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Le Prince d’Ayodiâ

Sur sa faim. Voilà comment on est en sortant du roman de Banker, Le Prince d'Ayodiâ. Vous me direz que c'est un peu normal, puisqu'il s'agit du premier volet d'une saga qui doit en comporter sept. Pourtant, entre nous, cela n'explique pas tout…

Le projet de Banker est à la fois vaste et ambitieux : il s'agit de réécrire la geste de Râma, l'un des héros du florissant panthéon hindou. C'est l'une des trois grandes épopées indiennes, relatant comment Vishnou, incarné dans son avatar le prince Râma, vainc le démon Râvana pour sauver l'ordre cosmique. Evidemment, on pense immédiatement au roman de Silverberg, Gilgamesh, roi d'Ourouk, qui s'attaquait au mythe fondateur mésopotamien. Ce n'est pas le seul du genre, certes, mais c'est sans doute celui dont le projet est le plus proche. Ça fait un sacré prédécesseur. Et n'est pas Robert Silverberg qui veut, surtout quand on commence à parler écriture de mythes…

L'histoire est donc celle du jeune prince, évidemment doté de toutes les qualités possibles, et de sa lutte contre les forces du Mal pour sauver le monde, et particulièrement sa cité d'Ayodiâ. Ce premier tome est celui de sa première mission : permettre au brahmârishi Visvâmitra, le plus puissant brahmane de son temps, d'accomplir son « yajna » en protégeant son « ashram » (son ermitage) des « râksasha » (les démons) qui pourraient l'attaquer durant cette longue cérémonie. Malheureusement, le danger de l'entreprise est grand car cela suppose de débarrasser la forêt maudite, la « Bayanak-Van », des démons qui y ont élu domicile. Mission quasi impossible pour le jeune homme de quinze ans, et l'un de ses frères qui a tenu à l'accompagner.

Là, il faut digérer le « merveilleux » propre aux « récits mythiques », parce que l'auteur ne nous en fait pas grâce. À grands coups de mantras inculqués aux jeunes garçons en un éclair par Visvâmitra, ils deviennent capables de lutter contre des centaines de démons que des armées entières ne sauraient vaincre… On adhère ou pas : personnellement, j'avoue qu'on frôle souvent la caricature. Notez : c'est un mythe… Mais bon, sur la couverture, c'est écrit « Fantasy »… Et j'ai revérifié : c'est pas du Pratchett. Il faut donc bien tout prendre au premier degré. Alors bon, le gars qui déracine un arbre pour en faire un pont à la force des bras, euh… comment dire… c'est, euh… un peu tape-à-l'œil, quoi… D'autant que l'œuvre se veut une « réécriture moderne » du Râmâyana. En fait de réécriture moderne, on parlerait plus justement d'une « traduction/adaptation romancée » du mythe. Parce que rayon modernité, c'est « Waterloo, morne plaine ». Ne cherchez pas un brin de S-F là-dedans. C'est là qu'on se dit que Silverberg… Et même si l'on se tient à la stricte fantasy à la Tolkien, on a l'impression que le sujet résiste à l'adaptation, que la sauce ne prend pas. Bref, on reste dans le mythe, point.

C'est dommage, parce que le roman commence magnifiquement bien : Banker nous tient plus de 300 pages sur une demi-journée sans qu'à un moment on se lasse. C'est balzacien, c'est tolkienien, c'est herbertien… Bref, c'est fait avec maîtrise et élégance, et ça vous emporte dans Ayodiâ sans que vous le sentiez. Il faut reconnaître à Banker un talent de conteur et de peintre assez rare, et on le sent extrêmement amoureux de son sujet. Il ne décrit pas Ayodiâ, il en est un habitant ; il ne raconte pas les intrigues du palais, il les vit avec ses héros.

