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La Mort et le Météore

Malgré lui, un fonctionnaire mexicain planqué au ministère de l’Immigration, dont le lecteur ne connaîtra jamais le nom, se retrouve en charge de la migration des Kaajapukugi vers une terre de refuge au Mexique. Ces Indiens d’Amazonie, une cinquantaine d’hommes, ont derrière eux une longue histoire faite de recombinaison, de renaissance et de destruction. Flanqué de l’étrange Boaventura, ethnographe raté auto-érigé en protecteur, le jeune bureaucrate va aider le peuple mazathèque du Huautla à accueillir les Kaajapukugi. Mais l’improbable se produit : ceux-ci se suicident à peine arrivés à bon port. Peu après, c’est Boaventura lui-même qui est retrouvé mort.

La première partie du roman est irriguée par la question des migrations et des rapports entre ethnographie et colonialisme. On y saisit l’importance des refuges et de la solidarité à créer face aux désastres écologiques et sociaux perpétrés par les Occidentaux. Le récit se complexifie ensuite en alternant les points de vue du bureaucrate et de Boaventura. Celui-ci s’adresse au fonctionnaire via une vidéo-testament où il confesse sa propre compromission dans la fin tragique des Indiens. On est transporté par sa voix dans une suite de péripéties où l’aventurier se perd et entraîne avec lui tous ceux qui l’entourent. Parallèlement, le fonctionnaire se trouve à la fois engagé dans une enquête visant à élucider la mort des Kaajapukugi et dans le travail de deuil de ses propres parents. Cela fonctionne assez bien, on suit avec aisance le passage entre ces différents questionnements et niveaux de réalité.

La mort rôde, donc. Mais quid du météore annoncé dans le titre et de « l’audacieuse pointe de science-fiction » mentionnée en quatrième de couverture ? Tout au long de l’ouvrage, on apprend qu’une sonde spatiale chinoise habitée est sur le point d’être envoyée vers Mars. De loin, le fonctionnaire suit les opérations jusqu’au jour du lancement. Quel est le rapport ? C’est là que le bât blesse un peu : en quelques pages, l’auteur tente de nous convaincre du lien intime entre la cosmogonie des Kaajapukugi et le voyage interplanétaire des Chinois. Certes, on accepte d’emblée de ne pas lire du Egan ni du Le Guin, mais ça reste tout de même maigre pour un amateur de SF.

Cette réserve formulée, il importe de noter tout l’intérêt du roman et le plaisir pris à sa lecture. Terron dépeint ce peuple de « Schopenhauer sauvages » avec finesse et humour. Ceux qui apprécient les messages métaphysiques seront d’ailleurs servis, voire surpris… Ils sortiront en tout cas de cette histoire avec des idées pour spéculer sur le temps, la génération, l’héritage et le devenir fantomatique (ou non !) des individus et des peuples.

Bref, voici un livre intelligent et divertissant qui vous fera parcourir des chemins inattendus, à condition toutefois de n’être pas trop chatouilleux au niveau des entournures logiques et des fondations scientifiques.

Sexties

Lorsqu’on évoque aujourd’hui les débuts d’une bande dessinée française destinée aux adultes, on cite souvent le Pilote de René Goscinny comme matrice ayant accouché au cours de la première moitié des seventies de L’Écho des Savanes, de Fluide Glacial et de Métal Hurlant, qui révolutionnèrent le neuvième art. L’histoire de toutes ces revues est désormais bien documentée (on pense ici à Les Années Pilote, Dargaud, 1996, ou à Métal Hurlant – La Machine à rêver, Denoël, 2005)

Il ne faudrait pas pour autant oublier le rôle joué par le fameux libraire-éditeur Éric Losfeld qui édita, dès 1964, à l’enseigne du Terrain Vague, le Barbarella de Forest, mais pas seulement puisque suivit dans son département BD une petite quinzaine d’albums novateurs qui eurent parfois à se frotter à la censure avant de tomber pour nombre d’entre eux dans un oubli immérité.

