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Ilium

[Critique commune à Ilium et Olympos.]

La déception. Chante, ô Muse, la déception du lecteur qui, s’attendant à voir le talentueux auteur des « Cantos d’Hypérion » revenir à la science-fiction après ses détours par le polar et le fantastique, se sentit floué une fois reposé le second volume du diptyque Ilium/Olympos. Pourtant, Muse, les choses ne commençaient pas si mal : situé dans un futur lointain, le premier tome prouve que Simmons n’a pas son pareil pour emporter ses lecteurs et mêler érudition, mystère et aventure, ici au fil de trois trames narratives. La première suit les pas de Thomas Hockenberry, érudit du xxe siècle ramené à la vie et chargé, en compagnie d’autres scholiastes pareillement ressuscités, de rapporter les événements d’une reconstitution grandeur nature de la guerre de Troie au bénéfice du panthéon grec. Ces dieux plus vrais que nature sont boostés au nec plus ultra des technologiques quantiques et installés au sommet de l’Olympus Mons d’une Mars terraformée. Justement, l’activité quantique sur la planète rouge suscite l’inquiétude des moravecs – ces entités biomécaniques conscientes menant leur petit bout de chemin du côté de Jupiter –, qui décident d’y dépêcher une expédition. Enfin, sur Terre, un million d’humains à l’ancienne vivent et font la fête sans se poser de questions, jusqu’au moment où l’un d’eux comprend qu’il y a bien plus de choses dans la terre et les cieux que n’en rêve sa philosophie. Si cette dernière trame d’Ilium est la plus faiblarde, les échanges entre des moravecs fans de Proust et Shakespeare s’avèrent savoureux, et la reconstitution de la guerre de Troie montre un Simmons à la puissance homérique quand il s’agit de raconter les scènes de combat – ça charcle et ça gicle. Mené tambour battant, truffé de références littéraires, ce premier tome suscite l’enthousiasme en dépit d’un nombre excessif de pages. Bien qu’inférieur à Hypérion, le roman reste fort solide.

Et puis arrive Olympos. Situé neuf mois après les événements d’Ilium, ce deuxième tome enchaîne les sous-intrigues sans intérêt et malmène la temporalité pour entretenir un suspense artificiel, tandis que Simmons agite les termes « quantiques » et « nano » comme autant de formules magiques. Pire l’auteur semble tirer à la ligne comme rarement. Si Ilium était long, Olympos s’avère interminable. La machine narrative de Simmons se grippe : les rouages continuent de tourner, oui, mais on les voit, et les entrailles du livre ne sentent pas très bon. Après un début tonitruant, le diptyque s’achève en pétard mouillé : tout ça pour ça ? Ayant envisagé à l’origine son projet comme une trilogie, Simmons s’est brouillé avec son éditeur au moment de la sortie d’Olympos  : si celui-ci boucle une bonne part des intrigues, tout n’est pas résolu pour autant, et laisse un sentiment lancinant de frustration mâtiné de déception.

Les Feux de l'Éden

Les Feux de l'Éden est avant tout une histoire d’ambition humaine. Deux époques son explorées où des personnages occidentaux se propulsent eux-mêmes hors de leur écoumène : au milieu du xixe siècle, une véritable aventurière américaine visite une Hawaï alors pas encore associée aux États-Unis, et le fait aux côtés du futur Mark Twain ; vers la fin du XXe, sa (petite) nièce Eleanor Perry sacrifie aux plaisirs du tourisme de masse et part en avion sur les traces de sa tante Kidder munie de son journal de voyage. Les deux époques se répondent : le récit de 1866 livre peu à peu des clés enseignant aux protagonistes comment survivre en 1994… Car les peuples de Hawaï résistent à l’assimilation : religieuse dans un premier temps, le christianisme des missionnaires américains cherchant à l’époque de tante Kidder à éliminer le culte polynésien traditionnel… puis économique dans un deuxième temps, le capitalisme représenté par le milliardaire Byron Trumbo (qui n’est, d’après le texte lui-même et malgré de nombreux points communs, pas un avatar du 45e PotUS à l’époque où il n’était encore « que » magnat de l’immobilier) cherchant à optimiser ses profits en vendant un hôtel de luxe dont on murmure qu’il pourrait être maudit. L’aventure et la domination : deux des dimensions qui amènent les personnages à la confrontation avec une réalité d’ordre supérieur.

