Connexion

Actualités

C’est le cœur qui lâche en dernier

Quelque part aux États-Unis, en un futur proche, Charmaine et Stan tentent de survivre. L’Amérique de C’est le cœur qui lâche en dernier connaît une âpre période. Une violente crise financière a précipité de larges parties de la population dans une misère chaotique. Elle frappe notamment cette middle-class autrefois prospère, dont le couple formé par Charmaine et Stan constituait une incarnation exemplaire. Forts des revenus procurés par l’emploi de l’une dans une maison de retraite huppée, et de l’autre au sein d’une start-up de robotique, les trentenaires profitaient de tous les avantages de l’american way of life en leur confortable demeure. Brutalement privés de travail comme de domicile par cette dépression XXL, Charmaine et Stan vivent désormais dans leur voiture décatie, errant en quête d’expédients de plus en plus incertains. Autour des époux, la société se délite à toute allure, ne se maintenant plus qu’en quelques isolats strictement réservés aux plus riches. Non seulement menacés par l’effondrement dans la pauvreté la plus noire, Charmaine et Stan le sont encore par des hordes de pillards écumant des villes livrées à elles-mêmes. Mais le couple apprend un jour l’existence du projet Positron : rien moins que de la création d’un nouvel ordre social et économique, pensé par un groupe d’entrepreneurs visionnaires. Escomptant avoir trouvé là le remède à leur déchéance, Charmaine et Stan postulent à Positron avec enthousiasme. Ce dernier reste entier après que le couple a appris, une fois retenu, que le projet consiste en réalité à emprisonner ses participants ! Les concepteurs de Positron envisagent en effet l’institution pénitentiaire comme une source potentiellement inépuisable d’ « emplois dans la construction, dans la maintenance, dans le nettoyage, dans la sécurité.  » À condition que la prison ne désemplisse cependant jamais. D’où l’obligation pour Charmaine et Stan, ainsi que l’ensemble des positroniens, de séjourner un mois derrière les barreaux. Puis, durant le suivant, d’aller gagner leur vie en assurant les besoins de celles et ceux qui ont pris leur place en prison. Mais après quelques mois d’aller-retour entre les cases « prison » et « maison » – aussi confortables l’une que l’autre –, l’étrange utopie semi-carcérale se mue en une dystopie encore plus singulière… On se gardera d’en dire plus pour conserver intact le plaisir des futurs lecteurs et lectrices de C’est le cœur qui lâche en dernier. Illustrant le talent de construction de l’auteure de La Servante écarlate et de la Trilogie MaddAddam, ce dernier roman s’articule en une habile structure gigogne. S’enchâssant les unes dans les autres, surprises et coups de théâtre forment ainsi le ressort narratif de cette matriochka romanesque. Narrée avec une verve satirique souvent hilarante, cette cascade de rebondissements permet en outre le déploiement d’une réflexion féministe sur la servitude volontaire. Bien évidemment illustrée par l’emprisonnement consenti des positroniens, l’auto-aliénation s’exprime encore dans les autres inventions science-fictionnelles du livre. Qu’il s’agisse des « prostibots » et autres androïdes sexuels, ou bien encore d’un traitement neurologique tout à fait révolutionnaire… Placé sous le patronage d’Angela Carter – le roman lui est dédié –, C’est le cœur qui lâche en dernier démontre une nouvelle fois la capacité de Margaret Atwood à user au mieux des formes de l’Imaginaire pour plonger au plus trouble des psychés féminine et masculine.

Teigneux

Iowa, 1981. Voilà neuf ans que la famille Burke vit avec le souvenir d’une nuit de cauchemar dont elle ne parvient pas à se remettre. Ry a aujourd’hui dix-neuf ans et en a gardé les stigmates, tant physiques que psychologiques. Sarah, sa petite sœur, était trop jeune pour être consciente de ce qu’ils ont subi. Ce n’est pas le cas de sa mère, Jo Beth, qui depuis tente tant bien que mal – plutôt mal – de gérer la ferme familiale et de subvenir aux besoins de ses enfants en l’absence de leur père, Marvin. Un père absent mais dont l’ombre menaçante est pourtant omniprésente dans l’esprit de chacun. Sur ces terres agricoles, la vie s’est arrêtée neuf ans plus tôt, et chacun semble attendre que l’inéluctable se produise et que le cauchemar recommence.