C’est à ces bandes dessinées déviantes, mutantes, relevant de la SF et/ou de l’érotisme, que Benoît Bonte consacre son premier essai aux éditions PLG.

Il commence par rappeler le contexte de l’époque – premiers clubs d’amateurs, première librairie spécialisée… –, puis s’attarde sur la personnalité de Losfeld, descendu de sa Belgique natale pour éditer à Paris les Surréalistes chers à son cœur, avant de braquer son projecteur sur Jean-Claude Forest.

Barbarella vient au monde dans les pages du V Magazine de Georges Gallet, grand connaisseur de la SF et responsable du « Rayon Fantastique », dont de nombreuses couvertures ont été illustrées… par Forest. Comme quoi, tout est lié ! Losfeld ira la chercher dans les pages du magazine polisson pour en faire un album luxueux, relié, avec jaquette, qui deviendra la figure de proue de son catalogue et l’un de ses best-sellers, avant que le personnage apparaisse dans une chanson de Gainsbourg et soit personnifié par Jane Fonda. À partir de là, il n’aura de cesse de renouveler son exploit éditorial et aura la chance de croiser la route de Guy Peellaert qui fera de lui l’éditeur des Aventures de Jodelle. Excellente pioche à nouveau, du côté du Pop Art cette fois-ci. Puis Losfeld découvrira le très jeune Philippe Druillet, dont il publiera l’inabouti premier opus qui mettait déjà en scène Lone Sloane.

Le sommet de sa production correspondra au mythique Saga de Xam de Nicolas Devil sur scénario de Jean Rollin, ce feu d’artifice graphique édité dans un écrin luxueux et accompagné d’une loupe afin que le lecteur profite des moindres détails !

Il remettra le couvert avec Peellaert pour Pravda la survireuse, éditera le Valentina de Crepax, le Lolly Strip de Pichard et, en 1970, Kris Kool, le très psychédélique album d’un jeune inconnu qui ne le restera pas longtemps, j’ai nommé Caza !

Même s’il s’est fourvoyé avec certains titres, Losfeld aura eu le mérite de faire de belles découvertes et de poser les fondations d’une bande dessinée pour adultes qui, avant lui, n’existait pas. Tel est le bilan tiré par Benoît Bonte à la fin de Sexties – Les Filles du Terrain Vague, un ouvrage à la très riche iconographie, dans lequel on croise de nombreuses personnalités du monde de la contre-culture des années 60 et au-delà – Francis Lacassin, Alain Dorémieux, Jacques Sternberg, Michel Demuth, Maxim Jakubowski, Michael Moorcock… –, et dont la lecture, pour compléter celle des mémoires de Losfeld, Endetté comme une mule, rééditées en 2017 par les éditions Tristram, vous est chaudement recommandée.

Agrapha

Œuvre singulière à plus d’un titre – peut-être est-elle-même la parution la plus extraordinaire de cette Rentrée littéraire 2020… – Agrapha l’est d’abord par sa forme éditoriale. Dotée d’une couverture d’emblée énigmatique (sur la couverture, le titre semble étrangement flotter dans les hauteurs d’une sombre forêt), le livre est fermé sur lui-même par un rabat lui donnant d’intrigantes allures de grimoire médiéval. À moins que l’on y voie une manière de dossier, compilant un matériau aussi hétérogène qu’étrange. Agrapha agrège en effet trois éléments principaux. Le premier d’entre eux se présente comme la traduction d’écrits médiévaux, conservés dans la Bibliothèque Nationale d’Autriche. C’est là que la narratrice (Luvan elle-même, comme on finira par le comprendre) explique avoir consulté une dizaine de récits rédigés au haut Moyen Âge par quelques-uns des membres de « la communauté d’Adsagonae Fons ». Réunissant huit « sanctimoniales », ce gynécée religieux semble avoir écrit l’une des pages parmi les plus oubliées, mais aussi parmi les plus étranges, de l’histoire d’une chrétienté oscillant encore entre orthodoxie chrétienne et paganisme toujours vivace. À ces « documents » écrits en « une langue ultralocale, amalgame de plusieurs latins, de plusieurs celtiques et de plusieurs germaniques », Agrapha adjoint ensuite un « Exegetice », id est pour les non latinistes un docte commentaire par Luvan de quelques-uns des points les plus sibyllins de ces textes souvent oraculaires. Puis après avoir affecté toutes les apparences d’un travail académique – mais déjà troublant… –, Agrapha bascule à l’occasion de ses deux dernières parties dans une sorte d’autofiction. Il s’agit, nous explique l’éditeur, d’un cahier et d’un parchemin, tous deux de la main de Luvan. Restitués au plus près des manuscrits originels (certaines des pages les reproduisent en fac-similé), ces textes retracent l’aventure fantastique qu’a connue Luvan, après être partie sur les traces des huit femmes d’Adsagonae Fons…

