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American Gods

Ombre a payé sa dette à la société. Condamné à six ans, libéré au bout de trois, il sort de prison avec de solides projets de réinsertion. Aussi, c'est en pensant tourner définitivement cette page sombre de son existence qu'il prend l'avion pour rejoindre son épouse. Il ne sait pas encore à quel point sa vie et sa conception du monde vont bientôt être irrémédiablement bouleversées. Plus que le décès et la résurrection de sa femme — événement déjà peu banal s'il en est — , c'est cette rencontre, pas tout à fait fortuite, avec un borgne très mystérieux qui, telle Alice, le fait basculer de l'autre côté du miroir. Bientôt, il comprend que l'Amérique est en réalité bien plus étrange qu'il ne le pensait. Mais après tout, quel mortel pourrait soupçonner ce dont est faite la vie des dieux ?

De Lakeside, Wisconsin, à Las Vegas, Nevada, Neil Gaiman navigue sans cesse entre l'Amérique profonde et celle des guides touristiques. D'autres, beaucoup d'autres, l'ont précédé en ces territoires, cette forme particulière de régionalisme étant même devenue, depuis le succès de Stephen King, un poncif du fantastique à l'anglo-saxonne. Gaiman, pourtant, s'en tire haut la main, s'appuyant plus que jamais sur cet humanisme, ou plutôt cette humanité, dans laquelle il a toujours su tremper sa plume. Ses personnages ont en partage cette qualité rare, subtile et indéfinissable, qui transcende l'encre et le papier pour toucher le lecteur directement au cœur. Même lorsqu'il revisite — avec beaucoup de finesse, d'ailleurs — des archétypes fantastiques aussi usés que le dieu oublié marchant parmi les mortels ou la morte-vivante transie d'amour, Gaiman parvient, souvent en à peine quelques paragraphes, à produire de la vie, de la réalité. Sans doute cette impression provient-elle également — paradoxe intéressant — de cette distance bienveillante et doucement ironique dont il pétrit sa narration. Un humour à l'anglaise, qui opère un décalage contrôlé — et diablement efficace — avec les thèmes, les personnages et les décors de son roman : l'Amérique, les Américains, leur histoire et leurs légendes.

Les lecteurs qui connaissent et apprécient le travail de Gaiman en bande dessinée retrouveront dans American Gods, plus encore que dans ses précédents romans, tout ce qui fait le charme de sa magistrale série Sandman. Il puise en effet de nouveau très largement à ce vivier inépuisable que sont la religion, la mythologie et le folklore. Force est d'ailleurs de constater que depuis Sandman, il a beaucoup progressé dans la maîtrise de ce périlleux exercice. Là où la bande dessinée renvoyait parfois l'image d'une mosaïque quelque peu anarchique, American Gods, qui troque le royaume onirique de Morpheus contre une Amérique peuplée de divinités oubliées, séduit par l'exploitation beaucoup plus raisonnée de ces personnages mythologiques. Sans doute est-ce parce qu'il a aujourd'hui bien plus de métier qu'à l'époque où il écrivait les scénarios de Sandman, mais on peut également penser que la bande dessinée lui a permis de raffiner son approche syncrétique du folklore mondial.

Un sens aigu du dialogue, une attention particulière portée au quotidien de ses personnages, à ces petits détails qui le rendent si vivant, une maîtrise rare de l'enchevêtrement harmonieux du naturel, du surnaturel et du merveilleux, un humour tout en finesse et en nuances, marquent la maturité d'un auteur dont on ne peut qu'espérer qu'il porte encore en lui plusieurs romans du calibre de ce très enthousiasmant American Gods.

Chrysalides

Avec « Les Cercueils », ce recueil commence par un écueil… Autant pour l'assonance. Si ce texte n'est pas le plus mauvais du livre, il s'en faut de peu. Histoire paroxystique de naufrage dans l'espace vaguement drôle où le scaphandre est si parfait que l'ordinateur, une fois le passager mort, le reconstitue à partir des bactéries issues de la décomposition du cadavre.

