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SIVA

[Critique commune à SIVA, L'Invasion divine et La Transmigration de Timothy Archer.]

La dernière période de l'œuvre de Philip K. Dick est très controversée, parfois même rejetée par les plus fervents défenseurs des romans plus anciens. De retour après un long silence s'étendant sur les deux premiers tiers des années 70, Dick semble métamorphosé à bien des égards. Ces derniers textes posent ainsi d'importants problèmes de cohérence, entre eux et par rapport au reste de l'œuvre. Ceci concerne surtout un groupe de romans que certains considèrent comme l'aboutissement et la continuité de l'œuvre d'une vie, d'autres comme une trahison de l'esprit de ce que Dick écrivit auparavant : ce que l'on a coutume d'appeler la Trilogie divine, soit SivaL'Invasion Divine et La Transmigration de Timothy Archer.

D'abord, peut-on réellement parler de « trilogie divine », ou ne devrait-on pas considérer un groupe de textes plus large ? Ces romans forment-ils un tout que l'on pourrait couper du reste des écrits du dernier Philip K. Dick ?

Mais ensuite, peut-on vraiment admettre une coupure, pour admettre que tout ce qui suit Coulez mes larmes, dit le policier constitue une partie autonome de l'œuvre, que l'on serait peut-être en droit de ne pas reconnaître comme « authentiquement dickienne » ? Au contraire, ces quelques romans ne permettent-ils pas de considérer l'ensemble sous un jour nouveau ? Ces questions posent un problème de cohérence : y a-t-il un ou plusieurs Philip K. Dick ? La Trilogie divine peut-elle nous donner des clefs d'interprétation de l'ensemble, si l'on peut penser y trouver certaines réponses aux questions soulevées parfois dès les premiers textes des années cinquante ?

Il est impossible d'expliquer les modifications survenues dans l'œuvre, ni même si ce long silence, sans références biographiques, amplement détaillées dans l'article de Gilles Goullet ici même comme dans la seule biographie sérieuse parue en français : Invasions divines de Lawrence Sutin (Denoël, « Présences »). Dick lui-même expose ces aspects de sa vie dans nombre des romans de cette dernière période, Siv[v]a1 en particulier. En février/mars 1974, ainsi que dans les mois qui suivirent, Dick vécut de bien étranges événements, qui le marquèrent très profondément et qu'il interpréta comme une expérience mystique. Il devait passer le reste de sa vie à tenter de comprendre ce qui lui arriva, et travailla avec acharnement, nuit après nuit, écrivant les milliers de pages où sont consignées ses réflexions, qu'il nomma lui-même Exégèse, sans envisager leur publication2. Celle-ci constitue tout de même la toile de fond sur laquelle se profile notre Trilogie divine. Les problématiques religieuses sont tout sauf nouvelles chez Dick (Le Dieu venu du Centaure, par exemple, est ainsi profondément chrétien) mais elles le concernent maintenant de manière encore plus essentielle. Il va même en parler publiquement, lors de la conférence donnée en France, à Metz, en 1977, qui fut très mal reçue par un public qui attendait plus un discours gauchiste et révolutionnaire que ce qui fut interprété au mieux comme bigoterie, au pire comme pathologie mentale, Pourtant, le texte de cette conférence3 nous donne les clefs d'interprétation des autres romans, en ce qu'elle expose tout l'arrière-plan théorique des textes à venir, de manière extrêmement claire. Ainsi, il n'y a clairement pas de trilogie divine, mais un ensemble plus large de textes où s'insèrent les romans qu'on met habituellement en avant. Quelles sont donc les préoccupations religieuses et philosophiques de Philip K Dick à la fin de sa vie ?

Notre monde est régi par les lois de la causalité, déterminisme mécanique et aveugle. À ce déterminisme, nous ne pouvons rationnellement attribuer aucune fin ni sens (qu'on se rappelle Héliogabale dans Glissement de temps sur Mars, p. 110.) Les phénomènes se déroulent selon des lois immuables et nous envoient une image d'absurdité, qui prend la figure de la souffrance et de la mort, de l'aliénation et de la tyrannie ; ceci relève de l'irrationnel. Où pouvons-nous trouver un sens absolu, une justification de nos existences et de nos souffrances ? La question récurrente dans Siv[v]a de la mort d'un chat innocent est bien là. Où trouver le salut ? Pas dans le cours ordinaire du temps, que nous pouvons nous représenter comme cette Prison de Fer Noir aux dimensions de l'univers matériel. D'autre part l'éternité Divine est figée : elle est plénitude et absolu en acte, mais rien ne peut s'y dérouler puisque rien ne s'y produit. Comment cette éternité Divine pourrait-elle assurer notre salut, par l'écroulement de cette Prison qui est la nôtre et que nous nommons causalité aveugle et irrationnelle ? En réponse à cette question, Dick introduit l'idée d'un temps orthogonal à notre temps linéaire, temps qui est celui de l'actualisation des possibles4.

