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Critiques de Bifrost

L’exoplanète féministe de Joanna Russ

Alors que les lecteurs de science-fiction français (re)découvrent Joanna Russ (1937-2011), la romancière avec L’Humanité-femme, réédition de son roman The Female Man chez Mnémos (précédemment paru en 1977 chez Robert Laffont sous le titre — assez misogyne — L’Autre moitié de l’homme), voici que sort un petit recueil sur sa prose hors fiction. Choisis et traduits par Charlotte Houette et Clara Pacotte, membres du groupe de recherche EAAPES (Exploration des Alternatives Arrivantes de Provenance Extra-Solaire), ces différents documents nous montrent Joanna Russ, la femme derrière la romancière et nouvelliste si peu traduite en France. Universitaire, amie au long cours de Samuel Delany, féministe et lesbienne fière de sa sexualité, mais également correspondante d’autres grandes dames de la SF comme Ursula Le Guin ou James Tiptree Jr, Joanna Russ n’avait pas la langue dans sa poche et pouvait avoir la plume acérée ou d’une douceur extrême suivant les sujets et les correspondants.
En choisissant des documents variés proposés à la traduction, les deux traductrices donnent à voir non seulement les différentes facettes de Joanna Russ, mais également du petit monde de la science-fiction américaine de la fin du vingtième siècle. Et certains textes comme « Cher collègue, je ne suis pas un homme honorifique » n’ont pas pris une ride et trouvent un écho troublant dans certaines réactions masculines de l’ère #MeToo et les fameux « Not All Men » ingénument hypocrites à chaque nouvelle affaire. D’autres comme « Sur Mary Wollstonecraft Shelley », « Amor Vincit Foeminam : la bataille des sexes dans la science-fiction » ou « A Boy and His Dog, la solution finale » s’avèrent des critiques littéraires jubilatoires par leur ton, et érudites par leur contenu. Encore plus intéressantes, les différentes correspondances présentées entre Joanna Russ et Alice B. Sheldon (plus connue à l’époque sous son pseudonyme de James Tiptree Jr), Monique Wittig ou Dorothy Allison qui montre les coulisses de l’écriture et les préoccupations multiples de ces écrivaines, ne se limitant pas du tout à la publication.
Bien qu’il ne fasse que 200 pages, ce petit livre s’avère très roboratif et intéressera les curieux et curieuses des coulisses littéraires et notamment de sa frange féministe. Si vous n’aimez pas quitter les rives de la fiction, passez votre chemin. Si en revanche, vous aimez les débats intellectuels vifs, ou voir ce qu’il se passe derrière le miroir, alors faites-vous plaisir et piocher à votre guise d’un texte à l’autre.

Le Chien de Guerre & la Douleur du Monde

Œuvre de fantasy, ce roman compte au nombre des textes importants de Michael Moorcock. Il prend place dans notre monde, au XVIIe siècle, durant la Guerre de Trente Ans, peu après le sac de Magdebourg (1631). En rupture de ban par crainte de la peste, Ulrich von Bek, qui a pris part à ce sac, traverse une Allemagne dévastée. Jusqu’à une contrée silencieuse et sans vie où se dresse un château épargné par les vicissitudes de l’époque : Le pied sur Terre de Lucifer. Après qu’il a rencontré Sabrina, une esclave de Satan ayant servi à le ferrer, le Prince des Ténèbres vient lui proposer un marché : se mettre en quête du Saint Graal et le lui rapporter afin que l’Ange Déchu puisse racheter sa place au Paradis, ainsi que toute la douleur du monde, avec en prime son âme déjà damnée et celle de Sabrina si toutefois le Prince des Menteurs a dit la vérité. Cette première partie pleine de questionnements métaphysiques est la plus intéressante du livre.

