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Celle qui n'avait pas peur de Cthulhu

La déferlante de publications lovecraftiennes ou para-lovecraftiennes se poursuit, y compris dans le rayonnage made in France. Ce coup-ci, c’est Karim Berrouka qui s’y colle, avec un roman qui, disons-le d’emblée, ne restera certainement pas dans les annales, même celles du sous-registre si prolifique, mais n’en est pas moins fun comme tout — et c’était bien ce qu’on en attendait, après tout.

Notre héroïne s’appelle Ingrid, et, pour une bête histoire de naissance à l’heure, à la minute et à la seconde fatidiques, elle se retrouve embarquée dans une improbable histoire aux ramifications forcément cosmiques incluant son lot de gélatine indicible et d’angles cyclopéens : même à Paris, les adorateurs du Géant Vert (pas celui du maïs) peuvent foutre le bordel. Enfin, plus exactement, les cinq factions dédiées chacune à telle « divinité » du panthéon lovecraftien, et qui se demandent si, à l’occasion du nouvel avènement du Grand Cthulhu, il serait préférable de l’accueillir avec l’espoir qu’il anéantira le monde, ou la crainte qu’il anéantisse le monde. Autant de sectes frappadingues et de « cultistes » guignolesques, incluant ces types au faciès bizarre qui font de la plongée sous-marine dans les environs d’Innsmouth, Nouvelle-Angleterre, les Satanistes de l’Amour qui aiment les chèvres et la fornication partout et tout le temps, ou encore les mélomanes viennois qui guettent le son des flûtes en provenance du chaos nucléaire ; mais les pires sont probablement les ahuris qui vénèrent à la fois le Christ, Yog-Sothoth et le boson de Higgs (tout en un et un en tout).

La quatrième de couverture avance que notre héroïne n’en a rien à péter de tout ça — peut-être était-elle dédiée à un autre roman, car Ingrid ne semble pas exactement s’en foutre, dans celui-ci. Oh, elle aurait sans doute préféré qu’on la laisse en dehors de tout ça, et cultiver l’ignorance bénie de qui n’a pas lu HPL sinon le Necronomicon, mais elle réalise assez vite qu’elle n’a guère le choix, et s’implique dès lors avec un certain sens du devoir.

Sans surprise, tout cela n’est guère pointilleux au regard de l’orthodoxie lovecraftienne — ce qui n’a absolument aucune importance. La derletherie ne passe en effet pas si mal, en sachant se montrer moqueuse là où il le faut — et pas en permanence, dans un délire parodique qui aurait sans doute été assez vite lassant. L’humour est là (inévitablement, avec l’auteur ?), dans le décalage permanent qu’implique le personnage même d’Ingrid, ou, surtout, le tableau des cinq factions, satire vicieuse mais bienvenue du fanatisme religieux et de l’embrigadement sur la base de doctrines idiotes autant qu’aveugles. Nul besoin, dès lors, de glisser un gag à chaque paragraphe — finalement, la mesure en la matière s’avère bien plus pertinente.

Ce décalage, cet humour, suffisent à faire tenir le livre. C’est heureux, car l’ensemble est autrement assez convenu et hautement prévisible — les twists n’en sont pas, délibérément peut-on supposer. Qu’importe : Celle qui n’avait pas peur de Cthulhu remplit sans peine son office, sous la forme d’un roman sympathique et qui se lit tout seul. Ils ne sont pas si nombreux, les pastiches affichés comme tels et qui peuvent s’en targuer ; ou, du moins, un certain nombre d’entre eux, qu’il s’agisse de prétendre à un plus grand sérieux, ou au contraire de sortir son nez rouge de clown pour faire des jeux de mots sur les shoggoths, pourraient éventuellement en prendre de la graine.

Rien d’exceptionnel, non ; des failles, très certainement ; mais, oui, ça se lit tout seul.