Dans la partie d'échecs que Dieu mène contre le Prince de ce monde, il se fait que nous sommes en progrès vers un meilleur état de choses. Mais ce progrès ne se déroule pas sur la ligne du temps que nous connaissons, le cours des choses et de la réalité se modifie à notre insu, par l'invalidation de présents possibles que nous ne vivrons pas mais dont notre cerveau pourra conserver des souvenirs, qui renvoient à des présents parallèles. Nous vivons dans une échelle ascendante du temps, à travers laquelle Dieu se meut librement, et il fait que notre présent soit en amélioration continue. Quelque part au plus bas des possibles invalidés se trouve une tyrannie bien pire que celle de Richard Nixon (décrite à la fois dans Coulez mes larmes… et Radio Libre Albemuth) ; il faut ainsi voir sa chute en août 1974 comme l'invalidation d'un présent qui se continue toujours, mais sans autre substrat ontologique que celui de possibilité invalidée par Dieu qui a rendu réel un monde meilleur. En nous peuvent subsister des traces mémorielles, semblables à des impressions de déjà-vu mais qui ne font nulle référence à une quelconque expérience passée. C'est une image christique : l'élévation verticale de la croix symbolise l'accès à ce temps orthogonal, au-dessus de nos trois dimensions gouvernées par le déterminisme aveugle.

Que nous prouve la validité d'une telle théorie ? Les expériences mystiques de Dick lui-même ! Il annonça ainsi à la fin de la conférence avoir reçu la vision du monde qui nous attend, au-delà de notre présent, sous la forme d'une déesse dans une palmeraie5, une des clefs de la Trilogie divine car l'image même du salut.

Un vent de panique s'empara alors de la salle de conférences de Metz, et peut-être cèdera-t-on à la facilité en ne voyant là que profond dérangement mental et troubles de la personnalité. Mentionnons simplement que la folie est destruction de soi et perte de lucidité. Or le dernier Philip K. Dick demeure un grand créateur, parfaitement conscient des thèmes avec lesquels il joue, au premier rang desquels le dédoublement de personnalité et la schizophrénie.

Dick se posa en effet pendant longtemps la question suivante : comment écrire un roman de S-F avec une expérience mystique vécue ? Comment faire en sorte que ce soit un roman, déjà, et non une autobiographie pure et simple passant pour l'expression d'un esprit manifestement dérangé ? Autant donc s'inventer une psychose imaginaire : celle d'un dédoublement de la personnalité étranger à la vie de l'auteur.

Cette idée trouve ses origines dans le posthume Radio Libre Albemuth, qui fait pleinement partie du cycle romanesque que l'on appellerait donc plus proprement tétralogie divine. Si un personnage du roman s'appelle bien Philip K. Dick, les événements de février/mars 1974 sont vécus par un de ses amis. L'éditeur refusa ce texte, mais accepta ensuite une version complètement différente nommée Siv[v]a. Il est passionnant de fouiller les deux textes pour explorer les différences, tant narratives, stylistiques, que philosophiques ou religieuses. Remarquons brièvement que les thèmes politiques du premier roman, un univers totalitaire sous la coupe de Ferris F. Freemont, métaphore de Nixon, sont quelque peu en retrait dans Siv[v]a. Mais l'origine du dédoublement de personnalité qui fait tout le sens de ce dernier est clairement identifiable dans cette bizarre et brillante idée consistant à se donner la place de témoin d'événements vécus pour le moins marquants qui arrivent à quelqu'un d'autre dans une fiction narrative.

Le narrateur de Siv[v]a n'est évidemment pas l'auteur du roman, ou du moins il cesse rapidement de l'être. Ce narrateur s'appelle Phil : « Horselover Fat c'est moi, et j'écris tout ceci à la troisième personne afin d'acquérir une objectivité dont le besoin se faisait rudement sentir ». Ce Fat va gagner en substance et en réalité dans la trame de Siv[v]a, en dépouillant Phil de la sienne : « non seulement je suis célibataire, mais je n'ai jamais été marié », finit-il par dire. Ils se retrouvent ensemble dans un bar pour boire un verre, et rigoler tristement jusqu'aux larmes suite à la mort d'une amie cancéreuse, pour prendre conscience de leur unité au plus profond de leur dualité morbide : « si tu meurs, je mourrai aussi ». Ici s'exprime tout le paradoxe du double Phil/Fat, deux personnages imaginaires ont pris corps et substance dans la chair de la trame narrative au-delà de la biographie. En ce sens nous sommes bien en plein roman et non dans l'autobiographie, en particulier lorsque Phil et Fat élaborent des théories différentes expliquant les expériences mystiques vécues par Philip K Dick et attribuées à Horselover Fat. La signification profonde, qui concerne tout lecteur, n'a rien de biographique. Le seul vrai enjeu est la santé mentale de Phil le narrateur. Le salut de Phil, c'est la libération de cette malédiction nommée Horselover Fat. L'universalité d'un tel enjeu est bien sûr de nature religieuse : le salut en ce monde, car il n'y a pas de problématique de l'immortalité de l'âme chez Philip K. Dick.

La construction du roman exprime ce glissement insensible, pour mieux jouer avec l'esprit du lecteur, entre des éléments biographiques et la « réalité » narrative. La première partie consiste en une autobiographie romancée où Phil nous conte sa vie et ses amis inspirés de la vie « réelle »6. Les longs monologues intérieurs des chapitres 7 et 8 montrent ensuite le sommet de la folie (ou de la lucidité) de Fat, et nous conduisent déjà dans le romanesque, « l'irréel », à propos de la mort de cette jeune femme cancéreuse et du parachèvement d'une psychose fictive. Enfin, on glisse du registre théologico-psychologique au roman proprement dit à partir du chapitre 9, où le réel se conforme à la folie présumée de Fat. Où réside la réalité d'un univers romanesque, sinon dans la narration qui force la vraisemblance et donne substance au monde qui acquiert de la présence, de la réalité ? Dick nous présente des personnages réels, émouvants, au fil des pages de Siv[v]a, même si cette réalité devient totalement incroyable7. Ainsi la magie littéraire fait-elle son effet, le monde devient une image de la folie de Fat. L'impossible, le plus fou selon ce que nous jugeons rationnel, vint en chair : le nouveau Messie, nouvelle incarnation du Verbe. C'est une fillette de deux ans qui sauve Phil en le libérant de Fat dès qu'elle le rencontre. Comme dans le vieux Temps désarticulé, la psychose a raison contre le monde, le koinos kosmos, et se résout par le salut du psychotique : la dissipation de Fat, cette psychose. Le salut en ce monde est possible. Certes, ce n'est pas la fin du roman…

