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Les Barreaux de l'éden

En tant que lecteur, très peu de fois j’ai eu la sensation que l’auteur du livre que je tenais entre les mains se trouvait là, à côté de moi, silencieux et bienveillant, m’accompagnant au long du voyage par sa réalité d’être humain et la puissance de son talent d’écrivain. Il y aura eu Wells, Dick, Ballard, Shepard. Et aussi Pierre Pelot. Pour sa science-fiction pertinente et toujours, toujours à hauteur d’homme. Les Barreaux de l’Éden ne déroge pas à la règle.

Dans un futur éloigné où, grâce à l’inventeur d’une drogue, on est en mesure de parler à ses défunts, validant ainsi la notion même d’âme immortelle et d’au-delà, la société, devenue planétaire, est divisée en trois classes génétiques, définissant chacune les limites intellectuelles de leurs sujets respectifs : À, l’élite dominante, B, les intermédiaires chargés d’encadrer la classe laborieuse C. Les Barreaux de l’Éden croise ainsi le destin de quatre personnages : Jov, un ouvrier de la classe C, Baher, un cadre B dont l’heure de la retraite a sonné et qui s’apprête à aller rejoindre sa femme dans l’au-delà, Jedith, une chanteuse A mondialement connue, Hert, transfuge de la classe B vers la classe A – promotion très rarement accordée par l’élite et qu’il aura gagnée à son seul mérite –, et enfin Costerman, un ponte de la classe A. Tout ce petit monde finira par trouver sa raison d’être et sa finitude, en miroir les uns des autres.

Comme toujours chez Pelot, la construction du récit est implacable et d’un équilibre sans faille, le tout magnifié par un style insolent de liberté et la présence forte, tout au long des pages, de la voix d’un auteur fascinant qui nous entraîne là où il l’a décidé, et seulement là. Le cauchemar peut donc avancer, presque tranquille. Et la charge sociale autant qu’humaine n’a rien perdu de son acuité, ni de sa triste probabilité future. La démonstration du talent, ni plus ni moins.

À sa façon, dès 1977, Les Barreaux de l’Éden préfigure, avec quelques autres titres – notamment Canyon street –, le cycle des « Hommes sans futur » qui, quatre ans plus tard, en 1981, enrichira d’un jalon indiscutable l’histoire de la science-fiction française. Et dont la lecture m’a profondément marqué.

Delirium Circus

Dès ses débuts, Pierre Pelot a choisi d’être un écrivain professionnel, un romancier, or gagner sa vie en racontant des histoires implique de suivre certaines modes. À peine a-t-il fait ses premières armes dans le western que la SF entre dans son âge d’or hexagonal, la période 1975/1985. Pelot s’oriente donc vers ce genre qui a soudain le vent en poupe tout en offrant à l’écrivain la possibilité de dire ce qu’il veut. Plus tard, Pelot ira vers le roman noir et le fantastique, puis le roman historique plutôt que la fantasy sur laquelle il fera l’impasse.

Delirium Circus est donc l’œuvre d’un Pelot trentenaire, encore jeune mais avec déjà de la bouteille car il écrit beaucoup… Dans les années 70, la SF s’intéresse aux média et à leur pouvoir. C’est l’époque où paraissent Jack Barron et l’éternité de Norman Spinrad, Michaelmas d’Algis Budrys, Sur l’onde de choc de John Brunner, L’Incurable de Davis G. Compton adapté à l’écran sous le titre La Mort en direct avec Romy Schneider et où Yves Boisset adapte la nouvelle de Robert Sheckley « Le Prix du danger » (1958). Pierre Pelot n’est pas en reste. Le thème lui parle. Il écrira Les Pieds dans la tête, La Nuit du Sagittaire et surtout Delirium Circus. Le roman est un pur produit de la période.

Avec Delirium Circus, Pierre Pelot va plus loin ; il va jusqu’au bout. Il pousse le thème dans ses ultimes retranchements.

