cité. Sarban est l'un d'eux, arraché à sa famille à l'âge de neuf ans et destiné à être, à chaque instant, la bouche de la loi. N'importe quel citoyen peut lui réclamer justice ou le défier oralement sur un point de droit. À la fois jurisconsulte et policier, il maîtrise aussi bien le bâton que le Code Hammurabi et contribue à l'intangibilité de la norme. Mais le Grand Prêtre de Marduk est formel : l'éclipse de soleil est le signe que les dieux sont fatigués. Avant d'affronter, dans un éternel recommencement, l'ire de sa mère, Tiamat, Marduk doit se reposer. Durant son sommeil, la loi, tout comme le temps, doivent être suspendus. Nulle justice ne sera plus rendue à Babylone et la fonction des accusateurs devra se limiter à protéger les temples. Dans le chaos qui monte à l'assaut de la « Porte des Dieux », avec la rapidité terrifiante d'une crue, la sagacité de Sarban trouvera pourtant à s'exprimer. L'assassinat d'un notable babylonien, fort différent des exactions quotidiennes dictées par la peur et la folie, le mènera, au terme d'une enquête délicate, à une révélation remettant en cause jusqu'au fondement même de la royauté. Tiamat l'emportera-t-elle définitivement sur Marduk ou la loi conjurera-t-elle, une nouvelle fois, le chaos ? Sarban, avec l'aide des prêtresses d'Innana, qui délivrent des oracles en jouissant, et le concours de Casdim, l'enquêteur Sa'ilu qui peut sonder les âmes des suspects, engagera son titre et sa famille pour conjurer la destruction de Babylone…

Tout comme l'œuvre d'Alexandre Dumas ne se limite pas aux Trois Mousquetaires, celle de Xavier Mauméjean, feuilletoniste de la S-F s'il en est, n'est pas circonscrite, loin s'en faut, au steampunk échevelé de La Ligue des héros. Après avoir été le chantre d'un dix-neuvième siècle qui n'a pas été, le père de Lord Kraven a su, avec bonheur, diversifier son approche de la matière historique. Dans La Vénus anatomique (tout récent lauréat du Prix Rosny Aîné 2005 catégorie roman), il a rendu hommage à l'œuvre mécaniste de La Mettrie et revisité conjointement l'illuminisme et les racines prométhéennes de la science-fiction. C'est à Babylone qu'il nous convie, cette fois-ci, choisissant, de toutes les civilisations antiques, la moins aisée à faire revivre. L'Athènes démocratique, la Rome républicaine, ou encore la Thèbes des ramessides, eussent déjà été des défis particulièrement ambitieux. Mais c'est vers les ziggourats tutoyant le ciel et les descendants de Gilgamesh, que Mauméjean tourne son regard. D'emblée, la recherche apparaît diligente et les références sont précises. À tel point qu'on peut même regretter une certaine tendance au didactisme d'exposition, surtout dans les premiers chapitres. Une information inféodée aux dialogues eut été plus pertinente, d'autant que l'auteur en est parfaitement capable, comme le prouve l'apparente simplicité de La Vénus anatomique. Ce petit bémol stylistique n'oblitère pas, toutefois, la réussite narrative. Babylone renaît, sous nos yeux, avec ses rituels, ses quartiers, ses jeux d'ombres et de lumière. Mais c'est surtout aux Babyloniens que Mauméjean s'intéresse, rendant sensible à la fois l'originalité de leur culture et ses dénominateurs communs anthropologiques : l'ambition des hommes, la clairvoyance des femmes, la peur de la mort et l'irrésistible attrait du crime. Sans la crainte de la sanction, sans la coercition étatique, l'instinct animal déchire le voile étique de la citoyenneté et les rapports de force remplacent, presque instantanément, les conventions sociales. Contrairement aux apparences, le sujet du roman n'est pas, toutefois, la nécessité de la Loi, mais bien la vérité de la nature humaine.