Philip K Dick commence ainsi à envisager des réponses à toutes les inquiétudes ontologiques qui animent son œuvre depuis le départ. Est-il néanmoins possible d'articuler ces réponses de manière à construire un système de pensée cohérent, embrassant l'ensemble des problèmes et permettant de parler de « dickianisme » ? Le deuxième volume de la prétendue Trilogie divine ouvre cette possibilité.

L'Invasion divine montre de prime abord le retour à la science-fiction traditionnelle : voyages spatiaux, planètes lointaines, univers futuristes et totalitaires, mais aussi réalités changeantes et quête de la femme idéale, thèmes classiques chez Dick. Mais cette fois, au contraire des grands textes comme Le Temps désarticuléUbik ou Le Dieu venu du Centaure, dont un des ressorts consiste à chercher qui manipule la réalité et où se trouve celle-ci au-delà des illusions, on oscille cette fois bien vite entre le point de vue de l'homme et celui de Dieu, que nous voyons concrètement manipuler la réalité et permuter les mondes en usant de sa puissance. L'omniprésence des références et spéculations gnostiques et hermétiques nous donnerait presque les clefs pour comprendre la manière dont Dieu fait passer l'homme d'un monde à l'autre, comme l'évoquait la conférence de Metz. Ce roman présente la systématicité qui fait tellement défaut dans tout le reste de l'œuvre, car Philip K Dick passa constamment d'une philosophie à une autre, d'une explication « rationnelle » à une croyance religieuse pas toujours rassurante. Or, s'il s'agit là d'une constante de sa démarche, il semble qu'il faille laisser intacte cette non-systématicité, et ouvertes les questions posées. Les réponses et théories de L'Invasion divine sont un moment d'une pensée toujours en mouvement, d'une quête spirituelle vivante et donc jamais aboutie, d'une philosophie qui demeure questionnement et ne se referme pas sur un système.

S'il n'y a pas plus de Trilogie divine que de « dickianisme », quelle sera la place de La Transmigration de Timothy Archer ? Ce dernier roman semble concerner les manuscrits esséniens dits de la Mer Morte, principalement, et de la difficulté de continuer à croire après les avoir lus. Philip K. Dick est imprégné de la lecture de John Allegro, qui croyait trouver dans ces manuscrits la preuve de l'usage de champignons hallucinogènes dans ces communautés que les Évangiles passent mystérieusement sous silence8. Le Christ a-t-il tenté d'introduire ces champignons, l'anochi, dans Jérusalem ?

Mais tout ceci concerne l'évêque Archer ! Les vrais problèmes sont ailleurs, dans l'humanité, l'amour et la souffrance d'Angel Archer, sa belle-fille, un des plus émouvants personnages dickiens. Ainsi pouvons-nous trouver une unité dans l'ensemble de cette dernière période, de même que les échos de nombreux thèmes antérieurs.

Le dernier Dick a abandonné l'éclatement du récit et la juxtaposition des regards des différents personnages ; un des derniers usages de ce procédé constitue Au Bout du labyrinthe. Les derniers romans présentent encore une distorsion du temps, mais qui est bien plus due au long monologue intérieur du narrateur ; par exemple, le va et vient entre les différents souvenirs et le présent d'Angel Archer, et les moments où Phil, le narrateur de Siv[v]a, entreprend un monologue semblable qui fait écho à ceux du Nicholas Brady de Radio libre Albemuth. Si Phil nous parle des illuminations mystiques de son copain Fat, ce n'est qu'au chapitre 7 que ces expériences sont décrites, soit au tiers du roman ! Les procédés d'altération du temps dans Substance mort sont liés à la dislocation du sujet lui-même, le récit devenant comme intemporel, dans la continuité de l'autodestruction par la drogue. Il est probable qu'un tel roman, rédigé à la fin des années soixante, aurait donné lieu à un tout autre traitement. Donna serait immanquablement apparue comme narratrice récurrente, de même que Jerry Fabin. La diversité des narrateurs de la fin du roman, où Donna prend la parole, n'a plus du tout le même sens que dans les romans des années soixante. En un sens Dick revient, à la fin de sa carrière, à des modes de traitement plus classiques du récit, même s'il ne peut s'empêcher de jouer avec le temps, la racine de la réalité, pour tout romancier la substance de son récit. Quel humour surtout dans cette dernière période ! Quelle dérision, quel tragique et quelle lucidité !