Dans la première partie de son roman, Daniel Kraus parvient remarquablement bien à nous faire ressentir le poids de cette menace permanente qui plane sur la famille Burke et à dessiner en creux le portrait de ce père monstrueux. Les détails ne nous sont révélés que progressivement, et ne viennent que confirmer ce que l’on pressentait depuis le début. La suite du récit repose sur une coïncidence certes improbable mais que l’on accepte d’autant mieux qu’elle nous est annoncée dès les premières pages. Débute alors un huis clos tendu que l’auteur parvient à tenir pratiquement jusqu’au bout.

Le récit se focalise plus particulièrement sur Ry Burke, sur le traumatisme qu’il a subi enfant et sur les mécanismes psychologiques qui lui ont permis de se reconstruire, au moins pour un temps. Des mécanismes qui prennent la forme de trois jouets dérisoires : un ourson miteux, un Christ en plastique et une créature grimaçante, le Teigneux du titre. Autant de souvenirs d’une enfance tragique que Ry va devoir invoquer une nouvelle fois s’il veut espérer survivre à cette seconde nuit de cauchemar.

Entre fantasmes incarnés et délires hallucinés, Teigneux flirte souvent avec les frontières du fantastique sans jamais les franchir tout à fait. En revanche, dans ses ultimes séquences, il se laisse aller à des débordements horrifiques, pour ne pas dire grand-guignolesques, qui font basculer le roman dans un registre très différent de tout ce qui a précédé. On peut regretter ce choix du spectaculaire outrancier en guise d’apothéose à cette histoire, mais au final cela n’enlève pas grand-chose aux qualités de ce roman, tendu à souhait dans son écriture et suffisamment proche de ses personnages pour nous faire partager leur tragédie.

Les Souterrains du temps

Ingénieur à la société Quantech, Alain Migea est envoyé en mission aux États-Unis, le temps d’une intervention technique sur l’accélérateur de particules du Brooklyn National Laboratory. Mais très vite, la raison première de sa traversée de l’Atlantique va passer au second plan. Il y a d’abord le mystère qui entoure la disparition de l’un de ses collègues, Jeffrey Weirdlight, qui n’a plus donné signe de vie depuis des mois. Et plus Alain tente de retrouver sa trace, plus les indices laissant supposer que son silence prolongé n’a rien de naturel se multiplient. Il y a ensuite ces histoires qui circulent sur cette région de Long Island, mélange de délires complotistes et de fadaises ufologiques, qui pourtant, dans ce décor particulier, paraissent soudain davantage plausibles. Surtout lorsqu’on commence à découvrir des cadavres d’animaux ne ressemblant à rien de connu, ou que l’armée américaine vous envoie quelques-uns de ses hauts gradés pour vous interroger.

Claude Ecken, collaborateur bifrostien bien connu, a plus d’une corde à son arc. Parmi elles, il en est une qu’il est l’un des rares auteurs français à savoir manier : la maîtrise d’un discours scientifique de pointe qui lui permet de donner un socle solide à ses extrapolations. C’est le cas dans Les Souterrains du temps, où il est question des cônes de lumière de Minkowski, de la courbure du tenseur de Weyl ou des violations d’invariance de Lorentz. Autant de concepts dont il se sert pour donner corps à la théorie qu’il développe ici. Laquelle, si elle n’a dans le fond rien d’original, y gagne beaucoup en vraisemblance.

Pourtant, Les Souterrains du temps n’est pas un roman tout à fait réussi. Notamment parce que sa scène cruciale fonctionne mal. Tant le comportement du narrateur que les réactions de ses interlocuteurs, et surtout l’enchaînement des événements sonnent faux et font basculer le récit dans le mauvais thriller.

Par ailleurs, Claude Ecken ne semble pas avoir su trouver la bonne distance pour raconter cette histoire. Il aurait fallu soit couper dans les nombreuses digressions et pérégrinations de ses personnages pour en faire une très bonne nouvelle, soit, à l’inverse, développer certains éléments qui ne sont ici qu’esquissés (les divers ratés et effets indésirables de cette expérience et la manière dont ils nourrissent les spéculations les plus tordues de certains). En l’état, Les Souterrains du temps est un roman globalement plaisant mais qui laisse une regrettable impression d’inabouti.

