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Légationville

Légationville est un de ces livres compliqués, à l’instar de L’Œcumène d’or de John C. Wright ou L’Abîme de John Crowley. C’est aussi, à l’image de ces deux références, un planet opera et un livre-univers. China Miéville nous y propose un improbable croisement entre Jean-Claude Dunyach pour les animaux-villes, le Frank Herbert de Dosadi pour l’environnement toxique de la cité, Babel 17 de Delany pour les problématiques de langage liées aux personnages d’EzRa et EzCal, et Cité de vérité de James Morrow pour l’impossibilité du mensonge. Sans pour autant que tout cela rende compte du livre qu’est vraiment Légationville…

Légationville est une enclave humaine sise sur Ariéka, un monde à l’atmosphère toxique habité par des êtres appelés Hôtes ou Ariékans. C’est la colonie du bout du monde du Brémen (un État interstellaire), une manière d’île de Pâques, si on veut. Dans le premier tiers du livre, on découvre Légationville avec le personnage principal, Avice Benner Cho, au travers de chapitres alternés : « Ensuite » et « Auparavant », qui suivent l’« Entrée en matière ». « Auparavant » et « Ensuite » se rapprochent chronologiquement pour fusionner lorsque le roman prend son essor. On y voit Avice, gamine, s’amuser dans l’enclave, puis devenir pilote d’astronef, quitter Ariéka, se marier, y revenir avec un mari qui aura son rôle à jouer.

Les Hôtes parlent simultanément par deux bouches un langage qui exclut tout mensonge. Les Humains comprennent cette langue mais sont incapables de se faire comprendre des natifs à l’exception de Légats, qui tiennent le haut du pavé de la communauté humaine d’Ariéka, étant indispensables aux échanges. Ce sont des paires de clones symbiotiques, élevés et formés pour ne faire qu’un unique individu s’exprimant par deux bouches. China Miéville perturbe l’accord en nombre pour rendre compte de cette situation inédite comme d’autres, Ayerdhal par exemple, ont altéré l’accord en genre pour mettre en scène des personnages bigenrés. L’auteur a aussi revu le lexique traditionnel de la SF pour amplifier l’originalité de sa création.

Quand arrive EzRa à Légationville, un Légat différent, élaboré par le Brémen qui entend bien conserver dans son giron sa colonie traversée par des velléités d’indépendance, le fragile équilibre prévalant sur Ariéka se voit rompu par le déclenchement d’une sorte de guerre de l’opium impromptue dont Avice sera l’observatrice privilégiée.

La dimension spéculative de ce roman très moderne est enfouie sous d’épaisses strates de complexité, mais il est néanmoins difficile de réduire Légationville à un simple divertissement, à moins de le voir comme une partie de bridge. Un roman qui prend la tête et procure par là même son plaisir en une sorte de défi. Si les motifs profonds sont bien connus – la colonie rêvant d’indépendance, la relation avec les natifs, etc. –, l’ensemble est nappé de la thématique du langage et de ses implications dans le contexte créé par l’auteur. Dépaysement garanti. Mais encore faut-il le vouloir…

Almuric

Ce volume n’est pas le meilleur des douze publiés chez Bragelonne sous l’égide de Patrice Louinet – ne serait-ce que du fait de la présence dans ses pages du roman éponyme, le premier que Howard se soit essayé à écrire, un texte qui ne donna pas satisfaction à son auteur, au point qu’il l’abandonna inachevé, et qui n’avait donc pas vocation à être publié, on le comprend aisément à la lecture. Le travail du biographe permet de dater ce texte de février 1934 et de lui donner sa vraie place au sein du corpus howardien. Patrice Louinet y voit une application littéraire du débat Howard/Lovecraft sur l’opposition entre physique et intellect, opposition que l’on retrouvera dans nombre de textes et où les deux auteurs peuvent transparaître derrière les personnages.