Dick semble aussi s'éloigner de la science-fiction. Souvent, on considère La Transmigration… comme relevant de la littérature générale, en oubliant peut-être que Substance mort n'a que peu de rapports avec la S-F. Siv[v]a ne relèverait plus de la science-fiction, ni même du roman. Cependant, le dernier Philip K Dick conquiert une forme totalement personnelle. Ce n'est plus de la science-fiction, dans l'acception classique du genre, ni même de la littérature « ordinaire ». Par exemple, Confessions d'un barjo [Portrait de l'artiste en jeune fou] met en scène des types psychologiques pas totalement individualisés, telle Fay l'épouse-mère castratrice. Dick s'inspire bien de personnages réels, mais nous sommes loin de la réalité saisissante de La Transmigration…, dont tous les personnage semblent sortir de notre quotidien, en particulier dans leur démesure (ce roman constitue aussi une biographie critique de James Pike, l'évêque ami de Dick à l'origine de la théologie si curieuse de Au Bout du labyrinthe). En revanche, le lecteur de roman peu habitué à la S-F et encore moins à Dick trouvera que La Transmigration… a une forme romanesque beaucoup moins achevée, du point de vue narratif, que Confessions… En effet, un roman reste-t-il ce qu'il devrait être lorsqu'il devient prétexte à de longues querelles philosophiques et théologiques ? Cette subversion des formes d'expression littéraire classiques donnent à cette dernière période son unité.

Il n'y a donc qu'artificiellement une Trilogie divine. Les textes du dernier Dick constituent l'aboutissement d'une carrière littéraire féconde : ils expriment un style propre, autonome, d'une forme achevée, totalement originale, qui appartient à Dick en propre et à nul autre. Cette forme finale est le dépassement triomphant de la dualité de la science-fiction et de la littérature générale qui le hanta pendant toute sa carrière. Nous en tenons pour preuve la définition qu'il donne de la bonne science-fiction dans une lettre de 1981 : elle consiste en « l'invasion de l'esprit du lecteur par l'idée d'une possibilité, de telle sorte que le lecteur, comme l'auteur, commence à créer au contact de cette idée ». Cette définition n'est-elle pas celle de la bonne littérature en général ? Si un roman peut nous émouvoir, nous toucher, nous concerner et nous donner à penser, n'est-ce pas que le sens profond de la création artistique est atteint ? Jusqu'au bout, Philip K Dick questionne l'unité de l'humanité et de la réalité. Ainsi ses écrits atteignent-ils l'universel, qui défie le temps, et trouve sa place parmi les grandes œuvres d'art, surtout si leur subversion les préserve des cénacles de la correction politique.

 

Notes :

1. II est impossible de se satisfaire de la traduction française, « Siva », qui évoque irrésistiblement une divinité Hindouiste, car le traducteur français a cru pouvoir se permettre l'omission du second « v ». L'anglais Valis signifie « système intelligent, vaste, vivant et actif ».

2. Des extraits ont toutefois été choisis et publiés par Lawrence Sutin sous le titre « In Pursuit of Valis », Underwood Miller, 1991

3. « Si vous trouvez ce monde mauvais, vous devriez en voir quelques autres » in Total Recall, 10/18.

4. La représentation du monde comme relevant d'une essence maligne, et l'introduction dans la transcendance de la possibilité d'un changement, une histoire divine en quelque sorte, sont des éléments de pensée profondément gnostiques.

5. Cette palmeraie est aussi évoquée à la fin de Deus Irae écrit en collaboration avec Roger Zelazny.

6. K.W. Jeter nuancera cependant ceci, en exposant le caractère stylisé, quelque peu fictif, des protagonistes du roman. Voir Larry Sutin, op. cit. p. 460. De même, la jeune femme qui meurt d'un cancer a survécu dans la vie réelle.

7. « Est réel ce qui subsiste alors qu'on cesse d'y croire », Philip K. Dick, Comment construire un univers qui ne s'effondre pas deux jours plus tard in Le Crâne, Denoël, « Présence du Futur ».

8. John Allegro s'est, depuis, rétracté.

[Chronique sous licence GNU Free Documentation License]

L'Aube du soleil noir 1

Nous sommes sur Erna, une planète colonisée par l'humanité il y a plus d'un millénaire et qui ressemble à la Terre comme deux gouttes d'eau. À ceci près que sur Erna, il y a le fae. Une force (« Viens du côté obscur de la Force, Luke… ») étrange, inhérente à ce monde, un pouvoir naturel qui semble régir toute vie, influer sur toute chose, jusque dans le cœur même des molécules… Si interagir avec le fae présente un danger certain, c'est aussi le moyen d'altérer son environnement, d'acquérir des pouvoirs susceptibles de faire de vous un véritable magicien. Car ce que peut offrir le fae est à la hauteur de ce qu'il peut prendre : cette force est toute puissante et c'est pas un truc de rigolos, c'est même capable de matérialiser la peur, les cauchemars les plus profonds enfouis dans le subconscient de l'être humain — d'où les vampires et autres joyeusetés qui hantent les nuits de ce monde charmant. Sur Erna donc, les hommes, trop occupés à lutter pour leur survie contre un environnement qu'ils ne comprennent que partiellement, ont pour la plupart perdu jusqu'au souvenir de la Terre. La science, altérée par le fae (les constantes de la physique terrienne, pour cause de fae, ne fonctionnent pas sur Erna), a pour ainsi dire disparu. C'est dans cette environnement médiévalisant que le prêtre guerrier Damien Vryce, tout juste arrivé à Jaggonath après un voyage éprouvant, a la mauvaise idée de tomber amoureux de Ciani, une adepte (c'est à dire quelqu'un maîtrisant le fae de façon innée comme pas possible) bien roulée qui ne tarde pas à se faire attaquer par des espèces de vampires psychiques qui lui dévorent une partie de sa mémoire, lui faisant, en conséquence, perdre tous ses pouvoirs. Les salops ! C'en est trop pour Damien qui, en compagnie de Senzei, sorcier de son état et fidèle compagnon de Ciani, entreprend de monter une expédition afin de retrouver les agresseurs de la belle. C'est sûr, ça va chier des rondelles !

