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La Fabrique d'absolu

1er janvier 1943. L’industriel Bondy lit dans le journal une étrange annonce : « Découverte très lucrative, intéressant toute usine, à céder de suite pour motifs personnels. » Curieux, l’homme d’affaires se rend à l’adresse indiquée et y retrouve un ami depuis longtemps perdu de vue, l’ingénieur Ruda Marek. Celui-ci, à la fois exalté et abattu, a mis au point le Carburateur, un appareil révolutionnaire qui tire le maximum d’énergie d’un minimum de matière. En désagrégeant l’atome, il libère une formidable puissance du moindre électron. Une livre de charbons peut ainsi alimenter une usine durant des semaines.

Seulement il y a un hic. La matière ainsi pulvérisée met au jour le divin qui y est enfermé puisque, comme chacun sait, Dieu est présent jusque dans la plus infime partie de sa création. Dieu devient un « sous-produit (…) sous une forme chimique parfaitement pure. » L’Absolu va bientôt se répandre. A son contact, toute personne est touchée par la grâce, se livre à un altruisme universel qui lui fait donner tous ses biens aux pauvres. La mystique plonge dans l’extase l’esprit sain. Au fur et à mesure l’effet augmente, occasionnant des prophéties qui se révèlent toutes exactes. Suivent très vite des miracles. L’Absolu est-il une force aveugle, ou Dieu voulant détruire sa création afin de retrouver le calme du commencement ?

Karel Capek avoine large dans cette satire à la fois drôle et implacable. Chacun en prend pour son grade. Ainsi des athées qui n’adhèrent qu’à des valeurs matérielles. Suivent les différentes religions, bien embêtées que leur pouvoir terrestre soit confronté à la puissance céleste : « Ni les croyants, ni les athées, ne peuvent avoir besoin d’un Dieu existant et agissant réellement. » Particulièrement visée, l’église catholique convoque le divin devant une « commission de déification » qui a tout l’air d’un procès : « Messieurs, ne croyez pas, je vous en conjure, que l’Eglise fait pénétrer Dieu dans le monde. L’Eglise ne fait que le contenir et le canaliser. » La science n’est pas non plus épargnée, qui s’échine à rendre l’Absolu compatible avec la théorie de la relativité. Sans parler du communisme qui par un tour de passe-passe dialectique s’approprie « L’Ouvrier infini ». Capek s’en prend à tous, jusqu’au paysan tchèque dont l’âpreté au gain et l’individualisme terre à terre assure sa survie et celle des gens qui sont prêts à le payer.

Cela, en première lecture. Plus étrange est l’adéquation entre la forme et le fond qui aboutit à une dimension pour le coup prophétique. Sachant que l’ouvrage date de 1922, et que Capek est mort en 1938, on ne peut qu’être admiratif de ses trouvailles, tel le nouvel évangile transmis par radio-télégraphe permettant sa discussion instantanée, qui a des airs d’Internet. Quant au monde décrit, il est semblable au nôtre d’une manière inquiétante : attaque des Etats-Unis par la flotte japonaise, effondrement bancaire, troubles sociaux, crise mondiale, déchirement de la communauté musulmane entre sunnites et chiites à propos du nouveau Califat ( !)…

La Fabrique d’Absolu assure le lien entre R.U.R. (1920) et La Guerre des salamandres (1936). Le récit adopte la même structure ternaire : 1) nouveauté qui apparaît tout d’abord comme bénéfique ; 2) conséquences inattendues entraînant une prolifération et un embrasement total ; 3) effondrement. De même que dans R.U.R, le salut d’une minorité viendra par le choix de l’isolement, du retour à la nature, à ceci près que R.U.R offrait l’espoir d’un nouveau commencement, tandis que La Fabrique d’Absolu s’achève sur un monde à bout de souffle et frappé de bêtise.

Dans son traitement, le récit offre une sorte de régionalisme à valeur universelle, un peu comme Marcel Aymé, et rappelle souvent dans sa note humoristique un autre ouvrage de Capek : L’Année du jardinier (1929). Relevons enfin l’étonnante audace narrative du chapitre 13, qui voit Capek s’adresser au lecteur et congédier tous ses personnages pour s’intéresser au devenir collectif.

Le volume, un joli format poche, reprend l’édition de 1999 déjà dirigée par Ibolya Virag. Un avertissement en fin de volume justifie la révision de traduction, puisque l’originale de 1945 avait francisé les noms afin de centrer l’action chez nous. Enfin, le texte de Karel Capek est tel que dans sa parution initiale, illustré par son frère Josef. Un apport sans doublon mais au contraire complémentaire. Preuve une nouvelle fois de la complicité qui existait entre eux, en témoigne l’anecdote maintenant historique : c’est bien Josef qui, pour R.U.R, avait suggéré à Karel l’emploi du terme « robot », à la fortune qu’on sait…

L'Adjacent

L’Adjacent est un joyau dont la forme et le fond se répondent, un polyèdre de coordination qui repose sur ses ligands. Autrement dit, en cristallographie, des éléments permettant la liaison, correspondant dans le roman aux différentes parties.