Le roman dont la fin est d’une plume autre que celle de Howard est suivi de cent soixante pages de nouvelles d’inspiration fantastique autour du thème de la réincarnation. « Le Jardin de la peur » met en scène James Allison, un héros inspiré par Le Vagabond des étoiles de Jack London, qui se souvient de ses existences antérieures. On le retrouvera dans plusieurs fragments en appendice. « La Voix d’El-lil » est un texte qui fut publié dans Oriental Stories, un pulp dirigé par Farnsworth Wright spécialisé dans les aventures situées dans ces contrées alors fort mystérieuses pour le grand public. Suit « La Hyène », texte de jeunesse d’un Howard âgé de dix-huit ans manquant encore de maîtrise. Viennent ensuite quelques récits d’un moindre intérêt : « Une sonnerie de trompette », qui fut écrit en collaboration ; « Le Cobra du rêve », une réécriture d’une autre nouvelle ; deux histoires de fantômes : « Le Fantôme sur le seuil » et « Le Fléau de Dermod ». Dans un court texte intitulé « Delenda est », Howard manifeste sa haine de Rome, l’incarnation de la civilisation opposée aux barbares. « La Vallée perdue » est un western fantastique qui, en dépit de ses qualités, ne trouva pas à être publié à l’époque. Enfin, la dernière nouvelle, « Le Roi du peuple oublié », s’avère particulièrement intéressante en ce qu’elle figure ce qu’Howard écrira de plus proche de la science-fiction – un récit destiné à Astounding.

L’ouvrage se termine par une centaine de pages d’appendices, dont les quatre fragments consacrés à James Allison, du Cavalier-Tonnnerre et de Nekht Semerkeht, un récit inachevé qui semble bien avoir été interrompu par le suicide de Howard. Un ultime essai de Patrice Louinet, « To live is to die », dans lequel il revient une dernière fois sur l’œuvre du Texan à travers les textes qui sont ici proposés, conclut l’ensemble.

On ne pourra que louer Patrice Louinet et Bragelonne pour la qualité de l’énorme travail (douze volumes, six mille pages quasi intégralement retraduites) fourni afin de mettre à la disposition des lecteurs une édition qui se veut définitive des œuvres de « Two-Gun Bob », qu’il s’agissait avant tout d’expurger des scories laissées par Lin Carter et Sprague de Camp. À qui ne voudrait pas lire cette somme somptueuse, on conseillera Conan – Les Clous Rouges et Le Seigneur de Samarcande, ou encore le seul Conan, volume de poche chez Milady, qui présente une sélection soignée des aventures du Cimmérien, plutôt que cet Almuric contenant l’ultime reliquat de ce qui méritait malgré tout d’être publié – dans les genres qui nous occupent, tout du moins…

Résonances

Avec Résonances, Pierre Bordage illustre l’adage qui veut qu’un auteur, en fin de compte, écrive toujours les mêmes histoires. Soit les aventures de l’erwack Sohinn, qu’une rencontre improbable va lancer dans un périple à travers toute la galaxie… Ça ne vous rappelle vraiment rien ?

Ici, tout commence au-dessus d’un astroport, sur DerEstap, banlieue lointaine de l’univers. La planète est régulièrement menacée par la chute d’étranges créatures énergétiques, improprement appelées dragons. Sohinn en est le meilleur chasseur. Une énième attaque, difficilement stoppée, a pourtant failli détruire toute la station. Sohinn s’en sort par miracle. Parmi les passagers survivants en transit, se trouve Eloya, la femme interdite, constamment voilée, que son peuple mène vers une union dont pourrait dépendre le sort de l’univers… Quand il croise son regard, malgré le voile, Sohinn n’a pas une seconde d’hésitation : il rejoindra cette femme, coûte que coûte, car il sait intuitivement que leurs deux destins sont liés. Tel est la voie de l’Accord, l’accomplissement suprême du peuple erwack.

Assez nombreux sont les connaisseurs de l’œuvre de Pierre Bordage pour qu’il nous faille trop, dans cette critique, développer la trame, par ailleurs assez simpliste. De fait, tout le livre recycle, en les réinventant, des situations, des figures déjà croisées ailleurs (de « Rohel » jusqu’à « La Fraternité du Panca »). L’habituelle confrontation avec le Grand Méchant intergalactique existe bien, tout comme l’incontournable élu, et les seconds couteaux hauts en couleur. Les deux héros se démarquent d’une façon notoire : Sohinn n’a littéralement pas de vie intérieure et semble déconnecté de toute attache sentimentale (ses parents sont vaguement évoqués mais aucune amoureuse, aucun ami, aucun enfant). De même pour Eloya, qui regarde ses parents disparaître un à un avec une relative indifférence. En contrechamp, Bordage décrit une société futuriste finalement pas si éloignée de la nôtre, où ont cours les mêmes réflexes de pensée, les mêmes rivalités, le même obscurantisme. Il est vrai que l’auteur a souvent pratiqué une SF à deux visages, le côté épique, sinon « exotique », étant contre-balancé par un aspect plus sombre, dominé par des considérations mitigées sur l’avenir.