Le Nuage pourpre

Cité par H. G. Wells, admiré par Lovecraft, ce roman de 1901 est réédité en français après plus de vingt ans dans les limbes (et une première incarnation en « Présence du Futur », puis une réédition chez 10/18). Pas de zombies ni de pandémie dans ce texte apocalyptique, mais les curieuses errances du dernier humain vivant ; un récit étrange et torturé, désuet à souhait, avec tout ce que ça implique de plaisirs et d’agacements pour un lecteur contemporain.

L’histoire, qui peut nous sembler simple aujourd’hui, tant son motif a été depuis exploité, apparaît comme novatrice lors de la parution : alors qu’il participe à un voyage pour rejoindre le pôle Nord (source de fantasmes au tournant du xx e siècle, le pôle géographique ne sera découvert que sept ans après la publication du texte), Adam Jeffson est l’unique survivant humain non seulement de l’expédition, mais, pire encore, comme il le comprend peu à peu, d’un cataclysme qui a parcouru la Terre (en évitant les pôles, donc) sous la forme d’un nuage pourpre tuant sur l’instant quiconque en a respiré la moindre parcelle. La source du désastre ? Divine ou créée par une présence étrangère, on effleurera la réponse sans jamais la dévoiler. La conséquence ? Les errances de ce personnage, objet d’un destin cruel, persuadé d’être mystiquement tiraillé entre deux forces, la Noire, destructrice, et la Blanche, créatrice. Les divagations de ce narrateur tantôt détestable à cause de sa mégalomanie paranoïaque, tantôt touchant de par sa solitude désespérée.

Cet intrus, dorénavant, au sein de son propre monde, parcourt pendant deux décennies la Terre, « Éden infernal ». Décidant parfois d’incendier les villes qu’il visite, par plaisir pyromane, certes, mais aussi pour exprimer l’enfer qui l’habite, lui, le dernier représentant d’une race décimée. Ou se réfugiant dans la construction du plus beau palais jamais bâti, parce qu’après tout, comment donner un but à son existence quand plus rien n’a de sens ? Mais s’interrogeant toujours sur les raisons du chaos. Jusqu’à ce qu’une rencontre lui fasse tout remettre en cause. La rédemption serait-elle malgré tout possible ? Préservons le mystère…

Si l’on fait abstraction des aspects scientifiques et de survie, traités comme des détails vite écartés par l’auteur, reste un roman curieux qui pousse à la réflexion. Reste aussi un ouvrage qui fait sens remis en contexte, car appartenant aux premiers récits s’emparant du désormais topos de l’empoisonnement de l’atmosphère, et inspirant par la suite de nombreux romans tels que La Ceinture empoisonnée de Conan Doyle (1913), ou Le Nuage vert de A. S. Neill (1938, et l’éditeur français de ce dernier ne s’y sera pas trompé, en traduisant ainsi le titre anglais de The Last Man Alive…).

Un livre pour le moins étonnant, donc, qui mérite un petit détour par curiosité historique littéraire.

Entre troll et ogre

Arsouille est vieux. Arsouille est ronchon. Arsouilles est perclus d’arthrite. Surtout, Arsouille est un troll. Et quand on vit dans une société en guerre et contrôlée par les ogres, pas facile d’être un troll de plus de 70 ans. Les règles sont simples. La fermer, sous peine de se faire bouffer. Tenir son rang (d’inférieur), sous peine de se faire bouffer. Ne pas créer de problèmes publics (du genre ramper dans la rue après s’être fait refaire le groin par une bande de trollards en pleine poussée hormonale), sous peine de se faire bouffer. Ou, au choix, de devenir de la chair à canon. Pas facile tous les jours, mais jusqu’ici, Arsouille s’en est plutôt bien sorti. Il vit chez sa belle-fille et son petit-fils, au chaud, et il a de quoi manger tous les jours. Il suffit simplement de grogner un peu de temps en temps pour remettre les pendules à l’heure.