« Hybride », le second texte, est plus ambitieux. Dans un monde quelque peu différent du nôtre existent des hybrides d'homme et de loup dont on peut disposer comme animal domestique moyennant une sécurité renforcée car ils sont dangereux. Robert Reed traite ce sujet lycanthropique dans sa dimension éthique. On peut y lire une métaphore à travers laquelle il propose que les gens traitent aussi bien les autres humains que leurs animaux familiers.

« La Création du monde » est intéressant car fonctionnant à deux niveaux. Deux groupes d'élèves sont amenés à créer des modèles de monde. L'un violent et barbare, l'autre pacifiste et hautain. Et les deux mondes se rencontrent. Les barbares sont annihilés. Le professeur qui dirigeait ce cours en vient à se demander quel groupe est le plus impitoyable. Si Spinrad et Ayerdhal avaient écrit de meilleurs textes sur la résistance passive, Reed pousse la réflexion un cran plus loin.

Le sport étant ce qu'il est, il allait bien falloir disputer « Le Match du siècle ». Et avant ça, le préparer. C'est à dire engendrer des joueurs de football (américain) génétiquement modifiés à dessein. Pas cloner les meilleurs joueurs du passé, non, créer des espèces de gorilles assez intelligents pour piger les règles et les tactiques… mais aussi pour tromper ceux qui ont fait d'eux à la fois des monstres de foire et des objets. Un texte sympathique.
Dystopie dickienne, « Le Nouveau Système » est l'un des meilleurs récits de ce recueil. Les personnages s'y voient annoncer qu'ils font dorénavant partie du Nouveau Système. Un petit effort et tout sera pour le mieux au meilleur des mondes. Quelle bonne fée s'est penchée sur notre pauvre humanité ? Qu'importe ! Le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions et le meilleur des mondes dévale des cascades d'effets pervers jusqu'au chaos. Que faire sinon en remettre un bonne couche ?

Les « Fouette-queues » sont des lézards américains exclusivement femelles. Reed suppose une planète plus douce que la Terre où les espèces sont uniquement femelles et où une civilisation a vu le jour et finit par découvrir dans les pires niches écologiques de rares espèces bisexuées. Comme cette civilisation maîtrise la génétique, elle crée son premier mâle et se voit confronté à l'altérité et à l'unicité. Un intéressant renversement de situation.
« La Forme de toute chose » est l'un des points faibles de ce recueil. Un vieil astronome embarqué sur un vaisseau stellaire fait partager à une jeune femme ses souvenirs de colonies de vacances…

« Les Deux Sam » se partagent un même être entre la vie quotidienne en Amérique du nord et une vie de démiurge dans une Amérique centrale précolombienne inspirée du jeu Civilisation. Et il a bien du mal à choisir entre ces deux réalités. Une réflexion sur la place que peuvent occuper des univers ludiques investis de fantasmes dans l'esprit de certains. Une inversion de l'univers de « Poupée Pat » (Dick) où la réalité n'est pas sujette à caution mais où il y a un risque de barrer dans les décors.

Le « background » de « Chrysalide » n'est pas sans faire penser à « la Culture » de Iain M. Banks. L'équipage d'un vaisseau parcourt la galaxie en se croyant les derniers humains de la création, les seuls ayant échappés à des guerres apocalyptiques. Une équipe d'exploration découvrent qu'il n'en est rien et entre en conflit avec les I. A. qui les ont maintenus dans l'ignorance de la survie et de l'expansion humaine.

Dans son ensemble et malgré quelques faiblesses, ce premier recueil en français de Robert Reed laisse une impression favorable. Bien qu'aucun texte n'ait la force de « Décence », la plupart mérite lecture. Les plus faibles n'ont rien de rédhibitoires et il serait vraiment dommage de passer à côté des meilleurs : « Hybride », « Fouette-queue » et « Le Nouveau Système ». Une lecture agréable et intéressante à consommer sans modération.

Resident Evil

Un terrible virus se répand dans la « Ruche », centre de recherche scientifique high-tech souterrain. L'intelligence artificielle qui la régit bloque toutes les issues pour empêcher sa propagation à l'extérieur. Un commando d'élite est envoyé pour constater les dégâts et désactiver l'ordinateur. Ils constatent que les 500 travailleurs de la Ruche sont devenus des zombies. Pris au piège, ils doivent terminer leur mission, sauver leur peau et le monde.