Le seconde partie (non matérialisée) relève de la fantasy moorcockienne classique et aventureuse : on y voit von Bek, accompagné du Kazakh Sadenko — le pendant de Tristelune auprès d’Elric, et qui joue le même rôle littéraire, dont celui d’apporter des dialogues qui fluidifient le récit. Tous deux parcourent une Europe à feu et à sang, ainsi que la Mittlemarch, où l’on retournera à l’occasion pour d’autres volumes de la série von Bek. Le Chien de guerre et la douleur du monde est rattaché au multivers moorcockien notamment par les présences de la reine (des Épées) Xiombarg, et surtout celle du chevalier des Épées, Arioch, ici duc des Enfers en rébellion contre Lucifer, tous deux issus du cycle de « Corum ». La quête confiée à von Bek par le diable n’est pas du goût de toutes les puissances Infernales, et Satan n’est lui-même plus guère en odeur de sainteté aux Enfers. Ainsi revient-on à davantage de considérations métaphysiques pour la conclusion, qui fait le lien avec nombre de récits d’inspiration mythologique tel que Le Crépuscule des Dieux, bien qu’il soit ici davantage question de la mythologie du Livre.

Avec ce roman, Michael Moorcock fait véritablement œuvre de fantasy spéculative ; un genre qui d’ordinaire ne s’y prête guère — l’immense majorité étant assertive. Moorcock invite ici à une spéculation métaphysique avant tout. Il ne nous propose par le sempiternel affrontement manichéen si cher à Tolkien et ses émules. En filigrane, la question posée in fine demeure, comme souvent chez Moorcock : bons ou mauvais, n’est-il pas préférable que l’homme fasse ses propres choix (plutôt que de laisser ceux-ci entre les mains des dieux) ?

Swa

Ce volume réunit trois romans de Daniel Walther (1940-2018) : Le livre de Swa, Le destin de Swa et La légende de Swa, parus au début des années 80. Peu de textes de l’auteur bénéficient d’éditions récentes, si ce n’est le court roman Les Voyageurs disponible depuis l’année dernière aux éditions du Typhon. Le point commun entre les deux ? Richard Comballot, qui signe la postface de ce dernier ouvrage et la préface du volume qui nous intéresse.

Trilogie de science-fantasy, Swa nous présente les aventures du jeune héros éponyme, que tous ceux qu’il croise trouvent rudement intelligent et sacrément spécial. Pour les femmes, ajoutez aussi diablement attirant. L’action se passe dans un futur post-apocalyptique, après la guerre de Cristal qui a renvoyé l’humanité quelques siècles en arrière. Swa vit dans une citadelle où un grand destin de sage l’attend, mais qui sera contrarié par une voix dans sa tête, venue du dehors, là où les humains sont réputés barbares et dangereux par les tenants de l’ordre. Commencent alors moult péripéties dont il se sortira, car, on vous l’a dit, le bonhomme est brillant.

Science-fantasy parce que, notamment, au milieu de ces combats à l’arme blanche et de ces affaires de légende, se trouvent aussi des pistolets lasers, des automates et une station orbitale. Mais aussi de la télépathie et des rêves prémonitoires. Un mélange des genres qui aurait pu être savoureux. L’onomastique trace des correspondances avec le passé : ainsi ce Khan, implanté après les steppes, au fin fond de l’est, ou encore ce Pacha, chef pirate entouré de noms comme extraits du monde méditerranéen.

Dans la préface, un extrait de l’interview menée pour le dossier du Bifrost 48, numéro lui étant consacré, nous apprend que Daniel Walther en choisissant de se tourner vers la « littérature populaire » en a tiré une écriture « plus lisible ». C’est une façon de voir les choses. Fade et ampoulée en serait une autre.

Dans le monde de Swa, ça torture, ça tue et ça viole à tout-va. Les scènes de sexe sont caricaturales et c’est la foire aux braquemarts. Dans la première partie, chaque nouveau personnage dont il sera question du pénis en possédera un semblant plus gros et plus dur que le précédent — subversif et novateur ! Swa multiplie les conquêtes, pendant que Lsi, celle qu’il aime et qui heureusement peut passer au-delà de ses trahisons (avoir un destin, ça aide), l’attend, toute éplorée. C’est lubrique et malaisant. On souffle fort.

Il en ressort une impression d’avoir lu une énième compilation de péripéties, payée à la ligne, avec un héros si extraordinaire qu’il porte sa légende sur lui, bien malgré lui et sans qu’on sache pourquoi. Mnémos prévoit de poursuivre ce travail patrimonial avec la réédition d’un recueil de nouvelles de Daniel Walther, peut-être un format lui convenant mieux.