De ladite aventure, et même odyssée, on ne dira pas beaucoup plus, soucieux de ne pas divulgâcher. Mais au moins peut-on indiquer que celle-ci permettra aux lecteurs et lectrices de s’abîmer encore plus profondément dans le monde dévoilé par les textes médiévaux ouvrant Agrapha. Un univers dans lequel le syncrétisme du miraculeux chrétien et du merveilleux païen engendre une fantasy d’inspiration à la fois savante et poétique, pouvant donner lieu à des visions assez inédites dans le genre : telle celle de la métamorphose de l’armée des assaillants « hors humains » des sanctimoniales en « un cortège insane de chenilles processionnaires, dont toutes les jambes auraient été écartelées par quelque puissance malicieuse », tandis que la mer « se couvre de glace, depuis le lointain jusqu’à la berge, à une vitesse fantastique ». Certainement placé sous le signe de l’étrange, Agrapha s’affirme aussi comme un ouvrage politique. Et même féministe, puisque c’est un épisode matriarcal de l’Histoire qu’il se propose de retracer. Un temps durant lequel les huit femmes puissantes d’Adsagonae Fons, depuis la grotte aux contours utérins les abritant, s’appliquaient à faire régner l’harmonie entre les sexes comme entre les espèces. Une époque pendant laquelle la magie féminine n’avait pas encore été réduite à néant par les mâles inquisiteurs de la chasse aux sorcières, étendant encore ses bienfaits aux humains comme aux animaux…

Fantastique et utopique quant à son récit, Agrapha l’est enfin par son écriture même. Ou plutôt par ses écritures, car Luvan déploie un vaste éventail de langues comme d’images pour non pas tant décrire qu’invoquer le monde perdu d’Adsagonae Fons. Car c’est un véritable roman sorcier qu’offre Luvan, spécialement destiné à celles et ceux qui voient dans la littérature une manière de magie…

Dune : le mook

[Critique commune à Dune, un chef d’œuvre de la science-fiction, Les Enseignements de Dune et Dune : le mook.]

Cette année 2020, qui a marqué les 55 ans du roman de Frank Herbert, aurait dû voir la sortie d’une nouvelle adaptation au cinéma, reprogrammée pour l’instant en octobre 2021. Les projets éditoriaux autour de Dune se sont multipliés, notamment ceux voulant en décortiquer le contenu.

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Enfin, le dernier en date, intitulé sobrement Dune : le mook est le plus ambitieux par l’étendue des sujets abordés : biographie de Franck Herbert, considération sur l’univers livresque de Dune, mais également présentation des différentes adaptations au cinéma (le projet de Jodorowsky, celle de David Lynch et celle à venir de Denis Villeneuve), des séries TV, des comics et des différents jeux inspirés par l’œuvre source. Autant dire que le contenu est copieux, d’autant qu’il prend des formes variées : interviews (comme celles de Brian Herbert, de Villeneuve ou de Brontis Jodorowsky) ou témoignages (comme celui de Robin Hobb), analyse des personnages et des concepts… Et il fait appel à quarante-neuf plumes différentes (dont trois traducteurs). Autant dire que le lecteur y trouvera à boire et à manger, sachant qu’une dizaine d’articles sont signés de contributeurs à d’autres livres sur Dune (dont les deux précités, mais également Dune – exploration scientifique et culturelle d’une planète-univers paru sous la direction de Roland Lehoucq au Bélial’) et que la qualité est donc variable d’un auteur à l’autre. Sur la forme, Dune : le mook est un bel objet entre autres illustré par Aurélien Police, avec des partis pris esthétiques intéressants à défaut d’être toujours très lisibles (de nombreuses pages sont très sombres quand d’autres voient leur texte imprimé en encre couleur cannelle, vert ou bleu sur blanc, etc.) Un mook qu’on prendra le temps de parcourir pour en picorer les informations.