Tout bien pesé, l’amateur d’aventures en a pour son compte, et c’est après tout ce qu’il demande à ce genre de roman efficace, la trajectoire de Sohinn alternant avec le récit d’Eloya, dans un ensemble qui s’enchaîne de manière cohérente.

N’insistons pas davantage sur la technique d’un auteur sûr de ses effets, qui procède avec cette écriture posée, imagée, précise, qu’on lui connaît. Il ne faut certes pas attendre de Résonances autre chose qu’un agréable moment de lecture, procuré par le savoir-faire certain de Pierre Bordage, lequel parvient tout de même, roman après roman, à réaffirmer sa singularité face au tout-venant du space opera militariste, bourré de pensées belliqueuses et de testostérone. Ce courant de SF reconduit souvent les vieux gestes agraires du colon de base, qui mesure sa puissance à l’étendue de ses possessions et à la force de ses adversaires, la morale du professionnel inflexible et sans états d’âme. Or, Résonances dit tout l’inverse. Ses héros se battent pour rejoindre leur but sans savoir si quelqu’un ou quelque chose les attend au bout du voyage. Résonances explore à fond l’expérience physique et mentale de la désorientation, de l’absence de contours, l’expérience métaphysique de la fatalité : l’idée, au fond, que l’homme n’a de prise sur rien.

Soundtrack

Début du XXIe siècle. Dans une capitale japonaise en voie de tropicalisation, en proie aux épidémies virulentes, au débordement des cours d’eau et aux émeutes raciales, Touta, Hitsujiko et Leni se cherchent et se croisent sur fond d’apocalypse lente. Les deux premiers ont vécu quatre années, abandonnés sur une île déserte. Ils y ont développé une forte empathie avec la nature, au point de rejeter tous les aspects du progrès et de la civilisation humaine. De son côté, Léni appartient à la communauté moyen-orientale de Tokyo. En compagnie de son corbeau apprivoisé Kroy, l’adolescent(e) au sexe fluctuant a déclaré la guerre à Ceux du Talus. Il les traque dans les tunnels creusés sous les artères de la cité, les livrant à la vindicte de son pistolet photographique. Marginal à plus d’un titre, le trio va devenir peu à peu le fer de lance d’un changement brutal et total de paradigme.

Les éditions Picquier se sont fait une spécialité des romans et nouvelles asiatiques, témoignant toujours d’un goût sûr, tant du point de vue des classiques que des ouvrages plus contemporains. Soundtrack ne vient nullement contredire cette assertion. Le roman de Furukawa Hideo n’usurpe d’ailleurs pas sa réputation d’OLNI. Foisonnant, virtuose, iconoclaste, monstrueux, le récit échappe aux classifications pour créer sa propre niche littéraire, à l’ombre des deux Murakami, Haruki et Ryu. L’auteur japonais ne fait pas secret de sa volonté de démiurge, livrant le fond de sa pensée dans une postface éclairante. Sous sa plume, Tokyo devient la scène d’un spectacle punk où la performance théâtrale se pare des attributs du do it yourself et où la danse s’apparente à un art de la guerre.

Résumer l’intrigue de Soundtrack paraît une gageure, tant Furukawa Hideo puise à sa guise dans les différents genres. Une touche d’aventure, une structure empruntée au roman d’apprentissage, un soupçon de polar et un zeste d’anticipation, tels sont les ingrédients du cocktail avec lequel l’auteur dynamite le paysage urbain de la métropole japonaise. En vrac, il convoque l’ancien et le nouveau monde, usant de la danse, du cinéma, de la littérature comme des armes d’une lutte révolutionnaire contre le carcan de la tradition, le nivellement consumériste et l’illusion des diverses idéologies. Face à tout cela, il préfère l’énergie brute de la jeunesse et le déchaînement de l’instinct primitif.

À cause de sa densité et du jusqu’au-boutisme de son propos, Soundtrack peut paraître une lecture ardue, voire déstabilisante. Pourtant, on s’accroche, porté par des mots scandés comme une incantation rageuse, fasciné par les descriptions du tissu urbain et souterrain de la métropole tokyoïte, envoûté par le sens de l’anticipation de l’auteur, bousculé par la puissance de sa narration et les sursauts de sa chorégraphie du désastre. Bref, on ne reste pas indifférent face à ce déferlement d’émotions, entre performance théâtrale et roman. Les esprits curieux savent maintenant ce qu’il leur reste à faire. Ils ne seront pas déçus.