Focus Le chevalier aux épines

Jean-Philippe Jaworski, le 24 janvier dernier, menait enfin sa trilogie du Chevalier aux épines à son terme, concluant un nouvel arc narratif dans la série des « Récits du Vieux Royaume ».

Deuxième volume de cette histoire, Le Conte de l’assassin signait le retour de Don Benvenuto, incontournable figure du Vieux Royaume et irrévérencieux narrateur de Gagner la guerre (2009). Ainsi l’auteur y renoue avec le ton gouailleur qui avait fait le sel de son premier roman. Tant la narration que les dialogues semblent manifester le plaisir de son créateur à écrire le point de vue du Chuchoteur, dont le langage et les manières, bien moins châtiées que ceux des chevaliers bromallois, apportent à l’intrigue le panache et l’humour qui manquaient à son premier volume. Mais le changement de ton n’apporte pas seulement à l’entre-deux une respiration salutaire : elle complète, en leur apportant un relief nouveau, les évènements du premier volume par le point de vue du parti adverse.

Que les amoureux du style incomparablement riche de l’auteur se rassurent : il n’était pas question pour le père du Vieux Royaume de renoncer à cet exercice d’écriture, véritable tour de force que constitue l’élaboration d’une œuvre se nourrissant d’un tel travail sur la langue. Le débat des dames (2024), troisième et dernier volume, retourne à la belle société bromalloise pour offrir de savoureux échanges entre ses protagonistes, dans lesquels l’auteur se manifeste plus que jamais au sommet de son art. Le vocabulaire est, comme toujours, d’une précision chirurgicale, tenant ici compte tant des registres que de l’époque de référence. Jaworski n’est par ailleurs pas avare en descriptions de lieux, de panoramas, d’ambiances et d’atmosphères qui, bien qu’elles alourdissent considérablement le récit, n’en demeurent pas moins sublimes et d’une puissance évocatrice rare. 

Il faut enfin accorder à l’auteur de n’avoir pas fait les choses à moitié. Jaworski ne s’est pas contenté d’invoquer les thèmes phares de la littérature médiévale pour le simple plaisir de se prêter à l’exercice. Chevalerie et amour courtois s’inscrivent ici pleinement au cœur d’une intrigue soigneusement structurée pour y incarner de véritables enjeux dont dépendent le dénouement de cette histoire. Sur ce point encore, l’auteur ne fait pas mentir une réputation ébauchée avec la série des « Rois du monde » et s’est pleinement emparé de son sujet, éventant au passage les craintes qui pouvaient encore planer sur ce nouvel arc de voir sa conclusion suspendue pour un temps indéfini. Certains, peut-être, lui reprocheront de ne pas lever suffisamment le voile sur une partie des mystères entretenus tout au long des trois volumes. Il y met pourtant un merveilleux point final, véritable main tendue vers le lecteur et l’invitant à devenir, à rebours, un protagoniste à part entière de son récit. 

Bouclée d’une main de maître, cette trilogie ne fait que confirmer son auteur, s’il était encore besoin de le faire, au rang des meilleurs écrivains de la fantasy francophone contemporaine.

Les Oiseaux d’Argyl

Après plus d’un demi-siècle de carrière, Christian Léourier se voit célébré par les éditions Argyll avec ce recueil de nouvelles qui, même s’il ne prétend pas être exhaustif, offre néanmoins une large sélection de vingt-sept textes, présentés chronologiquement. Et c’est sans doute son principal défaut. Car force est de constater que sa production des années 70, qui compose la première moitié du recueil, a fort mal vieilli, et qu’il faudra faire preuve d’une persévérance à toute épreuve et d’une bonne dose de masochisme pour parvenir à bout de ces histoires qui n’évitent aucun des clichés de l’époque, convaincues que de bonnes intentions et de bons sentiments suffisent à faire de bons textes (bouh ! pas beau la guerre, halala ! la solitude des grandes villes de béton, ouin ouin ! l’État-policier nous surveille, ad nauseam). Les rares nouvelles lisibles de cette époque ont la bonne idée d’aller puiser leur inspiration dans la science-fiction américaine des années 50, qu’elles mettent en scène des freaks extraterrestres on ne peut plus sturgeoniens (« La Roulotte ») ou d’amusantes premières rencontres avec des civilisations aliens qui tournent mal (« Point de vue », « Le Jour de gloire »).