Le récit s'ouvre sur un cauchemar prophétique de Râma, à qui les démons annoncent la chute d'Ayodiâ. Le matin qui suit constitue un nœud gordien pour les héros, qui voient tous leur existence bouleversée. Depuis une vingtaine d'années, le royaume est en paix, il prospère… Mais le Maharadja Dasaratha est incurablement malade. Il le sait. Il a soixante ans, trois épouses et quatre fils. C'est lui qui a triomphé, à la fin de la dernière guerre, des démons, et il tient à la paix plus que tout. Son règne est celui de la sagesse, de la prospérité et de la sécurité. Ce matin-là, il retourne vers sa première épouse, Kausalyâ, la mère de Râma, après l'avoir délaissée quinze années durant au profit de sa seconde épouse. Il lui annonce qu'il couronnera roi leur fils le jour de son seizième anniversaire, soit quinze jours plus tard, car le fardeau du pouvoir lui est devenu trop lourd. Le problème est que sa seconde épouse, ancienne princesse guerrière, personnage hautement antipathique, mais qui suscite néanmoins la compassion, n'admet pas que son propre fils soit écarté du trône. Soumise entièrement à l'influence de son ancienne nourrice — une vieille sorcière bossue vouée à Râvana, le dieu à dix têtes qui règne sur le monde des démons, Endash —, elle accumule les esclandres. C'est également un jour particulier pour les Ayodiens : on célèbre le premier jour d'Hôli, une fête de sept jours marquant l'arrivée du printemps, qui rassemble des populations venues de tout le royaume.

C'est le jour que choisi Visvâmistra pour rompre un isolement de plus de deux cents ans et venir réclamer son « guru-daksinâ » : le droit, pour un brahmane, de faire appel aux Kshatrya (les guerriers) et le devoir pour eux d'accéder à cette demande, quelle qu'elle soit. En l'occurrence, emmener Râma en mission (la fameuse évoquée plus haut). Mais il est aussi porteur de dramatiques nouvelles : les démons, qui depuis vingt-deux ans ne se sont pas manifestés, après avoir été repoussés par les forces ayodiennes jusque dans les régions infernales, ont préparé leur revanche. La guerre est imminente, et elle sera décisive pour l'univers entier. Après moult négociations et consultation du peuple, son « guru-daksinâ » est accepté, au grand désespoir du Mahradja.

À partir de là, deux fils romanesques s'entrecroisent, dans lesquels le temps ne va pas à la même vitesse : d'une part, à Ayodiâ, les évènements sont toujours aussi abondants et le temps s'étire. On est à peine au soir de la première journée quand le premier volet se termine… Malgré cette apparente lenteur, jamais on ne s'ennuie : bien au contraire, le suspense est parfaitement maintenu. D'autre part, pour le sage et ses deux guerriers, plus d'une semaine va passer, avec une ellipse temporelle de six jours… Et ce qui se passe est d'un « convenu » absolu : le prince ne peut que gagner contre les démons, le suspense est inexistant. C'est l'une des raisons pour lesquelles on reste sur sa faim : on a nettement l'impression que le récit de « l'accomplissement » de la mission — elle semblait pourtant si périlleuse — est trop bref, comme bâclé, relégué au rang d'épisode secondaire, au profit de moments descriptifs, d'analyses psychologiques ou d'histoires mythiques racontées aux jeunes garçons. Quant à la cérémonie si importante du brahmane, on n'en aura aucun détail. Il y a un réel déséquilibre entre ce qui est supposé au départ, à savoir que cette mission va être le noyau de l'œuvre, et la manière dont l'auteur la traite. Pas glop…

La seconde source de frustration, c'est que l'on a du mal à « digérer » l'univers de Râma. Banker utilise à profusion les mots indiens. Treize pages de glossaire, et encore, certains mantras ne sont pas traduits… Du coup, la lecture devient parfois pénible. À contrario de certains récits dans lesquels les mots « exotiques » ou inventés aident au réalisme et à la mise en confiance du lecteur, ici, on a l'impression de rester à la porte d'un monde étranger. Dans les premières pages, on imagine pourtant que le côté « couleur locale » nous permettra de nous familiariser avec l'univers romanesque. Mais rapidement, on se sent presque l'envie d'apprendre le sanskrit, l'hindou, et de s'initier à la culture locale avant de continuer à lire. Pas glop pas glop…