Semences

Avec Semences, Jean-Marc Ligny achève ce qu’il convient maintenant d’appeler son triptyque climatique. Commencé par AquaTM, lequel vient d’être réédité en poche (« Folio SF »), puis poursuivi avec le très noir et très puissant Exodes, le nouvel opus vient achever un cycle composé de trois récits pouvant se lire de façon indépendante. On recommandera cependant aux éventuels curieux de le découvrir dans l’ordre, histoire de goûter à la cohérence de l’ensemble. Hélas, si Exodes avait enthousiasmé, le présent roman douche sérieusement toute exaltation. Certes, la qualité du projet de l’auteur n’est pas en cause, ni la préférence du chroniqueur pour les histoires se terminant mal. La déception trouve en fait sa source dans le traitement simpliste du récit et une intrigue lorgnant ouvertement du côté de la littérature young adult.

Pourtant, l’argument de départ augurait du meilleur. Le récit débute en effet au Groenland, dans une communauté inuite tentant de survivre, vaille que vaille, au bouleversement climatique et à l’effondrement de la civilisation. Natsume et sa sœur Hiroko y vivent depuis quinze années, abandonnés par leurs parents partis dans l’espoir de trouver des semences pour permettre la renaissance de l’agriculture. Mais Hiroko se meurt, malade de la dengue. Elle ne tarde d’ailleurs pas à décéder, faute de remède. Natsume reprend alors la route, intrigué par l’arrivée d’une colonie de fourmis mutantes ayant traversé le bras de mer séparant l’île du continent.

Après un changement abrupt de point de vue, on est propulsé ailleurs, adoptant le regard neuf de deux jeunes gens qui ne vont plus quitter le devant de la scène jusqu’à la fin. Nao et Denn sont nés dans une communauté retournée à l’âge de pierre, coincée entre un désert impitoyable et la mer. Le couple n’a pas connu le monde d’avant, ni l’Âge d’Or, dépeint de manière très apocalyptique par ses aînés, ni les Âges Sombres, déchéance légitime à laquelle Mère-Nature a condamné l’homme après que son hubris a contribué à la fin du monde. Mais leur communauté se meurt, faute de sang nouveau. Comme Nao et Denn sont jeunes, pleins de vie, ils décident de partir à la recherche du paradis, aiguillés par leur rencontre avec un mystérieux étranger qui leur a légué un foulard peint avant de mourir. Dans ses bagages, le couple emmène également une colonie de « Fourmites ».

L’éditeur présente Semences comme un road novel sur fond d’univers post-apocalyptique. Même si le roman n’est pas La Route de Cormac McCarthy, l’histoire comporte bien un point de départ et une destination, avec, entre les deux, un voyage parsemé de péripéties, de rencontres et d’épreuves à surmonter. À bien des égards, cette structure le rapproche davantage du roman d’éducation, sentiment renforcé par le choix des personnages principaux, deux adolescents en quête d’indépendance. Malheureusement, le résultat n’est pas à la hauteur des précédents volumes du triptyque. En dépit d’une idée forte, on va y revenir, l’intrigue s’enferre dans une routine, au rythme mollasson, dont on se désintéresse peu à peu tant les ressorts paraissent convenus et prévisibles. Le traitement des personnages ne permet pas davantage de gommer l’agacement. Nao et Denn semblent en effet bien plus préoccupés par les émois adolescents et les étreintes moites. Ils ne s’inquiètent guère des menaces et, plutôt que de succomber au désespoir, préfèrent jouer à la bête à deux dos, avant d’opter pour le triolisme parce qu’ils sont jeunes et n’ont pas de préjugés. Que reste-t-il alors pour éviter le naufrage ? Un décor puissant, réaliste, nourri au meilleur des spéculations des chercheurs du GIEC. Et puis, une idée quand même, celle d’imaginer comme successeur de l’humanité une espèce mutante de fourmis avec laquelle l’homme ne peut espérer cohabiter qu’en lui rendant des services. On goûte tout le sel de ce retournement de situation, au final assez réjouissant.