La Contre-nature des choses

C’est l’histoire d’un homme. Et d’un petit garçon. Pas le sien. Trouvé à l’arrière d’une voiture. Sa mère est morte. Elle n’est pas la seule. Le monde est mort. Ou c’est tout comme. Des morts partout. Même dans l’espace. Un milliard de cadavres envoyés en orbite. Les autres, les encore vivants, n’attendent plus rien, juste de les rejoindre. Et le lecteur avec eux, tellement il en bave. Qu’on l’achève, par pitié !

Voilà le roman de Tony Burgess. Pas Anthony, Tony. Rien à voir. Une succession de phrases courtes. En rafale. Sans queue ni tête. Sans verbe. On s’en fout des verbes. C’est nul les verbes. Rien à branler. C’est court et pourtant ça n’en finit pas. Interminable. La délivrance est là-bas, page 190. Si près et pourtant si loin. Je regarde. Page 33. Je n’en peux plus. Mes yeux saignent. Mes intestins se vident. Je hurle. Mais j’insiste. Des heures. Des jours. Les saisons passent. L’automne. L’hiver. Je regarde à nouveau. Page 33. Putain de merde.

L’auteur s’en fout que tu souffres. Sans doute même qu’il aime ça. Y a qu’à voir ce qu’il fait subir à ses personnages à longueur de chapitres. Énumération sans fin de tortures et de mutilations plus sordides les unes que les autres. Ad nauseam… De la merde ? T’inquiète ! Y aura toujours un éditeur assez con pour parler de « l’imagerie traumatiquement poétique » et du « caractère politique de prémonition » de cette bouse. Y a des coups de pied au cul qui se perdent. Poubelle.

Lapsus Clavis

Même après avoir accompagné La Mort pour un dernier voyage, la poule aux œufs d’or Pratchett continue de susciter des publications. Lapsus clavis est un recueil de « non-fictions » : des articles, des discours, et cetera, remontant éventuellement aux années 1960, et s’arrêtant en 2011. On peut craindre, en pareil cas, le syndrome de la liste de courses, et, dans la petite soixantaine de textes ici rassemblés (du vivant de l’auteur et avec ses commentaires), il en est qui ne valent guère plus. D’autres justifient amplement cette publication, même globalement d’un intérêt variable.

L’atout majeur de l’ouvrage permet d’envisager Pratchett d’un autre œil — et la préface de l’ami Neil Gaiman, pour une fois, s’avère véritablement précieuse : un joyeux drille, le créateur de Rincevent, etc. ? Non – un homme en colère… Ce qui, tour à tour, le rend particulièrement sympathique et un tantinet agaçant. Humain, en somme.

L’humour est certes toujours présent dans ce recueil, mais sans constituer son point fort. La notoriété de l’auteur et son succès mondial débouchent sur des textes qui se ressemblent, où les mêmes thèmes et les mêmes effets rhétoriques reviennent sans cesse. À vrai dire, la longue première partie est probablement la moins intéressante, consacrée à Pratchett en tant qu’auteur à succès, et d’abord du Disque-Monde (les œuvres indépendantes ne sont que rarement mentionnées, avec une exception pour Nation) : sa production prolifique (pas de pause entre deux romans, quatre cents mots à écrire chaque jour) comme ses épuisantes tournées de dédicaces (avec une prédilection marquée pour l’Australie – casse pas la tête)… Les articles les plus récents peuvent d’ailleurs produire un effet similaire à celui des derniers romans du Disque-Monde, quand il devenait tristement flagrant que quelque chose ne fonctionnait plus…

On en retiendra surtout sa défense de la fantasy, l’évasion pas seulement « d’un endroit » mais surtout « vers » un autre, et qui offre en même temps un regard critique sur le monde ; Chesterton, Tolkien et quelques autres, y compris les lassants « produits de fantasy extrudés » qu’il s’agissait de railler, avec un dictionnaire Brewer non loin, ce sont les fondements du Disque-Monde – jusque dans cet article très lucide expliquant pourquoi Gandalf ne s’est jamais marié – ; en découle la création de Mémé Ciredutemps et de ses consœurs, et, pour le coup, voir l’œuvre en gestation est fascinant ; il en va de même pour l’amorce des Petits Dieux, avec une tortue et quelques Grecs, etc.

Mais Pratchett l’homme est probablement davantage intéressant, ici. Ses réminiscences autobiographiques éparses, parfois étonnantes, parfois touchantes, sont souvent drôles (mais pas toujours). L’école pénible, la découverte des revues de SF dans une libraire porno (dont la tenancière était une aimable vieille dame lui offrant le thé), le journaliste local qui assiste à des autopsies, le chargé de relations publiques d’une centrale nucléaire… Un Pratchett avant Pratchett, qui nourrira l’auteur en temps utile.