La novelisation de Thomas Day colle au plus près au script. Autant dire que l'histoire est classique, gentiment bourrine (ce n'est pas péjoratif), très très légèrement complexifiée par l'amnésie et le double jeu de certains personnages. Pas de scènes en moins, ni en plus ; juste des détails dans les descriptions, les pensées des personnages, une introduction du point de vue de l'intelligence artificielle, ces petites choses que permet un roman et pas un film. Le livre alterne descriptions, scènes de baston, et dialogues/explications pour souffler un peu. Cumulées, les scènes d'actions sont un peu longues (on se doute qu'elles sont bien moins efficaces que dans le film) : le bouquin aurait pu être avantageusement réduit.

Finalement, le livre est à l'image du film : pas prise de tête, sans autre prétention que de vouloir faire passer deux heures plaisantes. Entre deux romans plus sérieux, ça décrasse les neurones. Mais bon, même si un réel effort a été fait sur le prix, ça ne mérite pas de figurer dans la collection « Lunes d'encre », autrement plus prestigieuse et ambitieuse.

Pandemonium

Dans le Paris de 1832, Frédéric Maupin, écrivain public, est convoqué par le fameux Vidocq, de la brigade de sûreté, car son nom figure sur une liste prise à des cambrioleurs, liste qui ne désigne, exception faite de Maupin, que des personnes décédées. En compagnie d'un géant de foire, Masferrer, il se rend à la soirée du mystérieux prince Lestoz, qui semble le connaître mieux que lui-même. À Besançon, où les deux amis le suivent, ils finissent par en savoir plus sur ses origines…

Des rebondissements toujours plus surprenants les entraînent dans une rocambolesque aventure où il est question de vaisseau spatial échoué, de créatures dégénérées se repaissant de sang humain, d'un peuple asservi en quête du seul personnage susceptible de garantir leur retour. Les scènes d'action suivent la même progression spectaculaire : le combat contre des créatures vampiriques, au cours duquel Maupin découvre sa véritable nature, est digne d'un Paul Féval ou d'un Ponson du Terrail. Improbable, excessif, le récit tient cependant la route car il ne laisse pas au lecteur le temps de se poser des questions.

Le manque d'originalité de l'intrigue est compensé par les qualités littéraires du texte, qui restitue parfaitement les tournures des auteurs populaires de l'époque. Pour un héros, Maupin se révèle plutôt falot ; il est sans cesse éclipsé par des personnages hauts en couleurs, comme Masferrer, et surtout Eugène-François Vidocq, à qui Heliot rend ici hommage sans se montrer cependant trop complaisant envers ce personnage ayant lui-même œuvré à sa mythification.

Il est manifeste que le talentueux Johan Heliot, digne représentant du steampunk à la française, s'en est donné à cœur joie pour parodier les feuilletonistes du XIXe siècle. Il est dommage toutefois que son roman ne soit que cela, un hommage qui se lit avec plaisir mais laisse peu de traces.

Marlène Dietrich et les Bretelles du Père Eternel

En 1924, deux archéologues américains arpentent les déserts d'Asie Centrale à la recherche d'une cité merveilleuse. À la différence de Jansen, acharné à récupérer l'Ultime Joyau, Sobaros est plus sensible aux charmes de la belle Xiren, descendante directe d'un souverain mongol du XVIIe siècle, et qui se reproduit à l'identique génération après génération. La statue qui la représente en reine des rats est convoitée par de multiples factions mais disparaît, en même temps que l'Ultime Joyau qu'elle recelait, à présent dissimulé dans une paire de bretelles que, vingt ans plus tard, un tortionnaire nazi recherche activement dans les camps de concentration…

Passé les deux tiers du roman, le rapport avec la science-fiction de ce passionnant récit d'aventures, d'une érudition sans faille, reste peu évident, jusqu'à ce que Pierre Stolze décide, dans la troisième partie, de nouer les fils de cette trame passablement complexe, et de les relier aux deux précédents volumes. On retrouve donc Peyr de la Fièretaillade, alias le Père Noël, époux de Marilyn Monroe, son ennemi Raspoutine alias le Père Fouettard, dans la cité romaine du désert de Désespérance, sur la planète Echo, au milieu d'enfants capables de se diriger dans les couloirs de l'espace-temps et sur qui veillent des samouraïs clonés.

