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Sorcier d’Empire (Ars Obscura T.1)

Quand il n’exerce pas son activité d’illustrateur, François Baranger est aussi romancier, ayant pour particularité de varier de genre littéraire à chaque nouveau livre (et aussi, souvent, d’éditeur). Son nouvel opus, Sorcier d’empire, le premier volet d’une tétralogie, est une uchronie dans laquelle Napoléon a pris à son service, après la campagne d’Égypte, un certain Élégast, le seul véritable sorcier au monde, les autres n’étant qu’illuminés ou charlatans. Son pouvoir, aussi obscur que terrifiant, permet au Corse de dominer ses adversaires, faisant la conquête cette fois ferme de l’Espagne, de l’Angleterre et du reste de l’Europe, écrasant l’armée russe mais ne pouvant annexer le pays du fait de la venue de l’hiver. Nommé Sorcier d’Empire, comme d’autres sont promus Maréchal, le mage a l’autorisation de monter sa propre Garde Hermétique (avec un fort parfum de Waffen SS, notamment dans son caractère peu honorable et sa concurrence avec l’armée régulière). Mais… les Anglais en exil épaulés de quelques autres montent une nouvelle coalition. Mais… les Russes tentent de mettre au point leur propre technomagie à l’aide de rituels très lovecraftiens (influence logique pour qui connaît l’œuvre de Baranger). Mais… certains militaires français se défient du Sorcier et pensent qu’il a châtré Napoléon, qui lui attribue toutes ses victoires. Mais… ledit mage n’est peut-être pas le seul à être capable de manier le vrai pouvoir. Mais… Pourquoi le mage est-il si mystérieux, et pourquoi son arrivée coïncide-t-elle avec celle de ces bulles de ténèbres relâchant des monstres qui parsèment parfois la France ?

Évacuons la question de l’originalité : Napoléonien et uchronie de fantasy, c’est du déjà vu (Naomi Novik), Napoléonien et dark fantasy, idem (Django Wexler), seul l’aspect lovecraftien ajouté par-dessus peut — éventuellement – donner un vague parfum de nouveauté. Ce premier tome n’est pas désagréable, le style de l’auteur est fluide et efficace, les mystères liés au monde et à l’intrigue donnent envie d’en savoir plus, et cette entrée en matière est clairement encourageante pour la suite. Mais… pour de la dark fantasy, les personnages sont trop manichéens, le principal est très stéréotypé (avec un fort parfum de Sorceleur), cumulant en plus les tropes de l’enfant aux origines mystérieuses et de l’amnésique, les points de vue sont trop nombreux, certains dialogues, manières de réagir ou éléments d’intrigues/ worldbuilding sont naïfs ou maladroits, et l’idéologie de l’auteur transparaît parfois un peu trop dans sa prose, comme lors d’une scène hors-de-propos semblant tancer populistes et autres antivax, ou dans une présentation historiquement fausse et trop manichéenne du vilain méchant dictateur Napoléon le belliciste (on rappellera que l’essentiel des guerres napoléoniennes – à l’exception, par exemple, de la campagne d’Espagne – sont défensives). Bref, prometteur, digne de lecture, mais aussi clairement digne d’amélioration sur certains points !

L’Œuf du Dragon

En 1980, Robert L. Forward publie Dragon’s Egg, roman de hard SF dans lequel il imagine une vie sur une étoile à neutrons. Publié en France en 1984 dans la prestigieuse collection « Ailleurs & demain » des éditions Robert Laffont, puis au Livre de Poche, il n’était depuis longtemps plus disponible que sur le seul marché de l’occasion. C’est donc tout naturellement que les éditions Mnémos ont intégré ce récit indispensable dans leur récente collection « Stellaire » (qui compte aussi Superluminal, de Vonda McIntyre), dans une traduction revue par l’un des directeurs de ladite collection, Olivier Bérenval, par ailleurs auteur chez… Mnémos. À l’occasion, quelques dates ont été modifiées pour conserver l’aspect « futuriste » de l’aventure. L’auteur, scientifique éminent, nous offre l’histoire d’une évolution. De la naissance de la vie à l’irruption de l’intelligence, puis à la création d’une civilisation à même de rivaliser avec la civilisation humaine en matière de connaissances. Malgré la densité extrême de leur étoile, les Cheelas parviennent donc à la vie. À quoi ressemblent-ils ? À de petites crêpes aux multiples yeux, capables de créer des bras cristallins afin de tenir des objets. Ils sont tributaires du champ magnétique extrêmement puissant de l’étoile pour se déplacer : la direction est-ouest est facile, car elle suit les courants principaux, alors que nord et sud représentent des directions difficiles, demandant bien plus d’efforts. Grâce à des inventions ingénieuses, leur civilisation va progresser par bonds, jusqu’à remarquer et comprendre l’arrivée des humains.