Le grand moment se situe cependant à la fin – quand Pratchett se fait militant, et, suite à la découverte de sa forme très particulière d’Alzheimer, s’engage en faveur de la mort assistée pour les patients qui ne peuvent plus espérer de rémission. Dans ce rôle incongru, l’auteur a suscité un écho marqué en Angleterre, bien au-delà du cercle pourtant étendu de ses lecteurs, et il a pu contribuer à faire évoluer les choses — en tout cas à initier un mouvement, peut-on espérer.

Si l’ensemble du recueil ne parlera sans doute qu’aux fans, ces ultimes développements ont une portée tout autre – et suffisent à justifier, peut-on supposer, cette publication.

Kwaidan

Kwaidan est un livre important : à l’aube du XXe siècle, le petit recueil de l’écrivain bourlingueur Lafcadio Hearn, qui avait enfin trouvé « son » pays où s’arrêter, faisant face au soleil levant, a fait office de passeur, initiant un Occident curieux de ce mystérieux pays qu’était le Japon à une tradition fantastique originale et dont il ne savait rien. Pour autant, le livre n’a pas laissé les Japonais eux-mêmes indifférents, qui ont parfois redécouvert ainsi des légendes plus ou moins fixées ou oubliées selon les cas (« Yuki-Onna », notamment, l’histoire de « la femme des neiges »), dès lors gravées dans le marbre par la magie de l’écrit. Une référence qui perdurerait là-bas, ainsi qu’en témoigne le très beau film Kwaidan de Masaki Kobayashi, dont le segment « Mimi-Nashi-Hôichi », notamment, rend à merveille la pureté, l’élégance et la force du texte original.

Au-delà, le recueil contient autant de saisissantes (et brèves) histoires de fantômes japonais, qui peuvent tour à tour susciter l’effroi ou le rire, ou encore la mélancolie. Et pourtant, de « Rokuro-Kubi » ou« Mujina », têtes volantes ou créatures sans visage, au « Rêve d’Akinosuké », errance parmi les insectes à l’occasion d’une bienheureuse sieste, et autant de variations sur les amours impossibles ou le sens de l’amitié, le recueil conserve une certaine cohérence, que la passion visible de l’auteur, et son profond respect pour son sujet, suscitent et entretiennent.

Ce qui ne lui interdit pas des approches différentes sur le tard – ainsi avec la parabole « Hôrai », ou, surtout, ses longues « Études sur des insectes », qui concluent le recueil : papillons, fourmis – même ces satanés moustiques – y acquièrent des traits délicatement mythologiques et moralement édifiants.

Aujourd’hui comme alors, Kwaidan est une invitation au voyage et à la découverte, au prisme du fantastique. Mais dans quelles conditions ? Le recueil a été traduit il y a longtemps de cela (mais le texte est toujours aisément disponible) en français par Marc Logé – qui a réalisé un travail admirable, dans une langue très élégante, mais a semble-t-il opéré çà et là quelques « coupes » (outre l’étonnante absence de « Hi-Mawari », très belle réminiscence enfantine, exceptionnellement non japonaise, qui réintègre ici le recueil). Ce qui pouvait légitimer une nouvelle traduction ? Sans doute…

Hélas, le travail de Jacques Finné est au mieux… contestable. Sa langue est moins élégante que celle de Marc Logé, globalement, mais le vrai problème est ailleurs : cette nouvelle traduction est percluse de grossières erreurs, et ce dès « Mimi-Nashi-Hôichi », qui ouvre le recueil – un contresens que rien n’explique, et qui n’incite pas à la confiance pour la suite, non exempte de semblables boulettes.

Mais il y a pire – car le paratexte de Jacques Finné est tout bonnement affligeant, tout particulièrement cette postface traitant des « fantômes extrême-orientaux » qui, sur la base d’un corpus ridiculement mince, multiplie les généralisations abusives fourrant Chine, Japon et Vietnam dans un même panier essentialiste, en perpétuant de vieux mythes datant du « péril jaune » ; autant d’illustrations de la totale inculture du postfacier en la matière, qui n’entame en rien son aplomb de vieux sage à qui on ne la fait pas. Ses propos bornés sur les femmes (ce qui inclut les Femen, parfaitement !) en rajoutent encore, mais à vrai dire la coupe est pleine depuis longtemps déjà, à ce stade.