Ce dernier volet de la trilogie aurait dû s'intituler « Brigitte Bardot et les bretelles du père éternel ». Mais la crainte d'un procès et de droits à payer ont privé l'auteur de sa déclinaison d'initiales doubles suivies d'un « O » final (Marilyn Monroe, Greta Garbo, Brigitte Bardot). Le souvenir de celle-ci subsiste cependant dans la mention des initiales B.B., qui désignent ici le terme allemand utilisé pour la liquidation des juifs durant la seconde guerre mondiale.

Qu'importe le titre ! Une fois de plus, Stolze nous bombarde d'images exotiques et de récits hétéroclites sans jamais perdre le fil de son intrigue ni faiblir dans le rythme de la narration. De cette concaténation de savoirs, il tire des effets aussi saisissants que jubilatoires. Le style et le vocabulaire sont de la même eau : les finesses d'esprit alternent avec les propos relâchés, Stolze distillant le tout avec la gourmandise d'un plaisantin acharné à surprendre sans dérouter. On appréciera de même la construction de l'ouvrage, où les événements se répètent discrètement (l'enfant tirant le protagoniste par la manche, l'attaque des rats), comme si cette structure secrète donnait à ces épisodes échevelés l'assise invisible dont ils ont besoin. À la façon des auteurs d'Astérix, Stolze mène son récit à plusieurs niveaux : linéaire pour une lecture au premier degré, il accumule des blagues de potache au second tout en distillant de savants clins d'œil à l'adresse des intellectuels. On peut donc tout aussi bien s'amuser de voir passer le commissaire Maigret dans ces pages qu'apprécier la très rimbaldienne allusion glissée dans « C'est l'aube et je tombe au bas d'un bois » sans être aucunement incommodé à la lecture.

Un feu d'artifice aussi jouissif que brillant !

Invasions divines

Réédition de l'ouvrage paru en 1995, le cahier de photos en moins, Invasions divines est sans conteste la bibliographie de Philip K. Dick qui fait autorité. Elle a d'ailleurs obtenu la même année le Grand Prix de l'Imaginaire. Toute la lumière est faite sur la personnalité torturée et, pour tout dire, invivable, de l'écrivain, en d'incessants allers et retours entre sa vie et son oeuvre. Si celle-ci ressortit clairement à la science-fiction, elle n'en a pas moins puisé son matériau dans la vie quotidienne, chaotique, de l'auteur.

Dick, le superbe schizophrène, était une personnalité contradictoire en proie à des angoisses permanentes : agoraphobe mais incapable de vivre seul, redoutant le Jugement dernier autant que les manœuvres souterraines de proches ou d'inconnus, voire de services secrets, il n'en était pas moins habité d'une réelle bonté et d'une empathie pour les autres, qu'il manifestait davantage par une générosité proche de l'inconscience (et dont ses hôtes profitèrent) que par sa présence ou son dévouement (et ceci est particulièrement vrai pour les femmes qui partagèrent sa vie). Doté d'une maturité affective d'enfant de quatre ans mais fort d'une culture générale impressionnante, dopé aux amphétamines sans jamais réellement se droguer (il expérimenta un temps le LSD mais ne toucha jamais à l'héroïne), désireux de se distinguer dans la littérature générale mais ne voyant jamais publiés que ses romans de science-fiction, Dick est si complexe qu'on se demande par quel bout l'appréhender.

