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Le Canal Ophite

Après une longue et inacceptable indisponibilité, Le Canal Ophite est aujourd'hui réédité en Folio « SF ». Une bonne nouvelle pour les fans de John Varley, mais également pour les autres, ce premier roman (publié en 1977) valant largement le détour. Pas encore devenu Monsieur John Varley, l'auteur y fait preuve d'un talent inquiétant, via une forme narrative novatrice et un impressionnant souci du décorum. Au passage, le lecteur glane des notions spéculatives particulièrement bien vues, notamment sur le thème du clonage, traité ici avec une rare acuité. Bref, si Le Canal Ophite fait bien sentir que le meilleur de Varley est encore dans l'œuf, il n'en reste pas moins un excellent roman, malin (pour ne pas dire roublard) ; drôle et joyeusement cynique.

Avec un sens de la construction très cinématographique, Varley fait du Tarantino avant l'heure, décalant sa caméra, multipliant les plans audacieux, coupant çà et là au montage pour dynamiter toute forme de linéarité temporelle, le tout dans un récit explosif et misanthrope. Au menu du travelling déjanté, Lilo, jeune femme aux multiples facettes : condamnée à mort pour avoir un peu trop louché du côté du génome humain, elle est récupérée in extremis par le politicien Tweed, raclure sans scrupule, clonée, évadée, reclonée et réévadée, dans une sorte de chasse à l'homme (en l'occurrence, à la femme) cosmique échevelée. En marge du très attachant personnage de Lilo et de ses nombreux clones (formant autant de personnages à part entière), le conflit avec les extraterrestres entre dans une nouvelle phase : présents sur Terre depuis quelques siècles, les aliens (délétères et peu substantiels) ont réglé le problème de la résistance humaine en annihilant l'essentiel des artefacts autochtones (routes, villes, etc.). Mais si l'humanité ne les intéresse guère (ils ne se manifestent aucunement et semblent invulnérables), le flot d'information en provenance de la constellation de l'Ophiucus les concerne. Depuis 600 ans, les terriens en exil dans leur propre système solaire le reçoivent, à tel point que l'ensemble de leur technologie en dépend. Aussi, quand un message nouveau leur parvient, décodé en « maintenant payez, ou on vous pète la gueule » (on résume), les Hommes se disent (avec raison) que certains problèmes se profilent à l'horizon…

Complètement largué, parfois récupéré de justesse mais toujours souriant, le lecteur se plait à saisir çà et là quelques bribes de scénario, pour un ensemble (et c'est ainsi que Varley est grand) d'une très grande cohérence et d'un humour sous-jacent permanent. La crédibilité de l'histoire n'est jamais prise en défaut, et ce malgré l'invraisemblable et délirante accumulation de n'importe quoi et d'imagination amphétaminée.

Drôle, tragique et effroyablement cynique à l'égard des petites fourmis que nous sommes, Le Canal Ophite est un excellent ticket d'entrée dans l'univers très personnel de John Varley. 300 pages en poche rapidement lues et aimées…

Le calligraphe de Voltaire

Peu connue en France malgré l’ombre immense d’un certain Borges, la littérature Riodelaplatesque (entendre : argentine, uruguayenne et sud paraguayenne) possède presque toujours une dimension fantastique, curieuse ou simplement troublante. De Andahazi (et son excellente Villa des mystères en Métailier et Folio « SF »)  à Quiroga, ce coin de terre produit régulièrement des OVNIS littéraires aussi bien fichus que divinement écrits, avec cette touche sud-américaine inimitable qui fait leur charme singulier.

Œuvre d’un argentin remarqué pour La Traduction et le sublime Théâtre de la mémoire (tous deux chez Métailier), Le Calligraphe de Voltaire confirme un talent inquiétant. Avec une touche délétère d’Hoffmann et ses automates fous, une petite goutte des visions labyrinthiques de Borges et un sens du tragicomique qui n’appartient qu’à lui, Pablo De Santis revisite brillamment les thèmes classiques du fantastique, tout en s’offrant le luxe de ne jamais vraiment franchir la ligne.