Qu'on se rassure tout de même : on reste aussi sur sa faim, surtout, parce que l'on voudrait bien la suite ! Tant pour le suspense que pour le talent d'écrivain de Banker. La structure romanesque, qui fait toujours alterner au moins deux fils de récits différents, est une impressionnante mécanique de précision. Tout est pesé, articulé avec soin, bref, l'auteur force l'admiration. Il génère véritablement un flot d'écriture parfaitement contrôlé, ayant son rythme propre, comme les strophes d'un poème épique. En bref, c'est à lire, autant pour apprécier un beau texte que parce qu'il nous donne l'envie de découvrir une culture autre. Et de revenir au mythe source pour mieux comprendre les nuances de sa réécriture. En outre, Banker sait donner vie à des héros bien construits, crédibles, et toujours fascinants, tant dans leurs qualités que dans leurs faiblesses, souvent poignantes plus que révoltantes. Aucun personnage n'est jamais négligé : tous ceux que l'on rencontre prennent corps, dans leurs diversités, et nous interpellent. Un beau roman, donc, dont on espère ardemment que les tomes suivants ne se feront pas trop attendre. Faites de la place sur vos étagères…

De vagues et de brume

La Terre au XXIIIe siècle. Un monde ravagé par les dérèglements climatiques où ne survivent que deux milliards d'individus. Un monde où la Côte Ouest des Etats-Unis a disparu, transformée par un tsunami colossal en archipel d'îles au climat instable et inhospitalier. Un monde où les Nations Unies ont cédé la place à un Parlement mondial dont le siège se trouve à Lhassa, Tibet. Un futur sans superpuissance où les Régions Libres s'organisent seules ou presque, sous forme de sociétés pastorales hantées par les ruines technologiques de l'ancien temps. Un univers où la Nature dicte sa loi, à grands coups de cyclones à la colère aveugle et dévastatrice.

Lucy Liu, enquêtrice du Parlement Mondial, formée à la sagesse séculaire des moines bouddhistes et dotée de pouvoirs psy embryonnaires, est mandatée à huit mille kilomètres de Potala, dans le Croissant de San Juan (ex-Californie), à la recherche d'un généticien renégat disparu depuis vingt ans, Josserand Mulstein. Elle y découvre une société autarcique formée d'îliens aux mœurs rudes, peu disposés à lui venir en aide. Intégrant une mariade, unité domestique des îliens, Lucy Liu découvre que les pêcheurs sont obsédés par de monstrueuses créatures amphibies auxquelles ils donnent impitoyablement la chasse, la nuit tombée. Et, contrairement aux apparences, ces êtres hybrides ne semblent pas étrangers à l'objet de sa propre quête…

Dans son rapport à l'écriture et à la fiction, Jean-Pierre Andrevon a fait sien, avec bonheur, un principe qu'il attribue à Bouddha : « En méditant cinquante ans, tu pourras parvenir à marcher sur l'eau ; mais tu peux aussi prendre une barque ». Voilà résumée, en une phrase (tirée de son propre texte), toute la force de l'œuvre du père de Gandahar, de l'auteur engagé de ce grand classique qu'est Le Travail du furet (tous deux disponibles chez Folio « SF »).

En (déjà) trente-cinq années de carrière, cet écrivain, aussi prolifique que discret, a produit plus de bons textes de S-F que n'en pourront jamais livrer des auteurs à la parure médiatique bien plus reluisante mais au style, hélas, terriblement compassé. Et sa dernière novella, De vagues et de brume, qui paraît dans l'ambitieuse — que dis-je, courageuse — collection « Novella SF », des éditions du Rocher, sous la direction de Jérome Leroy, démontre clairement la légitimité de ce constat. L'écriture est efficace, nerveuse, précise. Le rythme est donné dès le prologue et on suit, sans tapage inutile, les pérégrinations du personnage principal, percevant aisément les enjeux qui les sous-tendent. Certes, l'histoire n'est pas d'une originalité fracassante. Le personnage du savant fou, reclus sur une île ignorée et faisant des expériences interdites sur les êtres vivants qu'il a sous la main, fussent-ils ses semblables, est un tropisme de la S-F depuis L'Ile du Docteur Moreau d'Herbert George Wells. Cent fois, les vicissitudes des manipulations génétiques ont été explorées. Certes. Mais la différence fondamentale tient au fait que ce texte remplit parfaitement son contrat. Nulle concession n'est faite à la portée de son propos et il fonctionne mieux que nombre de romans d'un million de signes. En une poignée de pages, Jean-Pierre Andrevon brasse des thèmes complexes et le fait avec une efficacité remarquable, sans oublier de nous raconter une histoire à part entière. Sa novella n'est ni anecdotique ni superficielle. Il démontre — et c'est hélas, aujourd'hui, plus que nécessaire — que l'aptitude spéculative de la S-F ne s'exercera jamais aussi bien que dans des textes que l'on peut lire d'une seule traite. Reste à savoir à quel genre d'auteur on a affaire : les conteurs ou les « fureteurs ».