Malheureusement, ceci ne vient pas tempérer la déception. Semences fait pâle figure après AquaTM et surtout Exodes. Mieux vaut l’oublier ou, à la rigueur, le conseiller à des adolescents.

Entre ciel et enfer

Classée à la deuxième place des pandémies les plus mortelles ayant frappé l’humanité, juste derrière la grippe espagnole, la Grande peste noire demeure néanmoins pour la postérité le fléau ultime, celui qui, conjugué à la guerre et à la famine, a donné sa substance aux visions apocalyptiques des chantres de la fin du monde. Si son impact sur la démographie et la société européenne fait toujours l’objet d’études historiques, le sujet a également inspiré quelques auteurs de science-fiction. Les noms de Connie Willis (Le Grand Livre) et de Michaël J. Flynn (Eifelheim) viennent immédiatement à l’esprit des connaisseurs. On peut désormais ajouter celui de Christopher Buehlman, même si ce dernier se distingue de ses prédécesseurs en transformant la maladie en signe annonciateur de l’Armageddon.

Adonc, nous sommes en 1348. La Grande Peste noire ravage la Chrétienté, mettant un terme provisoire au conflit engagé entre la Couronne de France et celle d’Angleterre. Dans un royaume français en proie au désespoir, où l’on prie la grâce de Dieu et le pardon de ses péchés, histoire d’échapper au fléau, une petite troupe composée d’un chevalier déchu devenu brigand, d’un prêtre alcoolique et sodomite, et d’une jeune fille parlant aux morts et aux anges, entreprend un long voyage de la Normandie vers Avignon, siège de la papauté. Traversant un pays assiégé par la maladie, abandonné par les seigneurs retranchés derrière leurs murailles, où l’on fait la chasse aux horsains et où l’on brûle les Juifs, parfaits boucs émissaires des malheurs du temps, le groupe affronte également une menace moins terrestre. L’enfer semble en effet avoir lâché ses démons sur Terre. Une multitude de monstruosités dignes de figurer dans les œuvres de Jérôme Bosch ou sur les tympans décrivant le Jugement dernier. Devant ce spectacle de fin du monde, les chrétiens s’interrogent avec angoisse. Qu’attend donc Dieu pour sauver ses créatures ?

Entre ciel et enfer laisse une impression mitigée. Si la dimension historique convainc sans peine – les efforts de l’auteur étant sur ce point méritoires –, on demeure toutefois dubitatif face à l’argument fantastique. Malgré des prémisses engageantes, le roman peine en effet à capter l’intérêt sur le long terme. La faute à une intrigue ne faisant que rejouer des ressorts déjà vu ailleurs, on pense bien entendu ici aux innombrables apocalypses zombies dont l’édition, tous supports confondus, a tiré une rente fructueuse avant d’épuiser le filon. Les scènes horrifiques assez honorables, où se déchaînent les créatures impies issues de la Géhenne, le traitement banal des personnages et les descriptions crues mais sans surprise de l’épidémie ne parviennent hélas pas à redresser la situation. Au fil des pages, le périple de la petite troupe se mue en randonnée plan-plan, jalonnée par des péripéties convenues et les habituelles figures imposées. Bref, ne nous voilons pas la face, on s’ennuie ferme, agacé par les clichés, les transitions eschatologiques un tantinet grandiloquentes et un dénouement bâclé et confus.

Au final, avec ce deuxième roman paru dans l’Hexagone (Ceux de l’autre rive), l’enfer accouche d’un têtard. Et l’on se demande de plus en plus ce que Christopher Buehlman peut nous proposer de vraiment original…

Membrane

En 1996, Chi Tawei fuit sa ville natale, Taiwan, pour s’installer à Paris dans l’espoir de pouvoir enfin exprimer ses orientations sans se mettre en danger. Il y écrit Membrane, son premier roman, dans lequel il s’attaque à des sujets difficiles : l’homosexualité, le transhumanisme et la théorie du genre. Désireux de se démarquer de la littérature taiwanaise de l’époque, il choisit, pour exprimer sa différence et sa quête d’identité, un genre littéraire marginal et étranger, la science-fiction. Membrane sera de fait le premier roman de SF taïwanais…