Au tournant du texte, l'ébauche de réflexion juridique cède le pas à la dramatisation de l'intrigue. Malgré une audience finale, où l'Accusateur Sarban fait montre de son art consommé de l'argumentation, Mauméjean renoue rapidement avec l'action pure. Lorgnant du côté des Douze Salopards, l'auteur donne corps, en quelques pages, à un quatuor de « gueules cassées » mémorable. Plus Harry Callaghan que Miss Marple, Sarban entreprend l'éradication du mal à sa source, selon des méthodes éprouvées. Au final, même « la bouche de la loi » se laisse dominer par la vengeance. CQFD. Vous n'êtes pas près d'oublier l'ascension sanglante des sept étages de la grande ziggourat Etemenanki, aussi connue sous le nom de « Tour de Babel », reliant l'En-Bas à l'En-Haut. Sans jamais manquer de ne pas se prendre totalement au sérieux, certains traits d'humour ou clins d'œil comptant parmi les plus jouissifs du genre, Xavier Mauméjean nous fait lire jusqu'au sang. L'œuvre est d'une violence parfois dérangeante, mais, prise dans son ensemble, lumineuse et, d'une certaine manière, enjouée. Un opéra bouffe, en fait. Ce ton tragi-comique, ultra documenté, mais vif comme un Peckinpah, est la marque d'un auteur qui, à l'aube de sa maturité, sait bien que philosopher sans s'amuser revient à pisser dans un violon. Les hommes, qu'ils soient babyloniens ou européens, s'élèvent et retombent. Les dieux ne font pas la différence entre leurs cris de fureur et leurs fous rires. Si même ils les entendent. Un bon Mauméjean.

Précommande Bifrost 66

Bifrost 66 spécial Isaac Asimov est désormais disponible à la précommande en papier comme en numérique !

Days

Demain. En Grande-Bretagne.

Days est « le plus beau magasin du monde ». Le plus beau, et l'un des plus grands. Ville dans la ville, sacro-saint lieu du commerce hautement sécurisé, ses six étages de rayonnages serrés proposent tout, absolument tout ce dont vous pouvez rêver, du bouton de culotte à la pute de luxe en passant par l'artisanat africain ou le tigre albinos. Days est un mythe, un graal pour beaucoup. Car Days n'est pas ouvert à tous. En effet, pour franchir les arches de ses multiples entrées, encore faut-il pouvoir se procurer la carte de Days, carte de crédit qui sera Aluminium, Silver, Iridium, Platinium ou même Osmium, en fonction de vos revenus. Ces cartes sont le symbole de votre réussite sociale, le sésame d'un monde où l'argent est roi, un morceau d'éternité sous cellophane délivré par la direction et les services financiers du magasin. Pas de carte, pas de Days. C'est aussi simple que ça.

Au septième étage de l'immense bâtisse, dans leur tour d'ivoire aux murailles de dollars, trônent les sept fils de Septimus, le fondateur de Days et l'inventeur des gigastores. Septimus, visionnaire extraordinaire, homme d'affaires implacable qui, pour affirmer sa volonté et montrer au monde l'étendue de son contrôle, s'arracha un œil. Fou ? Peut-être. Mais génial, sans conteste. Confortablement installés dans la salle du conseil, Mungo, Chas, Wensley, Thurston, Frederick, Sato et Sonny contemplent non sans plaisir le chiffre d'affaire astronomique de la journée. C'est que sous leurs pieds, au cœur des six étages, leurs six étages, les ventes flashes se succèdent. Dans les rayons les clients se piétinent, s'entre-tuent, littéralement, au rythme des opérations commerciales ponctuelles et chronométrées, alors que certains secteurs du magasin se livrent une guerre ouverte et meurtrière. Mais qu'importe. Days, c'est ça : un monde ou tout est possible, pourvu que vous vous en donniez les moyens. Et puis la Sécurité veille, implacable, silencieuse, transparente, avec autorisation de tuer. Alors…

Nous parlons peu dans nos pages des titres de Bragelonne. Deux raisons à cela : 1/ l'énorme production de l'éditeur, tournée vers la « big commercial fantasy », est dans l'ensemble médiocre ; 2/ Bragelonne refuse de faire parvenir ses services de presse à la rédaction, par crainte sans doute de la ligne critique de Bifrost — ce qui démontre assez joliment la confiance de l'éditeur en ses productions… Force est de constater toutefois qu'au sein de la noria bragelonnienne, certains titres méritent qu'on s'y arrête. Days, sorti outre-Manche en 1997 et premier roman traduit en France de James Lovegrove, est de ceux-là.