En effet, une expédition est lancée depuis la Terre pour aller observer de plus près cette étoile, occasion unique. La rencontre aura lieu entre les deux civilisations. Car pour les Cheelas, le temps passe beaucoup plus vite que pour les humains : un million de fois plus vite en moyenne ! Entre le départ de l’expédition et son retour, les Cheelas ont ainsi évolué de façon extraordinaire, à toute vitesse pour des yeux humains. Tout comme le temps passe vite pour le lecteur, tant Robert L. Forward sait peindre avec talent les bégaiements, les errances et les réussites de ces êtres. On s’y attache vite, à ces Cheelas, quand bien même ils n’ont pas grand-chose pour eux. Terriblement différents de nous, tant par le physique que par les coutumes, ils passionnent cependant par leurs tribulations. Et tout cela demeure des plus vraisemblable, tant les bases scientifiques sont solides. Sans pour autant s’exposer en permanence, cette hard SF est tout à fait abordable. Seul le cahier scientifique, ajouté par l’écrivain en fin de volume, peut s’avérer un peu plus ardu sans un bagage scientifique un brin conséquent.

Cette nouvelle publication de L’Œuf du dragon est une belle initiative : madeleine de Proust pour de nombreux lecteurs qui en gardent encore un souvenir ému, mais aussi porte ouverte vers un ailleurs merveilleux et fascinant pour de nouveaux, et, souhaitons-le, nombreux nouveaux lecteurs.

Les Trois Malla-Moulgars

Comme l’évoque Maxime Le Dain, traducteur émérite du présent volume, dans sa postface, l’histoire éditoriale de Walter de la Mare en France est extrêmement réduite car, à part quelques ouvrages au tournant des années 80-90, il n’y a quasiment rien à se mettre sous la dent, alors que l’auteur bénéficie d’une certaine renommée en Angleterre, et même jusqu’aux États-Unis, puisque Robert Silverberg révèle dans sa préface l’importance qu’a eu ce livre dans son parcours d’écrivain. Afin de combler cette pauvreté éditoriale, les éditions Callidor ont la très bonne idée de nous proposer Les Trois Malla-Moulgars, splendide récit pour enfants, mais dont l’émerveillement et l’universalité du propos parleront à tous. On y suit les aventures tour à tour drolatiques et tragiques de trois singes (moulgars) d’ascendance royale (malla) qui, à la mort de leur mère, décident de quitter leur forêt pour partir sur les traces de leur père et des palaces où il retourna vivre quelques années auparavant. Le roman s’attache plus particulièrement à Nod, le plus jeune de la fratrie, souvent naïf et gaffeur, mais également très intelligent et à même de manier la magie, lumineuse, qui imprègne tout ce monde. Quelque part entre Le Livre de la jungle pour la population animale, Alice au pays des merveilles pour l’imagination permanente, Watership Down de Richard Adams pour l’aspect fantasy animalière, sans oublier Le Hobbit tolkienien, avec lequel on peut faire de nombreux parallèles, Les Trois Malla-Moulgars brille de mille feux, tant l’auteur y déploie des merveilles d’humour, de poésie et d’originalité, en veillant constamment à ne pas perdre son lecteur sous une débauche de moyens : pour extraordinaires qu’elles soient, les aventures de ses protagonistes restent éminemment crédibles et cohérentes. Vecteur principal de cette cohérence, le langage est éblouissant : inventivité, pouvoir d’évocation et de dépaysement total (ah ! les Mirmoutes, monts Arakkaboa et autres Babbaboomiers – l’une des innombrables espèces de singes rencontrées ici !), et parfaitement rendu à la traduction, il sous-tend tout le travail sur le merveilleux qu’entreprend ici l’auteur. On imagine sans peine les yeux ronds, emplis d’étoiles, qu’un tel déluge de termes exotiques susciterait chez les enfants qui se verraient conter cette histoire, comme du reste ceux de de la Mare, qui furent les premiers auditeurs et/ou lecteurs de ce livre qui leur est dédié. Mais, encore une fois, la force de l’auteur est de rendre ce récit universel, propice à émouvoir et émerveiller également les adultes. C’est donc à une invraisemblable découverte que nous convient les éditions Callidor ; invraisemblable, car il est incompréhensible qu’un tel chef-d’œuvre d’imagination soit resté inédit jusqu’à présent (il date de 1910 !). Il ne l’est plus, réjouissons-nous, comme de l’habituel travail d’orfèvre de l’éditeur sur l’objet livre, et espérons que cela permettra de relancer l’aventure éditoriale de Walter de la Mare en France !