Kwaidan est un livre splendide – mais ne le lisez pas dans cette édition ; elle est peu ou prou criminelle.

Le Serpent Ourobouros

[Critique commune à Le Khan blanc, Les Centaures et Le Serpent Ourobouros.]

L’excellente collection « L’Âge d’or de la fantasy » livre sa deuxième salve : au programme, trois livres précieux, chacun dans son registre.

Après Le Loup des steppes, nous retrouvons Khlit le Cosaque, personnage fétiche de Harold Lamb, dans Le Khan blanc. Il ne s’agit toujours pas de fantasy à proprement parler, mais l’influence de cette œuvre sur certains pionniers du genre, au premier chef Robert E. Howard, saute aux yeux. Dans ces trois novellas, le vieux Khlit devient le grand khan des Tatars, ce qui n’a rien d’une paisible retraite : aux confins de l’Asie, nous le voyons lutter contre un général chinois avide de vengeance, ou faire les frais des manigances des chamans de son peuple d’adoption aussi bien que des sbires du dalaï-lama. Le héros vieillissant, chrétien dissimulé, ne pourra triompher de cette adversité qu’en faisant appel à la ruse, car les capacités martiales ne suffisent pas. Lamb est un maître de l’aventure pulp ; on le sent prendre beaucoup de plaisir à user de ce cadre exotique qui le passionne. Trois récits hauts en couleurs et palpitants, dans des registres variés, qui séduiront sans peine les amateurs de Conan et compagnie ; en fait, répétons-le : c’est probablement bien meilleur…

De ces nouveaux titres, le plus inattendu est Les Centaures, roman français de 1904 – rétrospectivement un des premiers du genre. L’auteur, André Lichtenberger, n’est pas un inconnu, mais ce roman avait été oublié après une ultime réédition de 1924, illustrée par Victor Prouvé (dont le travail est ici reproduit). L’auteur y décrit un univers préhistorique fantasmé, où trois races nobles empruntées à la mythologie grecque, les centaures, puis les faunes et les tritons, voient leur monde bucolique s’écrouler sous les assauts des « impurs » que sont les humains, qui volent leur fourrure aux autres animaux et inventent de bien curieuses machines… Mais notre point de vue est bien celui des centaures engagés sur la voie de l’extinction. La préface de l’auteur (datant de la réédition après 14-18…) effraie un peu, avec son leitmotiv « famille, race, patrie », et il y a bien quelque chose de réactionnaire dans l’utopie des centaures. Néanmoins, le roman s’avère en fait bien plus subtil qu’il n’en a l’air, et bénéficie d’un souffle admirable, se déployant en tableaux majestueux, ceux d’une nature luxuriante comme ceux du destin apocalyptique des centaures. Une très étonnante et très convaincante redécouverte.

Ultime ouvrage de cette fournée, et sans doute le plus attendu : le premier volume (hélas, le roman a dû être coupé…) du Serpent Ouroboros, un classique datant de 1922, à l’influence remarquable, et qui, pour quelque raison étrange, n’avait jamais eu l’heur d’une traduction française. Nous sommes sur la planète Mercure, déchirée par la guerre qui oppose la Démonie et la Sorcerie (des humains en définitive). La fourberie des Sorciers accule les Démons à leur perte, après avoir fait disparaître par magie un de leurs plus fameux éléments, par ailleurs le frère du roi Juss – lequel abandonne son pays aux abois pour accomplir la quête épique qui lui permettra de retrouver son compagnon de toujours… « Objectivement », c’est bourré de défauts. Dans la construction de monde, c’est aux antipodes de Tolkien, avec bien trop de rappels à notre propre Terre, et en même temps un exotisme un peu je-m’en-foutiste (dans les noms propres) ; la trame générale, classique et d’inspiration nordique, avec de nombreuses ellipses, souffre de la même sensation de patchwork ; les personnages sont autant de brutes épaisses, une simple pique concernant leur bravoure suffit à les pousser aux pires sottises (sauf l’excellent Gro, qui anticipe peut-être Tyrion Lannister) ; le style erre souvent, l’archaïsme de l’original ne ressortant guère du texte français, mais on n’en oscille pas moins entre des dialogues nerveux et jubilatoires, et des descriptions bien lourdes à force d’omniprésentes pierres précieuses qui semblent orner le moindre objet sur Mercure… Et pourtant, ça marche. Très bien, même. C’est clairement une aventure qui fait appel à la passion – la raison, qui pointe trop de défauts, est hors-concours, c’est enthousiasmant, c’est palpitant, et on a vraiment hâte de lire le volume II ! En espérant qu’il ne faudra pas attendre trop longtemps…