On comprendra donc que Le Calligraphe de Voltaire est à réserver aux amoureux du langage et des jeux littéraires, même si son tortueux cheminement est susceptible de plaire à beaucoup de monde.

Fraîchement débarqué sur le Nouveau Monde, un certain Dalessius dévoile ses souvenirs, avec pour seule compagnie l’urne contenant le cœur de Voltaire. Calligraphe de formation, expert dans l’art de l’encre invisible ou empoisonnée, Dalessius perd son innocence et sa jeunesse au service du célèbre et vieillissant philosophe, bien décidé à déjouer un complot jésuite qui vise à réinstaurer un ordre religieux fort en éliminant toutes les avancées laïques des Lumières. Au passage, Dalessius écrit des messages à même le corps de femmes nues, tombe amoureux, subit les foudres d’un père terrorisé, tout en comprenant peu à peu ce qui se cache derrière l’ombre du mystérieux Silas Darel, grand maître des calligraphes, apparemment surveillé de près par un étrange fabriquant d’automates… Car si le complot est roi en ces années de guillotine, l’écriture est un excellent moyen de tuer. Même les morts.

Délicieusement pervers, magnifiquement écrit (et magnifiquement traduit par René Solis), intelligent, subtil et (d’une certaine manière) hilarant, Le Calligraphe de Voltaire fait partie de ces œuvres qui laissent un goût étrange au lecteur, un sentiment d’inachèvement et de contentement très argentin. Fantastique diffus, ambiance sombre et moite, révélations progressives, le dernier roman de Pablo De Santis possède tout ceci et bien plus. Un excellent cru, épais, trouble, enivrant et lourd, puissant et tout simplement délicieux.

Tristes revanches

[Critique commune à La petite pièce hexagonale et Tristes revanches.]

Si la littérature fantastique japonaise est peu représentée en France, certains éditeurs (principalement Picquier et Actes Sud) s’offrent parfois des immersions dans un genre pourtant très noble au pays du soleil levant. Respectée des esthètes de la langue comme des amateurs de modernité, Yoko Ogawa incarne bien cette nouvelle vague d’écrivains japonais, essentiellement décalés, fascinés par la mort ou obsédés par le détail.

Avec La Petite pièce hexagonale, court texte proposé sous une jolie couverture, Ogawa revisite deux thèmes qui lui sont chers, la solitude et l’incommunicabilité : curieusement intriguée par une femme quelconque après une séance de natation, une jeune fille désœuvrée décide de la suivre, jusque dans une banlieue glauque comme il en existe tant au Japon. Soumise à cette attirance incompréhensible, la jeune fille découvre un bâtiment en piteux état qui semble servir de lieu de rassemblement à des personnes disparates. Au centre d’une sorte de salle d’attente, on y trouve une petite pièce hexagonale. Vide, sombre et nue, seulement meublée par une chaise dure, cette pièce joue le rôle de déversoir. Chacun peut s’y asseoir, bien à l’abri des regards, pour y dévoiler son histoire, ses états d’âme, ses peurs ou ses regrets. De cette atmosphère mystérieuse, Ogawa tisse une histoire d’une grande simplicité, dont la pudeur révèle pourtant beaucoup. Aucun élément fantastique ne trouble la crédibilité de la nouvelle, juste cette ambivalence propre aux grands textes, ces petits riens qui font que tout est possible et cet étonnement perpétuel face aux coïncidences qui tissent la trame de la vie.

