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Sherlock Holmes et les Trois Terreurs d’Hiver

Quand on aime, on ne compte pas. C’est sans doute ce que pense James Lovegrove, qui enchaîne les aventures du héros londonien (à moins qu’il ne compte ses chiffres de vente). Depuis 2013, il fait partie des nombreux écrivains ayant repris les personnages de Sir Arthur Conan Doyle pour de nouvelles enquêtes. Sans compter les trois romans mettant en scène le célèbre enquêteur aux prises avec Cthulhu et ses affidés, il lui a consacré pas moins de huit récits. Dont seuls les trois derniers sont traduits en français. Sherlock Holmes et les trois terreurs d’hiver est le plus récent. Il s’agit en fait de trois longues nouvelles reliées entre elles par une introduction et une conclusion communes. Car on y retrouve les mêmes thématiques et, surtout, les personnages de la même famille à cinq ans d’intervalle. Dans la première, le Dr Watson tombe par hasard sur un vieux camarade de classe. Celui-ci travaille encore dans leur ancienne école, où un drame affreux vient de se dérouler. Une noyade entourée d’une aura de mystère : une ancienne malédiction, lancée par une sorcière puissante, en serait à l’origine. Simple croyance ou magie avérée ? Les capacités de déduction du locataire du 221B Baker Street vont être mises à rude épreuve pour trier le vrai du faux, l’apparence de la réalité.

Les trois enquêtes, prises séparément, sont d’un niveau correct et peuvent titiller les neurones des lecteurs sans épuiser leurs capacités mentales. Rien d’exceptionnel, mais cela tient la route. Quant aux thèmes abordés, on trouve, comme précisé plus haut, une malédiction lancée par une sorcière, mais aussi un fantôme tueur et un cannibale retranché dans les bois. Le tout rehaussé par une figure féminine attendrissante et une violence de la « foule » nourrie par la haine typique de cette sagesse populaire si réputée… Trois récits de bonne tenue, donc, mais sans grande force, rien de réellement mémorable. Des récits que la conclusion finale vient toutefois habilement relier et montrer sous un nouveau jour. Reste que malgré ce retournement final, et même si l’emballage est reluisant avec sa tranche dorée, à 28 euros, l’ensemble risque de rester en travers de la gorge de beaucoup…

La Trame

Dans un monde qu’on suppose notre futur, de gigantesques marées végétales parcourent les landes tels des typhons, ravageant tout sur leur passage. Un danger certes mortel, mais une bénédiction, aussi, en tous cas pour les trameurs. En effet ces derniers, manière de communauté zadiste revue par un George Miller qui aurait trop lu Le Hobbit, bravant le danger, dans un nomadisme perpétuel, y dénichent les végétaux leur assurant nourriture, habitat, vêtements et nécessaire au troc… La Trame (majuscule) est « un village mobile, une flottille terrestre, un hameau à roues ». Nous allons donc ici suivre cette dernière et ses trameurs dans leur pérégrination, leur prendre le Pas (majuscule, encore – le texte en compte foison). Et découvrir cet étrange univers.

Récit sous influence damasienne puissante, La Trame se déploie dans une langue extrêmement riche, inventive, parfois belle, souvent drôle, pleine d’intrications. Un poème narratif, en quelque sorte, une scansion dynamique, perpétuelle. L’ambition langagière est indéniable. Avec son inévitable écueil : elle se mérite, vous résiste, séduit ou agace, c’est selon. Pas simple de déchiffrer la trame, en somme, et ce d’autant que le Bombyx Mori Collectif ne s’embarrasse guère des vétilles que sont les horizons d’attente ou la caractérisation de personnages. Ici, la véritable marée n’est pas végétale, elle est langagière, au risque de s’y noyer. Il est question de suivre le Pas des trameurs. J’avoue m’être trainé plutôt que d’avoir couru le long de ces 180 pages écrites (trop) petit, qui m’ont semblé en faire le double. Et si on ne peut mettre en doute l’ambition littéraire déployée par les quatre auteurs du présent collectif, force est de constater que j’ai pour ma part regardé passer cette caravane bruyante et bigarrée, pleine de verve et de verbes, sans jamais réellement pouvoir y prendre place. Gageons que d’autres y parviendront sans doute. Une expérience, en tout cas. Et ce n’est déjà pas si courant (sans jeu de mots).