Tout commence sur un plateau de tournage où Zorro Nap défend Fort-Wateralamo contre les Autrichans. Ce pourrait être de l’humour à la Grosse Bertha. Il n’en est rien. Tout est pleinement justifié dans un univers où l’on recycle sans fin les vieux films d’archives, piochant des bribes ici ou là pour faire du neuf avec du vieux sans plus rien savoir de l’origine des choses…

Zorro Nap est joué par Citizen, acteur au faîte de sa gloire, âgé de quatre cents films. Mais Citizen interprète ses rôles drogué et sous hypnose dans des films où les figurants, appelés frimeurs, sont flingués pour de vrai tandis que les animaux sont de précieux automates… Tout cet univers n’existe que pour et par le cinéma. L’univers, c’est le noyau rempli de tubes et de bulles où vit le monde du spectacle et où sont tournés tous ces films dont le public est si avides, et la ceinture qui sert de réservoir de frimeurs. Tout ça pour le dieu Public qui décide de ce qu’il veut mais dont on ignore tout.

Et voilà qu’un beau jour Citizen pète les plombs. Il va jusqu’à mettre en doute l’existence même du public. Serait-il devenu complètement fou ? Il part, quittant son paradis artificiel, en compagnie d’une scrip-girl, à la recherche du dieu Public, bien décidé à comprendre son monde qui lui apparaît désormais sans queue ni tête. Il ira de surprises en surprises jusqu’à la révélation finale au fort arrière-goût dickien.

Delirium Circus est avant tout un excellent roman d’aventures à l’intrigue quasi-linéaire qui ne présente aucune difficulté quand bien même Pierre Pelot ne cesse de nous entraîner dans des décors truqués. En poussant le bouchon aussi loin que possible, il nous amène, mine de rien, à nous interroger sur la place que nous accordons au spectacle dans nos réalités. À quel point la société du spectacle parvient à nous aliéner en nous enfermant dans une vie par procuration. Que l’on ne s’y trompe pas, au tournant des années 80, Pierre Pelot est un véritable auteur de science-fiction qui utilise pleinement le genre pour dire ce qu’il a à dire et le fait avec brio.

Le Sourire des crabes

Il y a des romans, rares mais précieux, que l’on reçoit comme une gifle, des romans dont la lecture vous laisse hébétés, pantois. Le Sourire des crabes fait sans conteste partie de cette catégorie.

L’histoire est celle de Luc et Cath, frère et sœur, amants, fous à lier, désespérés, humains, monstrueux. Elle a été jugée incurable et bonne à interner par la médecine, lui ne peut envisager un seul instant la vie sans elle. Ensemble, ils vont se lancer dans une fuite en avant éperdue et meurtrière, exécutant tous ceux dont ils croiseront le chemin, hommes, femmes, enfants.

La première chose qui frappe à la lecture de ce roman, c’est sa violence, sidérante. Pierre Pelot décrit dans ses moindres détails l’errance folle de ses deux héros, sans jamais jeter le moindre voile pudique sur l’horreur de leurs actes. Cela donne des scènes de carnage prolongées jusqu’à l’insoutenable (l’attaque du restaurant, l’agonie interminable de Cath), d’autant plus éprouvantes que la plume de l’auteur y est d’une précision chirurgicale.

Mais aussi atroces soient les actes de Luc et Cath, Pelot se garde bien de les condamner – pas plus qu’il ne les absout. Il est avant tout là pour les accompagner, et permettre au lecteur de percevoir tout le désespoir et le malheur à l’origine de ces horreurs. Il n’en est que plus éprouvant de les voir au fil des pages se défaire de leurs dernières traces d’humanité comme d’une peau morte pour embrasser la monstruosité à laquelle ils se sont résignés.

Le Sourire des crabes est paru il y a bientôt quarante ans. Dans son portrait d’un état totalitaire maquillé en démocratie torpide et d’une société du spectacle recyclant les horreurs du monde en armes de distraction massive, le roman, trop caricatural et outrancier, trop marqué par l’imagerie de son époque, accuse un peu le poids des ans. En revanche, dans la description au plus près qu’il fait de ses héros, dans sa volonté affichée de donner un éclairage brut sur leur parcours et leurs actes, il n’a peut-être jamais été autant d’actualité qu’aujourd’hui.