Et puis, arrivé à mi-parcours, tout change. Sur le fond, les valeurs que défend Léourier et les combats qu’il mène demeurent identiques, mais désormais il sait leur donner une forme autrement plus enthousiasmante. Qu’il mette en scène une société ultra-capitaliste où les pauvres n’ont d’autre recours pour payer leurs dettes que de vendre leurs organes (« Toute chose à un prix ») ou qu’il dénonce les manœuvres d’un État pour assurer la pérennité de son système au détriment de ses citoyens (« Le Syndrome de Fajoles »), il le fait avec suffisamment de nuance et de chair pour emporter l’adhésion. Par ailleurs, ses nouvelles sont de plus en plus nombreuses à se tourner vers l’ailleurs, vers un exotisme dans lequel on le sent particulièrement à l’aise et inspiré : un duel virant à l’obsession entre un explorateur terrien sur un monde inconnu et un gigantesque rapace (« Les Oiseaux d’Argyl ») ; l’évolution d’une société primitive qui connaît un brutal coup d’accélérateur (« Celui qui parle aux Morts ») ; et puis, surtout, cette sidérante communauté humaine qui s’est dévelop- pée à l’intérieur du corps de gigantesques mastodontes (« Les Hôtes »). Parmi les autres nouvelles qu’on conseillera volontiers, citons l’histoire de Peter Pan et ses Enfants perdus réinventés en loubards des années 60 (« Blues pour un garçon perdu »), l’impact des mésaventures d’un naufragé spatial sur une civilisation extraterrestre (« Ismaël, Elstramadur et la destinée »), sans oublier la suc- culente « Une Faute de goût », mêlant avec maestria diplomatie et gastronomie. Il aura fallu souffrir pour parvenir jusque-là, mais la qualité de cette seconde moitié l’emporte de loin sur la médiocrité de la première.

Éclats miroitants

Alix E. Harrow, lauréate du prix des lecteurs Bifrost 2020 pour sa nouvelle « Guide sorcier de l’évasion : atlas pratique des contrées réelles et imaginaires » (cf. Bifrost 99), poursuit son travail de réécriture des contes. Ce second volumes des « Contes fracturés » est la suite directe d’Éclats dormants (cf. Bifrost 111), et non pas une variation indépendante autour d’un autre conte. On retrouve donc Charm, Prim et surtout Zinnia, quelques années après la fin du premier volume. Cette dernière continue de sauter allègrement d’un univers à l’autre, découvrant autant de variations de la Belle au bois dormant. Jusqu’au jour où un grain de sable vient se glisser dans la mécanique. L’héroïne se retrouve ainsi face à une Blanche-Neige ! Puis bien vite une Méchante Reine. L’univers se détraque à force de supporter ces voyages, et le monde de Zinnia commence à en subir les conséquences.

Son amitié avec Charm est au point mort et ces nouvelles aventures la mettront à rude épreuve. Le péril est grand et le saut d’une dimension à l’autre ne sera pas de tout repos.

Réflexion sur le bien et le mal — et la volatilité de ces notions —, sur le destin et le libre-arbitre, cette novella se lit rapidement et sans déplaisir, Alix E. Harrow jouant habilement sur le côté méta pour évoquer d’une plume complice, la fantasy, les contes ou d’une manière plus générale les clichés en littérature. Le personne de la Méchante Reine sans nom est l’occasion pour l’autrice de réinterroger cette figure archétypale des contes (et de la fiction en général), dans une perspective féministe fort à propos. Le bémol principal sur le fond, qui peut ne pas en être un pour une part du lectorat, réside dans le côté young adult du texte, qui se ressent très fortement dans les dialogues et pensées de Zinnia, jusqu’à en être par moments un peu lourd.

Le bémol principal sur la forme reste le même que pour le premier tome : le prix ! L’histoire s’arrête page 207 et ensuite, biographie, remerciements, promo et chapitre du volume précédent… C’est d’autant plus incompréhensible qu’il est nécessaire d’avoir lu Éclats dormants avant. Ce qui, il est vrai, est loin d’être explicite.

La parenthèse des « Contes fracturés » se referme et l’on attend la prochaine livrée d’Alix E. Harrow, pas franchement emballés par cette duologie, mais confiants pour la suite !