Nous voici en plein dans ce que l'ami André-François Ruaud nomme la BCF, entendez la Big Commercial Fantasy (même si L'Aube du soleil noir n'est pas à proprement parler de la fantasy). C'est joliment tourné, efficace, mais pas vraiment révolutionnaire. Ceci dit, le présent bouquin n'a rien de scandaleux. La traduction est à la hauteur, le texte bien tourné, certaines ambiances tout ce qu'il y a d'efficace (à ce sujet, le prologue est un véritable petit chef-d'œuvre). Ce serait même fort divertissant si ce n'était si long. Car nous voici face au problème majeur de ce premier volume : L'Aube du soleil noir tire à la ligne comme c'est pas possible ! On poirote, on s'égare dans des atermoiements psychologiques inutiles et forcés, bref on finit, c'est inévitable, par s'ennuyer ferme. Et c'est particulièrement frustrant car, on l'a dit, il y a dans ce roman de véritables morceaux de bravoure.

Celia S. Friedman est une jeune autrice (à peine une quarantaine d'années) américaine. Si elle a déjà signé six romans, L'Aube du soleil noir est son premier titre traduit en français — une édition française qui, contrairement à l'américaine, a été coupée en deux volumes, la suite étant annoncée pour fin juin. Même si ce roman ne nous a pas complètement convaincus, il a néanmoins le mérite de révéler un nouveau talent somme toute assez prometteur, pour peu qu'il oublie cette vilaine habitude des digressions systématiques et du souci du détail débile. Bref, néanmoins, de quoi féliciter, une fois de plus, les éditions L'Atalante et attendre (avec une once de doute tout de même) La Citadelle des tempêtes1, qui clôturera ce diptyque artificiel.

Note :

1. Finalement publié sous le titre L'Aube du soleil noir - 2 (note de nooSFere).

La Perle à la fin des temps

Voici un time opera légèrement uchronique aux couleurs décalées du steampunk. Légèrement uchronique parce qu'il arrive à André Citroën, dans ce roman, des choses qui, de l'aveu même de l'auteur, ne se sont jamais produites dans la réalité. Ainsi, l'industriel ne s'est jamais rendu en Afrique.

C'est pourtant en Algérie, dans le Hoggar, que se déroulent les péripéties dont il est le protagoniste. Cependant, seule la biographie de Citroën et les événements qui y sont liés sont uchroniques. Le reste du monde est bien tel que nous le connaissons.

Décalé du steampunk parce que les épopées automobiles en Afrique du Nord de l'entre-deux guerres — 1924 — ne relèvent pas de la technologie de la vapeur. Les Années Folles — on évoque une jeune modiste (styliste), Gabrielle Chanel — ne sont plus la Belle Époque et le moteur à explosion est en train de triompher de la vapeur. Point de dandy romantique ni rien de gothique. Une fugace allusion à Isabelle Eberhart destinée à se plaquer sur Corinne/La Valide n'y changera rien. Pourtant, ce contexte n'appartient qu'au steampunk qui, de plus en plus, s'écarte de la période victorienne pour déborder sur tous les Temps Modernes.

C'est aussi un time opera. Enfin, c'est au time opera ce que le jus de raisin est au pinard. On y voyage bien dans le temps mais sans faire de vagues : c'est-à-dire de paradoxes. Le passé est intangible. Les voyageurs du temps ne faisant que conformer le présent — 1924 — avec leur passé. La Perle à la fin des temps est ainsi à cheval sur une frontière interne de la S-F.

Les événements, et deux autochenilles Citroën B2, convergent à la fois vers une caverne au fond du Hoggar qui abrite la perle à la fin des temps et vers un long chapitre final où tout se dénoue.

Le motif central du roman n'est autre que le conflit séculaire qui, au sein de l'Islam, oppose chiites et sunnites. Dans le futur, le monde est dominé par l'empire néo-Ottoman, dictature sunnite appliquant la Ghana et dont les dirigeants rêvent de l'immortalité du XIIe imam, « messie » des chiites disparu au IIIe siècle de l'Empire mais seulement mort en 1924, et encore pas tout à fait. Le plongeon dans la fontaine d'éternelle jouvence qu'est le lac souterrain de la Perle n'est pas sans conséquences. Ses cellules survivant toujours, les néo-Ottomans envisagent de le cloner grâce à Manat, une jeune femme qui est la protégée des Cyberderviches. Les chiites, en la personne de la Valide/Corinne, nourrissent d'autres projets pour lui vu qu'il est censé revenir peu avant la fin du monde. Projets qu'entend contrarier un éminent orientaliste ayant eu Corinne/la Valide comme élève, devenu immortel pour avoir fait le plongeon et légionnaire — car la Légion Étrangère est impliquée à ses dépens dans cette obscure affaire… Bien que très présents sur la scène, Citroën et Mattéo Campini ne sont en fin de compte que des seconds rôles quant à l'intrigue.

Le but poursuivi par Masali, à travers ce roman, est de montrer aux lecteurs que l'Islam peut se décliner de moults façons et le Coran s'interpréter de diverses manières. Ainsi, quand le Coran préconise aux femmes et filles de Mahomet de se voiler, est-ce aux seules épouses du Prophète et aux filles qui en sont nées ou, par extension, à toutes les musulmanes comme l'imposent les Talibans ? En l'occurrence, les intégristes choisissent l'interprétation la moins littérale. Ce que montre également l'auteur, c'est que l'interprétation — tout comme pour la Bible — est surtout fonction de la position sociale.