L’horreur, dans Nuit d’été, s’introduisait par l’intermédiaire de rites impies venus de l’Antiquité méditerranéenne : ici, Simmons reprend un schéma semblable mais le teinte des mythes polynésiens. La terrifiante déesse du feu Pélé, malgré le caractère menaçant de l’éruption volcanique dont l’activité pourrait nécessiter l’évacuation de l’hôtel de Trumbo, n’est toutefois pas l’ennemie de Kidder ou d’Eleanor, et l’enjeu sera de comprendre comment s’en faire une alliée face aux créatures monstrueuses qui expliquent la vague montante des disparitions et même des meurtres au paradis… C’est ici que Les Feux de l’Éden se révèle plus faible que son prédécesseur : s’il change de décor, il ne renouvelle pas ou peu son argumentation, et de ce fait il ne parvient pas à inquiéter autant – si bien que le lecteur finit par se dire qu’il a connu Dan Simmons plus inspiré. À la fin, les apparitions de monstres hybrides cessent même de se faire surprenantes pour ne plus être que grotesques.

Somme toute, si Les Feux de l’Éden se lit sans réel déplaisir, un amateur de Dan Simmons ne devrait le lire qu’une seule fois : histoire de se rendre compte que, parfois, même un maître peut perdre à trop tirer sur la corde.

L'Homme nu

Gail et Jeremy Bremen forment un couple fusionnel parfait. À la communauté de pensée qu’ils éprouvent au quotidien s’ajoute une communion des corps et des émotions peu habituelle. La symbiose de leur couple échappe pourtant aux conventions sociales, reposant entièrement sur le lien télépathique qu’ils se sont découverts et dont ils ressortent plus forts. En âmes sœurs, leurs esprits affrontent ainsi sans faillir la neuro-rumeur du monde. Un maelström hétéroclite et puissant composé de pensées parasites, de pulsions et de vices inavouables contre lequel ils opposent l’écran inébranlable de leur amour sincère et de leur passion pour la science. Mathématicien, Jerry cherche en effet à donner une forme rationnelle à l’esprit humain, mobilisant toutes les ressources de la physique quantique pour parvenir à ses fins. Dans les moments de doute, il peut compter sur Gail pour le conforter dans ses recherches et le pousser à les poursuivre en dépit des obstacles. Dans les moments de jubilation intense, elle tempère son enthousiasme, lui ramenant les pieds sur terre. Jusqu’au jour où Gail meurt, emportée par une tumeur cérébrale. Jerry devient alors l’homme creux du titre VO, incapable de résister à la vague montante de la neuro-rumeur. Une coquille vide en proie aux idées suicidaires et à la tentation du repli sur soi.

Curieux hybride de hard SF, de roman d’amour et de thriller, Dan Simmons donne libre cours dans L’Homme nu à son goût pour l’introspection psychologique et la spéculation science-fictive. D’aucuns feront sans doute le parallèle avec L’Oreille interne de Rober Silverberg. Toutefois, les réflexions de l’auteur, inspirées en grande partie de la théorie des mondes multiples découlant de l’interprétation de Hugh Everett, ne sont pas sans rappeler aussi celles de L’Œil dans le ciel de Philip K. Dick. Simmons remplace juste la paranoïa cauchemardesque de son illustre prédécesseur par un récit d’amour frappé du sceau du deuil et de l’incomplétude. Cet aspect de L’Homme nu est sans doute le plus réussi. Il permet à l’auteur de dérouler toute la finesse émotionnelle de sa palett d’écriture. Il entremêle hélas la trame scientifico-psychologique à une intrigue, en forme de road-novel, jouant avec les ressorts du suspense. Le procédé confère un aspect hétéroclite au roman, d’autant plus fâcheux que les péripéties du récit paraissent trop fabriquées pour être crédibles. Entre les mafieux italiens, la tueuse en série et les clodos bienveillants, il accumule les clichés avec un aplomb qui ébranle la suspension d’incrédulité la mieux accrochée.