James Lovegrove est anglais. Né en 1965, s'il était jusqu'alors quasi inconnu par chez-nous (deux nouvelles éditées, l'une, oubliable, dans Les Contes du Loup Blanc chez Pocket — 1997, l'autre dans l'anthologie de l'Oxymore, Ainsi soit l'ange — 2000), il n'en a pas moins publié, au pays de la Livre et de Margaret Thatcher, une dizaine de romans et bientôt deux recueils (Imagined Slights est paru en 2002, Waifs and Strays est annoncé comme imminent). Une production cette année d'ailleurs fort soutenue (outre le recueil déjà évoqué, Lovegrove a publié deux romans en 2005) et d'un niveau d'ensemble remarquable. Bref, Lovegrove n'est pas un débutant, loin s'en faut, c'est même l'une des figures de proue de cette « nouvelle S-F » britannique qui, entre China Miéville, Neal Asher ou Alastair Reynolds, arrive par wagons sur les rayonnages de nos libraires…

Ecrit au présent, Days est avant tout une satire sociale et, comme toute satire, une mise en garde : « Je voulais souligner la stupidité de l'acte d'achat motivé par le seul amour de cet acte ». Et Lovegrove n'y va pas avec le dos de la cuillère…

Structurellement, on suivra, grosso modo, d'abord trois, puis quatre lignes narratives : celle de Frank, un « fantôme » de la sécurité rendu dingue par trente piges de boulot chez Days et qui décide qu'aujourd'hui, merde, ce sera son dernier jour ; le point de vue d'un couple de clients qui, en balance à Frank, vont vivre leur premier jour chez Days suite à l'obtention d'une carte Silver après des années de privations ; les histoires des fils Septimus, patrons tarés du gigastore ; enfin, résultant de ces histoires, la guerre entre le Rayon Livres et le Rayon Informatique. Naturellement, tout ce petit monde ira gentiment vers la catastrophe…

Si Days est servi par une écriture rythmée, minimaliste mais maniaque dans son souci du détail — à l'image de Frank, fantôme conditionné frappé de transparence —, le roman n'en est pas moins farci de quelques longueurs regrettables, longueurs qui, sans définitivement plomber le récit, installent parfois le lecteur dans un ennui poli. Mais qu'on ne s'y trompe pas : ce bémol mis à part, voici un livre pertinent, une anticipation sociale croustillante et un pamphlet sans concession contre le merchandising et la société de consommation moderne. Bref une anticipation qui alerte, comme toute bonne anticipation, et au final un livre à la fois inquiétant, jouissif et efficace. Un joli cocktail en vérité, à lire assurément.

La Patrouille du temps

Manson Emmert Everard, lieutenant plusieurs fois décoré durant la Seconde guerre mondiale, ingénieur célibataire et bibliophile, est engagé au terme d'une série de tests par un Bureau d'Ingénierie. Sous cette façade officielle se cache la Patrouille du Temps, police créée par les Danelliens, nos lointains descendants qui ont pour but de préserver la trame des événements. Après une formation à l'Académie, située dans l'Oligocène, Manse Everard connaîtra un certain nombre d'aventures qui lui feront croiser un célèbre détective anglais, Cyrus roi des Mèdes, des patrouilleurs en délicatesse temporelle, un contingent mongol découvrant le continent américain, et rien moins que la totalité des Terriens appartenant à une réalité alternée. Entre deux paradoxes, Manse étudie les écrits perdus du docteur Watson, en bourrant sa pipe, mais pas la jolie Cynthia Denison.