Callidor est une bénédiction, pour ne pas dire un miracle. Ces trois nouveautés, toujours illustrées (très beau travail pour le Lichtenberger et le Eddison, moins pour le Lamb, s’il y a eu des progrès par rapport au premier tome), sont toutes très bonnes, et l’on ne peut que saluer, aussi bien l’exhumation de ces Centaures injustement oubliés, que la traduction, enfin, du classique Serpent Ouroboros.

Les Centaures

[Critique commune à Le Khan blanc, Les Centaures et Le Serpent Ourobouros.]

L’excellente collection « L’Âge d’or de la fantasy » livre sa deuxième salve : au programme, trois livres précieux, chacun dans son registre.

Après Le Loup des steppes, nous retrouvons Khlit le Cosaque, personnage fétiche de Harold Lamb, dans Le Khan blanc. Il ne s’agit toujours pas de fantasy à proprement parler, mais l’influence de cette œuvre sur certains pionniers du genre, au premier chef Robert E. Howard, saute aux yeux. Dans ces trois novellas, le vieux Khlit devient le grand khan des Tatars, ce qui n’a rien d’une paisible retraite : aux confins de l’Asie, nous le voyons lutter contre un général chinois avide de vengeance, ou faire les frais des manigances des chamans de son peuple d’adoption aussi bien que des sbires du dalaï-lama. Le héros vieillissant, chrétien dissimulé, ne pourra triompher de cette adversité qu’en faisant appel à la ruse, car les capacités martiales ne suffisent pas. Lamb est un maître de l’aventure pulp ; on le sent prendre beaucoup de plaisir à user de ce cadre exotique qui le passionne. Trois récits hauts en couleurs et palpitants, dans des registres variés, qui séduiront sans peine les amateurs de Conan et compagnie ; en fait, répétons-le : c’est probablement bien meilleur…

De ces nouveaux titres, le plus inattendu est Les Centaures, roman français de 1904 – rétrospectivement un des premiers du genre. L’auteur, André Lichtenberger, n’est pas un inconnu, mais ce roman avait été oublié après une ultime réédition de 1924, illustrée par Victor Prouvé (dont le travail est ici reproduit). L’auteur y décrit un univers préhistorique fantasmé, où trois races nobles empruntées à la mythologie grecque, les centaures, puis les faunes et les tritons, voient leur monde bucolique s’écrouler sous les assauts des « impurs » que sont les humains, qui volent leur fourrure aux autres animaux et inventent de bien curieuses machines… Mais notre point de vue est bien celui des centaures engagés sur la voie de l’extinction. La préface de l’auteur (datant de la réédition après 14-18…) effraie un peu, avec son leitmotiv « famille, race, patrie », et il y a bien quelque chose de réactionnaire dans l’utopie des centaures. Néanmoins, le roman s’avère en fait bien plus subtil qu’il n’en a l’air, et bénéficie d’un souffle admirable, se déployant en tableaux majestueux, ceux d’une nature luxuriante comme ceux du destin apocalyptique des centaures. Une très étonnante et très convaincante redécouverte.

Ultime ouvrage de cette fournée, et sans doute le plus attendu : le premier volume (hélas, le roman a dû être coupé…) du Serpent Ouroboros, un classique datant de 1922, à l’influence remarquable, et qui, pour quelque raison étrange, n’avait jamais eu l’heur d’une traduction française. Nous sommes sur la planète Mercure, déchirée par la guerre qui oppose la Démonie et la Sorcerie (des humains en définitive). La fourberie des Sorciers accule les Démons à leur perte, après avoir fait disparaître par magie un de leurs plus fameux éléments, par ailleurs le frère du roi Juss – lequel abandonne son pays aux abois pour accomplir la quête épique qui lui permettra de retrouver son compagnon de toujours… « Objectivement », c’est bourré de défauts. Dans la construction de monde, c’est aux antipodes de Tolkien, avec bien trop de rappels à notre propre Terre, et en même temps un exotisme un peu je-m’en-foutiste (dans les noms propres) ; la trame générale, classique et d’inspiration nordique, avec de nombreuses ellipses, souffre de la même sensation de patchwork ; les personnages sont autant de brutes épaisses, une simple pique concernant leur bravoure suffit à les pousser aux pires sottises (sauf l’excellent Gro, qui anticipe peut-être Tyrion Lannister) ; le style erre souvent, l’archaïsme de l’original ne ressortant guère du texte français, mais on n’en oscille pas moins entre des dialogues nerveux et jubilatoires, et des descriptions bien lourdes à force d’omniprésentes pierres précieuses qui semblent orner le moindre objet sur Mercure… Et pourtant, ça marche. Très bien, même. C’est clairement une aventure qui fait appel à la passion – la raison, qui pointe trop de défauts, est hors-concours, c’est enthousiasmant, c’est palpitant, et on a vraiment hâte de lire le volume II ! En espérant qu’il ne faudra pas attendre trop longtemps…