Sous des péripéties mouvementées, on tient là un roman à la fois érudit et fort intéressant. Masali parvient sans peine à présenter plusieurs facettes de l'Islam sans être didactique ni moraliste. Comme le Coran, La Perle à la fin des temps laisse le lecteur libre de sa lecture. Qui veut un roman d'aventures l'y trouvera, qui veut recevoir le message de l'auteur le pourra.

L'Homme aux semelles de foudre

Revoilà donc Mark Sidzik ! Le héros partagé de l'auguste maison Flammarion est de retour sous la plume d'Ayerdhal qui, naguère, s'était illustré dans ce genre d'exercice avec un « Macno » dont le principal mérite était d'être le premier.

« Quark Noir » propose de petits thrillers scientifiques s'inscrivant dans un futur immédiat. Le projet éditorial est sous-tendu par la volonté de défendre une certaine éthique, au point que l'on peut se demander s'il n'est pas parrainé par des comités bien réels. Plus que tout autre, Ayerdhal ne pouvait qu'être attiré par un tel projet.

Ayerdhal n'est plus ce qu'il était. Il est désormais un moraliste bien-pensant qui, à défaut d'être complètement creux, est franchement lourd et pompeux. Ici, le cadre et la courte distance l'ont contraint à ne point trop en faire. Préoccupé par la leçon de morale qu'il pense avoir à donner, il écrit un roman d'action sans jouer de l'implication spéculative, comme a su le faire Joëlle Wintrebert.

Markus Weinmar, ami de Sidzik et agent du WER, s'est mis au terrorisme, enchaînant les attentats contre des entreprises ayant investi dans les énergies propres comme des perles. Là, il faut opérer le distinguo entre propre et renouvelable. Parce que bien que renouvelables, les biocarburants n'en sont pas moins polluants que les fossiles ; ils produisent aussi des gaz à effet de serre alors que, non renouvelables, les carburants fossiles n'en produisent pas — ils ont leurs propres inconvénients. Comme le disait récemment M. Duffour, leader de la Confédération Paysanne au sujet de l'agriculture raisonnée : « S'il s'agit de polluer moins pour polluer plus longtemps, ce n'est bien sûr pas ce que nous défendons ». C'est cette tendance politico-éthique qu'Ayerdhal soutient. Sidzik est donc lancé dans une chasse à l'homme épaulé par les services de renseignements européens en la personne de l'amazone ayerdhalienne de service. Or, voilà que l'on prête à Weinmar des attentats qu'il n'a pas commis. Contre le projet (fictif) d'EDF Coriolis — un projet éolien tout à fait propre bien que technologiquement peu crédible (voir la postface). La rencontre aura lieu en Corse lors d'un colloque préparatoire à la CME (Conférence Mondiale sur l'Energie — sigle mal choisi puisque déjà utilisé pour Conférence Mondiale sur l'Eau ; sigle mal choisi donc mais lieu qui l'est tout autant alors que la guerre d'indépendance continue de faire rage dans l'Île de Beauté).

La réflexion la plus intéressante concerne EDF dont la production est principalement d'origine nucléaire. Ayerdhal souligne que son principal actionnaire est l'État ; ce qui lui permet la recherche à long terme, fondée sur les aspirations écologiques des citoyens. Dans le commerce de l'énergie, EDF fait figure à la fois de mouton à cinq pattes et surtout de mouton noir car, à l'inverse, l'industrie privée — financée pour une bonne part par les fonds de pension — , ne peut que se soucier de rentabilité immédiate. Dans 30 ans, ceux qui attendent rétribution de leur fond de pension seront morts ! Le pensionné qui finance le privé pense à son bref avenir tandis que le citoyen qui finance le public pense à assurer l'avenir de ses enfants…

Si, sur la forme, L'Homme aux semelles de foudre n'a pas de quoi casser trois pattes à un canard, le background est vecteur d'une réflexion intéressante. Quant au récit lui-même, il est facile mais assez remuant pour ne laisser nulle place à l'ennui. En passant.

Le Feu sacré

Avec Le Feu sacré, Bruce Sterling, connu comme chef de file du mouvement cyberpunk pour ses romans La Schismatrice, Les Mailles du réseau et son anthologie Mozart en verres miroirs, nous projette à une vie d'ici dans le futur. La vie de Mia Ziemann, économiste médicale californienne de 94 ans.

Ce qui frappe dans ce roman, c'est la pertinence des problématiques qui y sont soulevées, leur plausibilité — ou encore la médiocrité de sa traduction… Le Feu sacré parle de ce dont il faut parler. Alors que le taux de croissance de l'industrie médico-pharmaceutique ne fait que croître et embellir, Sterling le projette sur un siècle qui aboutit à une sorte de « meilleur des mondes ». La santé n'est nullement imposée et on n'est pas dans les formes du totalitarisme classique, mais dans un système basé sur l'exclusion. C'est la fameuse société où tout va à la santé, laquelle occupe la place centrale qui naguère était celle de l'agriculture. Les traitements de longévité ne bénéficient qu'à ceux qui ont eu une vie aseptisée, se sont astreints à rester en forme, tenus à l'écart de la mal'bouffe, abstenus de tout risque et, surtout, n'ont que peu coûté au système de santé, aidés en cela par les flics maternant du « Soutien Civique », intransigeants mais souriants gardiens d'une hygiène personnelle, chargés d'exclure les individus à risque. La longévité s'étant accrue, le pouvoir reste dans les mains de ses bénéficiaires, engendrant l'avènement d'une gérontocratie de fait. C'est une telle vie qu'a mené 94 ans durant Mia Ziemann.