Changement de décor radical avec Tristes revanches, recueil de onze nouvelles qui forment pourtant un seul et même roman, toutes liées entre elles par des personnages ou des lieux, et dont l’achèvement boucle un cercle mortel comme Ogawa sait les tracer. Patience, écriture tranchante et douloureusement précise, l’attente vénéneuse est parfaitement distillée au fil des pages, dans une sorte de long travelling littéraire, dont la caméra s’attarde sur certains personnages ou quelques détails apparemment insignifiants : une épouse délaissée, décidée à se confronter à sa remplaçante ; une infirmière lassée par les éternelles promesses de divorce de son amant ; un adulte qui se rend aux funérailles de sa mère adoptive ; un chauffeur écrasé dans un accident qui recouvre la route de tomates fraîches — chaque pièce du puzzle se met lentement en place, avec en ligne de fond cette profonde nostalgie d’une époque où tout était plus simple, plus doux et plus beau, une époque définitivement perdue, qui ne reviendra jamais. Splendides, superbes de tristesse et de désarroi, parfaits jusque dans l’horreur, le sang et les fluides corporels, les textes qui composent Tristes revanches n’ont l’air de rien, mais sont d’une prodigieuse efficacité. Fidèle à la tradition qui veut que la somme des parties soit supérieure au tout, Tristes revanches est une leçon de littérature et de construction. Le vrai chef-d’œuvre qu’on attendait après la relative déception du Musée du silence et d’Une parfaite chambre de malade.

La Petite Pièce hexagonale

[Critique commune à La petite pièce hexagonale et Tristes revanches.]

Si la littérature fantastique japonaise est peu représentée en France, certains éditeurs (principalement Picquier et Actes Sud) s’offrent parfois des immersions dans un genre pourtant très noble au pays du soleil levant. Respectée des esthètes de la langue comme des amateurs de modernité, Yoko Ogawa incarne bien cette nouvelle vague d’écrivains japonais, essentiellement décalés, fascinés par la mort ou obsédés par le détail.

Avec La Petite pièce hexagonale, court texte proposé sous une jolie couverture, Ogawa revisite deux thèmes qui lui sont chers, la solitude et l’incommunicabilité : curieusement intriguée par une femme quelconque après une séance de natation, une jeune fille désœuvrée décide de la suivre, jusque dans une banlieue glauque comme il en existe tant au Japon. Soumise à cette attirance incompréhensible, la jeune fille découvre un bâtiment en piteux état qui semble servir de lieu de rassemblement à des personnes disparates. Au centre d’une sorte de salle d’attente, on y trouve une petite pièce hexagonale. Vide, sombre et nue, seulement meublée par une chaise dure, cette pièce joue le rôle de déversoir. Chacun peut s’y asseoir, bien à l’abri des regards, pour y dévoiler son histoire, ses états d’âme, ses peurs ou ses regrets. De cette atmosphère mystérieuse, Ogawa tisse une histoire d’une grande simplicité, dont la pudeur révèle pourtant beaucoup. Aucun élément fantastique ne trouble la crédibilité de la nouvelle, juste cette ambivalence propre aux grands textes, ces petits riens qui font que tout est possible et cet étonnement perpétuel face aux coïncidences qui tissent la trame de la vie.

Changement de décor radical avec Tristes revanches, recueil de onze nouvelles qui forment pourtant un seul et même roman, toutes liées entre elles par des personnages ou des lieux, et dont l’achèvement boucle un cercle mortel comme Ogawa sait les tracer. Patience, écriture tranchante et douloureusement précise, l’attente vénéneuse est parfaitement distillée au fil des pages, dans une sorte de long travelling littéraire, dont la caméra s’attarde sur certains personnages ou quelques détails apparemment insignifiants : une épouse délaissée, décidée à se confronter à sa remplaçante ; une infirmière lassée par les éternelles promesses de divorce de son amant ; un adulte qui se rend aux funérailles de sa mère adoptive ; un chauffeur écrasé dans un accident qui recouvre la route de tomates fraîches — chaque pièce du puzzle se met lentement en place, avec en ligne de fond cette profonde nostalgie d’une époque où tout était plus simple, plus doux et plus beau, une époque définitivement perdue, qui ne reviendra jamais. Splendides, superbes de tristesse et de désarroi, parfaits jusque dans l’horreur, le sang et les fluides corporels, les textes qui composent Tristes revanches n’ont l’air de rien, mais sont d’une prodigieuse efficacité. Fidèle à la tradition qui veut que la somme des parties soit supérieure au tout, Tristes revanches est une leçon de littérature et de construction. Le vrai chef-d’œuvre qu’on attendait après la relative déception du Musée du silence et d’Une parfaite chambre de malade.