Je le disais plus haut : Andrevon fait de la bonne S-F, de la vraie S-F, et c'est assez rare pour être souligné. Incidemment, on attend les prochains titres de « Novella SF » avec une impatience justifiée.

Les Gardiens d'Aleph-Deux

Avec Les Gardiens d'Aleph-Deux, vous allez vivre l'histoire de la conquête de l'espace la moins banale qui soit. Toute une collection de savants fous, de mathématiciens farfelus et de cosmonautes décalés s'attaquent avec intrépidité aux mystères des Aleph, sortes de dimensions cachées qui, lorsqu'on les emprunte, conduisent à l'autre bout de l'univers en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Un problème, infime : le passage dans les Aleph rend généralement fou…

La lecture de ce roman ne rend pas fou, mais elle stupéfie. Il y a longtemps qu'il ne m'avait pas été donné de lire, sous la plume d'un auteur français, un roman aussi imaginatif et enthousiasmant. De la science-fiction sous sa forme la plus pure, avec des spéculations pseudo-scientifiques comme on les aime, dans lesquelles les mathématiques occupent une place de choix (et on n'est pas obligé de comprendre…). La preuve est faite, une nouvelle foi, qu'il n'est nul besoin de se livrer au laborieux exercice de la fusion des genres pour écrire un chef-d'œuvre. Par moment, on se croirait revenu au temps des grands Van Vogt des années quarante du siècle dernier, avec un petit côté Heinlein pour les personnages. Force est de constater que la science-fiction, dès qu'on l'enterre, s'empresse de ressusciter. Colin Marchika est son prophète du moment. Ce prodigieux voyage presque immobile est à ne manquer sous aucun prétexte.

L’œuvre du diable

Ce roman plonge ses racines à plus d'un titre dans la deuxième moitié des années 80. Tout d'abord parce que les premiers titres de La Comédie inhumaine sont parus à cette époque, mais aussi parce que la plupart d'entre eux s'y déroulent en temps réel. Cela se passait au sein de la collection « Anticipation » du Fleuve noir, et leur publication a fait de Michel Pagel le représentant le plus atypique de la Génération perdue, laquelle brillait déjà par son atypisme.

Pour mémoire, la caractéristique principale de cette poignée d'auteurs fut d'avoir raison trop tôt. Alors que la « tendance » était à une S-F « littérairement » privilégiant la forme, ils s'obstinaient à vouloir raconter des histoires ; ce fut tout naturellement qu'ils trouvèrent un espace de liberté au Fleuve Noir, s'y installant peu à peu sous la direction « historique » de Patrick Siry avant de s'imposer au tournant de la décennie sous la tutelle bienveillante de Nicole Hibert. Comme Michel Pagel, j'ai appartenu à ce vague groupe, en compagnie de Claude Ecken, Michel Honaker, Richard Canal, Jean-Marc Ligny et Jean-Claude Dunyach. Les deux derniers de la liste avaient été publiés dans la collection « Présence du Futur », place forte des « lithotripteurs », avant de passer au Fleuve Noir ; quant à Canal, il avait sorti un premier roman en grand format — ce qui était exceptionnel à l'époque — aux éditions La Découverte. Plus tard, nous avons été rejoints par Laurent Genefort, Ayerdhal et Don Hérial, certains d'entre nous ont pseudonymisé quelques livres, et la Génération perdue s'est diluée à la fin de l'année 1991 avec le changement de direction à la tête d'« Anticipation ». Le bilan de ces quatre années est clairement positif, et il est paradoxal de constater que cette période s'est achevée alors que la mode, avec un bon lustre de retard, était passée au « retour au récit » — un retour inutile pour Michel Pagel qui ne s'en était jamais écarté.