Lawrence Sutin délivre cependant une clé : Jane, la sœur jumelle morte en bas âge, que Philip rechercha tout au long de sa vie à travers ses prétendus doubles féminins et dont il reprochera toujours la disparition à sa mère.
Sutin n'est cependant pas un Sainte-Beuve de la littérature de science-fiction : s'il éclaire, de façon saisissante, les rapports entre la vie et l'œuvre, ce n'est pas pour montrer combien la première influence, voire expliquerait la seconde, mais pour souligner combien les deux se confondent. La vie de Dick était semblable à ses romans. Il s'agit moins de relater des faits objectifs tendant à démontrer que la réalité est contaminée par des faux-semblants (même si la CIA l'a effectivement surveillé et à intercepté du courrier à destination de la Russie, même s'il a effectivement reçu une mystérieuse lettre qu'il redoutait de recevoir), que de montrer le regard de Dick sur son quotidien, fait d'interprétations délirantes dont il n'était pas dupe, et qu'il mâtinait parfois de mauvaise foi, notamment par rapport à ses anciennes épouses. L'Exégèse, cette somme de 2000 pages tendant à expliquer les illuminations mystiques de 1974 constitue, de ce point de vue, l'interface entre la vie et l'œuvre, où Dick se remet inlassablement en question.

C'est un travail de bénédictin qu'a effectué Lawrence Sutin : chaque période est éclairée par les témoignages des proches, la multiplicité des regards permettant d'approcher la réalité d'un écrivain de génie qui ne s'est jamais contenté d'une interprétation unique de la réalité.

Ce livre est plus qu'un essai. Lire Invasions divines revient à lire un roman de Philip K. Dick !

La fille aux cheveux noirs

Il ne s'agit pas là d'un roman inédit, plutôt d'un recueil de lettres entrecoupé de relations de rêves correspondant à la période 1972-1976, qui est pour l'auteur cruciale à plus d'un titre. Dick touche le fond : ses biens sont saisis par le fisc, il tente de se suicider, il est sans attaches, hébergé par de compatissants admirateurs, ne parvient pas à écrire et tombe à chaque rencontre irrésistiblement amoureux, avec la même désarmante naïveté, du même type de jeune fille aux cheveux noirs, d'environ vingt ans, fragile et forte à la fois. C'est aussi durant cette période qu'il connaît sa première crise mystique, mais de cela, il ne sera jamais question dans son courrier.

L'essentiel des lettres tourne autour de cet idéal féminin, qu'il se nomme Kathy, Jamis, Linda ou Tessa, auxquelles Dick adresse de bouleversantes lettres d'amour comme on n'en lit jamais. Mais il analyse également son état et s'interroge inlassablement sur le réel. Il est rare qu'un auteur se mette ainsi à nu, dévoilant des pans entiers de sa personnalité, même les moins favorables. Le petit monde de la S-F est également présent : Ursula Le Guin à qui il écrit, Tim Powers qui l'hébergera et Norman Spinrad, lequel rappelle judicieusement dans sa préface que ce livre « n'est ni un roman, ni une biographie, ni des mémoires, ni un traité philosophique, même si en un sens il est tout cela à la fois. »

On pourra bien sûr se reporter utilement à la biographie de Lawrence Sutin pour débrouiller l'écheveau des événements et des relations, ou encore relire quelques chapitres de ses fictions où le vécu est amalgamé à la trame romanesque. Ainsi, on aurait tort de ne voir dans la jeune fille aux cheveux noirs que le fantasme d'un quadragénaire abhorrant la solitude alors qu'elle représente, comme il l'écrivit dans son discours prononcé à Vancouver, l'humain véritable, opposé à l'androïde peint sous les traits d'une mante religieuse. Dick, trop horrifié par ce second volet de sa tentative de définition, n'a pu se résoudre à la traiter ici.

Ces lectures multiples sont donc impuissantes à dégager une réalité objective : jamais une vie et une œuvre ne se sont confondues de façon si intime et irréductible. C'est bien ce qui est fascinant dans ce recueil où Dick, mis à nu, demeure malgré tout déconcertant, aussi insaisissable que le réel qu'il chercha à cerner. Reste à se demander si un tel ouvrage mérite la diffusion grand public du poche : les lecteurs de S-F s'attendant à lire un roman délirant en seront pour leurs frais ; seuls les inconditionnels de Dick apprécieront ce livre dans sa juste perspective.