Chimera

Après un prologue où il se met en scène en observateur désabusé du désastre environnemental et social provoqué par la paupérisation et la pression démographique dans le delta du Niger, Gert Nygårdshaug nous projette vingt ans dans l’avenir, au cœur du continent africain, dans le parc national des Virunga. Une équipe internationale rattachée au Congo Rainforest Center (CORAC) y effectue des relevés, constatant l’étiolement irrésistible de la biodiversité, y compris dans cet espace protégé. Ce groupe hétéroclite composé de botanistes, zoologistes, entomologistes, ornithologues et biochimistes, ausculte l’environnement avec conviction et passion, mais aussi le secret espoir de parvenir à enrayer le processus de détérioration. Une équipe mixte et affûtée, dirigée par Gauthier de Payens, seul lien avec le GIEC, dont le CORAC émane comme bien d’autres structures scientifiques installées au chevet d’un monde mourant. La dynamique de l’effondrement ne s’est pas ralentie, hélas. Bien au contraire, l’inertie des gouvernements, l’incurie des choix économiques, le déni et les arrangements comptables avec la réalité restent plus que jamais d’actualité, poussant bien des tempéraments optimistes à la résignation, la colère, voire au cynisme. Mais une nouvelle menace a surgi de la forêt. Une souche virale inconnue dont le patient zéro, jusque-là placide, dominait un groupe de gorilles sur les flancs de la montagne avant qu’on l’abatte pour l’autopsier. Nelson, comme l’ont surnommé les scientifiques du CORAC, était en effet l’hôte d’un virus virulent, létal et transmissible à l’homme. De quoi éradiquer une tribu indigène et susciter l’effroi.

À l’ombre de la Sixième extinction et de Stephen Hawking, dont les prédictions sur le devenir de l’humanité résonnent encore sinistrement à nos oreilles, Chimera est un redoutable page turner dont la lecture ne risque pas de provoquer que des nuits blanches. Convoquant la science et les ressorts du roman catastrophe, Gert Nygårdshaug ne se contente pas de dérouler un récit sous-tendu par l’urgence et le suspense. Il dresse le portrait crédible d’un avenir en sursis, tributaire de notre faculté à nous coltiner avec le réel d’une croissance destructrice, guidée uniquement par le profit à court terme. « Laissons la politique, les actes de guerre et la Bourse à la partie la moins évoluée de notre espèce ». Si le propos de Gert Nygårdshaug n’incite guère à la fraternité, l’auteur ne se cantonne cependant pas à dérouler le spectacle désabusé des maux suscités par les choix économiques et politiques qui confortent nos modes de vie et de consommation. L’acidification croissante des océans, les pics du pétrole et du phosphore, la stérilisation des sols et la désertification des fonds marins ou fluviaux contribuent au moins autant à l’emballement mortifère de l’anthropocène que l’effet de serre si prisé des médias. Mais, surtout, comme le pressentaient certains auteurs de SF des années 1970, la surpopulation conjuguée au développement économique sont les adjuvants puissants du désastre. Entre économie et écologie, il faudra bien un jour choisir ou envisager de coloniser l’espace avant qu’il ne soit trop tard, comme l’appelait de ses vœux Stephen Hawking.

Après la « Trilogie de Mino » (critiques in Bifrost 77, 79 & 82), dont le propos fait écho au présent roman, Gert Nygårdshaug dresse à nouveau un réquisitoire sans pitié de notre civilisation. Et si d’aucuns jugent qu’il flirte un peu trop avec le nihilisme, attendons avant de lui jeter la pierre de voir ce que nous réserve l’avenir. On pourrait le regretter.