Callidor est une bénédiction, pour ne pas dire un miracle. Ces trois nouveautés, toujours illustrées (très beau travail pour le Lichtenberger et le Eddison, moins pour le Lamb, s’il y a eu des progrès par rapport au premier tome), sont toutes très bonnes, et l’on ne peut que saluer, aussi bien l’exhumation de ces Centaures injustement oubliés, que la traduction, enfin, du classique Serpent Ouroboros.

Le Khan blanc

[Critique commune à Le Khan blanc, Les Centaures et Le Serpent Ourobouros.]

L’excellente collection « L’Âge d’or de la fantasy » livre sa deuxième salve : au programme, trois livres précieux, chacun dans son registre.

Après Le Loup des steppes, nous retrouvons Khlit le Cosaque, personnage fétiche de Harold Lamb, dans Le Khan blanc. Il ne s’agit toujours pas de fantasy à proprement parler, mais l’influence de cette œuvre sur certains pionniers du genre, au premier chef Robert E. Howard, saute aux yeux. Dans ces trois novellas, le vieux Khlit devient le grand khan des Tatars, ce qui n’a rien d’une paisible retraite : aux confins de l’Asie, nous le voyons lutter contre un général chinois avide de vengeance, ou faire les frais des manigances des chamans de son peuple d’adoption aussi bien que des sbires du dalaï-lama. Le héros vieillissant, chrétien dissimulé, ne pourra triompher de cette adversité qu’en faisant appel à la ruse, car les capacités martiales ne suffisent pas. Lamb est un maître de l’aventure pulp ; on le sent prendre beaucoup de plaisir à user de ce cadre exotique qui le passionne. Trois récits hauts en couleurs et palpitants, dans des registres variés, qui séduiront sans peine les amateurs de Conan et compagnie ; en fait, répétons-le : c’est probablement bien meilleur…

De ces nouveaux titres, le plus inattendu est Les Centaures, roman français de 1904 – rétrospectivement un des premiers du genre. L’auteur, André Lichtenberger, n’est pas un inconnu, mais ce roman avait été oublié après une ultime réédition de 1924, illustrée par Victor Prouvé (dont le travail est ici reproduit). L’auteur y décrit un univers préhistorique fantasmé, où trois races nobles empruntées à la mythologie grecque, les centaures, puis les faunes et les tritons, voient leur monde bucolique s’écrouler sous les assauts des « impurs » que sont les humains, qui volent leur fourrure aux autres animaux et inventent de bien curieuses machines… Mais notre point de vue est bien celui des centaures engagés sur la voie de l’extinction. La préface de l’auteur (datant de la réédition après 14-18…) effraie un peu, avec son leitmotiv « famille, race, patrie », et il y a bien quelque chose de réactionnaire dans l’utopie des centaures. Néanmoins, le roman s’avère en fait bien plus subtil qu’il n’en a l’air, et bénéficie d’un souffle admirable, se déployant en tableaux majestueux, ceux d’une nature luxuriante comme ceux du destin apocalyptique des centaures. Une très étonnante et très convaincante redécouverte.