L'Enrayeur

La Détente, une invention qui rend inoffensive les armes à feu en faisant exploser la poudre entrant dans son champ d'action, a été distribuée au monde entier afin de donner une chance à la paix. Quelques désordres en ont résulté avant que les chercheurs ne mettent au point une version améliorée de la Détente, l'Enrayeur, qui rend les poudres inactives, empêchant ainsi toute explosion ou incendie. La tentative d'explication du phénomène s'oriente, elle, vers une définition de l'essence de la matière, faite d'énergie et d'information, cette dernière donnant sa forme à la première, explication qui pourrait bien devenir le point de départ de nouvelles découvertes.
Mais les vieux réflexes ne sont pas morts : les militaires, regrettant de voir que les États-Unis ont perdu leur avance hégémonique, revoient leurs stratégies, tandis que les détenteurs d'armes à feu, malgré la possibilité qu'il leur est offerte de s'entraîner dans des lieux où nul Enrayeur n'est activé, complotent activement pour revenir à la situation antérieure.

Bien que plus court, ce second volume traîne en longueur du fait de trop longs développements dans le bras de fer politique opposant les deux factions, le portrait psychologique qui est fait des partisans des armes à feu comme la démolition de leurs arguments de « self-défense » ayant, en France, moins de portée qu'outre Atlantique. L'intérêt du récit est cependant relancé à la fin de l'ouvrage, quand les milices extrémistes entrent en action.

Animés de bonnes intentions, les auteurs ne sont pourtant pas les dupes de leur pacifisme. La conclusion finale, avec son ultime rebondissement, démontre que tout paix imposée ne saurait être que provisoire, car il est impossible de changer le monde si on ne transforme pas l'individu. S'il est décevant dans sa forme, ce roman n'est cependant pas dénué d'intérêt pour la lucidité de sa réflexion.

Parasites

Uehara vit en reclus dans son appartement du Japon d'aujourd'hui. De temps en temps, il reçoit la visite de sa mère. Celle-ci lui a récemment offert un ordinateur portable qu'il utilise pour se connecter sur l'internet. Au fur et à mesure de ses recherches, il tombe sur un groupe d'illuminés : INTER-BIO. Des cinglés qui gravitent autour d'une célèbre présentatrice du journal télé et ne tardent pas à renseigner le jeune homme sur le mal étrange qui le ronge. Car Uehara est un être à part, un élu de Dieu qui vit en symbiose avec un parasite ayant giclé du corps de son grand-père au moment où celui-ci rendait l'âme. Ce parasite oblong, presque fantomatique, dont les excréments empoisonnent le sang de son hôte — ou, selon les points de vue, lui permettent de voir le monde tel qu'il est — a un nom : le ver khoslocatère (colocataire ?).

« Le ver khoslocatère annonce un nouvel espoir pour cette espèce qui a programmé son propre anéantissement. » (page 93)

« Les êtres humains dont le corps a été choisi pour abriter le ver khoslocatère ont reçu de Dieu le droit de tuer, de massacrer ou de se suicider. » (page 93)

Une fois sa particularité nommée, comprise, Uehara peut se mettre en route, sortir de sa réclusion physique et pharmaceutique. Il ouvrira le bal par l'assassinat de son père (à coups de batte de base-ball) et finira son « road-movie » ignoble dans un abri antiaérien, un bunker de toutes les horreurs où s'entassent des fûts d'ypérite.

« On dit qu'au contact de ces gaz la peau se met à peler et, la respiration corporelle se trouvant totalement entravée, la personne exposée meurt rapidement. Je suis parti à la recherche des lieux, pour l'essentiel d'anciens abris antiaériens, où avaient été entreposés ces gaz, mais en vain. Je voulais accéder à cet autre univers en contemplant ma peau écorchée, pelée et se détachant de mon corps, caché au fond d'un abri. » (page 283)

Murakami Ryû n'est pas du genre à ménager le lecteur (Les Bébés de la consigne automatique, Miso soup, Bleu presque transparent) ; avec Parasites, il propose une œuvre exigeante (percluse de scènes quasi-insoutenables), où se mêlent une érudition vertigineuse, des articles internet « donbis » et des scènes particulièrement déstabilisantes. Il signe là un « Japanese Psycho » où, comme chez Bret Easton Ellis, les détails, parfois inutiles, s'accumulent, deviennent strates pour venir à la rescousse d'un propos qui manque probablement de substance. Parasites est une œuvre écartelée, tendue entre mainstream et science-fiction (au fil de la lecture, on pense tantôt à Hubert Selby Jr tantôt à Philip K. Dick période Susbtance Mort). En conclusion : un roman un rien cabot, parfois dilué, ce que l'on peut regretter ou juger préférable — tout ça n'est qu'une question de tripes — auquel on préférera Miso soup s'il s'agit de découvrir l'auteur.