Fœtus Party

« Un jour il était né. Bel et bien pris au piège. Sans le savoir. Un jour il était né et s’était bravement mis à mourir. »

L’incipit de Fœtus-Party annonce la couleur : noir. Le roman de Pierre Pelot apparaît comme un évangile dystopique. Une vision sombre de l’avenir dont on espère qu’elle ne s’avérera pas prophétie auto-réalisatrice…

Dans le futur, la ville étend ses limites à l’ensemble du monde. Les gens vivent désormais dans des appartements minuscules ou dans des bidonvilles poussés comme du chiendent. Dans la rue et sur les boulevards, la foule grouille, une multitude sans cesse en mouvement, en route vers son travail. Dans ce monde surpeuplé, pollué, usé jusqu’à la trame, où la nature est recréée dans des parcs, on fouille dans les dépotoirs pour récupérer les ordures et on recycle les cadavres dont la chair morte offre une alternative aux portions d’insectes broyés. Et si l’on n’est pas satis fait de sa condition, la police vient vous arrêter, car le Saint Office Dirigeant veille au grain, louant la Vie, combattant le gaspi et l’esprit de révolte. Mais il est bien rare de trouver un véritable opposant au régime. Les marges cachent du menu fretin, lui-même utile à la Communauté. Pas grand-monde au final, car le Saint Office encadre très strictement les esprits, interrogeant les fœtus sur leur désir de vivre dans un tel monde et proposant aux habitants âgés le suicide assisté, avec une pilule en guise de viatique vers l’au-delà, autrement dit l’assiette de son prochain.

Auteur emblématique de cette science-fiction teigneuse et énervée des années 1970, Pierre Pelot aligne les mots comme des cartouches. Il prend ici pour cible un lieu commun de la littérature : la connerie humaine. Loin d’être l’époque promise par le libéral-capitalisme, l’anthropocène a conduit l’humanité au bord du gouffre. Les hommes ont épuisé toutes les ressources du globe, contraignant leurs descendants à payer les pots cassés. Sous la poigne de fer du Saint Office Dirigeant, les valeurs humanistes ont été remises en avant. Le remède n’a pas tardé à porter ses fruits, une marée humaine dont le flux croissant a aggravé la situation. Pour le Saint Office Dirigeant, l’enjeu consiste désormais à désamorcer la bombe P.

Pessimiste, jusqu’au-boutiste, le roman de Pierre Pelot marque par son atmosphère mortifère. L’auteur se plaît à dépeindre un futur cauchemardesque, sordide, dépourvu de toute échappatoire. Le livre recèle de nombreuses fulgurances stylistiques qui contribuent à marquer l’esprit, y imprimant des visions dantesques. Elles viennent rehausser une intrigue donnant la fâcheuse impression de ronronner, au point de susciter hélas un ennui poli. Fort heureusement, le dénouement surprenant permet d’achever la lecture sur une touche plus positive, si l’on peut dire…

En dépit de ses presque quarante ans, Fœtus-party n’a donc rien perdu de sa noirceur glaçante. Le roman reste une lecture misanthrope très recommandable dont le propos s’apparente à un réjouissant jeu de massacre où la seule alternative à la mort demeure… la mort.

Ils savent tout de vous

Thèmes particulièrement en vogue ces dernières années en science-fiction – et ailleurs –, la surveillance et le contrôle des masses se retrouvent au cœur du dernier roman de l’écrivain américain d’origine écossaise Iain Levison.