L'Odyssée des sirènes

Alaet possède un don certain pour se plonger dans les pires ennuis. Dans la ville balnéaire de Jinjamandou, il tombe dans un piège grossier qui le mène droit dans les cales d'un navire-prison. Au milieu de pirates et de crève-la-faim, Alaet doit survivre. Mais le destin tourne lorsque les sirènes demandent aux prisonniers de les aider dans une quête incroyable : retrouver leur déesse cachée au Bord du Monde ! Après quelques tours de magie, nos apprentis marins se retrouvent sur des eaux noyées d'embûches…

Alaet, le héros récurrent des livres jeunesse de Laurent Genefort, est de retour. Après avoir combattu le temps dans le précédent volume (Le Sablier maléfique), il trouve la grande aventure sur les océans. Genefort s'est fait plaisir en écrivant un roman maritime où se croisent légendes, superstitions, monstres et combats de pirates. On retrouve l'ambiance tendue qui devait régner sur les embarcations d'antan. Ainsi que des personnages pittoresques qui parsèment le livre de petites touches humoristiques. Dans des chapitres très courts, les péripéties se succèdent à un rythme endiablé, donnant un souffle permanent à l'action. Les héros ont rarement le temps de se reposer ; le lecteur aussi.

Cette odyssée d'Alaet est une aventure de fantasy classique de bonne facture. Agréable à lire, elle s'inscrit dans la continuité de cette série sympathique qui, après déjà six tomes parus en poche et un en grand format, attend des suites. De nouvelles contrées, de nouveaux monstres, de nouvelles mésaventures…

La loi du plus beau

L'échelle d'Apollon est la loi la plus à la mode. Elle classe les humains selon des critères de beauté. Elle donne à chacun la possibilité de découvrir sa voie dans la société. Une voie que certains trouvent plutôt étroite. Surtout ceux que le grand ordonnateur n'a pas décidé de favoriser physiquement. Comme Karol, qui se retrouve à lutter dans un groupuscule décidé à abolir cette loi…

Christophe Lambert a maintes fois démontré son talent de conteur et sa capacité à développer des réflexions captivantes sur le devenir de l'humanité. Après le clonage et la dérive des sectes dans Petit frère, le voici sur le terrain d'un fléau là encore en prise directe avec notre société : le culte de l'apparence. Un culte étalé à longueur d'images sur les écrans de télé. Un culte qui crée dans la jeunesse d'aujourd'hui des dérèglements psychologiques importants. Lambert a poussé au paroxysme ce que pourrait devenir (deviendra ?) un tel culte utilisé comme politique sociale. Un délire qui semble si réaliste qu'il en fait peur. Lambert nous y plonge dès les premières pages avec un test digne d'un magazine pour ados. Essayez-le, c'est effrayant ! La démonstration est patente…

Mais l'auteur va plus loin et aborde ici un autre des maux d'aujourd'hui : le terrorisme. Ici, il est symbolisé par un groupe qui ne veut que le rétablissement d'une chance pour tous. Voyez la perversion de l'auteur. Il nous apprend à aimer des personnages à propos desquels on se posera l'inévitable question : peut-on justifier leurs choix : tous les moyens au service de la fin ? Et si oui, jusqu'à quelles extrémités ? Cette voie n'est-elle pas que violence démesurée, déni des responsabilités, refus de mesurer les conséquences de ses actes ? Car finalement, qu'est-ce qui différencie les nantis adeptes du charcutage physique des jusqu'au-boutistes aigris sacrifiant des innocents sur l'autel de la révolution ? Où sont les limites ? Comment se faire entendre en évitant l'extrémisme ?

Un flot d'interrogations exposées au travers d'une histoire efficace et rythmée. Lambert nous emmène dans la réflexion à coups d'images chocs, au point qu'on regrette parfois que tout se passe si vite. Les thèmes méritaient peut-être plus d'espace. Et les personnages davantage d'ampleur… Reste un livre passionnant et intelligent.