Tous les hommes…

Deuxième parution pour Emmanuel Brault chez Mu, après le très réussi Walter Kurtz était à pied, publié en 2020, et dont nous disions grand bien ici même (Bifrost n° 98). Dans un avenir improbable relevant de l’allégorie sociale, l’auteur proposait un roman d’apprentissage au sein d’un univers minimaliste réduit à des routes et des voitures. Emmanuel Brault retrouve le label des éditions Mnémos avec un nouveau roman, Tous les hommes… Si tout change – nous quittons les joints de culasse pour les fusées à hydrogène – rien ne bouge sous le ciel qui devient rouge.

L’avenir est improbable et relève de l’allégorie sociale. La France, devenue empire interstellaire comptant huit milliards d’habitants, occupe 84 planètes. Le lien social et l’économie dépendent en grande partie du transport d’hydrogène entre systèmes. (Notons qu’à moins de changer d’univers, l’hydrogène est l’élément le plus abondant dans le nôtre, puisqu’il en est constitué à 75 %, et donc largement disponible à pas cher partout où l’on va. Dans un avenir probable, le transporter serait donc inutile. Mais le propos du roman n’est pas là.) Ceux qui en assurent le transport sont des Ulysses, une élite de navigateurs interstellaires qui parcourent l’empire. Le récit d’apprentissage est celui d’Astide, jeune aspirant à bord du vaisseau cargo Ulysse31 mené par son capitaine Vangelis et son mécanicien Alfred. Astide confine dans son carnet de « débord » les événements qui vont se dérouler pendant les quelques années de sa formation. L’histoire est celle de l’amitié profonde qui lie les trois hommes, de l’amour qui lie Vangelis et Alfred, et de la révolution qui se prépare. Car voilà, dans cet empire régi par les valeurs de la France — nous sommes six siècles après la Révolution française, nous dit-on – tous les hommes ne naissent pas libres et égaux en droit. Alfred est un esclave. Il a le statut juridique d’un animal (on notera le travail sur le vocabulaire finement employé par l’auteur) et en reçoit le traitement où qu’il aille. Son désir d’émancipation deviendra geste politique et entrainera les trois hommes sur le chemin de l’Histoire.

Emmanuel Brault transporte ainsi dans le futur et entre les planètes, l’histoire de l’émancipation des esclaves de France entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe. Si le décor est plus vaste, on retrouve dans Tous les hommes… les préoccupations déjà présentes dans Walter Kurtz était à pied. On pourra reprocher au roman de n’utiliser la science-fiction que comme une toile de fond qui n’apporte rien au récit, puisque celui-ci pourrait très bien se dérouler n’importe où et n’importe quand. Il n’en reste pas moins que l’histoire est belle, que le propos est juste, et que les personnages qui l’habitent sont merveilleux. Tous les hommes… est un bon roman. Pas un roman de science-fiction, certes, mais un bon roman qui convoque émotion et humanisme, espoir et lutte au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

Les Âmes fragmentées

Le cinéma traditionnel est tombé en désuétude après que les tournages, jugés trop polluants, ont été interdits. Grâce à un procédé novateur permettant d’extraire les souvenirs de personnes décédées ayant fait don de leur mémoire, des films éphémères, entre fiction et documentaire, ont vu le jour. Veronica, réalisatrice de « filmémoires », a connu un succès critique et public avec sa première œuvre. En panne d’inspiration, elle ne parvient plus à créer. Sa compagne et productrice l’incite à restaurer son premier film, mais cette perspective ajoute à sa mélancolie. La réception, par courrier anonyme, d’une « mémosphère » contenant les souvenirs de l’inventeur de l’extraction mémorielle, impliqué dans un scandale éthique, et qui s’est donné la mort quelques semaines auparavant, chamboule sa vie. Dans les souvenirs qu’elle dérushe, elle découvre qu’elle l’a connu et aimé. Or, de cette période, il ne lui reste aucun souvenir. Commence pour elle une douloureuse quête de son passé oublié.