Cristalhambra

Présent sur la scène de la SF française vers la fin du XXe siècle, Richard Canal s’est fait plus rare au début du XXIe. Récemment revenu aux affaires avec plusieurs nouvelles (dont sa participation aux Galaxiales de Michel Demuth, lauréates du Grand Prix de l’Imaginaire 2023) et le roman Upside Down (Bifrost n° 101), c’est un deuxième roman qui nous arrive : Cristalhambra. Histoire à trois voix, ce récit prend place dans un avenir où l’humanité, grâce à la maîtrise des trous de ver, a essaimé parmi les étoiles, et semble avoir trouvé un équilibre entre les différentes puissances qui la constituent. Chaque groupe, chaque Quadrant, correspond peu ou prou à une ancienne zone de la Terre, se confondant parfois avec une entreprise tentaculaire : la ShanShan Tencent Corporation (SSTC), par exemple, ou le Nouvel État Islamique (NEL). Bien entendu, chacun cherche à placer ses pions et ménager ses propres intérêts. Or, un point d’achoppement risque de déstabiliser le fragile édifice : la volonté de certains, dont la Chancelière de la Fédération, de mettre un terme à l’essaimage irraisonné de l’humanité à travers les étoiles – ceci afin de mieux gérer les terres déjà conquises. Et qui dit fin de l’expansion dit frein de la croissance commerciale, une perspective que les compagnies apprécient peu. Idem pour la propagation des idées religieuses. L’Ordre du Renouveau Charismatique et ses Templiers semblent prêts à tout pour contrecarrer les vues de la Chancelière.

Richard Canal scinde son roman en trois voix, destinées, bien entendu, à se réunir en fin de récit. Au secrétaire de la Chancelière, les rouages du pouvoir, au cœur des complots et des tentatives plus ou moins honorables pour maintenir l’ordre et l’équilibre. Au fils du puissant et tyrannique dirigeant du huitième Quadrant, Kuniaki Toshigawa, le patron, en quelque sorte, des trous de ver, les méandres de l’économie, mais aussi de la recherche spirituelle (un petit parfum du siècle précédent, avec la mode puissante du Japon et de sa spiritualité vite concassée, transformée à la sauce occidentale). Enfin, reste un jeune garçon, perdu sur une planète de glace oubliée du pouvoir et dont les maigres ressources s’épuisent… Ni d’une originalité foudroyante, ni non plus d’une finesse absolue (certains personnages sont à la limite du caricatural), l’intrigue de Cristalhambra fait son office, offrant au lecteur un moment plutôt plaisant.

Richard Canal nous est revenu, non pour bouleverser la SF, mais pour apporter sa pierre à l’édifice avec modestie et efficacité. Qui s’en plaindrait ?

Saletés d’hormones et autres complications

Si vous ne connaissez pas déjà Ketty Steward, le recueil Saletés d’hormones et autres complications est la porte d’entrée idéale pour découvrir sa plume. Ce livre regroupe différents textes déjà parus ailleurs dans différentes anthologies, ou proposé et refusé pour des anthologies thématiques, intercalant chaque nouvelle avec des poèmes, là aussi bien dans les thématiques abordées par l’autrice. De quoi parle Saletés d’hormones et autres complications ? De féminité. Du corps des femmes, de la maternité, qu’elle soit voulue ou refusée, de la filiation, du racisme, de la peur de vieillir ou de l’acceptation de l’âge, de la douleur, de la violence subie et renvoyée… Vaste programme, n’est- ce pas ? Et pourtant, ne vous détournez pas. Les nouvelles du recueil sont souvent courtes et percutantes, à l’image de « Saletés d’hormones », de « Dolorem Ipsum », de« Supervision »ou de « HeLa est là ». Elles sont organiques, bourrées d’émotions et parfois mystiques, comme « Les Flûtes de Peels » ou « Le Meilleur de l’Humanité ». Ce sont pourtant toujours pleinement des nouvelles de science-fiction parlant parfois d’un futur très proche (« Blanche-Neige et le triangle quelconque », « Mère, suffisamment bonne ») ou bien plus lointain (« Un Jeu d’enfant »), mais qui forcent le lecteur ou la lectrice à faire un pas mental de côté pour pleinement les apprécier. L’alternance entre prose et vers, voulue, le poème qui suit la nouvelle sert souvent d’épilogue ou de coda au texte qu’il précède. Ainsi, mine de rien, ligne après ligne, texte après texte, Ketty Steward raconte ce que signifie être une femme hors des canons hollywoodiens de beauté et des stéréotypes fonctionnels (le fameux « care » associé à la femme et à la mère) dans notre xxie siècle pas si émancipé que cela. Le tout sur un ton intime, et avec suffisamment de légèreté pour ne pas transformer son livre en pur essai militant, et en gardant à l’esprit le propre de la littérature de l’Imaginaire : distraire et étonner son public. Mission accomplie !