Les Enseignements de Dune

[Critique commune à Dune, un chef d’œuvre de la science-fiction, Les Enseignements de Dune et Dune : le mook.]

Cette année 2020, qui a marqué les 55 ans du roman de Frank Herbert, aurait dû voir la sortie d’une nouvelle adaptation au cinéma, reprogrammée pour l’instant en octobre 2021. Les projets éditoriaux autour de Dune se sont multipliés, notamment ceux voulant en décortiquer le contenu.

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Les Enseignements de Dune, sous-titré « Enjeux actuels dans l’œuvre phare de Frank Herbert », se veut lui un ouvrage universitaire et multidisciplinaire sur l’intégrale du cycle. Non seulement les six romans de la main de Frank Herbert, mais également les préquelles et séquelles commises par Brian Herbert et Kevin J. Anderson. Disons-le de suite, ce livre est très inégal, aride comme Arrakis elle-même et pose quelques soucis. Pour la forme, il s’agit d’une collection d’articles scientifiques organisés autour de six grands thèmes : le Jihad et le monde arabe, l’écologie, les religions, les avancées technologiques, le pouvoir et les femmes. Tous suivis de l’inévitable bibliographie et truffés de notes de bas de page. Plus gênant pour qui n’est pas parfaitement bilingue, ils mêlent allègrement l’anglais et le français dans le texte sans proposer de traduction des citations d’une langue à l’autre. Sur le fond… Certains des intervenants, notamment Sami Aoun qui signe de « Dune à Daesh », auraient été bien inspirés de (re)lire le livre dont ils devaient parler avant d’écrire quoi que ce soit. Cela éviterait de coller n’importe quel fantasme dans l’écrit de Frank Herbert. Un exemple ? Non, le krys n’est pas une marque de virilité fremen. Les femmes, telles la Shadout Mapes ou Chani, le portent et l’utilisent tout autant. C’est une marque d’appartenance à la tribu. Et malheureusement, ces erreurs factuelles se retrouvent dans tous les chapitres. Du coup, cela dégrade fortement l’intérêt des thèses étayées. Comment faire confiance à des scientifiques, quelles que soient leurs spécialisations, s’ils ne vérifient pas les faits et ne tiennent pas compte des sources de leurs travaux ?

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Dune, un chef d’œuvre de la science-fiction

[Critique commune à Dune, un chef d’œuvre de la science-fiction, Les Enseignements de Dune et Dune : le mook.]

Cette année 2020, qui a marqué les 55 ans du roman de Frank Herbert, aurait dû voir la sortie d’une nouvelle adaptation au cinéma, reprogrammée pour l’instant en octobre 2021. Les projets éditoriaux autour de Dune se sont multipliés, notamment ceux voulant en décortiquer le contenu.

Dans Dune, un chef-d’œuvre de la science-fiction, Nicolas Allard ne propose point d’explication sociologique ou scientifique de l’univers abordé. L’auteur cherche avant tout à resituer Dune en tant qu’œuvre de fiction : dans quelles conditions Frank Herbert l’a écrite, les messages qu’il a voulu faire passer, ses différentes influences. Mais également en esquisser la descendance en littérature, au cinéma (un chapitre entier est consacré à Star Wars), en série et dans l’imaginaire de façon générale. Divisé en huit chapitres thématiques (le Jihad, l’écologie, les femmes, le mythe du héros, etc.), Dune, un chef-d’œuvre… fait un tour d’horizon, complet mais subjectif, de l’œuvre en tant que création. Seul léger bémol, en dehors d’une couverture et de son pendant en noir et blanc fortes, les illustrations d’Emmanuel Brière Le Moan semblent bien ternes. Un peu trop inspirées par le travail d’Alejandro Jodorowsky sur son projet d’adaptation du roman ?