L’histoire se déroule dans un futur proche, décrit par petites touches. Les conséquences du changement climatique – restrictions de ressources, pauvreté, épidémies, guerres, infertilité humaine, etc. – s’y font sentir de manière lointaine. Le mode de vie de Veronica reste proche du nôtre, même si son quotidien diffère fortement. Marqué par une précarité financière plus forte, il est aussi plus respectueux de l’environnement grâce, par exemple, à un habitat restructuré, une utilisation parcimonieuse de la technologie, et une transition vers des mobilités douces qui éloignent physiquement les familles. Charlotte Monsarrat propose une vision presque optimiste d’un monde bouleversé dans lequel chacun peut néanmoins trouver sa place. Les Âmes fragmentées emprunte aux codes de l’anticipation autant qu’à ceux du policier, puisque la recherche de son passé conduit Veronica à mener une enquête avec suspects aux racines troubles… Récit intimiste avant tout, le roman place sa narration au plus près de sa protagoniste. Le lecteur perçoit le monde par ses yeux et ressent son histoire par procuration.

La mémoire aide à se construire, même s’il est important de laisser place à l’oubli lorsque ce dernier permet de soulager la douleur provoquée par un événement pénible. Et les souvenirs permettent de forger une personnalité propre. Veronica ne parvient pas à savoir d’où vient son mal-être, son incapacité à créer qu’accompagnent une impression de morcellement, de ne pas être tout à fait elle-même. Ses souvenirs disparus la hantent sans qu’elle s’en rende compte, et la poussent à partir en quête de vérités afin de pouvoir se reconstruire.

Avec Les Âmes fragmentées, Charlotte Monsarrat, productrice de documentaires, de films et d’animés, livre ici un premier roman intime, émouvant et maîtrisé. Sa dimension science-fictive, secondaire, ne convaincra probablement pas les lecteurs chevronnés, mais pourra constituer une porte d’entrée vers le genre pour les néophytes.

Une autre moi-même

Pittsburgh, de nos jours. Liz Kendall, une mère divorcée, vit avec ses deux enfants, Zac, un adolescent, et Molly, une fillette de six ans. Lorsque son ex-époux tente de l’étrangler, plutôt que de lui opposer une résistance passive comme à son habitude, Liz s’empare d’une bouteille de vinaigre à sa portée, la casse et le frappe en plein visage. Intervention de la police, déposition, interrogatoire, ambulance, hôpital et dépôt de plainte. Liz est la première surprise de sa réaction : elle se serait crue possédée par quelque chose. Et cela se reproduit lors d’un incident sur un parking. Que lui arrive-t-il ?

Et qu’arrive-t-il à Fran Watts ? Cette adolescente noire a vécu dix ans plus tôt une expérience éprouvante : enlevée par un psychopathe, elle est restée séquestrée deux jours durant avant l’intervention de la police, mais elle n’a heureusement subi aucune violence physique. Sauf que les séquelles psychologiques sont là : de temps en temps, autour d’elle, le monde s’altère et elle suit une thérapie en partie médicamenteuse. Et il y a Guigne, une renarde de livre pour enfants qui est devenue son amie imaginaire.

Et le jour où Liz va consulter le psychiatre de Fran, celle-ci se trouve dans la salle d’attente et reconnaît la mère de Zac, son camarade de classe. Et elle a la nette impression que Liz est double. Fran et Zac se rapprochent, et en revoyant Liz, Fran est de plus en persuadée qu’il y a deux personnes en elle…

Et je m’arrête là.

Pourquoi ? Parce qu’ensuite vient la révélation de la nature de l’entité qui hante Liz, et c’est là une idée si originale que je m’en voudrais de divulgâcher. Mais aussi parce que les trois paragraphes ci-dessus couvrent les 150 premières pages d’un livre qui en fait 560. Si le premier chapitre est percutant et accrocheur à souhait, la tension retombe tout de suite ou presque et on a droit à d’interminables scènes d’intimité familiale ou adolescente qui font peut-être avancer l’histoire, mais à une allure d’escargot. La quatrième de couverture invoque Stephen King, mais celui-ci sait que pour écrire un gros roman d’horreur, il faut une quantité substantielle de personnages bien dessinés, or ici, le compte n’y est pas.