Choc terminal

De quoi parle un roman de Neal Stephenson ? C’est souvent difficile à déterminer, et plus encore à résumer. L’auteur est passé maître dans l’art de filer vingt idées distinctes, pour son plaisir et souvent le nôtre, sans trop se soucier qu’on distingue les coutures. Choc terminal ne fait pas exception à la règle. On y parlera un peu du concept éponyme, mais aussi bien des mérites relatifs des arts martiaux sikhs et chinois, du danger des sangliers géants pour les transports aériens, ou de la mise en forme de front d’ondes… On aime, ou on n’aime pas. Mais Choc terminal ne décevra pas les lecteurs habituels de Stephenson.

Reprenons, donc. Les inquiétudes sur la notion de « choc terminal » sont nées au début des années 2000, avec la prise de conscience par les politiques, via les travaux du GIEC, en particulier, du fait que le climat est un système complexe, éminemment non-linéaire, et même, dans une certaine mesure, chaotique. On a déjà beaucoup de mal à modéliser son évolution à moyen terme, et plus encore à se mettre d’accord sur les réponses appropriées, et sur la répartition des sacrifices désormais inévitables, entre nations comme entre générations ; mais qu’arriverait-il si l’on décidait de mettre en œuvre des techniques d’ingénierie climatique globale, susceptibles d’induire des changements encore beaucoup plus rapides ? Quelle confiance accorder aux simulations ? Quelles pourraient être les conséquences des inévitables imprévus techniques ? Quelle serait la réaction des « perdants » auxquels on imposerait une aggravation artificielle de leur situation pour améliorer, ailleurs, celles d’autres « gagnants » ? Et surtout, donc : à supposer qu’une telle entreprise soit engagée, et même que l’on ait toute confiance dans la prévision de ses conséquences, etc., qu’adviendrait-il si on l’interrompait brusquement, à mi-gué, à cause d’une crise politique, ou économique, ou sanitaire ? Le choc induit par cette terminaison brutale, hors d’équilibre, ne serait-il pas pire que le mal qu’il s’agissait de prévenir ?

Roman de politique-fiction bien plus que de hard science, Choc terminal aborde toutes ces thématiques intriquées, dans un joyeux désordre qui, dans l’état actuel des connaissances, en est peut-être bien l’une des moins mauvaises approches. Sa galerie de portraits s’ouvre sur celui de Saskia, reine sans grand pouvoir autre que symbolique de Pays-Bas particulièrement menacés par la montée des eaux, et de quelques membres de son Cabinet, suivi de celui de T.R., milliardaire texan techno-solutionniste persuadé, à la Elon Musk, qu’il peut à lui seul changer le cours du monde ; on rencontrera ensuite une poignée d’activistes, d’espions et de mercenaires, une paire d’ingénieurs, des Chinois et des Indiens interventionnistes, une Princesse délurée (et même, au détour d’une page, le Prince Charmant qui va avec), et cetera ad libitum.

Stephenson n’est pas Kim Stanley Robinson, et l’on chercherait en vain chez lui le détail des avantages et des inconvénients de telle ou telle technique particulière d’ingénierie climatique (en l’occurrence, ici, l’injection de soufre dans la haute atmosphère). Mais il excelle à proposer des points de vue inattendus et à donner à ses lecteurs ample matière à réflexion. Que demander de plus à la science-fiction ?

Le Livre des Terres Bannies (T.1 Malice – T.2 Bravoure)

C’est une histoire vieille comme la fantasy, peut-être vieille comme le monde : le bien, le mal, et les choix qu’on fait pour accomplir l’un ou l’autre. Jadis dévastées par l’affrontement entre le Créateur et son ange déchu, les Terres Bannies ont lentement pansé leurs plaies. Des nations humaines y ont supplanté les géants primordiaux et ont prospéré sur les ruines de leur civilisation cyclopéenne. Mais cette paix n’est qu’illusoire. Car une prophétie annonce le retour imminent de la guerre des dieux. Pour s’y préparer au mieux, l’héritier du trône de Ténébral, présumé champion de la lumière, entend restaurer une antique tradition impérialiste et unir sous une seule bannière (la sienne) l’ensemble des royaumes. Autant que la vague menace d’un retour des forces du mal, cet expansionnisme — encouragé par les états satellites de Ténébral, mais perçu par d’autres potentats comme un asservissement – sert de déclencheur à toute une série de querelles géopolitiques, d’actions violentes et de troubles événements surnaturels où chacun, des géants survivants aux généraux en passant par les hommes et les femmes du peuple, y compris ce simple fils de forgeron, devra se battre et choisir son camp.