Elle optera pour un traitement expérimental de réjuvénation des plus radicaux, qui va lui rendre le corps de ses 20 ans. Mais à 20 ans, on a du mal a supporter les contraintes drastiques qui vont de pair avec un tel traitement : à 20 ans, on veut vivre. Pas servir de cobaye. Elle s'enfuira donc en Europe pour y vivre comme une marginale, une clandestine. Elle y rencontrera de vrais jeunes tentant de résister à la gérontocratie en place.

Wanderjahr. Ces voyages qui forment la jeunesse. Ces rites de passage, au retour desquels le jeune était devenu un adulte sachant se débrouiller par lui-même, ont disparu de nos sociétés où les antipodes sont à 24 heures de vol et à portée de voix via le téléphone portable et le Net. La S-F est le révélateur de ce manque patent qui nourrit certaines de ses plus belles pages : Rite de passage d'Alexeï Panshin, L'Enfant de la fortune de Norman Spinrad, La Jeune fille et les clones de David Brin ou Molly zéro de Keith Roberts — sans exhaustivité. Comme ses prédécesseurs, Sterling a choisi de faire effectuer son voyage par une jeune femme, mais, alors que les suscités œuvraient dans le space opera ou le post-catastrophique, il a opté pour un futur prospectiviste dans le prolongement du monde contemporain. Cet éclairage révèle que l'Œdipe du XXIe siècle est une rupture forte entre mère et fille ; Mia Ziemann incarnant les deux rôles, la fille sous le nom de Maya. Ainsi, la police est vêtue du rose emblématique des petites filles. Les gérontocrates sont très majoritairement des femmes puisque les comportements autodestructeurs qui sont générés par le retournement masochiste de l'agressivité liée à la production de testostérone restent libres. Aux institutions des siècles passés a succédé une société matricielle, un cocon où les gens sont maternés en vue d'un ultraconformisme étouffant. Tous les hommes jeunes du roman apparaissent en révoltés caractériels, velléitaires et immatures. Cette société-là suffoque. La Terre toute entière n'est plus qu'un monstrueux hospice à l'échelle mondiale. Le traitement subi par Mia sera abandonné car il apporte une nouvelle jeunesse, y compris l'activité hormonale qui va avec, et non « l'éternelle vieillesse » qu'espéré cette société ménopausée.

Bruce Sterling nous propose une fin de l'Histoire peuplée de petits vieux — de petites vieilles, plutôt — , sains et frileux mais riches, gérant le présent pour que leurs lendemains ressemblent à hier. Un univers d'où les jeunes ne chasseraient plus les vieux au fil des générations mais l'auraient été une bonne fois pour toutes. Déjà aujourd'hui, la transmission du patrimoine ne se fait plus qu'au sein d'une frange de plus en plus vieille de la population. Il porte la contradiction au pays du consensus mou ; il a trouvé un bon angle d'attaque pour stigmatiser le danger géronto-féminin et l'involution inhérente. Les fins de l'Histoire n'ont-elles pas toutes en commun leur conservatisme ?

Bien que Bruce Sterling n'ait jamais été un auteur à la dynamique fulgurante, Le Feu sacré va faire l'effet d'une bombe dans le paysage de la S-F sociologique. Iconoclaste et à contre-courant, ce roman dynamite les thèses sociales en odeur de sainteté tant dans la S-F qu'en sciences humaines. Il pointe le danger insidieux parce que sous-jacent du consensus idéologique enthousiaste qui prévaut aujourd'hui. Il interroge sur l'avenir libidinal d'un monde d'où la pulsion de mort aurait été éradiquée pour accéder à un stade posthumain. Visionnaire.

Les Extrêmes

Invoquer en quatrième de couverture Thomas Harris ou Maurice G. Dantec relève du mercantilisme le plus vil, un mercantilisme qui part toutefois d'un bon sentiment : vendre au lecteur ainsi abusé un fort bon bouquin. Reste que ce n'est pas un thriller ni même un roman d'action. Certes, il y a ce qu'il faut de tueurs de masse, mais les massacres ont eu lieu six mois plus tôt. Malgré l'omniprésence de la réalité virtuelle, plus que des cyberpunks, c'est l'ombre de Philip K. Dick lui-même qui plane sur ce roman. L'ombre, car c'est du Priest, pas du Dick. Impossible de s'y tromper.

On a l'impression de dériver sur une zone morte du temps ; une fin de XXe siècle décalée par un seul aspect technologique : ici, une interface directe entre le psychisme et la virtualité. Dès 77, Priest nous avait entraînés dans les méandres d'univers virtuels avec Futur intérieur. Déjà, des êtres fragiles y cherchaient refuge alors que des prédateurs voyaient là s'ouvrir de nouveaux territoires de chasse. Déjà, Priest envisageait des univers s'imbriquant comme des poupées russes. Entre temps, le cyberpunk a déferlé et les arborescences d'univers des Extrêmes sont numériques. On retrouve ce sud de l'Angleterre cher à l'auteur, qui vit à Hastings. Après un Wessex fantasmé et le Wiltshire de Une Femme sans histoires, c'est donc le tour du Sussex. C'est là, à Bulverton on Sea, qu'une américaine, agent du FBI, vient faire le deuil de son mari abattu en mission. Pourquoi là ? Parce qu'à Bulverton a eu lieu un massacre simultané à celui où son mari trouvait la mort au Texas. Gerry Grove a descendu la Grand Rue, tirant sur tout ce qui bouge.