Le premier récit, « RIGB », semble être la facette centrale puisque toutes les autres histoires y renvoient, par réflexions directes ou images déformées. Dans un futur proche, la moitié de l’Europe est devenue inhabitable. Seules quelques rares bandes de zones tempérées demeurent dans les hémisphères nord et sud. Tibor Tarent, photographe, a perdu sa compagne Melanie en Anatolie orientale. Elle semble avoir été annihilée par une arme d’un nouveau genre qui a laissé au sol un triangle parfait de terre noircie. Tibor rejoint le Califat occidental de la République Islamique de Grande-Bretagne et se retrouve plus ou moins mis au secret. Cette première facette du récit se reflète dans, ou réfléchit, les parties « La ferme Wayne », « Le Sussex de l’Est », « La chambre froide » et « Le retour ». Il n’y a toutefois pas de correspondances parfaites entre les différentes faces narratives puisque l’on y décèle des « crapauds » comme on le dirait en joaillerie, des imperfections dans la trame des événements.

Une deuxième série de ligands est constituée par les deux récits de guerre : « La rue des bêtes » et « Tealby Moor ». Le premier, à l’amorce qui renvoie par reflet au début de « RIGB » se déroule en 1916. Durant un long voyage en train qui leur fait traverser une France meurtrie par la guerre, l’illusion-niste Thomas Trent fait connaissance avec le célèbre H.G. Wells. Les talents de chacun sont réclamés par l’effort de guerre. Trent évoque « l’adjacence » comme une illusion de music-hall, tandis que l’appareillage mis au point par Wells ne paraît pas convaincre mais trouve son effectivité dans une autre partie du roman, et donc sur une autre face de la réalité : « Le Sussex de l’Est ». La structure en ligands du roman permet ainsi de passer d’un récit à l’autre, le squadron 17 de « La rue des bêtes » annonce le squadron 148 de « Tealby Moor » cette fois-ci engagé en 1943 dans le second conflit mondial. Torrance, mécanicien d’avion, connaîtra un début de romance avec la pilote Krystyna Roszca avant qu’elle ne disparaisse.

Celle-ci paraît se refléter dans le personnage de Kirstenya, personnage du troisième ligand centré sur « Prachous », récit se déroulant dans l’univers de L’Archipel du rêve. Il y est aussi question de l’illusionniste Tomak Tallant, l’une des faces du polyèdre constitué par Tarrant, Torrance etc. dont l’équivalent féminin se décline en facettes Melanie, Malina et Mallin.

On l’aura compris, présenter sous forme linéaire une œuvre constituée de facettes équivaut à photographier un cristal. On ne capture que quelques surfaces planes d’un objet à plusieurs dimensions, qui plus est transparentes, dont les reflets se mêlent ou s’annulent par déformation prismatique. Bayswater et Notting Hill paraissent être dans tous les récits des attracteurs de changements. Adjacente est une île dans « Prachous », tout comme l’île de Cahthinn qui renvoie au massacre des officiers polonais à Katyn par les forces soviétiques évoqué dans « Tealby Moor ». L’île d’Adjacente fait écho au phénomène d’adjacence décliné dans différents récits. D’abord un point de lumière en hauteur qui se fragmente en trois directions avant de frapper le sol en un « téraèdre d’annihilation quantique » dans « Le Sussex de l’Est ». En reconstituant l’origine du phénomène à travers les différentes lignes narratives, contradictoires, il paraît être le fait de Thijs Rietveld, un universitaire, spécialisé dans la physique théorique, notamment « le champ adjacent perturbatif » qui permet le déplacement vers des dimensions quantiques voisines.

De fait, Priest alterne les facettes d’un récit à la fois identique et changeant. La trame narrative est constamment modifiée par différents procédés : changements internes dans une même durée, superposition d’événements, déroulements compossibles, présences alternatives.

Mieux, L’Adjacent est comme un bijou taillé par le romancier pour refléter les différentes facettes de son œuvre. H. G. Wells, référence majeure du Priest écrivain et lecteur, renvoie à La Machine à explorer l’espace, mais aussi dans son inspiration aux très belles nouvelles « L’Eté de l’infini » et « Et j’erre solitaire et pâle ». Les présences évanescentes de certains personnages font nécessairement penser au Glamour. Le chef d’escadron Sawyer qui apparaît dans « Tealby Moor » est l’un des héros de La Séparation. « La rue des bêtes » et « Prachous » font référence non pas au Prestige, mais à ce qui a motivé l’écriture du roman, tel que Priest le raconte dans Magie, histoire d’un film. Dans « La chambre froide », il est question de la tempête Graham Greene. « Je n’ai jamais rien lu de Graham Greene », déclare le héros avant de se reprendre, cela quand on sait l’admiration que lui voue Priest, notamment pour son autobiographie, Une sorte de vie.

L’Adjacent s’impose ainsi comme le roman de la coordinence, dans son économie interne et par réflexion d’une vie entièrement dévolue à l’écriture. Il ravira les lecteurs de Priest mais ne constitue donc pas forcément la meilleure entrée pour découvrir son œuvre.

Reste, cependant, quelle que soit la vision du prisme, une magnifique histoire d’amour, probablement l’un des récits les plus touchants de Priest, admirable et prenant jusqu’à son extrême conclusion.

Le Fleuve obscur de l'avenir

Sous ce titre surgi de nulle part se présente un omnibus de B. R. Bruss comprenant les romans Et la planète sauta…, L’Etrange planète Orga et Parle, robot ! Sans oublier la nouvelle « Le Coupable » et une postface signée Laurent Genefort qui passe en revue les livres de l’auteur.