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Le Janissaire

Les janissaires étaient des soldats-esclaves, recrutés de force dès l’enfance pour intégrer un corps d’armée redouté par les ennemis de l’empire ottoman jusqu’au XIXe siècle : Olivier Bérenval s’inspire de cette tradition militaire et la prend pour prétexte d’un retour à l’univers de son roman Nemrod. Le Janissaire semble se dérouler à une époque antérieure à celle de son prédécesseur : sans lien narratif évident entre les deux textes, il serait difficile de déclarer qu’il en constitue à coup sûr la préquelle.

Après un space opera faisant la part belle aux périls cosmiques, place donc à un planet opera se déroulant sur une planète aride, en cours de colonisation et en partie arriérée. Y vit un variant de l’humanité adapté à ses conditions hostiles, porté au secret, dont certains membres s’opposent à l’ordre du pouvoir central qu’incarne un genre de proconsul aussi cruel que décadent. Comme le lecteur s’en rendra compte, il ne manque presque rien — hormis l’Épice, peut-être… et encore… — pour que la citation de Dune (après celle entre autres d’Hypérion dans Nemrod) soit sensible. Toute œuvre se nourrissant de celles auxquelles son auteur a eu accès au préalable, il n’est pas étonnant que Le Janissaire ait une apparence de collage littéraire.

Certains éléments du collage s’assemblent assez bien : Kimsè, le Janissaire éponyme, est de toute façon lui-même un collage humain et informatique dont les souvenirs sont au moins en partie truqués ; l’enquête policière, destinée à résoudre l’énigme de l’assassinat d’une huile, ne saurait être menée à bien par un individu isolé ; enfin la révolte qui décidera du sort du monde va dépendre d’actions décentralisées. Malheureusement, d’autres éléments du collage ne convainquent pas. Que cherchait au fond à nous raconter l’auteur de ce texte ? S’agissait-il de sense of wonder pur et simple ? Voulait-il nous parler de ce qui fait l’essence de l’identité humaine ? Désirait-il donner à voir une révolte victorieuse ? Quelle qu’ait été son intention, c’est le texte lui-même et sa construction qui perdent le lecteur, à tel point que le seul bon moment de ce livre finit par être celui où on le termine. On pourra regretter que ce sentiment ne se soit présenté qu’au terme de cinq mille pages ressenties…

Petit Blanc

Albert Villeneuve rêve de richesse. Pour y parvenir, il entreprend en cette année 1895 de franchir l’océan pour les colonies, accompagné de sa femme et de sa fille, et armé de cette soif inextinguible de faire fortune en tant que futur propriétaire et exploitant de caféiers. Mais les voies capricieuses du destin en ont décidé autrement : emportées par la maladie durant cette périlleuse traversée, épouse et enfant ne verront jamais le Nouveau Monde. Dépourvu de statut conjugal et confronté à une administration retorse, notre protagoniste ne peut dès lors faire valoir son droit de propriétaire. Face à ce revers de fortune, il se traîne de bouge en bouge, noyant dans les vapeurs d’alcool malheurs et frustrations. Et c’est tout imbibé qu’il provoque une dispute avec le cruel sergent Arpagon, lequel, humilié, va dès lors employer son art et son influence pour exiger réparation. Reste la fuite. Se fondre dans la forêt vierge, où sa rencontre avec le Noir Arona et son perroquet Siwane lui permettra d’échapper aux griffes du revanchard. Et notre trublion de découvrir de bien étranges mœurs, loin de toute civilisation, rassuré de pouvoir jouir d’un refuge des plus salvateurs. Pour un temps, du moins…