Déjà publié chez les éditions Liana Levi à plusieurs reprises depuis 2003, l’auteur d’Un petit boulot ou d’Arrêtez-moi là continue de brasser les thèmes avec Ils savent tout de vous. Roman policier saupoudré de science-fiction conspirationniste, le dernier bébé de Levinson suit en parallèle deux intrigues : d’un côté celle de Jared Snowe, policier lambda du Michigan, de l’autre celle de Denny Brooks, un tueur de flic attendant son exécution dans le couloir de la mort. Tous deux sont victimes d’un étrange phénomène : ils sont capables d’entendre les pensées des autres. Le genre de particularité qui ne peut qu’attirer l’attention du FBI et de l’agent Terry Dyer, surtout lorsque la politique internationale est en jeu. Comme on s’en doute rapidement, les deux télépathes vont finir par se croiser et devront découvrir le fin mot de l’histoire.

Pour qui a lu un tant soit peu de science-fiction, Ils savent tout de vous ne propose pas grand chose de neuf. Le coup du télépathe a déjà été traité maintes et maintes fois, avec des personnages souvent bien plus brillants (David Selig dans L’Oreille interne, pour n’en citer qu’un), et les conséquences de ce pouvoir à double tranchant ne surprendront pas davantage le lecteur. Heureusement, Iain Levinson possède une écriture fluide, bien aidée par le découpage nerveux de son récit, ainsi qu’une capacité assez remarquable à façonner en peu de pages des personnes sympathiques. Évidemment, il ne faudra pas chercher de gros bouleversements émotionnels là-dedans, ni même de réflexion sur les implications du gouvernement US dans cette douteuse entreprise (le genre de cliché dont on se serait gentiment passé, en fait).

Alors que tirer de ces quelque deux cent trente pages ? Rien ? Pas tout à fait. In extremis, le roman se sauve sur une thématique annexe beaucoup plus pertinente : le pouvoir de la technologie moderne. On s’aperçoit très rapidement que les deux télépathes, aussi efficaces soient-ils, font pâle figure face à Jerry, le petit bidouilleur en chef de l’Agence gouvernementale. Ici, Iain Levinson démontre de façon magistrale qu’il n’est nul besoin d’imaginer un quelconque super-pouvoir dans un monde tellement connecté qu’il s’avère impossible de passer inaperçu. Les GPS sont par tout, les informations n’ont plus rien de privé, et même votre téléviseur est piratable. Oubliez les télépathes et les expériences bidons d’un gouvernement en mal d’autorité morale – l’espionnage des citoyens est une affaire de smartphones et d’ordinateurs. Sur ce point, et en y ajoutant le second degré de l’auteur, Ils savent tout de vous arrive tout de même à retrouver un certain intérêt.

Difficile pourtant de franchement recommander le livre aux amateurs de SF chevronnés, tant il se contente bien trop souvent d’effleurer son sujet et de se borner à offrir un divertissement rythmé sans grands enjeux émotionnels. Restent les autres lecteurs plus occasionnels, ou qui souhaiteraient justement un moment de détente agréable et pas forcément dénué d’intelligence – ceux-là devraient y trouver leur compte.

Hamlet au paradis

Deuxième volet de la trilogie du « Subtil Changement » après Le Cercle de Farthing, Hamlet au paradis se situe également dans cette Angleterre uchronique de 1949 qui, huit ans plus tôt, a signé une « paix dans l’honneur » avec le Troisième Reich, et débute deux semaines après les événements de Farthing. Des événements qui ont vu l’assassinat d’un politicien prometteur et l’accès au poste de Premier Ministre de son meilleur ami, Mark Normanby, qui entreprend de mener le Royaume-Uni sur la pente glissante d’un fascisme qui ne dit pas encore son nom. L’inspecteur Carmichael de Scotland Yard, qui a élucidé le meurtre de l’ex-futur PM mais qu’on a incité au silence, est chargé d’une nouvelle enquête : l’explosion d’une bombe dans une maison de la banlieue londonienne a causé deux morts, un inconnu et la comédienne Lauria Gilmore. Attentat ? Pour quel motif et par qui ? Les Juifs ou les communistes ? À moins que ce ne soit une bombe, résidu du Blitz ? Ou simplement un accident ? Lauria Gilmore devait jouer dans une nouvelle adaptation de Hamlet, avec Viola Lark dans le rôle-titre – au théâtre, la mode est désormais à l’inversion du sexe des protagonistes. Viola, jeune femme issue de la noblesse mais qui a rompu toute relation avec ses géniteurs et ne fréquente plus guère ses sœurs – l’une a viré suppôt de Staline, une autre a épousé Himmler –, vit dans la virtualité de son univers théâtral. Elle va pourtant se retrouver plongée dans un complot qui, si jamais il réussissait, changerait sûrement la face du monde. Ou seulement peut-être. Car qu’est-ce qui fait l’histoire ? Est-ce les hommes ? Ou leurs idées ?