B. R. Bruss est apparu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il atteignait la cinquantaine, pour signer ses œuvres relevant de l’Imaginaire. La plus grande part d’entre elles allaient paraître au Fleuve Noir, quarante-trois dans la collection « Anticipation » et neuf dans « Angoisse », et ce durant les vingt-cinq premières années d’« Anticipation » et le premier tiers des numéros, du 33, SOS Soucoupes, au 651, Penelcoto. Trois autres romans furent publiées ailleurs sous ce pseudonyme : Et la planète sauta… (Le Portulan) sur lequel nous allons revenir, et Apparition des surhommes (Temps futurs), au début de la carrière de Bruss, puis Les Espaces enchevêtrés (chez NéO), tout à la fin. B. R. Bruss reste comme l’un des auteurs phares de la période classique d’« Anticipation » et l’un de ceux qui demeurent lisibles aujourd’hui bien qu’il s’agisse clairement de la SF de papa, voire de grand papa…

Parle, robot !, qui date de 1969, est un B. R. Bruss déjà tardif : l’autobiographie ou la confession d’un robot devenu conscient au fil de sa longue « vie » et de ses différents propriétaires. Le robot du titre n’ayant jamais révélé sa conscience qu’à des mourants, il n’est point ici question de débattre de la conscience artificielle ; Bruss fait l’économie de cette dimension spéculative consubstantielle à la thématique du robot. Même si ce récit reste meilleur que la majeure partie de ce que la collection publiait alors — on s’autorisera même une pointe de nostalgie à sa lecture —, ça n’en reste pas moins une SF sans réelle envergure.

L’Etrange planète Orga est plus typique de la manière de B. R. Bruss. Le plus souvent, chez Bruss, les personnages sont des chercheurs (ou se trouvent dans une position de chercheurs) avec une énigme spatiale sur les bras. Situation qui peut être conflictuelle ou seulement mystérieuse. Les armes ne sont que très rarement la solution, et on finit par aboutir à la paix sans qu’un camp soit anéanti par l’autre et par trouver un modus vivendi. Dans ce roman, un petit groupe d’explorateurs part à la découverte de la mystérieuse et réputée dangereuse planète Orga. Des mystères qui seront percés, com-me il se doit, et des conflits qui s’éteindront comme des feux privés d’oxygène…

Avec Et la planète sauta…, on remonte le temps jusqu’en 1946. Premier roman de l’auteur, le livre s’inscrit au sein de la production qui suivit les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki. Il est composé de deux parties, la première se scindant elle-même en deux. Un aérolithe s’écrase en Sologne et deux chercheurs assistent à l’événement ; ils récupèrent l’objet et découvrent qu’il contient des artefacts extraterrestres — mieux, une bibliothèque. Après avoir passé des dizaines d’années (et le deuxième quart du livre) à étudier celle-ci en secret dans leur manoir solognot, nos chercheurs finissent par avoir une assez bonne idée de la civilisation rhaméenne développée sur la cinquième planète du système solaire aujourd’hui réduite à un champ d’astéroïdes orbitant entre Mars et Jupiter suite à une monstrueuse catastrophe. La seconde moitié du roman est constituée de l’extraordinaire document que représente le journal de Morar, politicien, savant et philosophe contant les derniers jours de Rhama et le rôle qu’il y joua — il s’agit bien sûr d’une mise en garde contre le risque d’un anéantissement global dû à l’énergie atomique, Bruss ciblant clairement le monde communiste. Quand Gérard Klein réédita Et la planète sauta… pour la première fois en 1971, en « Ailleurs & Demain classique », la guerre froide battait encore son plein, et le lire à la lueur de ces circonstances lui conférait sans doute un intérêt particulier. Si le risque d’une guerre nucléaire totale s’est largement estompé — sans doute moins qu’on veut bien le croire, ceci étant —, lire aujourd’hui ce récit, presque soixante-dix ans après sa parution initiale, s’avère malgré tout intéressant, et ce de manière assez inattendue, avouons-le. Les intentions dont Bruss taxait Rahrs, les ennemis de Rhama, n’apparaissent-elles pas aujourd’hui dans des pratiques extrêmes de marketing ou de management ?

B. R. Bruss écrivit aussi sous les noms de Roger Blondel et de René Bonnefoy (son vrai nom). On se perd en conjectures quand on compare l’œuvre de B. R. Bruss à celle de certains de ses collègues en « Anticipation », surtout à la lumière du fait que cet ami de Pierre Laval collabora sous l’Occupation et occupa un poste important à la censure du régime de Vichy. Mais Bonnefoy s’illustra aussi sous le feu durant la Grande Guerre, et fut décoré pour cela. On peut dès lors sans doute interpréter à la fois sa collaboration et le pacifisme de son œuvre ultérieure dans un même refus de réitérer les boucheries de 14…

Reste que cet omnibus est un hommage, et un hommage mérité, à l’un des auteurs qui fut un des piliers du Fleuve Noir « Anticipation ».

La République des enragés

Selon Eric B. Henriet, le point de divergence d’une uchronie apparaît souvent faible. Le choix doit en effet tenir compte de la connaissance historique du lecteur potentiel, en gros les acquis enseignés au collège et au lycée. L’auteur doit proposer également une réécriture vraisemblable de l’Histoire à partir d’un moment de rupture suffisamment crédible. De ce postulat, certes critiquable puisqu’il se cantonne au temps court de l’événement, découle une abondante littérature où il est d’usage de s’intéresser davantage aux conséquences d’une victoire de Napoléon ou des nazis plutôt qu’aux effets à long terme d’une incongruité en Mésopotamie.