Au bout du compte, L’Homme nu laisse le lecteur dubitatif, partagé entre l’envie d’aimer un roman titillant avantageusement le sense of wonder et la tentation de ricaner devant la faiblesse de ses ressorts dramatiques. Dommage.

Les Fils des ténèbres

Les ruines du régime de Ceausescu fument encore lorsque s’ouvre Les Fils des ténèbres, au soir du 29 décembre 1989. Celui qui se faisait appeler le « Conducator » a été fusillé en compagnie de son épouse quatre jours auparavant. Et la Roumanie que découvre alors un groupe d’Américains appartenant à un certain «  Contingent international d’évaluation » porte encore les effrayants stigmates de décennies de totalitarisme communiste. Le père O’Rourke et le businessman Vernor Deacon Trent parcourent ainsi des villes sinistrées, où les ravages de la pauvreté se combinent à ceux de la pollution industrielle. D’une plume dont la richesse documentaire n’ôte rien à sa capacité évocatrice, Dan Simmons colore alors peu à peu son portrait de la Roumanie de teintes infernales qui se font atrocement franches lors de la visite par O’Rourke et ses compagnons d’un orphelinat, objet d’une séquence achevant de transformer le prétendu paradis rouge en enfer sur terre. Le prêtre en a pourtant vu d’autres comme l’on dit. Vétéran de la Guerre du Viêtnam, il a été initié à l’horreur dès l’enfance, ainsi que Dan Simmons le raconte dans Nuit d’été. Et c’est pourtant d’un regard atterré qu’il découvre le spectacle concentrationnaire de ces enfants oubliés de tous, réduits à la survie. À moins qu’ils n’agonisent, frappés par le sida.

C’est cette même épouvante qui saisit Kate Neuman lorsqu’elle est confrontée, quelques mois plus tard, au sort des orphelins roumains. Venue elle aussi des USA dans le cadre d’une mission humanitaire, cette brillante hématologue s’attache au sort d’un nouveau-né. Le garçonnet est la proie d’une étrange maladie sanguine, déjouant aussi bien les tentatives de diagnostic que de thérapie entreprises par les médecins de Bucarest. Face au mélange d’incurie et d’indifférence de ses collègues roumains, Kate décide d’adopter celui qu’elle nomme désormais Joshua, pour aller le soigner aux États-Unis.

Aidée dans ses démarches par O’Rourke dont elle fait alors la connaissance, Kate parvient à emmener Joshua en Amérique. Après l’infernale Roumanie, celle-là s’impose comme une manière d’éden scientifico-médical, que Dan Simmons dépeint avec une profusion de détails techniques rendant alors la lecture des Fils des ténèbres tout sauf passionnante… Mais au terme de ces (trop) longues considérations hématologiques, l’identification du mal frappant Joshua relance le rythme d’un récit qui ramène bientôt Kate et O’Rourke dans une Roumanie plus que jamais cauchemardesque. Montant inexorablement en puissance, la tension narrative culmine lors d’un final explosif dont l’intensité n’est pas sans rappeler celle, cinématographique, de la série des Die Hard