La Patrouille du Temps d'Anderson n'est pas un cycle sur le temps, mais sur l'Histoire. En ce sens, il se détache de l'archéotexte de Wells qui, au dernier moment, renonça à envoyer son voyageur au XVIe siècle. De même, sa patrouille ne s'intéresse pas à l'avenir, du moins dans les premiers récits. Ce qui cantonne l'activité de la police au passé, contrairement à la Section des Crimes Futurs de Lloyd Biggle Jr.

Récits sur l'Histoire, donc, entendue à la fois comme succession des faits, et constitution de l'événement par l'historien. L'originalité d'Anderson ne réside pas dans l'action menée par Manse Everard. Dans ses intentions, et le travail qu'il accomplit, Everard ne se distingue en rien du chercheur universitaire, et son mode opératoire pourrait être enseigné aux étudiants de première année. Il intervient nécessairement après les faits, engage dans un premier temps sa subjectivité pour tenter de comprendre une époque, travaille à partir d'un matériau autorisant plusieurs lectures événementielles (d'où les variations), puis réalise une synthèse qui, alors seulement, aura valeur objective. La vérité du patrouilleur n'est qu'une interprétation créditée par l'autorité.

Plus étonnant est le travail de sape conduit en sous-main par le héros. Everard a pour consigne de se soucier non du temps mais de la continuité historique. Or, à l'occasion, il substitue à cette dernière une autre forme de durée, la dimension mythique. Dans le chapitre 9 de La Poétique, Aristote affirme préférer l'œuvre du poète au travail de l'historien (historikos : enquêteur en grec, nous aimerions dire policier). L'historien se contente de collecter les faits particuliers, quand le poète propose des modèles universels. L'homme fort ou la femme belle de l'enquêteur ne vaudront jamais l'homme fort comme Héraklès ou la femme belle comme Aphrodite. Manse Everard, dont Poul Anderson nous dit plusieurs fois qu'il est bibliophile, privilégie lui aussi l'universalité du mythe. Ainsi, dans « Le Grand roi », second récit du présent recueil, le héros découvre qu'un patrouilleur a pris la place de Cyrus. Cela, parce que le légendaire suzerain mède n'a jamais existé. Everard cautionne la décision du remplaçant, autrement dit un choix subjectif, et bouleverse l'objectivité historique en créant un paradoxe permettant de faire advenir le vrai Cyrus. N'en déplaise aux Danelliens et leur orthodoxie égoïste, l'Histoire ne peut être qu'en n'étant pas, sa réalité est une vérité d'archétype.

Ce qui pose le problème du sens de l'Histoire, entendu à la fois comme signification et direction. Dès la première nouvelle, nous savons que l'orientation historique est garantie par les Danelliens. Cela, à leur propre avantage, puisque cette force obscure fait de chaque événement une étape en vue de leur apparition. Les humains ne sont alors que de simples moteurs conduisant à l'avènement Danellien. Autrement dit, à la fin de l'Histoire. Ainsi, loin de préserver la continuité historique, les patrouilleurs œuvrent à sa destruction. Ce n'est pas là le moindre paradoxe du cycle d'Anderson. Reste la liberté individuelle, incarnée par Everard, qui ne consent à servir les buts collectifs qu'à l'unique condition qu'ils s'accordent à son propre intérêt. Manse Everard est un anarque, serviteur de l'ordre tant qu'il demeure son propre maître.

Un grand bonheur de lecture, assorti d'une superbe bibliographie.