La République des enragés ne déroge pas à ce principe puisque Xavier Bruce choisit de prendre comme point de divergence l’un des événements les plus marquants de la mémoire collective française : Mai 68. L’auteur nous invite ainsi à suivre les trajectoires d’un groupe de jeunes hommes et femmes amenés à se croiser, puis à se retrouver, durant ce moment de crise nationale. Sur cet argument de départ, Xavier Bruce greffe des motivations plus personnelles sortant du cadre classique de la rationalité. Nos jeunes gens partagent en effet la particularité d’être des fugitifs. Evadés en 1952 d’un centre de recherche ultra-secret, ils sont pourvus de pouvoirs extraordinaires faisant d’eux des mutants. Des sortes de X-Men en puissance, condamnés à se cacher des autorités, et qui semblent prêts à mettre à profit le chaos de Mai 68 pour régler quelques comptes et construire un nouveau monde.

Le sujet abordé par Xavier Bruce (ancien collaborateur de Bifrost, rappelons-le au passage) augurait du meilleur. Hélas, l’auteur semble s’être laissé contaminer par l’état d’esprit prévalant à cette époque dans la jeunesse. Sous couvert d’ode à la liberté, surtout des corps, d’ailleurs, La République des enragés est traversé par un sentiment de laisser-aller, un j’m’en foutisme global conférant à l’intrigue un rythme paresseux où même les coups de théâtre apparaissent téléphonés. Du côté des personnages, ce n’est guère mieux. Leur psychologie est brossée à gros traits quand elle ne paraît tout simplement pas grotesque. Sur ce point, la prime de la caricature revient incontestablement à l’ancien militaire raciste et au secrétaire d’Etat arriviste issu de l’organisation d’extrême droite Occident. Plus fâcheux, leurs parcours s’entremêlent sans contribuer à une quelconque progression dramatique, l’auteur préférant nourrir sa passion sincère pour la croupe de ses héroïnes.

Du point de vue de l’uchronie, les perspectives sont à peine esquissées. Tout au plus, Xavier Bruce laisse-t-il entendre que la disparition du général De Gaulle n’est pas étrangère à sa rencontre avec un mutant. Pour le reste, il faut se contenter d’un dénouement expéditif, somme toute très frustrant. Sur une période assez proche, on recommandera Rêves de gloire de Roland C. Wagner, bien plus convaincant.

En fait, La République des enragés n’est pas une uchronie prenant pour point de divergence les événements de Mai 68, mais un roman inconséquent qui arrache péniblement un sourire. On aurait presque envie de paraphraser un slogan de l’époque et d’en rajouter : Cours camarade, fuis…

Les Nuits du Boudayin

Un temps projetée chez Denoël, dans la collection « Lunes d’encre » puis abandonnée au profit de titres plus faisables, l’intégrale des aventures du privé Marîd Audran paraît finalement chez Mnémos. Un livre massif, relié, à la couverture rigide cartonnée, mais malheureusement gâchée par une illustration que l’on qualifiera poliment de moche. Même si les trois romans de la série demeurent disponibles en poche, on peut se réjouir de trouver désormais dans nos contrées l’ensemble des aventures du personnage créé par George Alec Effinger. Les nouvelles rassemblées dans le recueil posthume Budayeen Nights figurent en effet au sommaire de cet ouvrage, à l’exception cependant de « Marîd Changes his Mind ». Mais, ceci n’est pas bien grave vu qu’il s’agit des six premiers chapitres du roman Privé de désert. Par contre, on peut déplorer que la traduction de Jean Bonnefoy, surtout les calembours piteux des titres, n’ait pas été un tantinet remaniée. Tant pis !

A la croisée de la science-fiction et du roman noir, le quartier du Boudayin s’apparente à un coupe-gorge fréquenté par quelques touristes téméraires en quête de frisson, voire d’activités beaucoup plus illicites. Pour les habitués, prostituées, souteneurs et michetons, sexchangistes, policiers véreux et autres ruffians prompts au maniement du couteau ou du pistolet à aiguilles, ce lieu représente un havre de tranquillité pour mener à bien leurs combines. A la condition de respecter la hiérarchie criminelle et les règles établies par Friedlander bey, alias Papa, le caïd des caïds de la Cité. Dans ce futur balkanisé, où les anciennes nations ont cédé la place à une multitude d’entités politiques en conflit perpétuel, où la civilisation musulmane semble avoir pris le dessus, où les modifications corporelles ont pignon sur rue, se faire câbler le cerveau est devenu une opération banale pour peu qu’on possède les fonds nécessaires à l’intervention. Ceci permet d’accroître considérablement ses capacités ou de bénéficier d’autres personnalités. Ainsi, il suffit de brancher sur son implant un MAMIE (module mimétique enfichable) pour devenir quelqu’un d’autre, personnage réel ou fictif. Et si l’on ajoute un PAPIE (périphérique d’apprentissage intégré), on gagne des connaissances supplémentaires, voire une résistance accrue à la douleur, la faim ou les retours de beuverie. Bref, on flirte avec une sorte de posthumanité.

Si « Les Nuits du Boudayin » s’inscrivent dans les archétypes du roman noir, le contexte science-fictionnel rappelle bien entendu celui du courant cyberpunk. Dans le futur de George Alec Effinger, le changement de sexe n’exige qu’une opération chirurgicale pour adapter son anatomie. Le câblage neuronal apparaît monnaie courante, permettant toutes les fantaisies. La consommation de drogues adoucit la dureté de la vie et des cuites. Mais l’esthétique cybernétique est ici teintée de culture musulmane. Le décalage apporte un zeste d’exotisme propice au dépaysement, même si le récit demeure ancré dans le registre hard boiled.