Le point de départ du premier roman de John Gwynne fait tout de suite penser, par ses accents profondément manichéens, au « Seigneur des Anneaux ». Une prophétie, des représentants de la lumière et des ténèbres, des artefacts magiques, une race de géants… Les emprunts à la high fantasy sont légion, mais au jeu des comparaisons, d’autres références s’imposent. S’il y a du G.R.R. Martin dans certains motifs, et dans la structure narrative du « Livre des Terres Bannies » (chapitres courts, alternance des points de vue), c’est davantage de David Gemmell qu’on a envie de le rapprocher. Outre une esthétique et un ton général qui rappellent certains univers rugueux de l’auteur anglais, plus ou moins inspirés des cultures et de l’histoire du haut-moyen âge européen, John Gwynne partage avec son aîné cette faculté de créer des personnages inoubliables, plus vrais que nature, et de tisser une intrigue organique, le tout mis en valeur par un sens consommé de la narration. Surtout, une salutaire sobriété et une exécution franche, en ligne droite, totalement premier degré, sans la moindre trace de prétention et encore moins d’esbroufe stylistique. Mieux, prenant le contrepied d’une bonne partie de la production de fantasy récente, on n’y déplore aucune référence progressiste ni rapprochement désastreux à l’actualité. Malice et Bravoure ne proposent qu’une histoire. Un peu longuette dans le premier tiers de son tome inaugural. Souffrant de quelques vilains tics d’écriture, d’une certaine prévisibilité et d’un classicisme qui peut donner au cycle un aspect un peu terne comparé à des propositions plus novatrices (la hard fantasy des « Maîtres enlumineurs », l’arcanepunk, la fantasy à « poudre » ou exotique) et parfois plus inégales. Mais parfaitement convaincante et jamais embarrassante, écrite par une main qui ne tremble pas et ne se soucie d’aucun cahier des charges sinon de rentrer dans la tête de son lecteur.

Dans un monde en parfaite santé, le « Livre des Terres Bannies » ne serait pas autre chose qu’un bon gros page-turner, pas très original mais sympathique, prometteur. Dans le contexte de saturation du marché de la fantasy et d’une hasardeuse prolifération des niches et des sous-genres, ce retour aux sources de l’épique nous semble constituer l’une des plus belles réussites de ces dernières années.

Ce qui naît des abysses (Confluence T.1)

XXIVe siècle. Les problèmes de notre époque, climatiques et guerriers pour l’essentiel, s’étant amplifiés, l’Humanité a été contrainte à l’Immersion, et vit dans des villes sous-marines. La violence n’étant plus une option, les différentes coalitions de ces cités-États vivent sous le règne de la Pax, la paix à tout prix ; mais comme le mauvais côté de l’homme reste ancré en lui, dans chaque océan, une de ces cités est mandatée pour exercer une violence légitime afin de protéger toutes les autres. Dans l’Atlantique Nord, il s’agit d’Atlantis, qui, justement, déclenche une opération contre Providence, une de ses stations de recherche mystérieusement réapparue après avoir coulé au fond des abysses il y a un siècle, et qui refuse de partager le secret de sa survie. Lors de l’opération, un soldat d’Atlantis, Wolf, dont l’implant cérébral, dotant tout citoyen de la cité et le reliant à l’IA qui la gère, montre des signes de dysfonctionnement depuis quelque temps, part à la poursuite d’une jeune fille, Jihane, qui semble la seule survivante de Providence. Une adolescente dotée d’une technologie organique aux possibilités miraculeuses… et de bien plus encore, la mystérieuse Confluence, qui donne son nom au diptyque que ce roman ouvre. Recueillis, après bien des péripéties, par un sous-marin Hanséatique, des commerçants et diplomates nomades faisant le lien entre les polis immergées, ils devront se faire une place à bord alors que tout le monde convoite les secrets détenus par Jihane.