Et, en vérité, pour avoir parcouru le reste du roman en diagonale, je dois dire qu’à mon avis, si l’on excepte la nature de la hantise, le livre n’a rien de novateur, et peut-être ai-je lu trop de romans d’horreur lors de l’âge d’or du genre, mais je n’ai guère été surpris par l’intrigue, et j’ai même retrouvé de bons gros clichés que je croyais voués aux oubliettes.

Par honnêteté, je dois préciser qu’à en juger par les diverses critiques lues çà et là sur la toile, mon avis est minoritaire – même s’il s’agit en l’occurrence d’une forte minorité – et que Une autre moi-même a notamment été encensé par Paul Di Filippo dans le Washington Post, ce qui n’est pas rien.

Bilan mitigé, donc. À vous de vous faire un avis, si le cœur vous en dit.

Tous les arbres au-dessous

La veine post-apocalyptique est décidément féconde ces temps-ci dans les littératures de l’Imaginaire (on se demande pourquoi…). Après le diptyque Immobilité/ L’Antre de Brian Evenson (cf. Bifrost n° 110), et en attendant Swan Song de Robert McCammon, Antoine Jaquier nous offre, avec Tous les arbres au-dessous, une déclinaison helvétique du genre. Cet auteur vaudois a d’abord publié des livres auscultant le monde contemporain à l’aune du roman noir, parmi lesquels Ils sont tous morts (2013, même éditeur). Manifestement adepte des mauvais genres, Antoine Jaquier a par la suite abordé l’Imaginaire avec, en 2019, le dystopique et numérique Simili-love (cf. Bifrost n° 95), et enfin, en cette année 23, le post-apo’ Tous les arbres au-dessous.

La catastrophe qui y est présentée s’inscrit dans un futur dangereusement proche. Le romancier imagine que la dissolution de l’État, en France (où se déroule le récit) comme dans les autres pays européens, résulte d’un faisceau d’événements éminemment contemporains. Parmi ceux-ci, on compte aussi bien des troubles socio-politiques (les gilets jaunes n’ayant ici, littéralement, pas désarmé) que géopolitiques, avec la multiplication d’ « attentats des mercenaires de Poutine sur le sol européen ». Soit autant de coups portés à des sociétés par ailleurs épuisées par des « vagues successives de pandémies auxquelles personne ne comprenait rien » et « une crise climatique majeure et définitive ».

Face à la métamorphose de la France en un champ de ruines civilisationnelles, ayant désormais pour seule loi celle du plus féroce, quelques-uns ont cependant pris de survivalistes précautions. Tel est le cas du narrateur de Tous les arbres au-dessous, un quadragénaire parisien prénommé Salvatore. L’ex-salarié d’une société de communication a trouvé refuge dans une ferme tapie au plus profond de la forêt des Vosges, judicieusement achetée avant que le marché de l’immobilier (comme tous les autres… à part celui de la drogue) ne disparaisse à jamais. En « prepper » achevé qu’il est devenu, Salvatore a équipé la bâtisse afin qu’elle lui assure une parfaite autosuffisance. Un temps seul à en jouir, Salvatore va bientôt en faire bénéficier deux manières de locataires, jaillis un jour de la forêt ceignant son refuge. Vient d’abord la jeune Mira, mixte hardcore d’Amazone et de Mowgli. À la guerrière post-adolescente se joint bientôt Alix, gender fluid aussi pacifique que la vache Lassi dont iel (Antoine Jaquier est un adepte de l’orthographe inclusive) est accompagné.e…

La micro-communauté queer ainsi formée autour de Salvatore va peu à peu l’amener à réviser non seulement sa stratégie quant au « shut down » (ainsi désigne-t-il la polycatastrophe), mais plus largement son rapport à la condition humaine. Découvrant avec Mira et Alix la féconde efficacité de l’entraide face à l’adversité, Sal se départ de son individualisme survivaliste. Mieux encore, le misanthrope qu’il se croyait être en arrive au terme de ses aventures avec Mira et Alix à la conclusion que « le Paradis, c’est les autres ». Cette épiphanie empathique constitue le versant le plus attachant d’un roman post-apo in fine fort optimiste. Et ce d’autant plus que la mue de Salvatore est restituée avec une narration à la fois enlevée et ironique. On est en revanche bien moins convaincu par les échappées chamaniques et animistes de Tous les arbres au-dessous. D’une certaine lourdeur narrative, les trips à base de drogue amérindienne de Sal et de ses compagnes ne convainquent guère. Sans doute Antoine Jaquier aurait-il gagné à ne pas ajouter à la touchante prise de conscience altruiste de son héros une révélation panthéiste assez artificielle…