Au cours de ses pérégrinations livresques, le lecteur s’attache aux pas de Marîd Audran, sorte de Philip Marlowe avec keffieh, dans un décor des mille et une nuits de la déglingue. Dans Gravité à la manque, le bougre doit affronter un dangereux tueur, aux MAMIES multiples, sur fond de machination politique. Ce volet des enquêtes d’Audran se détache très nettement du lot, car si Privé de désert et Le Talion du Cheikh comptent quelques épisodes amusants, on n’y retrouve hélas pas la même fraîcheur. Devenu en effet l’homme de main de Friedlander bey, Marîd change de statut, n’évoluant plus qu’à la marge du quartier du Boudayin.

A l’exception des trois textes déjà parus en France, les nouvelles proposées ne sont que fonds de tiroir frustrants et histoires fragmentaires, inachevées du fait de la mort d’Effinger. En conséquence, on retiendra surtout « La Ville sur le sable », matrice du Boudayin et récit teinté d’uchronie baignant dans la solitude, l’alcool et les regrets, mais aussi « Le Cyborg sur la montagne » et « Le Chat de Schrödinger » (un prix Hugo et Nebula, tout de même), intéressante variation sur le thème des univers multiples. Parmi les inédits, on se contentera de signaler « Le Vampire du Boudayin », où l’on retrouve le décalage jubilatoire de Gravité à la manque.

On le voit, toutes les nouvelles rassemblées dans cette intégrale ne semblent pas indispensables, loin s’en faut. Certes, le fan de Marîd Audran y trouvera sans doute de quoi contenter sa curiosité, notamment en découvrant les premiers chapitres du quatrième roman de la série et un texte fragmentaire, situé bien après l’action de la trilogie, à une époque où les PAPIES et les MAMIES ont été supplantés par une technologie plus moderne. Mais tout cela procure également un sentiment de tristesse, celui des projets inaboutis.

Le Guide de l'uchronie

L’actualité se révèle chargée en matière d’uchronie chez ActuSF puisque pas moins de deux ouvrages relevant de cet exercice intellectuel et ludique sont parus en janvier. Un roman (signé Xavier Bruce) et un guide de petit format, mais pesant tout de même plus de trois cents pages. Bernard Campeis et Karine Gobled, par ailleurs membres du jury du prix ActuSF de l’uchronie, ont dépouillé un vaste corpus d’œuvres relevant de l’histoire alternative. Ne dédaignant aucune de ses manifestations, ils ont opéré une sélection sans chercher à être exhaustifs parmi les romans, les essais, les revues, la bande dessinée et les autres médias. Un travail salutaire, précieux pour le néophyte, mais dans lequel le connaisseur trouvera matière à réflexion. Car si l’ouvrage se veut d’un usage pratique, comme une sorte de vade-mecum, il se révèle également didactique. Les auteurs proposent en effet une alternative aux essais de Eric B. Henriet, lui-même préfacier de l’ouvrage, faisant œuvre de pédagogues sur des questions théoriques et historiographiques, sans omettre des sujets plus délicats comme les diverses déclinaisons de l’exercice et ses relations avec les autres fictions, l’Histoire et le révisionnisme. Quelques entretiens avec des acteurs de l’uchronie et un historien viennent enrichir le guide, apportant un éclairage supplémentaire au travail des auteurs. L’ouvrage peut par ailleurs s’enorgueillir de notices bien conçues, résumant sans trop dévoiler les œuvres sélectionnées. Elles comportent un bref commentaire et aiguillent le curieux vers d’autres pistes de lecture. On regrettera juste l’absence d’index, compensé il est vrai par un sommaire et le classement alphabétique des titres.

Comme le rappelle l’introduction, si les faits historiques connus demeurent intangibles, leur interprétation peut faire l’objet d’amendements et de débats, parfois féroces, l’Histoire étant à bien des égards un sport de combat. De nouvelles sources, une grille de lecture différente ou le recours à d’autres outils conceptuels peuvent conduire l’historien à modifier sa vision du passé. La démarche paraît profitable lorsqu’elle ne sert pas des enjeux idéologiques. Cependant, en empruntant les outils de l’historien, on peut appliquer le même raisonnement avec l’uchronie et ainsi émettre quelques réserves devant l’annexion au genre d’œuvres hybrides, comme par exemple l’uchronie fantastique et de fantasy. Réécriture de l’Histoire à partir d’une ou plusieurs divergences, l’histoire alternative doit respecter un minimum la rationalité. L’intrusion d’un élément surnaturel ou emprunté à la mythologie semble rompre le pacte établi avec le lecteur féru d’Histoire. Sur ce point, Xavier Mauméjean propose un échappatoire satisfaisant, du moins suffisamment argumenté pour vaincre les réticences. Autre point à discussion, le steampunk et les autres fantaisies historiques relèvent davantage d’un jeu avec la fiction, ses codes et ses stéréotypes, que d’un jeu avec l’Histoire. Un plaisir régressif plutôt qu’un exercice intellectuel, même si certains auteurs ont su joliment tirer leur épingle du jeu. Aussi, préférons-nous nous en tenir à la proposition de Eric B. Henriet, qui classe l’exercice en deux catégories : l’uchronie pure et les récits à caractère uchronique. Comme quoi, à trop vouloir rentrer dans les détails, on finit par rencontrer l’avocat du Diable…

En dépit de ce léger bémol, Le Guide de l’uchronie semble une opportunité à saisir pour l’amateur d’Histoire alternative. Avec cet ouvrage, Bernard Campeis et Karine Gobled remplissent pleinement leur rôle, celui de passeurs attachés à partager leur passion. Bref, vous l’aurez compris, il n’existe guère d’autres alternatives que celle d’acquérir ce petit guide bien pratique.