En 2100, la Terre est inhabitable suite au réchauffement climatique : l’humanité vit dans des complexes sous-marins tandis qu’en surface, des armées d’androïdes s’affrontent. Momo, l’héroïne du roman, est une esthéticienne célèbre, différente, autiste ou presque (elle a toujours l’impression qu’une membrane la sépare des autres), qui reçoit ses richissimes clientes à domicile. Du fait de brûlures récurrentes générées par le rayonnement ultraviolet ambiant, la protection dermatologique reste la préoccupation majeure des habitants sous-marins, conférant aux professions liées aux soins corporels un prestige considérable. Momo doit son succès à une crème miraculeuse dont elle enduit les corps, la M-Skin, une crème générant une peau mémorielle qui, une fois récupérée après usage, donne à la praticienne accès au vécu de ses clients : travail, activité sexuelle, piqûres de moustique, alimentation… Les belles jeunes femmes qui fréquentent son salon de massage sont loin d’imaginer que Momo se sert de produits cosmétiques pour épier leurs secrets, savoir « qui a fait l’amour, avec une personne de quel sexe, qui pendant l’étreinte amoureuse a fait usage de fouets en cuir… qui joue au Don Juan ou à la Méduse… » Momo peut non seulement savoir, mais vivre et ressentir dans sa chair leurs moindres gestes. Elle ignore cependant une chose : la M-Skin est en réalité une invention militaire dédiée à d’autres intérêts…

Le décor est planté, la personnalité de Momo décryptée et sa vie de recluse célèbre sur des rails. Or, à la veille de ses trente ans, Tomié, une de ses clientes, va sortir notre héroïne de son cocon protecteur. Cette journaliste japonaise publie un article accusateur sur la mère de l’esthéticienne, une dirigeante de L’Empire éditorial Macrohard n’ayant pas vu sa fille depuis vingt ans…

Le roman commence vraiment au moment où la mère prend rendez-vous avec sa fille, une visite qui ravive la colère de Momo autant que ses souvenirs.

À sept ans, et alors de sexe masculin, Momo a contacté un virus qui s’est attaqué à ses organes, contraignant l’enfant à vivre pendant trois ans dans une chambre stérile en compagnie d’une fillette nommée Andy. Se sentant abandonné par sa mère, il reporte son affection sur sa compagne manifestement insensible au mal dont il souffre. Hélas, quand Momo se réveille de son opération dans un corps tout neuf et féminin, son amie a disparu… Retour au présent : les révélations et surprises ne cesseront plus se s’enchainer…

En décrivant la relation entre Momo et Andy, entre sa mère et Tomié, Chi Ta-wei aborde des thèmes très actuels : qui de l’enfant ou de l’androïde est le plus humain ? Où commence et finit l’humanité ? Surfant sur la vague cyberpunk des années 80-90, l’auteur réfléchit sur l’identité sexuelle et biologique, et se pose cette question pour lui fondamentale : qu’est-ce qui définit l’être humain ? Le cerveau, le corps, le sexe, la mémoire ou le libre arbitre ? L’auteur cherche sa vérité : suis-je un humain « normal » ou un « homosexuel » ? Suis-je un Taiwanais ou un Chinois ? Il semble qu’il ait trouvé des réponses…

Reste un roman transgressif intelligent, riche en rebondissements et empreint d’une grande sensualité. Une découverte.

Archives du vent

Archives du Vent met en scène Egon Storm, cinéaste génial et mystérieux, retranché sur une côte déserte d’Islande, qui n’est pas sans rappeler la figure de Kubrick. Inventeur d’un procédé révolutionnaire, le Movîcone, permettant de synthétiser le jeu d’un acteur ou de toute autre personne à partir d’extraits d’images de film ou d’archives, et donc de mêler facilement l’histoire à l’imaginaire, il a trois chefs-d’œuvre à son actif qui mettent en scène des personnes aussi différentes que Louise Brooks, Marlon Brando, Albert Einstein (en pianiste) ou encore Adolf Hitler (en poète). Le roman s’ouvre sur le quatrième opus de ce cinéaste, œuvre inespérée et improbable : on y voit un jeune homme qui part en quête d’Egon Storm, le double de son père, Erland Solness, suicidé dix ans auparavant. Après une centaine de pages, l’action se suspend au moment où le récit balance entre deux hypothèses ; une nouvelle voix prend alors le relais, celle du réalisateur, Storm bien entendu, qui répond aux questions d’une femme venue l’interroger sur ce quatrième film et sur son père à elle, Erland Solness, qui vient de se tirer une balle dans la tête. On apprend que ce dernier, dans sa jeunesse, avait entamé un vaste poème philosophique sur l’homme et ce qu’il nommait l’autre réel, intitulé Archives du vent…