«?Je hais les voyages et les explorateurs?», nous expose d’emblée Lévi-Strauss dans Tristes tropiques. Il est vrai que le voyage entrepris par l’anthropologue est aux antipodes de tout exotisme candide, tout comme l’est celui entamé par Albert Villeneuve. L’un et l’autre dépeignent les méandres de l’âpre réalité humaine. En se détournant du processus civilisationnel de sa culture européenne, toujours aussi soucieuse d’éduquer le sauvage – fût-il bon –, Albert fait la connaissance de l’Autre, figure ô combien insaisissable pour notre pauvre hère… Confronté à l’hermétisme de cette pensée sauvage et magique, il se laisse alors emporter par le flot dévastateur d’une série d’enchaînements au dénouement surprenant.

De cette rencontre inattendue, opposant le civilisé au sauvage, Nicolas Cartelet nous dresse dans ce conte philosophique un portrait sans équivoque de notre chère humanité. Qu’elle soit traditionnelle ou moderne, cette dernière ne cesse de se fourvoyer dans des logiques pour le moins délétères, l’auteur se gardant bien ici de vouloir entreprendre une quelconque hiérarchisation. Si les colons se singularisent par leur individualisme forcené, d’autres singularités, d’autres mèmes sont à l’œuvre chez les populations indigènes, pour le moins insondables au regard des Petits Blancs – référence aux Petits Blancs des Hauts, premiers habitants d’origine européenne et au faible statut social ayant peuplé l’île de la Réunion.

Petit Blanc donne à voir une belle et sombre incursion en territoire colon, dans une Sainte-Madeleine imaginaire, sous le couvert d’une écriture soignée et poétique. Étrange et envoûtant voyage en Absurdie, où l’amertume semble être la seule richesse d’une utopie virant au cauchemar. Soulignons la superbe illustration de couverture, signée Kévin Deneufchatel, achevant de faire du jeune label Mu porté sur les œuvres transfictionnelles un espace éditorial qui ne manquera pas de retenir toute notre attention, la dimension imaginaire se déployant ici entre les interstices ténus du réel.

L’Anomalie

Après avoir essuyé une tempête inédite de mémoire de pilote, le vol Paris-New York AF006 s’apprête à effectuer son atterrissage, en ce 10 mars 2021, avec à son bord ses 243 passagers. Mais les autorités aéroportuaires certifient que l’atterrissage dudit vol a été enregistré… trois mois plus tôt. Vent de panique auprès de tout ce que les USA comptent comme autorités civiles et militaires. Et tout le gotha de scientifiques, d’intellectuels, de religieux et autres savants de se réunir en vue d’élucider cette anomalie déroutante… Trou de ver de Lorentz à masse négative, réplication par photocopieuse et hypothèse Bostrom font partie des conjectures retenues par la communauté scientifique, avec une prédilection affichée pour cette dernière. Qui postule que notre monde serait une simulation informatique issue de notre civilisation future, dont les connaissances technologiques permettront un jour de telles prouesses démiurgiques. Et les enquêteurs d’associer cette anomalie à un potentiel bug informatique, dont l’éventuelle intentionnalité ne cesse d’interroger…

Hervé Le Tellier est l’auteur de plus d’une trentaine de publications touchant au roman, à la nouvelle, à la poésie ainsi qu’au théâtre. Président depuis 2019 de l’Oulipo, notre sieur sait manier la plume, au point de voir L’Anomalie intégrer les sélections finales des prix Goncourt, Médicis, Renaudot et Décembre. Excusez du peu?! Certes, le récit offre son lot de satisfactions au travers de personnages bien campés, d’une intrigue bien ficelée et de questions métaphysiques bien esquissés. Toutefois, il ne soumet pour nos littératures que peu de perspectives étayées. En effet, la divergence mentionnée s’avère à peine exploitée : mathématicien de formation, Le Tellier aurait pu jouer cette carte-là et ouvrir des perspectives abyssales. Il est vrai que les théories de Nick Bostrom mentionnées dans le récit, renvoyant au principe anthropique et aux simulations informatiques, laissent entrevoir des projections fascinantes. Autant d’approches conceptuelles réduites ici à leur plus simple formulation, oblitérant l’ampleur de l’axiome clarkien selon lequel toute technologie suffisamment avancée se montre indiscernable de la magie.