Si Hamlet au paradis reproduit le même dispositif narratif que Le Cercle de Farthing (alternance entre le récit de Carmichael et celui du protagoniste féminin, ici Viola ; alternance entre la 3e et la 1re personne), les ressemblances s’arrêtent là. Délaissant le whodunit du premier volet et l’atmosphère tout à fois feutrée et champêtre de Farthing, l’intrigue vire au thriller dans une ville de Londres à l’atmosphère de plus en plus nauséabonde. On n’entend pas encore le bruit des bottes, mais ce n’est pas loin… Le récit gagne en intensité au fil des pages, au rythme de l’implication de Viola dans le complot et de l’avancée de l’enquête de Carmichaël. On espère avec Viola, bien qu’on sache, pourtant, dès les premières lignes du roman, que quelque chose se passera mal – mais quoi ? Sera-t-il possible d’infléchir le cours de cette Histoire parallèle ? Par quoi passe le changement ? En posant des bombes ou bien en s’insérant au cœur du système dans l’espoir de faire bouger les choses de l’intérieur – ou à tout le moins de les rendre moins pire. L’on frémit pour l’inspecteur Carmichael, dont l’intégrité est compromise. Riche reconstitution d’une époque qui fort heureusement n’a jamais été, ce deuxième volet du « Subtil Changement » brosse le portrait d’une société partagée entre révolte, collaboration ou, le plus souvent, apathie – une société pas si éloignée de la nôtre. Intelligente uchronie, on ne saura trop recommander Hamlet au paradis. Et c’est avec la plus grande des impatiences qu’on attend la conclusion de cette trilogie, au demeurant déjà excellente.

Port d'âmes

Nouvelle incursion de l’auteur dans son univers d’Evanégyre (après La Route de la Conquête), Port d’Âmes suit l’itinéraire de Rhuys ap Kaledán, jeune héritier d’une grande famille contraint à la servitude pendant plusieurs années pour expier la faute de son oncle. À son retour, son père est décédé, sa famille s’est disloquée. Il trouve néanmoins l’appui d’anciens amis qui vont lui proposer une association pour tenter de trouver le secret de la conversion dranique aux pouvoirs magiques. L’enjeu est important, aussi va-t-il se heurter à la convoitise des principaux investisseurs de la cité d’Aniagrad susceptible d’occasionner traîtrise chez les uns et mensonges chez les autres. Il devra également gérer sa relation avec une jeune femme, qui vend ses souvenirs par pans entiers pour survivre, s’amputant de ceux-ci par la même occasion, et dont il devient client un peu par hasard avant que leurs rapports n’évoluent progressivement vers quelque chose de plus intime et douloureux.