Teresa Simons est familière des ExEx (expériences extrêmes), pour les avoir utilisées durant sa formation au FBI. C'est une femme pas tranquille du tout, très priestienne — qui n'est pas sans évoquer la Julia de Futur intérieur —, pareille à une vitre fêlée par un impact que le moindre souffle pourrait faire voler en éclat. Ainsi arrive-t-elle à Bulverton…

On distinguera deux parties en lisant Les Extrêmes. Dans la première, une femme, une étrangère étrangère à elle-même, vient traîner ses gros sabots dans une petite ville meurtrie, traumatisée par un drame collectif. Dans un second mouvement, l'usage des équipements ExEx commerciaux conduit à un grand dérapage dickien dans les multiples scénarii virtuels possibles. La vitre — la vie de Teresa Simons — explose en une foultitude d'éclats, comme les fragments d'une rose en hologramme — l'image de Gibson convient bien. Elle explose comme Megan, la sœur jumelle devenue amie et double imaginaire, a explosé quand elle a tiré dans le miroir de la chambre parentale avec le pistolet de son père.

Je m'étais demandé quelle mouche avait bien pu piquer Christopher Priest pour le pousser à rédiger la novélisation du dernier film de David Cronenberg, eXistenZ. Après avoir lu Les Extrêmes — qui est paru en anglais en 97, avant eXistenZ donc —, force est de constater que Priest était, hormis feu Dick, de loin l'auteur le mieux indiqué pour cette tâche. À se demander si la lecture des Extrêmes n'a pas été l'influence prépondérante de Cronenberg qui a signé le scénario d'eXistenZ

Si le thème est on ne peut plus dickien, l'interprétation a toutes les qualités qui font de Priest un auteur majeur. On retrouve cette justesse psychologique si caractéristique, cet art de peindre une fragilité dansant sur le fil du rasoir, au risque de la schizophrénie. Si ce n'est pas son plus grand livre, ça n'en est pas moins du haut de gamme.

Billet sans titre

Une fois n'est pas coutume, le blog Bifrost vous convie à l'autopsie de la couverture du Bifrost n°64, une image d'Aurélien Police truffée de références à l'œuvre de Jérôme Noirez !

Billet sans titre

Attention, dernier jour pour télécharger gratuitement la nouvelle L'Épouvantail de Roland C. Wagner !

Billet sans titre

La version ePub de Burndive a été mise à jour. Téléchargez-la gratuitement depuis votre bibliothèque si vous avez déjà acheté le livre en version numérique.

Substance mort

« C'était un type qui passait ses journées à se secouer les poux des cheveux. Le toubib lui dit qu'il n'avait pas de poux dans les cheveux. Après être resté huit heures sous la douche, debout sous l'eau chaude à souffrir le martyre, heure après heure, à cause de ses poux, il sortait et se séchait, et il trouvait encore des poux dans ses cheveux ; en fait, il en trouvait partout. Un mois plus tard, il en avait dans les poumons. »

C'est ainsi que commence ce livre, relation romancée des rapports que Dick eut avec le milieu junkie, pendant toute l'année 1971 au cours de laquelle — pratiquant la politique de la porte ouverte — sa maison devint le repaire des drogués, dealers et marginaux de la Baie, ainsi qu'au début de 1972, lors de son séjour volontaire dans un centre de désintoxication.

À travers la trajectoire du toxico Bob Arctor, qui est également l'agent des stups Fred, chargé un jour par ses supérieurs (qui ignorent son identité réelle, l'apparence physique des agents leur étant masquée par un ingénieux complet brouillé — seul artifice S-F indispensable à l'histoire) d'espionner… Bob Arctor, Dick met en scène des personnages qu'il a connus, des anecdotes et des situations dont il a été témoin. Il narre la déshumanisation, la destruction de l'individu (poussée à son extrême par un habile renversement de la logique : Fred en vient à ne plus avoir conscience qu'il est aussi Bob Arctor…) provoquées par la drogue. Il relate les discussions oiseuses et sans but ni fin des accros, révélant la vacuité de leur existence.

Cela pourrait être une démonstration pesante. Cela pourrait être piteusement risible. Voire geignard, sur le mode « regardez comme nous avons souffert ».

Il n'en est rien.

Car l'auteur utilise un style plat, il raconte, sans fioritures, mais fait une nouvelle fois preuve de son humour noir et grinçant (comme un des drogués du livre, « il avait conservé le don de voir le côté drôle des choses malgré sa piteuse condition personnelle »). Il ne porte pas de jugement de valeur sur ses personnages, au contraire, il les aime, il parvient à faire entrevoir la lueur d'humanité, de charité, qui subsiste dans ces individus paumés et dérisoires égoïstement obsédés par leur prochain hit, leur prochain rêve. Il montre que le mal de la drogue contamine même ceux qui la combattent (« La nuit, quand je n'arrive pas à dormir, je me dis que, merde, on est encore plus froids et calculateurs qu'eux », avoue un agent des stups). Il remet une fois de plus en cause les faux-semblants (Bob Arctor n'est pas le seul à ne pas être ce qu'il paraît être), même si dans Substance Mort il ne remet pas vraiment en question la nature de la réalité.

Et il signe là un chef-d'œuvre douloureux, un roman terrible, qui frappe au cœur, fort, et que seule une petite fleur bleue empêche de refermer avec un sentiment de désespoir.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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