Cœur d’argent

Karadur/Schriltasi. Une ville enclavée dans les glaces au centre du multivers et son double magique et souterrain… Les clans du métal dirigent Karadur selon un dogme aussi rigide que la fonte. Cela dure depuis les temps immémoriaux de la guerre des clans à la suite de laquelle la magie a été bannie de Karadur… Mais les temps changent…

Karadur est menacée par la corruption, la rouille… En un mot très moorcockien : l'entropie. Le passé pèse de tout son poids sur les étais qui soutiennent la cité… Sous l'empire du dogme rigide qui régit Karadur, la pression entropique s'est accrue et le point de rupture est proche. La ville est une cocotte-minute prête à exploser, mais, pour ouvrir la soupape, il faudrait transgresser les sacro-saintes traditions… Retrouver le chemin de Shriltasi, la cité magique…

Max Peau d'Argent, qui par magie a reçu un menaçant cœur d'argent, s'apparente par là aux héros moorcockiens que sont Elric, Corum ou Hawkmoon. Ce voleur d'excellence joue également le rôle d'agent du chaos se chargeant de réintroduire un brin de fantaisie là où elle fait si cruellement défaut. À l'instar d'Elric, il conjure l'entropie sans pour autant vouer le monde au chaos. Il restaure l'harmonie, rééquilibre les plateaux de la balance selon la métaphore moorcockienne.

Cœur d'Argent est ainsi le stéréotype même du roman moorcockien quant à sa thématique. L'intrigue, elle, se résume à une pitoyable collection de breloques magiques, qui, appariées par trois, constituent un hibou, une lionne et un dragon. Inutile de préserver une fin plus que convenue : Max ayant réussi le grand chelem de colifichets, Karadur retrouvera l'harmonie et la magie droit de cité ; Max échappera même au sort tragique constitutif du héros.

Cœur d'Argent vient allonger la liste déjà bien fournie des ouvrages alimentaires de Michael Moorcock. Il n'apporte strictement rien à la thématique, et Storm Constantine ne semble pas devoir apporter davantage. Nous voilà donc avec une incarnation de plus de l'Eternel Champion. Un livre qui n'a rien pour séduire les amateurs du Moorcock les plus ambitieux mais comblera ceux qui ont apprécié La Fille de la voleuse de rêves ou qui piaffent d'impatience dans l'attente d'un nouvel Elric ; il a également tout pour séduire les nombreux amateurs de récits de quête et de hache qui font les choux gras d'un éditeur tel que Bragelonne. On y tire joyeusement l'épée dans les égouts, on y cambriole des chambres fortes gardées par des dragons, et il suffit d'y brandir une patte de lapin — pardon, de lionne — pour que les méchants petits lutins se compissent… Ce n'est pas noir, ce n'est pas trop violent, ni gothique, ni steampunk, ni drôle… Mais, peut-être faites-vous partie de cette immense majorité des gens qui ignorent encore tout des thèmes chers à Moorcock ? Auquel cas ce roman peut y servir d'introduction.

Singe savant tabassé par deux clowns

Dans les précédents livres de Chateaureynaud (La Faculté des Songes, Le Congrès de fantomologie, Le Héros blessé au bras), on trouvait déjà cette propension à passer de plain-pied d'un univers rationnel à une réalité infiniment moins familière, selon une méthode qui interroge ces deux extrémités chacune tour à tour. Singe savant tabassé par deux clowns puise dans la même veine, en nuances et en diversité. Car ce recueil, qui rassemble des fictions écrites entre 1990 et 2002, n'est pas un objet conceptuel animé par une thématique homogène. Il se présente plutôt comme le répertoire d'un prestidigitateur dont les effets de manche et les sautes d'atmosphère entretiennent le charme.