Alpha Clone

Dans le monde de David, les uns ont le pouvoir et toutes les richesses. Les autres ne sont que des crève-la-faim, exploitables et manipulables. David appartient à la première caste, son clone à la seconde. Mais un jour, David se réveille dans la peau de son clone. Une bien mauvaise surprise qui le mènera de Charybe en Scylla. Jusqu'à ce que les apparences se révèlent plus trompeuses encore…

Alpha Clone est un roman labyrinthique. Un OVNI littéraire à la construction déroutante.

Débutant de manière classique (très !) en exposant une jeunesse nantie vivotant dans un monde manichéen, sans but, sans profondeur ni épaisseur, sans réelles surprises, l'histoire va basculer en même temps que son personnage principal. La chute vers l'inconnu devient inévitable. Le nouveau David est bouleversé, perdu. La narration se transforme et nous fait nous interroger sur la nature réelle du narrateur. David ? Son clone ? David en clone ? Le clone en David ? La perte de repère est désarmante. On se sent presque prêt à lâcher le livre en se disant que l'auteur s'est laissé aller à un délire dont lui seul possède les clés. On hésite, on se tâte. Mais on veut savoir.

Et les rebondissements se succèdent en une spirale vertigineuse. La question du qui est qui n'en devient que plus intéressante. Le labyrinthe dévoile ses faux-semblants. Le puzzle se construit, doucement. Juste de quoi étourdir le lecteur, sans pour autant l'abattre. Et la solution s'esquisse, ambiguë, pleine de force. Etonnant !

Malgré une fin qui aurait mérité un développement plus étoffé, Paul Thiès signe ici un roman troublant où la S-F n'est que prétexte à une plongée dans la psychologie d'un jeune homme face à des problèmes identitaires. La force est là ; le plaisir de lecture aussi.

Les Lanciers de Peshawar

En 1878, une chute de météorites a créé sur Terre un hiver nucléaire provoquant une importante régression de l'humanité. Alors que l'Europe est retombée dans la sauvagerie et le cannibalisme, l'Angleterre s'est réfugiée dans ses colonies, créant un empire, l'Angrezi Raj, comprenant en 2025 l'Australie, l'Afrique du sud, l'Amérique du nord, la république batave, la Grande-Bretagne reconquise et surtout l'Inde, dont les diverses cultures ont énormément imprégné la civilisation britannique. La société, encore grandement rurale, dispose du téléphone et du cinématographe ainsi que d'un moyen de transport automobile et par dirigeable basé sur la technologie Stirling des moteurs à air chaud. John II projette de marier contre son gré sa fille Sita au prince hériter de la France d'outre-mer, Henri de Vascogne.

Mais cette alliance n'est pas du goût des indépendantistes du Cap ni de la grande puissance russe, en particulier Ignatieff, qui voue un culte satanique au Dieu Noir et désire anéantir non seulement l'Empire mais la Terre entière, en visant notamment deux représentants de l'Empire : Cassandra King, scientifique qui pourrait prédire à l'avenir une prochaine chute de météorites et son frère Athelstane, capitaine des Lanciers de Peshawar, susceptible d'empêcher l'assassinat de l'Empereur-Roi. Cruel et autoritaire, Ignatieff utilise des Rêveuses, ces femmes dont le don de précognition est renforcé par l'usage de drogues pouvant les mener à la folie quand elles se perdent dans le chemin des futurs possibles. L'une d'elles est au centre de cette intrigue où frère et sœur déjouent les tentatives d'assassinat des tueurs lancés à leurs trousses pour préserver la survie de l'Empire.

Cette uchronie, dont Stirling s'est fait une spécialité (Conquistador, Island in the sea of time) entre deux novellisations ou collaborations en fantasy avec Drake, McCaffrey, Pournelle, ne se limite pas à une formidable épopée digne des Trois Lanciers du Bengale : la reconstruction très fouillée de cet univers parallèle, avec une analyse historique très convaincante et une connaissance sans faille de l'Inde, est digne de tous les éloges. L'auteur a même poussé la minutie jusqu'à faire évoluer la langue, l'anglais impérial, dans sa prononciation et son vocabulaire, au contact des cultures étrangères — quelques annexes permettent de mesurer l'ampleur du travail accompli. Avec ce roman, passionnant à tous points de vue, Stirling est probablement la révélation de la rentrée. Du très bon.