Les Fils des ténèbres procurera donc son plaisant lot de sensations fortes aux lecteurs et lectrices ayant eu la patience de dépasser d’interminables tunnels documentaires… À condition qu’entre temps, le versant idéologique du roman ne les ait pas découragés. Ouvertement américano-centrée, manichéenne jusqu’à la caricature, cette relecture de Dracula met en scène des fils et filles de l’Oncle Sam aussi valeureux et vertueux que les Roumains sont lâches (pour les moins néfastes d’entre eux) ou (fiction vampirique oblige) monstrueux. Paru presque vingt ans avant le très « neocon » Flashback, Les Fils des ténèbres participe déjà d’une même géopolitique chère à la droite étasunienne la plus radicale. On y verra la preuve que l’engagement de Dan Simmons en faveur de celle-ci au début des années 2010 ne fut en aucune manière une surprise…

Les Chiens de l'hiver

[Critique commune à Nuit d'été et Les Chiens de l'hiver.]

Pour qui veut être exhaustif, le cycle de « Elm Haven » commence par Nuit d’été et se poursuit dans trois romans mettant en scène tout ou partie des personnages : Les Fils des Ténèbres, Les Feux de l’Éden et Les Chiens de l’hiver. Pourtant, seuls le premier et le dernier roman se déroulent dans cette bourgade fictive de l’Illinois qu’est Elm Haven. Tous deux ont comme personnage central Dale Stewart, enfant dans le premier, adulte vieillissant dans le second. Plus de dix ans séparent la publication des deux livres, mais cela pourrait être toute une vie tant ils diffèrent.

Nuit d’été se base sur le même genre de trame que le célébrissime Ça de Stephen King, paru quelques années plus tôt. Dans les années 60, les élèves d’une petite ville de la campagne américaine sont confrontés à un mal innommable et doivent l’affronter sans pouvoir faire appel aux adultes. Là où Stephen King a son club des Losers et les vallons du Maine, Dan Simmons a sa cyclo-patrouille et les plaines couvertes de champs de maïs de l’Illinois. Nuance notable entre les deux : dans Nuit d’été, l’action reste confinée à l’été 1963 et tous les protagonistes n’atteindront pas l’âge adulte. L’ennemi n’y est pas une entité venue d’ailleurs, mais un antique dieu égyptien mis à contribution depuis des millénaires par des hommes cupides voulant s’assurer prospérité et longévité. Si la mythologie égyptienne et l’histoire de Rome à la sauce Dan Simmons n’ont que peu à voir avec ce qu’en rapportent les textes ou la réalité historique, Nuit d’été est un vrai bon roman d’horreur. En mélangeant le glauque des années 60, ses secrets de familles et ses mœurs hypocrites, à des bâtisses hantées, des êtres possédés, des zombies et autres fantômes, ce récit qui se lit d’une traite parvient à flanquer la frousse, même aux plus aguerris des lecteurs. Le Dan Simmons de 1991 trouve ici le parfait équilibre entre le portrait acerbe d’une société campagnarde clivée, très stratifiée, et les éléments de pure horreur.

Hélas, le Dan Simmons de 2002 n’est pas celui de 1991 ; Les Chiens de l’hiver échoue à reproduire la recette miracle. Dale Stewart a vieilli, et même très mal vieilli (à l’image de son créateur ?). Devenu professeur de littérature et écrivain pour suivre les traces de son défunt ami Duane, il est en plein divorce, sa maîtresse l’a quitté et son université va le virer. Il rentre donc à Elm Haven le temps d’une année sabbatique pour écrire le seul « bon livre » de sa carrière. Là, il sera confronté à des fantômes et des apparitions, inspirées cette fois-ci des légendes celtes et de Beowulf. À moins que, dépressif ne prenant pas correctement ses médicaments et rongé par la culpabilité, il n’ait halluciné ces phénomènes. Moitié plus court que Nuit d’été, Les Chiens de l’hiver semble paradoxalement deux fois plus long et confus. Le narrateur change plusieurs fois, l’histoire de Dale ne cesse de faire des sauts dans le temps entre son présent, son enfance et son passé récent avec sa maîtresse. Quant aux molosses noirs, ils sont loin d’être aussi effrayants que les créatures hantant Elm Haven en 1963, même si un certain soldat confédéré y fait toujours de la figuration. Autant Nuit d’été est un livre de référence pour qui aime la littérature d’horreur, autant Les Chiens… apporte une conclusion parfaitement oubliable au cycle d’Elm Haven.