La quatrième de couverture n’hésite pas à convoquer Robin Hobb et Brandon Sanderson. C’est sans doute un brin excessif, mais force est de constater que ce Port d’Âmes est d’une solide facture : cadre crédible, jusque dans les ressorts de la vie politique locale, histoire d’apprentissage classique mais efficace, profondeur psychologique des personnages, le tout servi par une plume maîtrisée et travaillée. Avec la touche d’originalité bienvenue liée au fameux transfert de souvenirs, qui procure les scènes les plus marquantes et les plus tragiques du roman. La relation entre les deux jeunes gens est une merveille de sensibilité, car même si Rhuys devient progressivement plus proche de la jeune femme pour avoir acheté ses souvenirs, il s’en éloigne en même temps peu à peu, incapable de comprendre pourquoi elle s’automutile de la sorte. Le reste de l’intrigue porte sur les jeux de pouvoir, et si les relations des édiles de la cité sont décrites avec finesse, on ne pourra s’empêcher de trouver Rhuys bien naïf – certaines révélations sur la duplicité de tel ou tel personnage semblent un tantinet éventées quand elles adviennent, ne surprenant guère que le jeune homme. Au rayon des (légers) défauts, on signalera aussi combien le récit aurait gagné à suivre une petite cure d’amaigrissement tant il présente quelques longueurs, heureusement non rédhibitoires. In fine, Port d’Âmes se révèle un roman sympathique porteur de jolis moments d’émotions, sans oublier quelques scènes d’action assez trépidantes. L’univers d’Evanégyre semble en outre suffisamment riche – Davoust sème ici un certain nombre de pistes – pour qu’on y revienne avec un certain intérêt.

Les Nefs de Pangée

Même si l’œuvre de Christian Chavassieux entretient des rapports avec l’Imaginaire depuis longtemps (Le Baiser de la nourrice), il s’était fait remarquer des lecteurs du genre avec le très bon Mausolées (Mnémos), qui oscillait entre atmosphère kafkaïenne et anticipation politique. Le voici de retour avec Les Nefs de Pangée, ambitieux pavé de fantasy.

Le Pangée du titre, c’est bien ce continent unique que nous connaissons, mais peuplé de gheém aux femelles ayant besoin, pour procréer, de plusieurs mâles afin que chacun façonne une facette de la personnalité du futur enfant. Mais surtout, le peuple de Ghiom tente depuis des lustres de vaincre l’Odalim, cette créature mythique qui vit dans le gigantesque océan ceignant Pangée, victoire qui permettrait de garantir la prospérité du continent. Aussi, quand la neuvième chasse revient non seulement bredouille, mais en grande partie anéantie par le monstre marin, le mot d’ordre est donné : la dixième sera la plus grande expédition jamais tentée, avec un nombre énorme de nefs en provenance de toutes les parties de Pangée…

Ce qui frappe dès les premières pages, c’est la langue de Chavassieux (dont on apprendra sans réelle surprise qu’il est également poète). Précise, puissante, envoûtante, elle sert au mieux le propos de l’auteur. Car tout le livre est centré autour de la légende et de la mythologie : pas simplement leur existence en tant que telle, mais aussi les mécanismes qui vont présider à leur création. Dès lors, le roman dépasse le stade de « simple » roman d’aventure pour acquérir une envergure autrement plus intéressante, sans pour autant jamais renier ce prime aspect : en témoignent quelques scènes dantesques de combat maritime entre créature gigantesque et flotte monumentale. L’auteur déroule ainsi la légende sous nos yeux, mais aussi ceux d’Hammassi, jeune femme chargée d’accompagner la chasse pour en décrire les aspects, historienne à qui il est également demandé d’embellir les faits à destination des générations futures. Un personnage important, certes, mais comme tant d’autres au sein d’une distribution proprement impressionnante – sans que Chavassieux n’en néglige aucun : un tour de force.

Roman héroïque, Les Nefs de Pangée n’oublie pas non plus les intrigues de cour à mesure que les représentants des différentes régions tentent de pousser leur pion sur l’échiquier politique. Certains joueront d’ailleurs leur carte personnelle, pressentant que cette dixième chasse va marquer le monde qu’ils connaissent. Ils n’auront pas tort, car aux deux tiers le roman change radicalement d’orientation, une bascule qui, quand bien même l’auteur a pris soin de semer çà et là les germes de ce qui advient (et trouve un étrange écho dans l’actualité de notre propre année 2015), apparaît un peu trop brutale. Constat assez rare dans le cas d’un livre pesant déjà cinq cents pages bien tassées, mais on aurait aimé que Chavassieux consacre un peu plus de temps à préparer ce dernier tiers.