Châteaureynaud déroule le fil d'existences ordinaires dans des univers aux échos et aux reflets lénifiants, qui sont soudainement rendues à une inquiétante étrangeté. Pour le chauffeur de taxi de « La Rue douce », ça commence par la découverte fortuite d'une rue inconnue qui ne débute ni ne finit nulle part — « pour y parvenir, il fallait sortir du plan » ; pour d'autres, c'est une clé cassée dans une serrure (« Les Sœurs Ténèbre ») ; ou une déambulation songeuse à travers quelque fête foraine (« La Sensationnelle attraction ») ; et même, ça peut tout simplement commencer au réveil, par un soudain blackout de la mémoire (« Dans la cité venteuse »). Un événement, en général assez naturel, ouvre une brèche dans la texture du possible et, sous les pieds des protagonistes, un abîme. Un abîme où ils semblent presque poussés à basculer, pour se retrouver dans des lieux inconnus, en présence d'êtres insoupçonnés. Châteaureynaud excelle à restituer la complémentarité des contraires (tragique et trivial, mythique et moderne) comme à prendre à contre-pied, sous un mode cruel, les plus banales passions humaines (« Tigres adultes et petits chiens »). Ou, par décalage, il crée des mondes particuliers : celui de « La Seule mortelle », où une fillette du commun touchée par la grâce est amenée à vivre dans une sorte de paradis hors du temps, un pays de cocagne habité par de jeunes immortels s'épuisant en plaisirs sans fin, jusqu'à ce qu'une illusion dévoilée, un peu de sang répandu, transforment cette harmonie en désert.

Chaque nouvelle a sa couleur (à dominante de rouge et de noir), son décor, son sujet propre. Avec le recul cependant, pour le lecteur attentif qui se laisse travailler par l'entrecroisement des textes, une certaine cohérence émerge du chaos ; de collisions en collisions, des constantes se dégagent. Telle la nostalgie du bon temps, d'un instant écoulé, qu'on voudrait modifier, ou préserver après la mort (« Civils de plomb », originellement publié dans l'opus du même nom aux éditions du Rocher), ou rattraper (« Courir sous l'orage »), en même temps que se cultive l'esprit d'enfance, seul capable de reconstruire le réel selon les lois du rêve. De quoi parle ce recueil, d'ailleurs, sinon de naissances, de morts et du chemin qui mène d'un bout à l'autre de la vie ? Tout est affaire de passage. Et aussi de mise en scène. De ce point de vue, il faut souligner la qualité de l'antépénultième récit, « Ecorcheville », ville tranquille qui n'aurait rien de remarquable si n'y était installée une machine à s'autofusiller vouée, croit-on, « à demeurer un gadget ». Très au point, c'est une machine accessibles à toutes les bourses : on peut s'autofusiller, coup de grâce compris, d'une salve de douze, six ou trois balles, en fonction du prix qu'on veut (peut) y mettre. C'est le cas d'une mère qui ne peut s'offrir que six balles pour elle et son fils. Ils meurent sous le regard du protagoniste principal, qui n'a pu répondre à la question de la désespérée : « Vous allez m'épouser, le nourrir, l'élever ? ». L'argument de ce texte représentait en soi un défi : comment ne pas sombrer dans le misérabilisme ou la sensibilité larmoyante ? Châteaureynaud déjoue tous les pièges avec une force expressive exemplaire. Cela tient à la clarté toute simple de sa langue, à l'efficacité d'un style éminemment travaillé, à la puissance (quasi cinématographique) des images, tantôt d'un grotesque infernal d'inspiration lynchienne, tantôt d'une élégance racée. L'inventivité au service du talent : un duo qui fait mouche.

Le codex du Sinaï

À défaut de parler d'entités extraterrestres, certains livres sont des entités extraterrestres. Celui-ci est du nombre.

Certes, pour appâter le lecteur, le dos de l'objet parle de « roman d'espionnage », d'Umberto Eco et des Mille et une nuits. D'un point de vue commercial, ça se défend. Dans sa préface, Gérard Klein affine les choses en citant Kafka, Borges et Lewis Carroll, Thomas Pynchon et Theodore Roszak. On pourrait descendre encore d'un cran sur l'échelle de la notoriété et évoquer Fernando Pessoa et son Livre de l'intranquillité, Witold Gombrowicz et Ferdydurke, Julio Cortazar et Marelle. Quoique rares, ces livres « célibataires » ne sont pas si solitaires que ça. Mais si l'on se prend souvent à rêver d'en découvrir d'inconnus, on espère rarement en trouver des nouveaux, récents, inédits, etc. Force est de constater que l'état actuel du monde de l'édition n'autorise guère de tels rêves…

Et à en juger par sa biographie un peu trop spectaculaire, Edward Witthemore n'entre pas comme ses prédécesseurs dans la catégorie des auteurs discrets — pasteurs, mathématiciens, enseignants, sans-grade… Discret, il l'était professionnellement, comme on se doit de l'être quand on travaille pour la CIA. Et ici, même les rares éléments discrets de sa biographie (employé d'une fabrique de chaussures, directeur de journal… ou écrivain !) deviennent en quelque sorte suspects. On ne peut plus accorder aveuglément sa confiance à un homme dont les emplois successifs pourraient n'être que des couvertures.