Nuit d'été

[Critique commune à Nuit d'été et Les Chiens de l'hiver.]

Pour qui veut être exhaustif, le cycle de « Elm Haven » commence par Nuit d’été et se poursuit dans trois romans mettant en scène tout ou partie des personnages : Les Fils des Ténèbres, Les Feux de l’Éden et Les Chiens de l’hiver. Pourtant, seuls le premier et le dernier roman se déroulent dans cette bourgade fictive de l’Illinois qu’est Elm Haven. Tous deux ont comme personnage central Dale Stewart, enfant dans le premier, adulte vieillissant dans le second. Plus de dix ans séparent la publication des deux livres, mais cela pourrait être toute une vie tant ils diffèrent.

Nuit d’été se base sur le même genre de trame que le célébrissime Ça de Stephen King, paru quelques années plus tôt. Dans les années 60, les élèves d’une petite ville de la campagne américaine sont confrontés à un mal innommable et doivent l’affronter sans pouvoir faire appel aux adultes. Là où Stephen King a son club des Losers et les vallons du Maine, Dan Simmons a sa cyclo-patrouille et les plaines couvertes de champs de maïs de l’Illinois. Nuance notable entre les deux : dans Nuit d’été, l’action reste confinée à l’été 1963 et tous les protagonistes n’atteindront pas l’âge adulte. L’ennemi n’y est pas une entité venue d’ailleurs, mais un antique dieu égyptien mis à contribution depuis des millénaires par des hommes cupides voulant s’assurer prospérité et longévité. Si la mythologie égyptienne et l’histoire de Rome à la sauce Dan Simmons n’ont que peu à voir avec ce qu’en rapportent les textes ou la réalité historique, Nuit d’été est un vrai bon roman d’horreur. En mélangeant le glauque des années 60, ses secrets de familles et ses mœurs hypocrites, à des bâtisses hantées, des êtres possédés, des zombies et autres fantômes, ce récit qui se lit d’une traite parvient à flanquer la frousse, même aux plus aguerris des lecteurs. Le Dan Simmons de 1991 trouve ici le parfait équilibre entre le portrait acerbe d’une société campagnarde clivée, très stratifiée, et les éléments de pure horreur.

Hélas, le Dan Simmons de 2002 n’est pas celui de 1991 ; Les Chiens de l’hiver échoue à reproduire la recette miracle. Dale Stewart a vieilli, et même très mal vieilli (à l’image de son créateur ?). Devenu professeur de littérature et écrivain pour suivre les traces de son défunt ami Duane, il est en plein divorce, sa maîtresse l’a quitté et son université va le virer. Il rentre donc à Elm Haven le temps d’une année sabbatique pour écrire le seul « bon livre » de sa carrière. Là, il sera confronté à des fantômes et des apparitions, inspirées cette fois-ci des légendes celtes et de Beowulf. À moins que, dépressif ne prenant pas correctement ses médicaments et rongé par la culpabilité, il n’ait halluciné ces phénomènes. Moitié plus court que Nuit d’été, Les Chiens de l’hiver semble paradoxalement deux fois plus long et confus. Le narrateur change plusieurs fois, l’histoire de Dale ne cesse de faire des sauts dans le temps entre son présent, son enfance et son passé récent avec sa maîtresse. Quant aux molosses noirs, ils sont loin d’être aussi effrayants que les créatures hantant Elm Haven en 1963, même si un certain soldat confédéré y fait toujours de la figuration. Autant Nuit d’été est un livre de référence pour qui aime la littérature d’horreur, autant Les Chiens… apporte une conclusion parfaitement oubliable au cycle d’Elm Haven.