Le Paradoxe de Fermi

Le Paradoxe de Fermi est une version corrigée du roman de Jean-Pierre Boudine publié en 2002. Treize ans après la version initiale, l’auteur ajoute certains développements que l’histoire récente (crise financière de 2007, accroissement des inégalités mondiales, ou progression incontrôlée de la menace climatique — éléments ayant conduit le 22 janvier dernier à une avancée de deux minutes de la célèbre Horloge de l’Apocalypse) rend incontournables.

En Pythie moderne, Boudine décrit les effets ravageurs d’une crise systémique débutant dans la finance puis s’étendant de proche en proche à tous les rouages d’une société technicienne devenue si complexe que le moindre défaut suffit à la faire s’écrouler. Il le fait à travers le journal, futile testament, d’un narrateur réfugié dans une grotte des Alpes pour fuir la menace mortelle que représentent ses derniers contemporains.

L’auteur montre comment une division du travail poussée à l’extrême, une informatisation omniprésente et un défaut évident d’intégration sociale rendent les sociétés aussi fragiles que de très fins mécanismes d’horlogerie. Alors quand, au bout du déni, le réel s’écrase sur la face du monde, quand un système économique productiviste, inégalitaire, en surchauffe, finit par exploser, quand l’agressivité d’une espèce prédatrice, l’individualisme égotiste qui fonde la nature humaine — Hobbes ? —, et la dictature de l’immédiateté avec ses conséquences écologiques s’en mêlent, la danse sur le volcan finit inévitablement au fond de sa gueule.

Tout ceci, Boudine le montre sans guère de pathos, et il est difficile de prendre son raisonnement en défaut. Il en tire une solution simple, comme évidente, au célèbre paradoxe de Fermi. La vie intelligente ne peut durer. Les civilisations techniciennes s’autodétruisent vite. C’est pour cela que nous n’en avons jamais rencontré aucune dans l’immense univers.

En accord total avec la thèse de l’auteur, je ne trouve néanmoins pas son texte sans défaut. Froid, presque clinique, Boudine ne crée pas de personnages. On en sait un peu sur son narrateur, presque rien sur les autres. Aucun ne développe avec le lecteur une relation qui l’impliquerait. Très bref dans sa description de l’effondrement, il convaincra les convaincus tels que moi mais manque sûrement d’artifices rhétoriques pour faire basculer les indécis. Si on ne s’intéresse pas à ces questions, tout peut sembler trop rapide, trop explicitement didactique. A mi-chemin entre un roman comme Exodes de Jean-Marc Ligny et un essai comme le glaçant The Collapse of Complex Societies de Joseph Tainter, Le Paradoxe de Fermi est au moins une bonne introduction à la fragilité d’un monde qui nous paraît acquis. En cela, il est utile et méritoire.

Dernières Nouvelles d'Œsthrénie

[Critique commune à Chants du cauchemar et de la nuit et Dernières nouvelles d'Œsthrénie.]

Thomas Ligotti est une star de l’horreur psychologique et/ou philosophique dans le monde anglo-saxon, si connu et si nihiliste qu’on a accusé les créateurs de la série True Detective de lui avoir piqué des idées. Il  n’était toujours pas traduit  en  France. Omission coupable réparée  grâce  aux éditions Dystopia et à la traductrice Anne-Sylvie Homassel.

Cette dernière a composé Chants du cauchemar et de la nuit, un recueil VF inédit de l’auteur comptant onze nouvelles issues de divers ouvrages VO (Grimscribe notamment), et une préface de la traductrice. Judicieusement choisies, ces nouvelles offrent une vision globale des facettes du travail de Ligotti. De la presque classique « Petits jeux », qui ouvre le recueil, au « Tsalal » qui le ferme, en passant par les lovecraftiennes « L’Art perdu du crépuscule » ou « Nethescurial », la diversité des textes présentés est la grande qualité de cet ouvrage.

Dans la lignée de Poe pour une certaine esthétique gothique, et plus encore de Lovecraft pour un matérialisme et un nihilisme absolus, Ligotti crée une horreur, gothique un peu, cosmique beaucoup, dans laquelle l’individu — on est tenté d’écrire la victime — se trouve confronté, à son corps défendant, à une vérité que l’illusion de la réalité lui avait toujours dissimulée. Comme chez Lovecraft, l’Homme de Ligotti n’est qu’un atome insignifiant au sein d’un univers qui, au mieux, l’ignore. Il n’y a pas de sens, pas de but, la vie même est superflue. Et la conscience : une erreur tragique de l’évolution. Mort et extinction sont préférables à la poursuite de la pantomime grotesque qui place l’Homme au centre de l’Univers ou de la Création. Comme l’écrit son préfacier Ray Brassier : « Life, in Ligotti’s outsized stamp of disapproval, is MALIGNANTLY USELESS ».