Si le début s’avère très enthousiasmant et extrêmement rythmé, ledit enthousiasme coule à pic quand nous est révélée l’origine de la tech organique et de la Confluence. Et l’amateur de hard SF, partant d’un rire nerveux, de se dire qu’après « Ta gueule, c’est magique » et « Ta gueule, c’est quantique », Poulain a inventé un « Ta gueule, c’est benthique » qui tient plus du new age que d’une quelconque vraisemblance. Si on ajoute à cela un énorme empilement de clichés et de tropes (scénario, monde, personnages, etc.), un message naïf/ convenu, et une étonnante ressemblance sur nombre de points avec le bien meilleur Unity d’Elly Bangs (ou avec la Bande d’Affinité de Peter Hamilton), on ne peut que constater l’énorme gite dont souffre le navire. Et pourtant… Il y a aussi bien des choses qui fonctionnent dans ce livre, car on a beau lever les yeux au ciel de temps à autre, on tourne les pages avec un certain plaisir, y revenir n’est pas une corvée, et on est curieux de voir où l’autrice veut nous conduire dans le volume suivant. Ce qui naît des abysses n’a pas de quoi inquiéter Peter Watts, qui restera le roi de la SF abyssale. On ne le recommandera pas non plus à un lecteur expérimenté ou adepte de hard SF. Mais pour un néophyte peu regardant, pourquoi pas…

La Lune tueuse (Dreamblood T.1)

La Lune tueuse est le premier tome du diptyque « Dreamblood » de la romancière américaine multi-primée N. K. Jemisin.

La Cité-État de Gujaareh connaît une paix durable grâce à la narcomancie pratiquée par le Hétawa, un ordre au service de la Déesse des Rêves, Hananja. Dans le monde des rêves, l’âme est liée au corps par un fil que les collecteurs sont capables de sectionner. Ils apportent ainsi une mort douce, pendant le sommeil, aux malades et mourants qui en font la demande, récoltant, dans le même temps, du sang onirique qui sera redistribué à ceux qui en ont besoin par les partageurs. Les collecteurs sont aussi missionnés pour purger le monde de la corruption en assassinant ceux et celles que le Hétawa désigne comme pervertis. Des gardiens de paix mais aussi des tueurs redoutablement efficaces puisque dénués de méchanceté et persuadés de faire ce qui est juste. Le Hétawa supervisant l’éducation, la loi et la santé publique, ses collecteurs ne sont donc responsables devant aucune autre autorité et opèrent en toute impunité.

Lors d’une collecte qui se déroule mal, Éhiru, loyal serviteur de la déesse, reçoit, de manière inattendue, une « parole de vérité » qui sème le doute dans son esprit. Et lorsqu’il se voit chargé de collecter Sunandi Jeh Kalawé, ambassadrice de Kisua, Cité-État voisine, il se rend compte que les motivations du Hétawa ne sont peut-être pas des plus pures.

La narration s’attache à trois personnages. Éhiru cherche à laver la corruption de son ordre. Nijiri, son disciple, tente de le protéger. Et Sunandi veut empêcher une guerre entre Gujaareh et Kisua, deux cités liées par une histoire, une culture et des croyances religieuses communes. Si Gujaareh révère la seule Hananja, Kisua reste polythéiste et juge que la première se fourvoie dans sa foi et ses mœurs. Ces protagonistes font face à des enjeux d’importance entre intrigues politiques, complots et assassinats. Bousculés dans leurs certitudes et leurs valeurs, confrontés à des dilemmes moraux, ils doivent sans cesse faire des choix aux conséquences potentiellement funestes, d’autant qu’agir avec la volonté de faire le bien ne peut suffire.

Inspiré de l’Égypte ancienne, un cadre original, rarement utilisé en fantasy, l’univers proposé par N. K. Jemisin repose sur un système de magie d’une grande cohérence, basé sur le pouvoir des rêves, fondé sur la compassion et la bienveillance, mais dévoyé par des institutions politiques et religieuses toutes puissantes poursuivant leurs propres buts. La Lune tueuse, roman sur le pouvoir et la corruption humaine individuelle et systémique, dresse le portrait fascinant – et relativement classique pour les amateurs de fantasy – du fonctionnement politique, religieux et social d’un État. La fin, ouverte, se vit comme un moment de répit, l’histoire ayant suffisamment avancé pour éviter toute frustration et donner envie de poursuivre l’aventure. Après ce premier tome satisfaisant, attendons donc de voir sur quels chemins l’autrice nous emmène…

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