Notre auteur préfère ici prétexter ce point de divergence pour mettre en perspective les questionnements existentiels des passagers du vol AF006 confrontés à leur copie. C’est un choix. Manque une analyse plus approfondie des tenants et aboutissants d’une histoire au capital prometteur pour asseoir totalement notre adhésion. Le récit répond en cela davantage aux exigences d’un excellent synopsis pour La Quatrième Dimension ou X-Files qu’à celles d’une œuvre science-fictionnelle pleinement aboutie. Par l’entremise de ce parti pris phénoménologique, Hervé Le Tellier se contente d’esquisser certaines problématiques, sans pour autant les confronter entre elles. Souhaitons néanmoins à L’Anomalie de remporter l’un des prix susmentionnés, permettant à nos littératures de genre une meilleure reconnaissance, quand bien même celle-ci se ferait par l’entremise d’une publication en «?Collection Blanche?», Gallimard oblige (1)…

Note
(1). Souhait exaucé, le bouquin d’Hervé Le Tellier ayant obtenu le prestigieux et très rémunérateur Prix Goncourt entre la rédaction de ce papier et l’heure où nous mettons sous presse. [NdRC]

Sous l'ombre des étoiles

Soldat participant à la guerre qui oppose l’humanité à une race extraterrestre, les Salamandres, Kee Carson ne survit que de justesse à la destruction du navire spatial sur lequel il sert. Placé en stase, il se réveille 250 ans plus tard sur une planète coupée du reste de la galaxie, Seinbeck, alors que la guerre est depuis longtemps terminée. Recueilli par une tribu de nomades, il lui faut désormais s’adapter à cette nouvelle vie et, sans espoir de rentrer chez lui, lui trouver un nouveau sens.

Initialement paru en 2014 chez Rivière Blanche, Sous l’ombre des étoiles s’appuie en premier lieu sur un petit groupe de personnages attachants et sur les liens qu’ils tissent au fil de leur périple. Perdu en terre étrangère, Kee Carson se voit contraint de remettre en cause tout ce qu’il croyait acquis, y compris sa haine viscérale pour les Salamandres, qui cohabitent désormais avec les humains et qu’il lui faut côtoyer au quotidien. Une autre espèce menace à présent les uns et les autres, les Seinbecks, les obligeant à unir leurs forces pour leur faire face. Mais là encore, la haine qui les oppose est-elle inéluctable ?

Sans être particulièrement original, Sous l’ombre des étoiles est un roman fort agréable à lire. S’il manque une pincée d’exotisme dans la description de cette planète, Thomas Geha se montre en revanche particulièrement inspiré lorsqu’il s’agit de décrire le quotidien de ses nomades, mais également leur culture et leurs traditions. Le genre de roman qui, au siècle dernier, aurait sans mal trouvé sa place dans la collection « Anticipation » du Fleuve Noir, et y aurait figuré dans le haut du panier.

Ce récit est suivi d’une novella sans rapport aucun, « Une Île (et quart) sous la lune rouge », pas tout à fait inédite comme l’indique la quatrième de couverture, mais qui n’avait connu jusqu’alors qu’une diffusion très confidentielle, chose d’autant plus regrettable qu’il s’agit de l’un des meilleurs textes de son auteur. Débutant dans un cadre familier, celui d’une petite île bretonne dont la description semble sortir tout droit d’un roman du terroir – un registre dans lequel l’auteur excellait déjà dans son recueil Les Créateurs –, le récit bifurque assez brusquement vers la science-fiction en développant une idée aussi originale qu’étonnante. Une belle manière de détourner les légendes folkloriques vers les rives de la fiction spéculative, qui démontre s’il en était encore besoin que Thomas Geha est un écrivain aux multiples facettes.

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