Ici, l'élément de base du récit est simple : la Bible est un faux.

Bon. Admettons.

L'amateur de S-F est habitué à ce genre de principe de départ. Le roman pourrait se contenter d'explorer les conséquences historiques d'un tel postulat, d'en décrire les ramifications, les changements qu'il implique dans la vie sociale au jour le jour, les bouleversements induits dans l'existence d'un certain nombre de personnages représentatifs découverts par un tiers issu de notre monde « normal ».

Sauf qu'ici rien n'est normal.

L'auteur de la fausse Bible, par exemple, est un érudit albanais qui tombe par hasard sur le plus vieux manuscrit de la « vraie » et, scandalisé par ce qu'il lit à l'intérieur, décide de fabriquer un faux conforme à l'autre vraie, celle dont il se souvient et que nous connaissons.

Déjà décontenancé par cette mise en abîme d'une référence de base, le lecteur tente par réflexe de se raccrocher aux branches et de trouver dans l'univers décrit quelque chose d'ordinaire. L'ennui (et on adore ça), c'est que rien n'est ordinaire. Les autres personnages qui composent ce quatuor d'éléments sont 1°) un très jeune Irlandais extrêmement doué pour la guerre qui fuit son pays natal pour devenir le vétéran héroïque d'un conflit terminé depuis longtemps, 2°) un Anglais de haute naissance qui parcourt le monde en quête des témoignages sur le sexe qui sont nécessaires à la rédaction de son Œuvre en trente-trois volumes, 3°) un Juif arabe né depuis plus de mille ans qui s'oppose aux innombrables hordes malveillantes qui cherchent à envahir Jérusalem…

Il serait non seulement très stupide mais aussi presque impossible de chercher à résumer ce qui se passe dans Le Codex du Sinaï, parce qu'on dispose d'à peu près autant de chances de résumer un tel livre qu'on en a de décrire une toile de maître ou une odeur en espérant susciter l'émotion qu'elle provoque. Et tout ce qu'on peut dire de l'émotion en question, c'est ici qu'elle pousse à son extrême la fièvre déclenchée par tout bon texte de S-F, fièvre due au dépaysement, à la plongée dans un univers régi par une logique réelle mais singulière, à l'« inquiétante étrangeté »…

On en vient très vite à attendre que quelque chose d'autre déraille dans cet univers fou, et encore autre chose, et encore, et encore… Le roman prend tellement son lecteur que celui-ci ne peut se résoudre à le lâcher avant d'avoir terminé — et qu'il se surprend à attendre la parution du deuxième volume comme il guetterait un rendez-vous amoureux. Avec une tranquille impatience, un doute raisonné, une certitude frémissante…

N'empêche, ça va être long…

Delirium Circus

Pierre Pelot est un auteur prolifique qui est parvenu à écrire jusqu'à aujourd'hui plus de 150 romans. Ecrivain multiple, il débute par des romans de western, puis, lorsque sa série doit cesser, se lance dans diverses catégories de la littérature de genre. Ainsi, il écrit des romans de S-F au Fleuve Noir sous le pseudonyme de Pierre Suragne, puis sous son vrai nom pour d'autres éditeurs, notamment J'ai Lu, Robert Laffont et Denoël. Véritable hydre-écrivain, Pelot livre aussi des romans fantastiques, des reconstitutions scientifiques, des novélisations, mais encore des scénarii de cinéma et de télévision. Longtemps considéré comme un littérateur populaire — aux connotations diverses —, il se libère des clichés qui lui collent à la plume avec C'est ainsi que les hommes vivent (Denoël), fresque brutale et puissante, incontournable.