Instanciations

Structuré comme un recueil de trois textes, Instanciations n’est pas vraiment un fix-up ; il s’agit plutôt d’un roman en trois parties reliées par deux longues ellipses. On y suit Sagreda, une femme qui se réveille dans une caverne (coucou, Platon !) sans savoir où elle est ni même qui elle est. Très vite, elle découvre qu’elle est une « comp », une conscience artificielle construite à partir de la numérisation de plusieurs personnes réelles et qu’elle a été placée dans l’univers virtuel d’un jeu vidéo pour servir de figurante, de « NPC ». À la manière d’un Spartacus numérique, elle va entraîner d’autres comps dans une héroïque tentative pour s’affranchir de la tutelle de l’AsServeur, le programme qui contrôle le jeu et a droit de vie et de mort sur eux. Cette épopée leur fera traverser de nombreux mondes, comme un Londres victorien peuplé de vampires, une Vienne sous le joug nazi où l’on discute logique formelle, ou encore un univers à l’étrange géométrie non-archimédienne. Présenté ainsi, on pourrait croire qu’Instanciations se résume à une version geek de La Grande évasion, où le creusement de tunnel (littéralement mis en scène dans le premier texte) est remplacé par l’exploitation des bugs dans la programmation des différents MMORPG.

Mais comme toujours avec Egan, il y a bien plus que cela. Instanciations interroge sur la nature de la conscience, thème cher à l’auteur de la Cité des permutants. C’est aussi, bien sûr, un texte où les sciences ont une place importante. Egan n’hésite pas à traiter en profondeur de sujets complexes relevant de la physique ou des mathématiques, et à y entraîner son lecteur, le perdant parfois un peu en route (ah, l’arithmétique triadique !), mais l’émerveillant toujours. D’autres aspects du roman, plus politiques, méritent d’être soulignés : le rôle central qu’y jouent les personnages féminins, ou encore la description de l’AsServeur, un démiurge stupide, mû par l’appât du gain et indifférent aux créatures qui travaillent pour lui.

Si ces aspects ne surprendront pas les connaisseurs de l’œuvre d’Egan, on découvre avec Instanciations un auteur plein d’humour. Il y a une fantaisie, une espièglerie dans les mondes farfelus inventés par Egan, comme le soulignent les personnages, à la fois prisonniers de ces univers et conscients de leur absurdité. Ainsi, cette description du jeu qui sert de cadre à la dernière partie : « Inglourious Basterds rencontre… le documentaire sur Kurt Gödel que Werner Herzog n’a jamais tourné » (p. 162), ou encore la gouaille de ces comps qui ressemblent à des enfants tirés d’un livre de Dickens et confrontés aux pires clichés du roman gothique.

On peut enfin trouver dans Instanciations une très intéressante réflexion sur le travail d’auteur de SF. Ainsi, Egan critique le roman de science-fiction à l’origine de l’univers du premier texte, bâti sur une physique dont il démontre l’absurdité à l’aide d’expériences de pensée empruntées à Galilée et Einstein. Sous la plume de l’auteur de « Orthogonal », la pique est particulièrement savoureuse. De même, faire de Gödel un personnage central du dernier texte n’est pas anodin, et celui-ci peut se lire comme une transposition des travaux du mathématicien autrichien à la création d’univers fictifs que l’on cherche à rendre cohérent pour mieux « suspendre l’incrédulité ». Cette partie se conclut d’ailleurs par une allégorie vertigineuse du théorème d’incomplétude, quand un dispositif de réalité virtuelle cherche à convaincre son utilisateur qu’il est retourné dans le monde réel.

Avec Instanciations, les fans du maître australien se sentiront en terrain connu, mais ce roman plus léger que d’habitude, rythmé par l’action, non dénué d’humour, devrait achever de convaincre les inquiets de la hard science d’entreprendre l’escalade de cet incontournable monument de la SF qu’est Greg Egan. Vertige assuré !

La Cité des Marches - Les Cités divines T.1

Jadis les Continentaux – un genre de Russes – étaient les maîtres du monde ; armés de miracles produits par les Divins, ils asservirent tous les pays environnants. Jusqu’à ce qu’une colonie, Saypur – un genre d’Inde –, se soulève et botte miraculeusement l’arrière-train des dieux qui, dans leur débâcle, entraînèrent avec eux toute leur création, ne laissant qu’un pays fracturé et incomplet.