Puisqu'il avait les mains libres, il en a profité. Pour mettre sur pied les bases d'un cycle de romans fantastiques où Dieu et le Diable auraient leur rôle à jouer. Et où, accessoirement, il pourrait régler ses comptes avec la religion catholique. Après avoir tordu le cou aux contes de fées dans les quatre volumes des Flammes de la nuit (récemment réédité chez J'ai Lu), le moment était venu de s'attaquer à un morceau encore plus gros. Cela donna Le Diable à quatre, mélange très réussi d'horreur et d'humour, Sylvana, une histoire de vampire toute en finesse, Désirs cruels, premier recueil de nouvelles de l'histoire de la collection, et Les Antipodes, où l'on assistait, au milieu d'autres horreurs, à la naissance du fils de Dieu et de la fille du Diable.

Nous y voilà. Non seulement Pagel met en scène deux des principales icônes de l'imaginaire mystique, mais il leur donne une progéniture, dont il nous invite à découvrir le destin dans L'Œuvre du Diable, conclusion (provisoire ?) de La Comédie inhumaine. Il fallait oser un truc pareil, il l'a fait. Il fallait aussi le réussir — mission accomplie. La petite quinzaine d'années qui sépare Les Antipodes du présent roman lui a permis de mûrir peu à peu son projet. De toute manière, il n'avait aucune raison de se presser : il était bien obligé d'attendre que la progéniture en question atteigne un âge où il deviendrait possible de leur faire vivre des aventures un tantinet crédibles sur un certain plan — je suis certain que vous pouvez sans peine deviner lequel. On ne s'étonnera donc pas que L'Œuvre du Diable possède une certaine complexité, voire une complexité certaine. Il faut dire qu'entre-temps, Pagel a ajouté deux opus à sa noire Comédie : Nuées ardentes, fondement de certains aspects du cycle, et L'Ogresse, livre d'une rare perfection formelle. Il fallait réunir tout ça et le faire tenir debout — ce qui n'avait rien d'évident. Là encore, Pagel l'a fait. Et il l'a fait avec brio, maestria, tout ce que vous voudrez, profitant d'un autre espace de liberté, cette fois aux éditions J'ai Lu — un espace qui s'est malheureusement refermé, lui aussi, les bonnes choses n'ont qu'un temps.

Tout sépare bien entendu les deux adolescents. Eve, la fille du Diable, est une adolescente délurée — avec un père pareil, vous pensez ! —, alors qu'Emmanuel, le fils de Dieu, a été élevé au Vatican. Mais ils ont tous deux des pouvoirs, et, s'ils ne savent pas s'en servir, ils auront largement l'occasion d'apprendre au cours de ce roman dont la longueur se justifie par la richesse des péripéties et le soin apporté à la caractérisation des personnages ; le fantastique repose avant tout sur eux, un vieux renard comme Michel Pagel le sait bien. Or, des personnages, Eve et Emmanuel vont en rencontrer une pléiade, dont naturellement bon nombre que l'on a pu croiser au détour de l'un ou l'autre volume du cycle. Et c'est notamment là que le solide métier de l'auteur apporte un plus incontestable. Car jamais les indispensables « résumés des épisodes précédents » ne sombrent dans la lourdeur ou, justement, le résumé. Je veux dire que l'on n'a à aucun moment l'impression d'avoir manqué quelque chose si l'on n'a pas lu les volumes précédents ; les rappels indispensables sont insérés en douceur, au même titre que les informations inédites. Non seulement, on peut lire L'Œuvre du Diable sans avoir connaissance du reste, mais cette lecture donne envie de découvrir le contenu exact des autres volets de La Comédie inhumaine. En effet, en dépit de l'épaisseur du roman, Pagel a appliqué ce que j'appellerais le principe d'économie : il lui arrive peut-être de s'attarder un peu sur une description ou sur la psychologie d'un personnage, mais, en ce qui concerne l'intrigue, il va droit à l'essentiel avec une sobriété héritée de son apprentissage au Fleuve Noir, du temps où une histoire devait tenir dans un certain format pour pouvoir être publiée.