Pourtant, quand il reçoit une lettre de son frère jumeau, Arpète, qu’il n’a pas vu depuis au moins cinquante ans, tout est remis en question. Car pendant qu’Arsouille passait de trollinou à troll en pleine puberté, Arpète, lui, se transformait en ogre. Les aléas de la Grande Poussée Dentaire… Et si les trolls sont des brutes épaisses qui ne réfléchissent pas plus loin qu’à demain et qu’au poing de leur voisin, les ogres, eux, sont des êtres froids et calculateurs, craints par tous (ah, ça, le prestige de mâchoires télescopiques extrêmement puissantes, rapides, aux dents acérées !). Surtout, les ogres sont dénués de sentiments. Alors pourquoi, Arpète semble-t-il regretter avec émotion leur séparation et désire-t-il revoir son frère ?

Un troll, ça ne questionne pas, ça n’imagine pas, ça ne réfléchit pas. Et plus particulièrement, un troll, ça ne retourne pas à l’école pour apprendre à lire une carte (en se faisant embaucher en tant que prof), et ça ne se lance pas dans une traversée du pays pour aller se balader en zone de guerre et rechercher son frangin ogre… Sinon, où va le monde ? !

Dans une gouaille stylistique assez savoureuse, l’auteure nous livre une parabole fantas(y)ste sur la nature humaine. S’amusant joyeusement avec les clichés attachés aux créatures choisies, elle dresse une satire assez efficace de l’importance de l’éducation, de l’impact de la violence sur une société très hiérarchisée, et du déterminisme social. C’est inattendu, drôle, et on s’y laisse prendre un peu malgré soi. Car s’il y a bien une chose que révèlent les sourires de plus en plus nombreux à la lecture de cette quête initiatique, c’est qu’en chacun de nous s’affrontent troll et ogre. Et que peut-être, si on y réfléchit bien (et eux aussi), existe-t-il quelque chose d’autre, entre les deux…

L'Enfant de poussière

Syffe est orphelin et ne se souvient de rien avant ses huit ans. Même pas de son véritable nom, le sien étant un simple sobriquet inspiré par son teint basané et un peuple dont il serait originaire. Il vit au jour le jour avec ses compagnons, Cardou, Merle et Brindille (dont il est secrètement amoureux), entre la ferme de la veuve qui les a recueillis, et les rues de Corne-Brune, la petite cité de province isolée dans laquelle, débrouillards, ils parviennent à grappiller de petits travaux, et de quoi manger (presque) à leur faim. Et puisqu’ils ont décidé d’être heureux, ils le sont. Peu importe la mort du suzerain du Royaume-Unifié. Peu importe les rumeurs grandissantes de conflits.

Mais un jour, Syffe est pris en flagrant délit de vol à l’étalage par le première-lame Hesse, à la réputation sombre et ambiguë. En échange de sa liberté, il devient informateur, puis espion pour le garde, et découvre peu à peu la réalité rugueuse du monde des adultes, avec ce qu’il contient de trahisons, de parties d’échecs politiques, de pertes cruelles, de tragédies et de déceptions. Un monde au bord de la rupture, dans lequel le garçon va devoir apprendre à évoluer s’il veut vieillir…

Voici un récit d’apprentissage qui n’est pas sans rappeler Robin Hobb et son assassin royal, tant par le style, que par les difficultés auxquelles est confronté son narrateur, personnage principal d’une histoire commencée bien longtemps avant sa naissance et dont la pleine mesure dépasse l’entendement humain. Réunissant tous les ingrédients pour en faire un récit addictif (une origine mystérieuse dont on devine la résolution dans un prochain tome, la renaissance d’un pouvoir ancien, un ennemi bien dissimulé, et une puissance menaçante en arrière-plan…), Dewdney réussit à écrire une fresque épique prenante tout en dépeignant un héros attachant dans sa quête d’identité, qui plus est en ne délaissant pas les personnages secondaires, complexes et forts (particulièrement ceux dans lequel Syffe projette sa recherche d’un père fantasmé).