La couverture de l’ouvrage ne nous dit rien d’autre que ce synopsis, en boucle lui aussi : on y voit Louise Brooks, vêtue de noir, relevant son voile et découvrant un regard pénétrant. La même photo est reproduite en première et quatrième de couverture, mais doublement inversée, de gauche à droite et de haut en bas. Clôture parfaite sur un roman qui, on l’aura compris, met en son cœur la question du double et de son existence, et cette autre encore bien plus abyssale de l’imaginaire et de la réalité. Pierre Cendors construit patiemment, en silence, depuis de nombreuses années, une œuvre plurielle entre roman et poésie où les frontières des genres s’estompent : fantastique, chamanisme, prose poétique, bribes métaphysiques, récit de voyage… Ce roman en est un aboutissement logique, et redoublé d’ailleurs par le récit de son voyage en Islande publié sous forme de carnet, L’Invisible dehors, chez Isolato (2015), sorte d’esquisse méditative des Archives…. Dans ce dernier roman s’entretissent, par dizaines, en un réseau dense, des références littéraires et cinématographiques, réelles ou imaginaires. Ainsi le nom de Solness, bien entendu, fait penser à la pièce éponyme d’Ibsen et nous plonge de suite dans l’angoisse d’une quête métaphysique vouée à l’échec et à la mort. Et c’est bien ce qu’est ce roman, pour une part, hanté par la question de savoir comment il est possible de créer encore et d’accéder par la création à l’autre réel, au-delà de cette réalité factice que nous construit et nous impose la société. La création n’est qu’un jeu d’ombres – comme le Movîcone nous le suggère – et répétition du même, aussi originale soit-elle ; le poème qui donne son titre au roman n’est d’ailleurs lui-même qu’un centon, et l’on sent se lever la présence fantomatique de Borges et de son Ménard… Pour échapper à l’échec, il faut alors s’épuiser, en son corps et son âme, dans les solitudes de la nature et les reflets multipliés de soi et de l’autre, en espérant une révélation, autant d’expériences qui nécessitent un engagement existentiel fort dont on ne peut questionner la sincérité chez l’auteur : Pierre Cendors cherche à se faire voyant selon un certain romantisme que n’eût pas désavoué Rimbaud. Pourtant, ce jeu de résonances infinies qui constitue la chair intime de l’œuvre est peut-être la principale difficulté de ce roman qui redouble à l’envi, parfois trop, les mises en abyme, les références doublées, triplées, au risque de nous perdre pour de bon. Et l’on se prend à songer : que peuvent se dire deux miroirs qui se rencontrent ? « Des choses profondes et superficielles », répète inlassablement l’écho…

Journal de nuit

Futur très proche, demain matin peut-être. Lola Hart est une jeune fille de 12 ans qui vit confortablement à NY avec ses parents (upper middle class) et sa jeune sœur, Cheryl. Journal de nuit est son journal intime.

Il dira au lecteur la descente aux enfers de Lola et de sa famille dans une Amérique en effondrement économique et donc en désintégration sociale. Il dira aussi la transformation de Lola, obligée de grandir à vitesse grand V pour s’adapter, et peut-être survivre, à un environnement bien plus dur et compétitif que celui dans lequel elle avait grandi.

Après quelques pages d’ouverture coloriées à l’espoir, la réalité d’un pays déchiré par le chômage, la misère, la ségrégation, la violence endémique et les émeutes armées auxquelles répond la brutalité d’une armée et d’une police au bord de la crise de nerf, rattrape la famille Hart. Éjectés, faute d’argent, du confort qu’apportaient des revenus conséquents, Lola et sa famille quittent le monde protégé des écoles privées, des emplois agréables, et de la 86e, pour celui, déliquescent, de la 125e – près de Columbia U si on veut oublier que c’est au cœur d’Harlem.

Lola, forte et courageuse, doit s’intégrer à sa nouvelle vie, et pour cela accepter qu’il n’y aura pas de retour, s’arracher tant à son ancienne vie qu’à ses anciennes amies qui lui paraissaient aller de soi. Entre un père qui travaille comme un acharné pour nourrir – mal – sa famille, une mère qui s’abrutit de médicaments, une sœur qui se ferme pour ne plus rien voir, Lola, réaliste, se reconstruit une vie de pauvre, entre plans risqués, peur des flics et des gangs, solidarité de filles, premiers émois et survie au jour le jour, loin, si loin d’une vie politique américaine qui ne signifie plus rien.