Ultime ouvrage de cette fournée, et sans doute le plus attendu : le premier volume (hélas, le roman a dû être coupé…) du Serpent Ouroboros, un classique datant de 1922, à l’influence remarquable, et qui, pour quelque raison étrange, n’avait jamais eu l’heur d’une traduction française. Nous sommes sur la planète Mercure, déchirée par la guerre qui oppose la Démonie et la Sorcerie (des humains en définitive). La fourberie des Sorciers accule les Démons à leur perte, après avoir fait disparaître par magie un de leurs plus fameux éléments, par ailleurs le frère du roi Juss – lequel abandonne son pays aux abois pour accomplir la quête épique qui lui permettra de retrouver son compagnon de toujours… « Objectivement », c’est bourré de défauts. Dans la construction de monde, c’est aux antipodes de Tolkien, avec bien trop de rappels à notre propre Terre, et en même temps un exotisme un peu je-m’en-foutiste (dans les noms propres) ; la trame générale, classique et d’inspiration nordique, avec de nombreuses ellipses, souffre de la même sensation de patchwork ; les personnages sont autant de brutes épaisses, une simple pique concernant leur bravoure suffit à les pousser aux pires sottises (sauf l’excellent Gro, qui anticipe peut-être Tyrion Lannister) ; le style erre souvent, l’archaïsme de l’original ne ressortant guère du texte français, mais on n’en oscille pas moins entre des dialogues nerveux et jubilatoires, et des descriptions bien lourdes à force d’omniprésentes pierres précieuses qui semblent orner le moindre objet sur Mercure… Et pourtant, ça marche. Très bien, même. C’est clairement une aventure qui fait appel à la passion – la raison, qui pointe trop de défauts, est hors-concours, c’est enthousiasmant, c’est palpitant, et on a vraiment hâte de lire le volume II ! En espérant qu’il ne faudra pas attendre trop longtemps…

Callidor est une bénédiction, pour ne pas dire un miracle. Ces trois nouveautés, toujours illustrées (très beau travail pour le Lichtenberger et le Eddison, moins pour le Lamb, s’il y a eu des progrès par rapport au premier tome), sont toutes très bonnes, et l’on ne peut que saluer, aussi bien l’exhumation de ces Centaures injustement oubliés, que la traduction, enfin, du classique Serpent Ouroboros.

Dark Net

Amis geeks et autres nerds qui connaissaient par cœur ce qu’est le dark net, ce livre est-il pour vous ? Mais commençons par un petit rappel qui ne vous est pas destiné : le dark net, c’est le web que l’on ne fréquente pas mais dont on entend parfois parler pour ses aspects les plus ignobles – il n’est pas question ici de sa nature militante, que ce soit en terme d’accès à l’information ou de lutte pour plus de liberté politique. Nous sommes dans un roman, aussi est-il bien question du web anonyme, celui qui se cache de Google et des gouvernements, celui qui sert de repère aux trafiquants, aux pédophiles et aux terroristes, celui-là et pas un autre. On y trouve de tout. On peut tout y acheter – oui, tout. Ça c’est son côté obscur, menaçant et glauque. Mais l’est-il vraiment ?

Et s’il était utilisé par de vraies forces du mal… ou plutôt du Mal ? Et si, dans les profondeurs de ce web, se cachaient des puissances démoniaques qui ne demandent qu’à triompher enfin de ceux qui luttent désespérément contre elles ? Autrement dit, et si le dark net était vraiment dark ?

Tel est le postulat du roman de Benjamin Percy. Et, ma foi, il n’y aurait pas de quoi dépasser le scénario d’un téléfilm de W9 de deuxième partie de soirée si l’auteur n’avait eu une excellente idée et une très bonne formation. Cette dernière est évidente : le rythme est prenant, l’intrigue vivement menée, l’action sans temps mort. Franchement, c’est du beau travail.

Mais le plus épatant est cette idée toute simple que l’œuvre entière de Stephen King illustre : ce qui tient l’ensemble, ce sont les personnages. Le roman passe ainsi, de chapitre en chapitre, de l’un à l’autre de ses protagonistes, les suivant alors qu’ils approchent chacun à leur façon de la vérité, révélant au passage bien des choses sur qui ils sont : des anti-héros, des déclassés. Nous avons Mike, un ex-évangéliste, Hannah, une enfant aveugle équipée de prothèses qui lui rendent la vue, Lela, une journaliste techno-phobique, et Derek, un hacker activiste. Cette équipe de bras-cassés n’a pas l’héroïsme chevillé au corps, mais ils vont se retrouver ensemble au pire endroit et au pire moment. Que demander de plus ?

L’alliance entre la technologie et le surnaturel, si elle n’est pas nouvelle en soi, trouve ici une plaisante – et souvent sanglante – variation.

Ça vient de paraître

Le Magicien de Mars

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 119
PayPlug