L'Oeil du Fouinain

Kerl a passé quarante-sept ans et six mois dans l'espace. Quand il revient sur Terre, il s'empresse de revoir la femme qu'il a aimée, Sue. Contrairement à lui, Sue n'a pas vieilli ; elle se prostitue et regarde le monde avec des yeux morts. Est-elle immortelle à cause de son conditionnement ou s'agit-il d'un clone forcément incapable de se souvenir de ce qui s'est passé cinquante ans auparavant ? Kerl trouvera facilement la réponse, mais il lui restera alors à reconquérir l'amour de Sue et à comprendre ce qui est arrivé à son ami Manuel Garvey, un autre professionnel du voyage spatial. Une enquête qui débutera dans un monde écrasé par le néo-puritanisme, un monde au sein duquel rôde le Fouinain, un extraterrestre énigmatique et goguenard, porteur d'un lourd secret :
 « Il se retrouva assis face à moi, le menton au niveau de la table, son appendice nasal démesuré s'écrasant sur la surface rugueuse. Il me paraissait à la fois extraordinairement humain et parfaitement étranger. Son nez disproportionné, ses mains à quatre doigts et son corps aux contours élastiques, que dissimulait un habit vert à la coupe imprécise, sortaient tout droit d'un dessin-animé de l'époque héroïque. » (page 16)

Tout comme Les Olympiades truquées de Joëlle Wintrebert, Poupée aux yeux morts (qu'on se refusera à appeler L'Œil du Fouinain dans cette critique, le titre grotesque dont est affublé cette réédition) a gagné son statut de classique de la science-fiction française, non pas à cause de ses qualités littéraires (réelles), mais à cause du nombre de ses rééditions (voici la troisième) et de sa pagination (mon dieu, mais c'est énorme ! ?).

Il y a beaucoup à dire sur ce livre (son décor, ses péripéties, ses sauts spatio-temporels), mais je me limiterai aux choses les plus marquantes, aux traits les plus saillants. Pour commencer, il est, de la première à la dernière page, impossible de croire à l'âge du narrateur — soixante-trois ans. Kerl est tout simplement un personnage de trente ans (l'âge de l'auteur au moment de la rédaction du livre). Ce qui ne serait pas si grave si la lecture n'était pas rendue pénible par une abondance de références dont l'auteur s'aperçoit lui-même (« Restez dans votre coin, fichues références » — une jolie confession que l'on lira page 15). Cette avalanche de détails — souvent marrants — contribue, certes, à créer un monde passionnant, mais enlise parfois une action déjà anémique (mon dieu, que c'est long à démarrer). Autre problème, qui n'a rien de littéraire, Poupée aux yeux morts ne s'adresse qu'aux trois mille lecteurs fans de science-fiction pur et durs… qui l'ont pour la plupart déjà lu. Car le véritable sel de ce livre, sa réelle puissance, se trouve dans son nombre hallucinant de trouvailles, clins d'œil, hommages plus ou moins déguisés. En vrac : les cartoons, Theodore Sturgeon, Robert Heinlein, The Rocky Horror Picture Show (Let's do the time warp again), Le Jour où la Terre s'arrêta (Wags barada niktö)… Un tsunami qui culmine dans les chapitres XIX et XXI, très réussis.

Au final, Poupée aux yeux morts est un livre-paradoxe, à la fois riche et lent, ennuyeux et passionnant, trash et tendre ; une œuvre pleine d'humour qui ravira les amateurs éclairés de bière spatiale et de pseudopodes amicaux. Sa réédition (mollement retravaillée… ça aurait mérité d'être dégraissé de cent pages) permet de mesurer le chemin parcouru par un auteur attachant, Roland C. Wagner, dont le meilleur livre, quoi qu'il en dise, reste L'Odyssée de l'espèce (récemment réédité chez L'Atalante).

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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