Les Larmes d'Icare

Richard M. Baedecker a marché sur la Lune dans le cadre du programme Apollo. Il y a même laissé en souvenir une photo de sa femme et de son fils. Cet événement constitua l’apogée de sa carrière, et son accomplissement personnel ultime. Depuis, sa vie professionnelle, hors de la NASA, peine à l’intéresser, sa femme l’a quitté, et son fils Scott s’est entiché d’un gourou que Baedecker soupçonne d’être un escroc. Aussi se rend-il en Inde pour tenter de faire entendre raison à Scott ; il y fait la connaissance de Maggie, la petite amie de celui-ci. Scott étant retenu à l’ashram, Richard et Maggie jouent les touristes, se trouvent des centres d’intérêt communs ; Maggie initie l’ancien astronaute aux lieux qui, selon elle, possèdent un pouvoir secret. Revenu aux USA, Richard démissionne et entame un voyage à la rencontre de ses anciens camarades de la mission Apollo…

Davantage roman de littérature générale que de genre, Les Larmes d’Icare détonne dans la bibliographie de Dan Simmons. Certes, il n’existe aucun astronaute nommé Richard Baedecker, et encore moins un qui aurait marché sur la Lune (pas plus qu’un Dave Muldorff ou un Tom Gavin). Mais, passé ce détail qui pourrait assimiler ce récit à une uchronie, plus rien ne ressort à la SF. Les Larmes d’Icare préfère retracer un itinéraire personnel, celui d’un homme au mitan de sa vie qui ne sait plus vraiment ce qui le fait avancer et se pose la question de sa place dans l’univers. Cet homme déboussolé, Simmons le décrit à merveille, restant en permanence au plus proche de Richard, dans un voyage intimiste qui tranche là aussi sur les effets pyrotechniques habituels de l’auteur. Les quelques certitudes qu’a encore initialement Baedecker vont peu à peu voler en éclats à mesure qu’il les confronte à la vitalité de Maggie, aux croyances de celle-ci et à celles de ses anciens camarades astronautes. Richard sera ainsi amené à se remettre en question, questionnement qui engendrera peut-être une sérénité nouvelle et un deuxième départ dans l’existence…

Au travers de Baedecker, Simmons évoque aussi le programme spatial américain, ses réussites, bien entendu, mais également les doutes sur son avenir, tant il ne semble plus rien proposer de très innovant ni ne fait plus rêver grand-monde. L’explosion de la navette Challenger est survenue entre-temps, et avec elle est partie une part non négligeable de la flamboyance de la NASA. La remise en cause de Richard est ainsi à considérer, métaphoriquement, comme une nécessité pour l’agence spatiale et ses associés à se réinventer afin de continuer à proposer du rêve aux Américains.

Empreint de tranquillité, Les Larmes d’Icare occupe une place à part dans l’œuvre de Dan Simmons. Il serait néanmoins dommage de délaisser ce livre moins connu et plus personnel, qui s’attache sans doute davantage à l’être humain que n’importe quel autre roman de son auteur.

L'Échiquier du mal

Trente ans après sa sortie, L’Échiquier du mal est un roman dont on aborde la relecture avec une certaine appréhension. Parce qu’à l’époque, il a été un véritable phénomène éditorial et littéraire (consacré par le prix Bram Stoker et le British Fantasy Award), parce que dans le genre on a vu passer depuis quantité d’œuvres tout aussi volumineuses mais trop souvent indigestes, parce que, surtout, il aborde des thématiques casse- gueule (la Shoah, la théorie du complot) qui nécessitent d’être traitées avec mesure, ce dont Dan Simmons n’a pas toujours fait preuve.