Or, certains miracles opèrent encore dans la ville de Bulikov, et un historien saypurien chargé de les étudier est brutalement assassiné. Patatras !

Autant évacuer ce point très vite : La Cité des marches ressemble aux « Maîtres Enlumineurs » sur bien des aspects. Il s’agit encore d’urban fantasy, et nous suivons encore un duo composé d’une femme des plus capables et d’un homme-tas-de-muscle-au-passé-trouble. Encore une fois, l’action démarre sur les chapeaux de roue et ne s’arrête qu’à… la fin. C’est la force de RJB, fournir un page turner sans remplissage, sans cliffhanger énervant. Un personnage est assommé ? Il suffit de tourner la page pour savoir où il se réveille. Autre similitude : la colonisation, un thème majeur de cette nouvelle série. Toutefois, elle prend ici une place bien plus centrale dès le début. Shara, l’héroïne, incarne une élite coloniale au passé de colonisé. La réponse des colonisés à leurs colonisateurs est l’interdiction de la plus simple mention des dieux et de leurs miracles. De leur civilisation, en somme ; un acte d’acculturation total. C’est cette contrainte, cet interdit qui va structurer tout le récit. Shara suit la trace d’Efrem, l’historien assassiné, reprend ses recherches et dresse un parallèle saisissant entre la déchéance présente du Continent et son passé glorieux, ses légendes et ses artefacts magiques. En cela, La Cité des marches diffère de la saga déjà évoquée. Dans celle-ci, l’univers est intégralement structuré par un système arcano-informatique ; ici, la magie est un souvenir mythique et dangereux. L’omniprésence des Enluminures et leur logique particulière impliquait une constante explication, ce qui pouvait appesantir le récit. Ici, l’immersion doit plus au merveilleux – pas scientifique, donc – ou au registre mythologique. L’esthétique s’en ressent également beaucoup, les autels décatis ou les créatures difformes que l’on pourra croiser convoquent un imaginaire plus organique, pour ne pas dire plus sale, qui flirte volontiers avec le fantastique horrifique des débuts de l’auteur. Enfin, ces morceaux de ville mythique, de culture prohibée et leur apparition stroboscopique rappellent par moment le postulat de base de The City & the City de China Miéville. Il y aurait, comme qui dirait, des trucs qu’on ne devrait ou ne voudrait pas voir dans une ville. La Cité des marches est une cavalcade féconde en réflexions, et si ce tome-là sert d’exposition, la suite devrait encore plus casser des briques.

La Maison aux pattes de poule

Un héritage. Voilà ce qui attend les enfants Yagga, le frère et la sœur, qui ne se sont plus vus depuis dans années. C’est que lui, Isaac, a des semelles de foudre. Un jour ici, l’autre là, une vie de bohème, une vie de hobo, moitié clochard céleste, moitié poète à la resquille aisée, une vraie anguille. Le Roi caméléon, car doté d’une étrange aptitude, celle de singer quiconque, jusque dans les plus infimes détails, jusqu’à s’en oublier lui-même. Elle, la vingtaine, travaille de ses mains. Il faut dire que Bellatine, « elle a les paumes pleines d’une ardeur de fournaise ». Une ardeur aux conséquences qui la terrifie, l’ensauvage, la contraint à garder son monde à distance. Si Isaac est d’une onctuosité scintillante et maligne, Bellatine est d’une dureté angulaire granitique. Et les voilà tous deux réunis dans le port de New York, devant cette caisse gigantesque venue d’Ukraine, de si loin, de si longtemps aussi. Qui y a-t-il au sein du conteneur ? Une maison. Pourvue de pattes. Une maison aux pattes de poulet. Oui oui. Vivante, en somme. Qui marche. Court, même et surtout. Et pourquoi court-elle ? Que fuit-elle ? L’horreur, les pogroms, l’histoire du Vieux monde, celle d’une violence aveugle, définitive. Et Ombrelongue, bien sûr, venue pour finir le boulot, à travers le temps…