Des dangers de fumer au lit

Après son monumental – dans tous les sens du terme – Notre part de nuit, Mariana Enriquez nous revient avec un recueil de nouvelles relativement court, douze textes, donc, qui conservent la même puissance évocatrice. On notera toutefois que bien qu’il s’agisse du troisième livre de l’autrice en français, nous sommes ici en présence du premier à avoir été publié en langue originale (en 2009), ce qui se ressent parfois à la lecture, tous les textes n’ayant pas la même force. Mais le terreau de base est déjà suffisamment fertile pour que ce recueil tienne toutes ses promesses, tant le mariage que nous propose Enriquez fonctionne admirablement, entre un fantastique relativement classique, peuplé de fantômes, de revenants et de molosses droit surgis de l’enfer, propice aux malédictions, et son ancrage dans la société argentine moderne et ses nombreuses misères sociales. L’Argentine de l’autrice, c’est celle des laissés-pour-compte, des oubliés, des pauvres gens… dont la vie, déjà bien terne, fait un pas de plus dans l’horreur à mesure que le surnaturel survient. Nulle échappatoire pour ces personnages, la plupart du temps féminins, qui ne sont au final que les facettes d’une seule et même détresse, celle de l’âme humaine dans nos sociétés modernes où les repères volent en éclats. Dès lors, les nouvelles d’Enriquez sont davantage à envisager comme des tranches de vie, des basculements dans l’horreur, que comme des récits ayant gentiment un postulat de départ, un développement et une fin, et toutes les explications rationnelles au milieu. Ce qui intéresse Enriquez, c’est surtout la réaction de ses protagonistes aux événements subis, effrayée, blasée ou volontariste, ainsi que l’évolution des relations entre eux. Tout cela afin de bâtir une certaine vision de l’horreur, mi-sociétale, mi-fantastique, avec une économie de moyens évidente. Si vous ne connaissez pas encore le travail de l’autrice, sa force vous marquera durablement ; si vous avez déjà lu ses ouvrages plus récents, vous verrez que Des dangers de fumer au lit en portait déjà, en 2009, tous les germes.

Comme un diamant dans ma mémoire

Comme un diamant dans ma mémoire s’inscrit dans le même univers de fantasy historique que La Mosaïque sarantine, Les Lions d’Al-Rassan, Le Dernier rayon du soleil et, surtout, Enfants de la terre et du ciel, dont il constitue d’ailleurs une forme de prélude (mais peut se lire de façon tout à fait indépendante, même si l’œil averti captera des références à Sarance ou à Dubrova). Inspiré par le tout début de la Renaissance italienne, il ne se déroule pourtant pas dans le même monde qu’un autre roman de Kay aux fondamentaux similaires, Tigane. Nul besoin d’être féru de l’histoire du pays pour reconnaître les analogies avec les condottieres, les grandes cité-états de l’époque (Seresse est Venise, Bischio est Sienne, etc.) ou leurs dynasties régnantes (les Sardis de Firente correspondent aux Médicis de Florence, par exemple).

Quasiment tout le récit n’est en fait qu’une longue analepse, un notable se remémorant les événements survenus un quart de siècle plus tôt, quand le monde a changé suite à la chute de Sarance, alors qu’il rencontrait une femme extraordinaire, et que le hasard le plaçait dans une position privilégiée pour observer la danse compliquée de deux seigneurs, les plus redoutables capitaines mercenaires de leur temps, entre respect mutuel et volonté farouche de se vaincre l’un l’autre. On pourrait ici penser aux Lions d’Al-Rassan, mais les deux livres sont suffisamment différents pour que la comparaison s’avère d’une pertinence limitée. On pense davantage à un roman, complètement Historique, celui-là, qui partage le ton doux-amer, la fin d’un monde, le long flashback et le fait de placer un personnage ordinaire au cœur des événements cruciaux et dans l’orbite des grands de son monde, à savoir Azteca de Gary Jennings.