Critique des genres

Après avoir abordé, dans ses recueils d'articles, la science-fiction, le fantastique et la fantasy, Jacques Goimard réunit ici divers écrits touchant à la critique des genres. La notion de genre est ici surtout abordée à travers le cinéma mais permet d'esquisser des propositions pour la constitution d'une taxinomie digne d'un intérêt scientifique, à l'image des travaux menés par Propp sur les contes. Considéré comme pauvre par rapport au reste de la littérature, leur classement typologique ou thématique des genres finit par révéler une épaisseur qu'on ne leur soupçonnait pas ou de considérer la question à partir de l'effet recherché. C'est essentiellement à une étude en même temps qu'une défense et illustration des genres populaires que se livre ici Goimard.

Sont successivement abordés le mélodrame, le roman feuilleton, le roman historique (Les Trois Mousquetaires de Dumas se taille la part du lion) et d'aventures (notamment avec Stevenson), la fiction policière et ses multiples visages. La science-fiction n'est présente qu'à travers deux brefs articles sur la nouvelle brève et les livres-univers (à propos de Laurent Genefort). Ces genres pris dans leur ordre d'apparition chronologique, opposés au roman réaliste, montrent une progression de la dilution du vraisemblable qui semble être le véritable territoire de lutte entre la culture classique et moderne.

Divers articles, regroupés dans une partie intitulée Sous-ensembles éphémères dans le flot de l'espace-temps regroupent des écrits plus datés dans le temps sur la production cinématographique concentrée à Hollywood, dispersée avec les cinéastes viennois, censurée à travers l'œuvre d'Oshima (L'Empire des sens) et sur la BD francophone, autre genre populaire multiforme. On y voit Goimard s'insurger contre les décisions de la commission paritaire qui menaçaient à l'époque les revues comme Pilote et À suivre.

Les articles appartenant trop nettement à une période historique donnée ne représentent pas un problème en soi : ils permettent au contraire de suivre l'évolution d'un genre à travers le temps ; mais le déséquilibre entre les diverses parties, trop ou pas assez développées, donne de l'ensemble une image plus disparate. On aurait aimé que cette réflexion qui se poursuit sur plusieurs décennies et à travers maints sujets fût plus structurée. À noter cependant un important index et un début de constitution de l'imposante bibliographie de Jacques Goimard, dispersée dans d'innombrables supports.

Transparences

Ann X.

« Jeune femme sans type défini utilisant une arme blanche ou détournant de sa fonction usuelle un objet quelconque, réagissant à ce qu'elle considère comme une agression à connotation sexuelle ou à une atteinte à sa liberté. L'acte violent est toujours spontané, bref et extrêmement performant. Elle disparaît ensuite sans laisser de trace. Les témoignages sont toujours contradictoires, personne n'est capable d'en faire une description précise, il n'y a jamais ni empreinte, ni cheveu et aucun enregistrement audio ou vidéo exploitable. » (Extrait de la page 95, reproduit en quatrième de couverture).

Transparences, que son éditrice, Marion Mazauric, compare à Kill Bill et au Nom de la Rose — ce qui, dans la catégorie reine du grand écart culturel, est plutôt osé — est le récit, extrêmement détaillé, d'une quête : celle de Stephen, criminologue à Interpol et gauchiste bon teint d'origine québécoise, qui, en cherchant à retrouver la trace d'Ann X, va comprendre en grande partie les règles du monde dans lequel il vit (et si Gorbatchev avait été un pion de la CIA ? Et si la CIA avait sciemment laissé naître le 11 septembre tel qu'on croit le connaître ?). Très vite, l'horizon d'attente est posé : où, quand et comment Stephen va-t-il rencontrer Ann X ? Corollaire : que peut engendrer un tel carambolage, la conflagration de deux existences aussi éloignées l'une de l'autre ? L'Amour ?