Ce n'est pas le moindre paradoxe de ce livre où ils sont légion. Les lecteurs s'attendant au traditionnel combat entre le Bien et le Mal, vont avoir une — grosse — surprise. Eve et Emmanuel ne correspondent pas non plus à l'idée qu'on pourrait se faire de la fille du Diable et du fils de Dieu. Et les retournements abondent à tous les niveaux, tant à l'intérieur de la mécanique du roman et du cycle que sur des plans plus généraux. Ainsi, l'abondance et la précision du vocabulaire lié au catholicisme romain créent une dimension ironique qui imprègne littéralement le récit. Après le mort-vivant du Diable qui se parfume parce qu'il a « tout de même rendez-vous avec une dame », voici Dieu qui fait de l'auto-stop. Et l'un des sommets du livre est cette scène extraordinaire où le Diable explique, pince-sans-rire, sa conception quasi matérialiste du monde : il n'y a pas de transcendance, pas de vie après la mort, pas d'Enfer ni de Paradis. Un tel paradoxe résume à mon sens très bien l'esprit de cet excellent roman, étonnante pierre de faîte d'une construction littéraire originale et intelligente.

La Génération perdue ne l'a pas été pour tout le monde.

La Vénus anatomique

S'il me fallait dresser la liste des auteurs les plus enthousiasmants de la jeune génération française, il ne fait pas de doute qu'avec Catherine Dufour et, dans un registre différent, Thierry Di Rollo et Thomas Day, Xavier Mauméjean ferait partie du « carré magique ». Pourtant, si son premier roman, Les Mémoires de l'homme-éléphant (publié au Masque en 2000, lauréat du prix Gérardmer), laissait augurer du meilleur, c'est à ce jour, me semble-t-il, davantage dans le registre de la nouvelle que Mauméjean a fait montre de l'étendue de son talent (on se souvient de « La Faim du monde », in Bifrost 33). De fait, les trois romans qui suivirent L'Homme-éléphant, sans être dénués d'intérêts, n'ont que partiellement convaincus… Aussi, la sortie chez Mnémos de La Vénus anatomique, cinquième opus de notre homme — livre auquel il porte un intérêt tout particulier — fait-elle figure d'événement.

Nous sommes au milieu du XVIIIe siècle, époque où l'exaltation culturelle, à la faveur des Lumières, préfigure l'exaltation politique… Le chevalier Julien Offroy de la Mettrie, médecin philosophe, coule des jours paisibles mais désargentés dans la bonne ville de Saint Malo. Jusqu'à ce qu'un étrange personnage vienne le quérir pour une non moins étrange mission, mission pour le service du roi que de la Mettrie devine ne pouvoir refuser. Le voici en route pour Paris, ville-phare, ville piège, où, en compagnie du biomécanicien Jacques Vaucanson et d'Honoré Fragonard (cousin du peintre), il se voit éclairé sur la nature de sa mission. Les trois comparses devront, à la cour berlinoise de Frédéric II, participer au plus curieux des concours, relever le défi le plus fou : créer le nouvel Adam…

« — Léonard de Vinci affirme que si l'homme parvient à reproduire les merveilles naturelles, il est le petit-fils de Dieu.

 — Dans ce cas, je crains fort de faire pleurer grand-père. »

Tel est l'enjeu posé aux personnages de cette Vénus anatomique : égaler la création divine, percer le mystère de la vie en créant un androïde, ni plus ni moins, une entité mécanique douée de conscience en plein XVIIIe siècle… Quant à l'ambition de l'auteur, considérable, elle se situe dans le cadre même de son choix historique, ce XVIIIe siècle restitué avec minutie, ce siècle de l'exultation intellectuelle, celui des révolutions de toutes sortes, de tous ordres, fondateur et ô combien… Car on l'imagine, la création de ce monstre de Frankestein ne va pas sans poser des problèmes techniques, mais surtout éthiques, religieux et philosophiques… Et Mauméjean de jouer le jeu d'emblée en signant son roman du nom de son narrateur, Julien Offroy de la Mettrie. Nous sommes donc ici, en quelque sorte, non pas en présence d'un roman « moderne », mais bien d'un récit sensé avoir été écrit dans un XVIIIe siècle qui, s'il est uchronique (ou plus précisément va le devenir…), n'en est pas moins diablement crédible. Un livre donc « à la manière de », une gageure, en somme, dont l'auteur se sort avec brio tout en déroulant une érudition constante, toujours bienvenue et riche de sens.