Roman épique, mais aussi politique, chronique d’un monde en changement, Les Nefs de Pangée confirme de manière éclatante le talent de Christian Chavassieux.

Feuillets de cuivre

Durant quarante ans, le policier Ragon traîne son mal-être et une énorme carcasse à travers les rues parisiennes. De sordides garnis en splendides hôtels particuliers il affronte le crime, décliné en problèmes audacieux, à l’ingéniosité fantasque. Loin des progrès de la toute nouvelle police scientifique, Ragon délaisse souvent l’observation directe des cadavres, dédaigne les indices s’ils ne sont pas liés à un livre. Car Ragon suit les lignes de vie dans les phrases imprimées, s’informe d’une vie en parcourant son résumé écrit. Au fil de sa carrière, laborieuse comme son déplacement, Ragon affronte le mal, qui finira par révéler son identité : l’Anagnoste. Conformément au plus beau de la tradition feuilletonesque, l’affrontement entre le policier et sa Némésis décidera de leur devenir commun…

Encadré comme de serre-livres par une préface vive et avisée d’Étienne Barillier, et une postface d’Isabelle Perier, érudite mais grevée d’« Ainsi » répété qui fleure le tic d’écriture, Feuillets de cuivre apparaît d’entrée comme l’œuvre la plus ambitieuse de Fabien Clavel à ce jour. Le récit en forme de fix-up présente de réelles qualités, principalement l’élaboration d’une création assurément personnelle – on est ici loin de l’ouvrage de commande –, œuvre en soi qui s’inscrit également dans l’univers commun mis en place au fil des écrits de l’auteur.

Ragon, que l’on voit littéralement porter le poids de son existence, est un personnage fort, attachant, peut-être sous-exploité dans son rapport essentiel aux livres (par comparaison, il faut lire Le Corps des libraires de Vincent Puente aux éditions La Bibliothèque, qui, sur des présupposés similaires, les explore jusqu’au bout en un stupéfiant exercice d’imagination), et assurément trop vite expédié à la fin. Il est entouré de beaux personnages secondaires comme pouvait en offrir le classique et populaire cinéma français.

Reste toutefois que la narration souffre de certains défauts. Que le personnage soit à peine animé, comme un corps solide incapable à lui seul de mouvement, est une merveilleuse trouvaille. Qu’il soit passif, aidé par le hasard, ou la révélation à point nommé d’un indice majeur, est une carence dans l’intrigue trop souvent présente. De même pour la magie. Elle est une réalité en ce monde, attestée mais mal connue, voire passée sous silence par les autorités. Choix de l’écrivain, évidemment incontestable. Mais que la magie ne soit qu’un bouche-trou pour combler les faiblesses de l’intrigue est un défaut. Dans un contexte très proche, Randall Garrett, dans son cycle consacré au détective « Lord Darcy », présentait la magie comme une réalité aux lois rigoureuses, comparables à des lois physiques, qui donc faisaient corps avec le monde, les conditions des crimes perpétrés et la résolution des enquêtes. Chez Fabien Clavel, la magie est un outil pour porter le récit ; chez Garrett, elle appartient au récit.

Quelques fautes de syntaxe et répétitions viennent troubler le lecteur, d’autant plus regrettables qu’il s’agit ici d’un pastiche d’écriture, principalement celle de la langue du XIXe siècle, littéraire ou de feuilleton. Plus ennuyeuses sont les erreurs, telle la célèbre danseuse Yvette Guilbert, obstinément ici nommée « Guibert », sans que l’effet soit imputable au prétexte de l’uchronie.

Reste cependant un plaisir de lecture, voire une franche réussite ici ou là : « Tourbillons aux Trois Ponts d’or » est un superbe récit qui mériterait de figurer dans une anthologie sur le paradoxe temporel. Des moments agréables, donc, qui auraient pu être des temps forts. Feuillets de cuivre constitue un passe-temps plaisant, bien au-dessus de l’actuelle production steampunk française, toutefois encore en dessous de ce que Fabien Clavel est en mesure d’écrire.

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