La révélation est cruelle, terrifiante ; les yeux humains ne sont dessillés que dans la souffrance. Illusion, révélation, horreur, c’est le triptyque de Ligotti. Il y a toujours un visage derrière le visage, une ville derrière la ville, un paysage derrière le paysage, et c’est insupportable. Guère plus que des marionnettes (image récurrente), incertains de leur identité, les humains ne peuvent vivre sereins que dans l’ignorance. Un mot, un geste, une rencontre, un livre les force, pour le pire, à quitter la dreaming innocence. Voir c’est savoir, et savoir c’est vouloir l’annihilation. Pour illustrer cette philosophie, qu’il décrit explicitement dans l’excellent The Conspiracy Against the Human Race, Ligotti oscille sans cesse, dans ces nouvelles, entre des descriptions d’une beauté surprenante et des considérations philosophiques boursouflées au point d’en devenir obèses. Si le fond est passionnant, la forme très irrégulière et la narration bien trop souvent statique peuvent rebuter. Peut-être plus essayiste que romancier, Ligotti n’est pas un auteur d’accès facile, quand bien même on adhère à sa philosophie. Il est néanmoins judicieux pour le public français d’aller à sa rencontre. Pour voir.

Actualité chargée pour Anne-Sylvie Homassel puisque paraît aussi, toujours chez Dystopia, Dernières nouvelles d’Œsthrénie qu’elle a écrit sous son identité d’Anne-Sylvie Salzman. Une préface des Rémy puis six nouvelles liées racontent sur plusieurs décennies l’histoire de l’Œsthrénie, petit pays imaginaire d’Europe Centrale. Situé, hélas, à la croisée des chemins, l’Œsthrénie tente d’exister sous la surveillance malveillante, la domination plus ou moins explicite, et les agressions fréquentes, de l’Autriche, la Roumanie, la Turquie parfois. De décennies en décennies, d’une nouvelle à une autre, le lecteur suit les destins de personnages liés, qui sont aussi celui du pays lui-même, sur une échelle de temps allant d’un moment au XIXe à un autre au XXe, d’un monde féodal à une technocratie impériale. Il y a un peu des Soldats de la mer dans ce recueil, avec un fantastique beaucoup moins présent.

Ces Dernières nouvelles… entrainent leurs lecteurs à la découverte en profondeur d’un pays proche et pourtant différent. Elles le poussent à plonger dans son histoire, ses mœurs, ses coutumes (superbes scènes de mariage et d’enterrement), sa politique intérieure, sa religion, ses déboires géopolitiques. Sont longuement et précisément décrits, dans un style à mi-chemin entre le conte et la chronique historique, les vies heurtées (entre mésalliance, terrorisme politique, ascension sociale fulgurante et déchéance aussi rapide) des quelques héros d’Œsthrénie et le destin brisé d’un pays indépendant — aussi peu que ce soit — qui fait une révolution avant d’être conquis en fait puis en droit. L’histoire du pays conditionne les vies. Le personnage principal, c’est l’Œsthrénie.

Le tout est minutieux, précis, parfois trop détaillé, d’autres fois un peu désincarné en raison des échelles de temps, toujours plaisant à lire néanmoins.

Chants du cauchemar et de la nuit

[Critique commune à Chants du cauchemar et de la nuit et Dernières nouvelles d'Œsthrénie.]

Thomas Ligotti est une star de l’horreur psychologique et/ou philosophique dans le monde anglo-saxon, si connu et si nihiliste qu’on a accusé les créateurs de la série True Detective de lui avoir piqué des idées. Il  n’était toujours pas traduit  en  France. Omission coupable réparée  grâce  aux éditions Dystopia et à la traductrice Anne-Sylvie Homassel.

Cette dernière a composé Chants du cauchemar et de la nuit, un recueil VF inédit de l’auteur comptant onze nouvelles issues de divers ouvrages VO (Grimscribe notamment), et une préface de la traductrice. Judicieusement choisies, ces nouvelles offrent une vision globale des facettes du travail de Ligotti. De la presque classique « Petits jeux », qui ouvre le recueil, au « Tsalal » qui le ferme, en passant par les lovecraftiennes « L’Art perdu du crépuscule » ou « Nethescurial », la diversité des textes présentés est la grande qualité de cet ouvrage.

Dans la lignée de Poe pour une certaine esthétique gothique, et plus encore de Lovecraft pour un matérialisme et un nihilisme absolus, Ligotti crée une horreur, gothique un peu, cosmique beaucoup, dans laquelle l’individu — on est tenté d’écrire la victime — se trouve confronté, à son corps défendant, à une vérité que l’illusion de la réalité lui avait toujours dissimulée. Comme chez Lovecraft, l’Homme de Ligotti n’est qu’un atome insignifiant au sein d’un univers qui, au mieux, l’ignore. Il n’y a pas de sens, pas de but, la vie même est superflue. Et la conscience : une erreur tragique de l’évolution. Mort et extinction sont préférables à la poursuite de la pantomime grotesque qui place l’Homme au centre de l’Univers ou de la Création. Comme l’écrit son préfacier Ray Brassier : « Life, in Ligotti’s outsized stamp of disapproval, is MALIGNANTLY USELESS ».