Sur la forme, L’Échiquier du mal n’a pas pris une ride et s’avère aujourd’hui encore irréprochable à tous points de vue. Malgré sa taille imposante, il s’agit d’un page-turner imparable impossible à lâcher avant la fin, enchaînant scènes d’action spectaculaires, cliffhangers éprouvants et moments de pur cauchemar. Simmons s’appuie sur une écriture d’une précision admirable et un sens du rythme parfait. La mécanique est l’une des plus belles qu’il nous ait été donné de lire.

Sur le fond, le roman n’a rien perdu non plus de sa pertinence. À partir d’un pitch somme toute très basique (dans l’ombre, une poignée d’individus dotés d’une capacité hors du commun, le Talent, qui leur permet de prendre le contrôle de l’esprit de n’importe quel individu, influent sur l’évolution du Monde), l’auteur aborde des questions toujours autant d’actualité trente ans plus tard, et il le fait avec toute la prudence nécessaire. Il ne s’agit pas pour lui de réécrire l’Histoire à l’aune de sa fiction, mais d’éclairer certaines tendances et comportements humains. Les monstres que Simmons met en scène n’incarnent pas un hypothétique Mal absolu, ils sont une version à peine exagérée d’hommes et de femmes corrompus par le pouvoir à leur disposition comme on en croise sans arrêt dans l’actualité : politiciens, prédicateurs, affairistes, producteurs hollywoodiens, etc. Un pouvoir qui leur sert avant tout à assouvir leurs désirs les plus primaires, qu’il s’agisse de leurs pulsions sexuelles ou de leur sadisme. De fait, il s’agit moins pour eux de créer le désordre mondial que d’en tirer profit.

Le roman est d’autant plus dérangeant qu’il est en partie raconté du point de vue de ces prédateurs, et le regard qu’ils portent sur le monde est d’une abjection de chaque instant. Face à eux, Simmons met en scène une poignée d’individus aussi fragiles que déterminés : un rescapé des camps obsédé par l’horreur qu’il a vécue, une jeune femme cherchant à donner un sens au meurtre de son père, victime collatérale des jeux malsains auxquels se livrent les vampires psychiques, et un policier que rien ne prédisposait à affronter un tel adversaire. Trois personnages auxquels on s’attache, et que l’on va suivre dans leur (ô combien !) douloureux combat.

Baignant dans une ambiance de paranoïa aiguë permanente, offrant quelques incroyables morceaux de bravoure, proposant une vision juste et sans concession de la société américaine (son racisme endémique, sa fracture sociale, le cynisme de ses élites), L’Échiquier du mal reste, trente ans plus tard, d’une justesse et d’une virtuosité qui forcent le respect.

Le Chant de Kali

1977. Robert Luczak est mandaté par deux revues américaines de poésie pour se rendre en Inde, où on prétend que des inédits de Das, le plus prestigieux poète du pays, ont refait surface. Il doit faire authentifier ces poèmes ou rencontrer leur auteur, et en acheter les droits. Des proches de Das lui certifient que les écrits émanent bien de sa plume, mais lui disent qu’il refuse de voir quiconque. Un mystérieux personnage lui raconte toutefois une tout autre histoire : le poète serait mort et aurait été ramené à la vie par les adeptes de la déesse indienne de la mort, Kali. Naviguant entre une réalité sordide où la crasse le dispute à la pauvreté, et des récits, des rencontres, voire de troublants rêves relevant peut-être du surnaturel, tour à tour fascinant et terrifiant, Luczak finit par perdre pied et réaliser bien tardivement que voyager avec femme et nourrisson à Calcutta, dans un pays où l’Hindouisme imprègne chaque aspect de la conception du monde, était une très mauvaise idée.