Devant une telle quantité de textes, il est parfois difficile de faire un choix, pour celui qui tenterait de s'immiscer dans cet univers fécond. Et pourtant, le recueil Delirium Circus présente en un fort volume quatre romans de Pelot qui, avec une certaine unité thématique, exposent différentes facettes de l'auteur et la qualité de son œuvre. Au sommaire : Delirium Circus (1978), Transit (1978), Mourir au hasard (1980) et La Foudre au ralenti (1983) ; les deux premiers textes sont couronnés par des prix littéraires, le premier par le Grand Prix de l'Imaginaire, le second par le Graouly d'or de Metz.

D'un côté, deux romans rapides, nerveux et radicaux :

Mourir au hasard montre une société qui établit à la naissance un pronostic de vie, ne laissant à première vue aucune place au hasard de la mort. Le roman se déploie comme un véritable thriller S-F mené par un natural killer. La Foudre au ralenti est une sombre histoire de réplication humaine, rouge sang à l'odeur de polar, où plusieurs personnages se croisent dans la fumée des bars louches de Denvercolorado.

De l'autre, deux romans « dickiens » plus élaborés :

Delirium Circus décrit un monde qui serait calqué sur celui du cinéma. Une société autarcique qui se développe en univers-bulles le long d'une grande roue perdue dans l'espace. Les personnages se démènent dans ce lieu hiérarchisé selon les métiers du cinéma pour découvrir leur être profond, mais aussi pour percer le secret du Dieu-public ; univers truqué et satire de l'existence par procuration. Transit, c'est l'histoire de deux mondes radicalement opposés, traversés par deux personnages qui ne sont qu'une seule et même personne — errance d'amnésique en utopie.

L'unité de ces quatre romans se retrouve dans leur thématique qui dénonce sans cesse et sous toutes les formes le simulacre — c'est-à-dire l'abus de pouvoir et l'injustice, les bases vérolées de la société, le problème de la liberté de l'individu, l'identité de soi au sein de la masse. Chaque texte, à sa manière, explore les faux-semblants d'univers viciés, parce que construits sur le trucage, et dénonce l'impossibilité d'ébranler des conventions universelles. La fiction pelotienne est une remise en question de la réalité comme elle est perçue par l'être social, face aux autres et à soi-même. Réalité trop présente pour que les personnages ne se fassent pas broyer.

Le style de l'auteur participe pleinement de cette catharsis. Ainsi, la construction narrative ne cesse d'amener le sujet au travers de différents parallélismes : en suivant plusieurs personnages qui se croiseront pendant le récit, en mettant en miroir différents mondes. Comme pour accentuer l'effet implacable de la machine à démembrer les illusions humaines, les univers de Pelot se répètent en eux-mêmes par des effets de mise en abyme — la fiction illustrant les trucages de la réalité. En général, Pelot excelle dans l'économie du texte, présentant nerveusement ses mondes imaginaires. Parfois, l'auteur laisse couler son texte vers des horizons plus lyriques — îlots de tranquillité — qui sont souvent brisés par des passages plus violents — crudité ramenant le texte dans la dureté de son propos. Il ne faut pas se fier aux apparences : Pelot est un architecte minutieux qui sait manier les styles afin de raconter une histoire.

Ce recueil illustre tout cela et démontre la puissance narrative de Pelot en tant que conteur implacable — pour reprendre les paroles de Philippe Curval à son sujet : « car, comme tous les grands romanciers populaires — je n'hésite pas à citer Gaston Leroux ou Maurice Leblanc à son propos —, Pierre Pelot jouit d'un souffle 1 […] ». Pour être plus radical, l'auteur dépasse les classifications convenues : Pelot est un romancier qu'il faut avoir lu.

 

Notes :
1. Philippe Curval, « Chronique du temps qui vient » in Futurs n°5, novembre 1978.

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