La révélation est cruelle, terrifiante ; les yeux humains ne sont dessillés que dans la souffrance. Illusion, révélation, horreur, c’est le triptyque de Ligotti. Il y a toujours un visage derrière le visage, une ville derrière la ville, un paysage derrière le paysage, et c’est insupportable. Guère plus que des marionnettes (image récurrente), incertains de leur identité, les humains ne peuvent vivre sereins que dans l’ignorance. Un mot, un geste, une rencontre, un livre les force, pour le pire, à quitter la dreaming innocence. Voir c’est savoir, et savoir c’est vouloir l’annihilation. Pour illustrer cette philosophie, qu’il décrit explicitement dans l’excellent The Conspiracy Against the Human Race, Ligotti oscille sans cesse, dans ces nouvelles, entre des descriptions d’une beauté surprenante et des considérations philosophiques boursouflées au point d’en devenir obèses. Si le fond est passionnant, la forme très irrégulière et la narration bien trop souvent statique peuvent rebuter. Peut-être plus essayiste que romancier, Ligotti n’est pas un auteur d’accès facile, quand bien même on adhère à sa philosophie. Il est néanmoins judicieux pour le public français d’aller à sa rencontre. Pour voir.

Actualité chargée pour Anne-Sylvie Homassel puisque paraît aussi, toujours chez Dystopia, Dernières nouvelles d’Œsthrénie qu’elle a écrit sous son identité d’Anne-Sylvie Salzman. Une préface des Rémy puis six nouvelles liées racontent sur plusieurs décennies l’histoire de l’Œsthrénie, petit pays imaginaire d’Europe Centrale. Situé, hélas, à la croisée des chemins, l’Œsthrénie tente d’exister sous la surveillance malveillante, la domination plus ou moins explicite, et les agressions fréquentes, de l’Autriche, la Roumanie, la Turquie parfois. De décennies en décennies, d’une nouvelle à une autre, le lecteur suit les destins de personnages liés, qui sont aussi celui du pays lui-même, sur une échelle de temps allant d’un moment au xixe à un autre au xxe, d’un monde féodal à une technocratie impériale. Il y a un peu des Soldats de la mer dans ce recueil, avec un fantastique beaucoup moins présent.

Ces Dernières nouvelles… entrainent leurs lecteurs à la découverte en profondeur d’un pays proche et pourtant différent. Elles le poussent à plonger dans son histoire, ses mœurs, ses coutumes (superbes scènes de mariage et d’enterrement), sa politique intérieure, sa religion, ses déboires géopolitiques. Sont longuement et précisément décrits, dans un style à mi-chemin entre le conte et la chronique historique, les vies heurtées (entre mésalliance, terrorisme politique, ascension sociale fulgurante et déchéance aussi rapide) des quelques héros d’Œsthrénie et le destin brisé d’un pays indépendant — aussi peu que ce soit — qui fait une révolution avant d’être conquis en fait puis en droit. L’histoire du pays conditionne les vies. Le personnage principal, c’est l’Œsthrénie.

Le tout est minutieux, précis, parfois trop détaillé, d’autres fois un peu désincarné en raison des échelles de temps, toujours plaisant à lire néanmoins.

L'Âme de l'empereur

Brandon Sanderson est connu notamment pour Elantris, Warbreaker, Fils-des-Brumes, ou la conclusion en cours d’écriture de « La Roue du temps » dont il remplace le créateur, Robert Jordan, mort prématurément. L’Ame de l’empereur a reçu le Prix Hugo du court roman 2013.

Empire de la Rose. A sa tête, Ashravan — sorte de roi fainéant entouré d’Arbitres qui exercent la réalité du pouvoir. Plusieurs factions patriciennes gravitent autour du monarque. Celle de l’Héritage détient le pouvoir, que voudrait s’approprier celle de la Gloire. Du désir à l’impérieuse nécessité il n’y a qu’un pas, que franchit la Gloire en envoyant un sicaire éliminer l’empereur. L’assassin ne parvient à tuer que l’impératrice, laissant le monarque dans un état végétatif. Or, l’Héritage doit absolument présenter dans les plus brefs délais un empereur fonctionnel à la cour sous peine de perdre le pouvoir. Il lui faut donc passer un « pacte avec le diable » en proposant à Shai, jeune Faussaire condamnée à mort, de forger une âme pour l’empereur afin d’implanter une conscience dans son corps inerte. Problème de taille, la nouvelle âme doit être suffisamment proche de l’ancienne pour rendre la Falsification indétectable. Shai, mise au secret dans une chambre du palais, va donc se plonger dans la vie de l’empereur et percer son intimité.

Réussira-t-elle la Falsification la plus difficile de sa carrière ? Usera-t-elle du pouvoir que lui donne son acte pour changer l’empereur ? Et sortira-t-elle vivante de cette aventure dont aucun témoin ne doit subsister ?

Sanderson, connu pour être l’auteur qui invente des systèmes de magie originaux, ne fait pas exception ici. La Falsification est une réécriture des caractéristiques d’un objet par la réécriture de son histoire. Veut-on s’enfuir d’une pièce verrouillée ? Il suffit de « raconter » à la serrure qu’elle fut mal forgée et présente donc un défaut structurel que le captif utilisera pour la briser. Connaissance du passé et réécriture sont les dons magiques des Faussaires ; s’y ajoutent psychologie et sens déductif. Savoir ce qu’est la chose pour savoir ce qu’elle aurait pu être, et la convaincre de le devenir. On pense à l’Egan d’Isolation — le principe est proche.

En dépit de l’écriture un peu trop moderne de Sanderson, le voyage qu’il propose s’avère agréable. Shai est un personnage aimable qui tentera de faire les choses justes quand l’occasion lui en sera donnée. Le lecteur embarque avec elle dans une aventure inédite au cœur des arcanes mortels de la politique impériale.

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