Classé en horreur selon la taxonomie américaine, Le Chant de Kali relève en fait davantage du fantastique dans sa forme traditionnelle : l’auteur décrit des événements pouvant être interprétés de façon surnaturelle, mais trouvant aussi à chaque fois une autre explication potentielle, rationnelle. Conforme aux codes de ce genre, il ne tranche jamais entre les deux interprétations. La magnifique et magistrale conclusion du livre ne laisse cependant aucun doute sur son propos, commun aux deux manières possibles de l’appréhender : d’où que vienne le mal (d’anciennes forces divines/cosmiques ou du plus profond de nos âmes), et même s’il s’étend dans le monde, sa voie n’est pas la seule que nous pouvons emprunter.

S’il s’agit ici du premier roman de Simmons, une grande partie de ce qui caractérise l’auteur est déjà là : style élégant, atmosphère oppressante, ambiance terriblement bien rendue, érudition et références incessantes à la poésie et à la littérature, mais aussi relation entre un père et sa fille, peut-être le germe de celle qui sera décrite bien plus en détails dans Hypérion entre Sol et Rachel.

Porté par des personnages profondément humains, dans leurs forces et faiblesses, Le Chant de Kali est le déjà impressionnant héraut de triomphes à venir plus grands encore. Il recevra le World Fantasy Award 1986, prix qui, pour la première fois de son histoire, couronne là un primoromancier.

Effets de réseau

Revoici, pour la cinquième fois, notre synthétique préféré : AssaSynth. Après être rentré sur Préservation avec le Dr Mensah, la SecUnit séditieuse la plus célèbre de la Bordure Corporatiste s’embarque pour sa cinquième aventure dans un vrai roman de plus de 400 pages au lieu des habituelles novellas qu’on lui connaît.

Cette fois, c’est un enlèvement pur et simple qui attend AssaSynth lorsqu’un vaisseau non identifié les aborde aux alentours de Préservation après une périlleuse mission sur une planète lointaine. Comme d’habitude, notre synthétique n’a d’autre choix que de protéger des humains souvent inconscients et irrationnels tout en payant un lourd tribut physique (et psychique) pour découvrir le fin mot de l’histoire.

On retrouve dans cet opus tous les ingrédients qui ont fait le succès des précédents volumes, à savoir de l’action finement cadencée, des environnements futuristes où les allégeances politiques (et les vues philosophiques, notamment sur la propriété et la liberté) divergent, et une SecUnit toujours délicieusement irrévérencieuse qui ne se lasse décidément jamais de ses séries télé de seconde zone avec quelques nouvelles pépites comme Cosmo-Trotteurs ou Orion.

Pour compléter ce tableau, Martha Wells offre des retrouvailles avec EVE, le vaisseau d’exploration au caractère revêche, et analyse les relations compliquées entre celui-ci et AssaSynth pour accoucher d’une simili-histoire d’amour 3.0 où les sentiments s’expriment d’une façon bien moins directe que chez les humains. De l’enlèvement, le récit se transforme en enquête policière matinée d’exploration planétaire et Effet de réseau en profite même pour offrir une nouvel SecUnit afin de faire vibrer la fibre nostalgique chez notre synthétique.

En somme, les habitués de la série seront aux anges tandis que les autres, eux, resteront toujours sceptiques face à ce roman de SF Militaire mâtiné de quelques réflexions philosophiques sur le libre-arbitre et la conscience.

Le seul reproche que l’on fera cette fois à Martha Wells, c’est que son univers semble moins bien s’adapter au format long, qu’elle tire parfois à la ligne et que le second tiers du roman a tendance à casser le rythme imprimé par les premiers chapitres. Mine de rien, cet opus brise l’aspect des précédentes novellas pour un parti-pris plus long et, certainement, moins percutant.

Notre AssaSynth fonctionne beaucoup mieux sur le format habituel. Au pire, comme dans le monde de la série télé, considérera-t-on cet Effet de Réseau comme un épisode de Noël plus long que la moyenne, une petite sucrerie un peu indigeste mais une sucrerie quand même. Espérons juste que cela ne devienne pas une habitude…

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