Pratiquement, on retrouve ici le Mauméjean de L'Homme éléphant. Point ici de multiplication des points de vue, d'un feu d'artifices narratifs et d'une foison de péripéties à l'emporte-pièce. Le style est serré, certes maniéré (encore une fois, le narrateur vit au XVIIIe siècle) mais limpide, le texte souvent drôle, sagace et constellé de références… On s'amuse, donc, on apprend beaucoup (il y a ça et là des « tunnels » de dialogues aux dimensions philosophiques redoutables de pertinence), on reste sidéré parfois devant l'étendu du savoir ici présenté. Alors ?

Alors voici un livre brillant, d'une maîtrise quasi-parfaite, d'une ambition indéniable… mais dont on s'interrogera sur la nature du public qu'il pourrait toucher, du fait même de la difficulté à le faire entrer dans une case ou l'autre de nos littératures de genres codées et stratifiées. Livre de science-fiction, uchronie, traité philosophique, voire historique ? Un peu de tout cela, sans doute. Mais quoi ? Je râle en permanence sur ces bouquins calibrés, construits pour un public donné, du grain pour les cochons… Mauméjean s'est fait plaisir, loin de toute contingence d'étiquette. Qu'on adhère ou pas à l'ambition du livre, à son projet (il faut tout de même avoir envie de se plonger dans les enjeux philosophiques soulevés, ce qui ne va pas de soi), on salue la prouesse, la liberté de l'auteur, sa maîtrise et le courage de son éditeur. Moi, il me semble que tout cela, par les temps qui courent, c'est éminemment bienvenu.

Terreur

[Critique commune à Furie et Terreur.]

« Tu fais bien caca ? »

Beaucoup d'agitations dans la salle de bains.

« Houlà ! Eh bien, tu dois déjà te sentir mieux. »

Le ton est donné pages 118 et 119. Avec Terreur, John Farris parvient à ridiculiser ce qu'il avait si bien réussi dans Furie. Que reste-t-il du psycho-thriller étouffant de 1976 ? Rien, sinon un pathétique doublon qui accumule les clichés. Farris vide la corbeille de Stephen King, empile les ratages sans ordre et balance sa ramette. Ou lorgne du côté d'Harry Potter et nous assène des méchants qui ont pour nom Mordaunt et les Malterriens, de mauvaises âmes retenues captives dans un corps humain. « Ce que tu prends pour la fin n'est qu'un autre endroit à visiter », pontifie un monstre new-age à l'apparence terrifiante mais au bon fond. Quant à la conspiration visant à renverser le gouvernement américain, elle est proprement aberrante. Le Président, qui flotte du citron, est remplacé par des interventions télé numériquement truquées, et ses proches collaborateurs ne s'en avisent pas. Qui croirait pareille chose en suivant un simple épisode de The West Wing ? Reste la traduction. Au vu de ses précédents travaux, on ne peut croire un seul instant que Gilles Goullet en soit responsable. Probablement s'agit-il de son doppelganger : Quelque chose (…) l'impactait, quand « le bouleversait » convenait parfaitement. Le pitbull (…) sauta sur lui qui se retournait et un personnage sort de derrière un cheval, là où il suffisait de dire qu'il le contournait. Vingt-cinq ans séparent Furie de Terreur, un quart de siècle d'entropie stylistique. La seule raison d'être du Cycle des pouvoirs est économique. Il tourne, comme une meule à moudre le blé.

Furie

[Critique commune à Furie et Terreur.]

« Tu fais bien caca ? »

Beaucoup d'agitations dans la salle de bains.