Journal de nuit est un excellent roman, dur, cohérent et réaliste. Dur car il décrit la disparition rapide de tout ce qui faisait l’ordinaire, agréable, d’une vie de famille qui pourrait être la tienne, lecteur. Perte d’emploi, déménagement forcé dans un « mauvais » quartier, tout ce qu’on croyait acquis disparu en moins de deux ans. Cohérent car tout se tient. No bullshit dans ce récit, que du vrai et du nécessaire. Womack gère d’ailleurs très bien les changements de langue de Lola, de même qu’il mixe finement les affres de la sexualité naissante avec les nécessités de la survie en groupe. Réaliste car ce monde est déjà là, ou presque, pour beaucoup ; Robert Castel parle de « déstabilisation des stables » : c’est ce dont il s’agit ici. Réaliste aussi car le roman est écrit après les émeutes de Los Angeles auquel il renvoie évidemment. Les lecteurs de fantasy urbaine en manque de dépaysement feraient bien de le lire. Ils découvriraient l’inframonde inconnu d’eux qui attend chacun au détour d’une perte d’emploi.

Journal de nuit eut une carrière bien décevante. En VO d’abord (Jo Walton le regretta dans une interview) lors de sa parution en 93, en VF ensuite en 95. Nouvelle chance aujourd’hui grâce à « Folio SF ». Espérons qu’il trouve enfin le large lectorat qu’il mérite.

Dragon

« Une heure-lumière ». La nouvelle collection du Bélial dédiée aux novellæ. Quatre à huit courts romans y seront publiés par an. Du français et de l’étranger. Du tout neuf et du primé. Dragon, de Thomas Day, est l’un des textes qui ouvrent le feu en ce début 2016.

Bangkok, Thaïlande. Bientôt. Un inconnu massacre à la kalach les clients et le personnel d’un bordel temporaire, l’un de ces innombrables bouges de la capitale thaïlandaise où des mafieux font leur beurre en organisant la prostitution enfantine à destination des touristes occidentaux désireux de s’abandonner à leurs pulsions abjectes sans grand risque, et aussi, bien sûr, pour quelques pervers locaux. Le lieutenant Tann est immédiatement chargé de l’enquête, une enquête que le Général Wongkrachang, chef de la police de Bangkok, rend prioritaire. Ses ordres implicites sont clairs : Tann doit retrouver le tueur et le supprimer discrètement. Il importe que les touristes, sources essentielles de revenus pour le royaume, ne prennent pas peur, mais aussi que la Thaïlande joue son rôle de pays motivé par la lutte contre le prostitution enfantine. L’opinion mondiale veille par les yeux de diverses ONG. La mauvaise réputation se paie cash.

Catholique dans un royaume majoritairement bouddhiste, ex-amant de Pearl, un ladyboy pré-op, Tannhäuser – Tann, pour les intimes – marche en équilibre sur le fil tendu qui sépare deux mondes. La traque du Dragon, l’impitoyable bourreau des pédophiles, le fera basculer loin des hommes, dans une autre réalité, terrible et foudroyante.

Dragon, c’est le cheminement de Tann vers son destin métamorphique, écho de celui du capitaine Willard dans Apocalypse Now avec qui il partage une même mission (parallèle des scènes : Tann/ Wongrachang – Willard/Lucas) : plonger jusqu’au cœur des ténèbres pour mettre un terme définitif au problème. Le parallèle trouve néanmoins sa limite : in fine, Tann sera Kurtz plutôt que Willard, il ne reviendra pas des ténèbres mais transmettra sa tâche à qui saura mieux la remplir.

Dans Dragon, Thomas Day raconte la Bangkok derrière la carte postale – une ville sale, corrompue, puante, aussi laide moralement que physiquement, où des hommes laids font des choses laides avec la complicité passive de la majorité… Il décrit en détails, au ras du sol, en reporter embedded, en somme. Il pratique une approche gonzo, ultra-subjective. Il dit son horreur de la prostitution enfantine et la balance dans la gueule du lecteur, avec urgence et violence, là où le Houellebecq de Plateforme abordait la question par l’ironie désabusée. Le choc ici est plus rude et, du coup, plus efficace.

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