La facilité avec laquelle l’auteur semble inviter le réalisme dans un univers élaboré et cohérent est telle qu’on pourrait presque transposer le récit dans notre réalité médiévale, sans l’étrangeté d’une géographie et d’une Histoire inconnue. La magie y est à peine effleurée, et tient plus du doute fantastique entre réel et imaginaire que de la force surnaturelle traversant les autres récits de fantasy, surtout décrite par un enfant (puis un adolescent).

L’ensemble tient le lecteur en haleine presque jusqu’à la fin, le vrai bémol étant peut-être un affaiblissement scénaristique sur les derniers chapitres. Mais ce choix semble s’inscrire dans l’annonce d’un deuxième tome (pour octobre 2018) qui, on l’espère, tiendra les promesses faites dans le premier…

La Crécerelle

Tueuse, exterminatrice, maudite, sorcière… telle est la réputation de la Crécerelle. Cette femme, en apparence jeune, qui, longtemps auparavant, a cru pouvoir se libérer d’un destin violent, est aujourd’hui captive d’un contrat encore pire que celui qu’elle tentait de fuir. Car la Crécerelle n’a plus le choix : esclave de la volonté d’une créature de l’outre-monde, elle sème la mort sur son chemin pour avoir le droit de vivre. Et pas n’importe quelle mort. De préférence horrible, toujours magique, en utilisant la multiplicité des probabilités et des mondes intérieurs propres à chaque humain. À la fois exécutrice et victime, mais jamais héroïne, car « un héros, ce n’est rien qu’un tueur qui soigne son image », elle avance, sans relâche, sans espoir de rédemption, dans cette spirale infernale. Jusqu’à ce sursaut rebelle, où, dans une vaine tentative d’échapper à l’insupportable, elle déclenche une réaction en chaîne, autre spirale ouvrant la porte au chaos, et se retrouve contrainte de s’engager sur des voies encore pires pour sauver l’humanité de son erreur.

Dans un récit où les frontières entre fantasy et science-fiction sont aussi troubles que celles entre les dimensions évoquées (ou invoquées ?), nous découvrons ainsi les circonvolutions d’un personnage fort qui cherche à s’affranchir à tout prix (et particulièrement celui de la vie des autres) d’un univers trop étriqué pour sa façon d’agir, mais surtout, de penser. La violence esthétisée n’est pas sans rappeler certains récits tarantinesques et rend hommage aux pulps. La magie est présente, mais, loin des usages habituels du genre, s’exprime de façon méthodique en une technique surtout fondée sur l’étude approfondie de la théorie, et qui évolue selon les sources d’apprentissages.

D’ailleurs, c’est bien ce qui surprend, dans ce roman qui n’a de fantasy que le synopsis, tant l’écriture y est philosophique, psychologique, scientifique. Faut-il voir dans la peinture de ce monde de départ si fragile (baptisé la Perle) une référence à la caverne de Platon ? La psychanalyse freudienne se reflèterait-elle dans les actions et les doutes des deux personnages principaux ? Quoi qu’il en soit, oublié le médiéval si ce n’est à travers quelques traits de civilisation esquissés, et bienvenus les recours aux sciences, que ce soit par la description d’univers mathématiques ou par l’importance accordée à la noosphère… Teilhard de Chardin et Vernadski sont bien présents, et parfois même un peu trop, au risque d’en perdre le fil narratif. Mais c’est peut-être là tout l’enjeu de ce texte car « quand on creuse les mythes, on tombe toujours sur d’autres mythes plus anciens, et personne ne remonte jusqu’au bout ; quand on recule suffisamment, on tombe sur des périodes où les peuples qui sont censés avoir donné naissance au mythe en question n’existaient pas encore. »

Ne reste que le questionnement.

Guillaume Sorel illustre Jack Vance

Attention les yeux ! Sur le forum, découvrez le work in progress de Guillaume Sorel pour la double couverture des Nouvelles de Jack Vance, deux volumes de la collection Kvasar rassemblant l'essentiel des nouvelles et novellas hors-cycle de l'auteur du cycle de Tschaï

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