« Houlà ! Eh bien, tu dois déjà te sentir mieux. »

Le ton est donné pages 118 et 119. Avec Terreur, John Farris parvient à ridiculiser ce qu'il avait si bien réussi dans Furie. Que reste-t-il du psycho-thriller étouffant de 1976 ? Rien, sinon un pathétique doublon qui accumule les clichés. Farris vide la corbeille de Stephen King, empile les ratages sans ordre et balance sa ramette. Ou lorgne du côté d'Harry Potter et nous assène des méchants qui ont pour nom Mordaunt et les Malterriens, de mauvaises âmes retenues captives dans un corps humain. « Ce que tu prends pour la fin n'est qu'un autre endroit à visiter », pontifie un monstre new-age à l'apparence terrifiante mais au bon fond. Quant à la conspiration visant à renverser le gouvernement américain, elle est proprement aberrante. Le Président, qui flotte du citron, est remplacé par des interventions télé numériquement truquées, et ses proches collaborateurs ne s'en avisent pas. Qui croirait pareille chose en suivant un simple épisode de The West Wing ? Reste la traduction. Au vu de ses précédents travaux, on ne peut croire un seul instant que Gilles Goullet en soit responsable. Probablement s'agit-il de son doppelganger : Quelque chose (…) l'impactait, quand « le bouleversait » convenait parfaitement. Le pitbull (…) sauta sur lui qui se retournait et un personnage sort de derrière un cheval, là où il suffisait de dire qu'il le contournait. Vingt-cinq ans séparent Furie de Terreur, un quart de siècle d'entropie stylistique. La seule raison d'être du Cycle des pouvoirs est économique. Il tourne, comme une meule à moudre le blé.

La Saga de Hrolf Kraki

Poul Anderson s'approprie les « Dits » constituant la saga de Hrolf Kraki, cinq chants mis en forme au XIe siècle. L'équivalent de la transcription akkadienne faite par Silverberg pour Gilgamesh, roi d'Ourouk (l'Atalante), ou du fascinant Grendel de John Gardner (Denoël) contant les exploits de Beowulf vu par le monstre. Beowulf qui n'hésite pas à donner un coup de main aux Skjoldung, lignage tourmenté dont est issu Hrolf Kraki. Car la famille régnante du Danemark n'a pas attendu Hamlet pour donner dans la chicane familiale. Ici, point de col en dentelles, mais des palais de planches à l'atmosphère saturée de fumée, de relents d'hydromel et de corps mal lavés. Sexe et batailles rythment la saga, deux moteurs du destin qui détermineront l'existence de Hrolf, et sa fin. D'entrée, la maison Skjoldung est frappée par le drame : Frodi tue son frère Halfdan, épouse sa veuve et s'approprie la couronne du Danemark. Hroar et Helgi, fils du monarque défunt, fuient avant d'obtenir vengeance. Hroar dirige le pays en souverain avisé tandis que Helgi, roi de guerre, s'attire la malédiction des entrailles. D'une Elfe, il a une fille, Skuld, qui conspirera à perdre le royaume. Du viol de la reine Olof naît également une héritière, Yrsa, dont il fera son épouse. Hrolf est donc un fils incestueux, mais à la santé de chêne qui lui vaudra le surnom de Kraki, ou « tronc ». Il s'entoure de champions issus d'un homme-ours, combat les bersekers et parvient à unifier le pays. Mais il lui reste à délivrer sa mère Yrsa, contrainte d'épouser Adils de Suède, le roi sorcier. Hrolf et ses douze braves iront au combat, dans l'assurance de vaincre mais aussi de mourir car ils ont bafoué Odin…

On l'aura compris, voici un roman qui sent sous les bras. Une pure jouissance de lecture, rendue disponible au lectorat français par une traduction remarquable qui parvient à préserver le rythme des chants, mais aussi la modernité du style d'Anderson. Nul doute que l'éditeur offrira à Pierre-Paul Durastanti deux pucelles nattées qui fourrageront dans sa barbe. Enfin, notons que Poul Anderson avait déjà mis en scène le roi Helgi dans « L'Homme qui était arrivé trop tôt » (Histoires de voyages dans le temps, Livre de Poche), nouvelle qui voyait un soldat contemporain projeté au VIe siècle et défaillir à l'odeur de pieds vikings. Quand je vous dis que ce n'est pas de la littérature pour buveurs de verveine, parole de Loki !

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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