Le moins que je puisse confesser, c'est que j'ai abordé cette lecture avec un léger a priori négatif, malgré les louanges entendues çà et là — notamment celles de François Angelier, qui a pourtant bon goût — ; en effet, les deux derniers Ayerdhal sur lesquels je m'étais penché m'avaient soit ennuyé (Parleur ou les chroniques d'un rêve enclavé — tentative, loupée à mon sens, de fantasy ravachole — soit excédé — Étoiles mourantes, en collaboration avec Jean-Claude Dunyach ; critique/polémique dans Bifrost n°15 — gros space opera prétentieux, surécrit, boursouflé de scènes d'exposition et menant au final à pas grand chose). Transparences, qui m'a surtout fait penser au Dossier 51 de Michel Deville (film français injustement méconnu) et à Identification d'une femme de Michelangelo Antonioni (chef-d'œuvre cinématographique datant de 1982 et qu'il convient de posséder dans sa vidéothèque), m'a passionné de la première à la dernière page, malgré ses défauts qui tiennent du nez au milieu de la figure. Certes, Ayerdhal prend son temps, mais sans vraiment ennuyer, tout simplement parce qu'il a réussi à créer, à « mythologiser » un personnage féminin digne, je le concède aisément, de La Mariée de Q&U (et donc du diptyque Kill Bill de Quentin Tarantino), mais aussi du Crying Freeman de Kazuo Koike et Ryoichi Ikegami.

Pour ce qui est des défauts, soyons clairs, c'est du Ayerdhal, et plutôt plus que moins, l'aboutissement logique, à mon sens, du quadruple travail de brouillon que constitue la médiocre série Cybione. Dans Transparences, tout ou presque (comme dans les films de Tarantino, d'ailleurs) passe par le dialogue, la joute verbale, l'affrontement des armées de mots. On peut trouver le procédé exténuant, surtout quand les clodos se mettent à disserter comme un agrégé de philo, mais force est de constater que cela fonctionne, et plutôt bien. Sur le simple plan du style, c'est aussi du Ayerdhal : c'est donc plutôt mal écrit, inutilement emberlificoté et bourré de fautes de grammaire (ils ont pas de correcteurs en enfer-Vauvert ?). En un mot comme en cent, ça n'a pas été suffisamment relu, coupé, densifié (et je vois là davantage la culpabilité de l'auteur que de son éditrice, qui a dû à moitié suffoquer en voyant arriver le pavé). Mais néanmoins, Transparences fonctionne et se dévore. Et n'est-ce pas là le plus important ?

Autre réflexion… et, en ce qui me concerne, elle est prégnante, Transparences ne fonctionne à aucun moment comme une série B mêlant thriller, espionnage et éléments de science-fiction (tel « Le Cycle des Pouvoirs » de John Farris, par exemple) ; on est bien dans le registre du thriller de haut-vol, érudit, quelque part entre Une enquête philosophique de Philip Kerr et La Conspiration des ténèbres de Theodore Roszak. Evidemment, l'ambition de « réalisme permanent » mise en place par l'auteur engendre quelques écueils, notamment dans les « scènes québécoises », opérettes familiales qui avancent sur le fil du rasoir, toujours à deux doigts du ridicule le plus consommé. Et puis, force est de constater que le réalisme à l'européenne porte en lui ses limites, notamment lors des « scènes américaines », this is the end, my friend, où Ayerdhal nous ressert l'Amérique d'Independence Day à peu de choses près.

D'un point de vue purement littéraire, Ayerdhal vient de franchir, avec Transparences, ce qu'on pourrait appeler un « palier de Darwin », passant non pas à la vitesse supérieure mais sublimant totalement la boîte de vitesses ; à lui de thésauriser sur cette victoire, dès son prochain roman, en coupant court à sa logorrhée légendaire et en se concentrant sur ses micro-structures (phrases, éléments digressifs, dialogues) qui, après quinze romans, laissent encore à désirer alors que ses macro-structures (construction, chapitrage, dosage des scènes d'action) tutoient la perfection.

Rares sont les livres qui transcendent leurs défauts — j'en citerai deux chers à mes souvenirs de lecteur : Les Racines du mal de Maurice G. Dantec et Ça de Stephen King — , en voilà un troisième.

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