Les thèmes principaux sont, comme le titre l’indique, la mémoire, ainsi que l’influence des choix ou d’étranges coups de pouce du hasard dans le tour que prendra sa vie, ainsi que la façon dont décisions et circonstances façonnent nos êtres, nos vies. Le fait que certains événements ou rencontres déterminants se passent à des carrefours n’est d’ailleurs en rien fortuit. Comme d’habitude, la puissance de certaines scènes (l’arrivée de la nouvelle de la chute de Sarance, la mort de deux personnages), le soin à rendre vivants les protagonistes (notamment féminins) et la beauté de la langue (le ton doux-amer, mélancolique, très réussi, s’adapte à merveille à la nature du récit et à ses thèmes) ensorcellent le lecteur, même si on ne placera pas ce titre au sommet de la bibliographie de Kay. Ce qui ne signifie pas qu’on ne puisse le recommander vivement. On notera l’importance moindre de l’art(isanat) que dans ses autres romans, et l’inclusion de quelques éléments sociétaux plus modernes dans une reconstitution historique rigoureuse, inhabituels chez l’auteur.

Ces guerres qui nous attendent

À l’intention de celles et ceux à qui aurait échappé la « saison 1 » de Ces guerres qui nous attendent (cf. Bifrost n° 109), rappelons qu’il s’agit là non pas d’un feuilleton télévisuel, mais d’une entreprise livresque. Initiée par le ministère français des Armées, celle-ci réunit (sans surprise) des militaires, mais aussi des universitaires ainsi que des artistes, tous et toutes étant chargés de spéculer sur les formes à venir de la guerre. Se sont notamment portés volontaires pour mettre en mots et en images ces conflits du futur des figures fameuses de l’Imaginaire francophone telles que Laurent Genefort, Romain Lucazeau, et François Schuiten. Tous trois font partie de la Red Team Défense (soit l’escouade civile participant de la susdite entreprise, les militaires formant quant à eux la Blue Team) ayant œuvré à cette « saison 2 »de guerres susceptibles d’éclater entre 2030 et 2060…

Ainsi que l’annonce sans ambiguïté l’inscription par les éditions des Équateurs de cet ouvrage dans leur collection dévolue aux documents, il n’est en réalité pas question ici de littérature. Du moins si l’on entend celle-ci comme un art narratif s’appuyant sur un usage esthétique de l’écriture. La faute n’en incombe pas aux écrivains venus en renfort de la Red Team, et dont Bifrost a régulièrement salué l’indéniable talent littéraire. Mais ce n’est manifestement pas ce dernier qui a intéressé le ministère des Armées en les recrutant. Au terme de la lecture de cette deuxième livraison des Guerres qui nous attendent, force est de constater que n’y a été mobilisée que la seule propension spéculative de ces écrivains de SF. Il ne leur a pas été demandé d’écrire des nouvelles, encore moins des romans, mais des scénarii tenant plutôt du jeu de rôles que du cinéma, des séries télévisées (auxquelles renvoie mercantilement le qualificatif de « saison ») ou de la bande dessinée. Les hypothèses avancées quant à une possible « guerre écosystémique» et une seconde placée sous le signe de la « basse énergie» sont présentées sous la forme de synopsis adoptant le même et immuable schéma allant des causes aux conséquences du conflit, en passant par son déroulement. À ces trames événementielles s’ajoutent des documents apocryphes tels que des extraits de presse ou bien d’un «Manuel du combattant énergétique». S’y joint une poignée d’illustrations achevant d’apparenter l’ensemble à cet agrégat de pistes narratives et de fragments d’univers qu’est un scénario de JDR…

Placée sous le signe d’une écriture d’inspiration ludique, cette « saison 2 » des Guerres… génèrera un intérêt proportionnel à la capacité des lecteurs et lectrices à se prêter au jeu théorique qui y est proposé. Mais si les unes et les autres sont avant tout en quête de plaisir littéraire, la lecture de ces spéculations risque de s’avérer frustrante…

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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