Ce roman est l’histoire de Baba Yaga et de Pieds-de-chardon, sa demeure. L’histoire d’une famille juive déracinée, migrante, au cœur d’un pays qui cherche les siennes, de racines, dans les bagages fantômes de ceux qui l’ont construit. L’histoire d’Isaac et Benji, son ami des chemins de traverses, des Yaga et de leurs marionnettes, de Bellatine et de son Embrasement. Il est question de lignées, de mémoires, de famille. De comment le passé peut réparer le présent, et inversement. L’histoire des histoires, et de l’importance cruciale de ces dernières en ce qu’elles façonnent les mythes, et avec eux les liens, donnent du sens et réenchantent le monde. L’histoire de femmes puissantes, enfin, qui sont le fil d’une mitochondrie ancestrale, millénaire.

GennaRose Nethercott signe ici un roman riche et foisonnant qui brasse large, dans une langue tout aussi riche, inventive, imagée – on s’incline, et comment, devant le travail remarquable d’Anne-Sylvie Homassel, qui a restitué l’ensemble dans un français tout ce qu’il y a d’épatant. Un premier roman, qui plus est, entre les mythologies universelles d’un Neil Gaiman et le folklore américain d’un Ray Bradbury, parfois un poil long mais qu’importe. « Ne vous approchez pas de la maison de Baba Yaga, sinon elle vous plantera une bougie dans le crâne pour vous transformer en lanterne. » Trop tard, et tant mieux : nous voilà tous devenus Jack-o’-lantern par la magie des mots.

Un beau livre.

 

L’Ère de la supernova

Une supernova explose à huit années-lumière de la Terre, et l’humanité découvre que son temps est compté : dans dix mois, les enfants de moins de treize ans seront les seuls survivants sur la planète, l’ADN de leurs aînés étant irrémédiablement endommagé. Comment les préparer à vivre dans un monde sans adulte ? Telles sont les prémisses de Liu Cixin, pour le moins vertigineuses (et qui ne manquera pas de renvoyer le lecteur à un paquet de références, à commencer par « Seuls », la BD best-seller de Vehlmann et  Gazzotti chez Dupuis).

Nous suivons, dans la première partie du roman, la stratégie mise au point par les Chinois pour assurer la continuité des tâches, du chef de gouvernement au simple ouvrier, et pour assurer une certaine pérennité culturelle dans un territoire bientôt peuplé par 300 millions d’enfants. C’est l’occasion pour Liu Cixin de nous inviter à une réflexion sur l’éducation, l’apprentissage, le potentiel des enfants… mais aussi la capacité des adultes à donner à la jeune génération les meilleures chances de survie dans une situation extrême.

Reste que les motivations des uns ne sont pas celles des autres. Comment, mais aussi pourquoi gérer un pays quand on n’a pas
plus de treize ans dans un monde d’abondance où imposer quoi que ce soit par la force est exclu ? Le jeu pourrait-il devenir le moteur de la survie ? Faisant le pari d’une évolution des sociétés enfantines à un rythme comparable dans les pays industrialisés, l’auteur nous plonge alors dans un monde plus vaste, confrontant différentes visions, ce que signifie « jouer » dans la culture américaine et chinoise, par exemple… Visions dont il décrit, implacable, les conséquences cruelles, sanglantes et logiques sur l’évolution des différentes sociétés. Bien entendu, et heureusement, l’imagination des enfants les conduira sur des voies nouvelles…

Avec L’Ère de la supernova, Liu Cixin livre un roman étonnant. Sans oublier de rendre hommage aux enseignants et aux parents, il nous conduit, nous, adultes, à faire un pas de côté pour revisiter notre représentation de l’enfance. Et nous projette – une expérience perturbante – dans un monde où tout ce que nous connaissons pourrait perdurer, mais où tout est à construire de nouveau. Résolument optimiste mais en rien naïf, avec une approche très rationnelle, quand bien même on y trouvera quelques facilités, Liu Cixin propose au lecteur un voyage radical vers un monde nouveau, un monde des possibles. Alors pourquoi attendre l’arrivée d’une supernova pour nous y mettre ? Liu Cixin fait dire à son narrateur qu’il « n’a rien accompli de son existence à part quelques œuvres littéraires très dispensables à la fin de l’ère commune. » Ne le croyez pas : ce roman vous fera voir le monde autrement. Si ce n’est pas là l’essence de la science-fiction…

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