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La Femme d'argile et l'homme de feu

New York, à la fin du XIXe siècle. Une ville en pleine expansion dont la population vient des quatre coins du monde. On y rencontre des représentants de tous les peuples, de toutes les origines. Et même… une golème et un djinn. En fait, Chava, la femme d’argile (pour reprendre le titre VF bien long et mal choisi), a été conçue en Pologne et a reçu la vie sur le bateau vers le Nouveau Monde. Son maître et époux n’a pas survécu au voyage. La voilà donc seule et sans directive dans un univers totalement inconnu pour elle. Sa route va finir par croiser celle d’Ahmad, l’homme de feu, emprisonné dans un flacon depuis des centaines d’années ; libéré par hasard de sa prison de verre, il s’aperçoit qu’il est captif d’un corps d’homme, sans se rappeler pourquoi ni comment il en est arrivé là. Reste à trouver les réponses à tout cela…

Ce roman aurait très bien pu commencer par « Il était une fois » sans que cela paraisse choquant. L’évocation du passé du djinn nous entraine dans l’univers de Schéhérazade et des contes des Mille et une nuits : son désert, ses créatures fantasques prêtes à jouer avec les humains, ses sorciers avides de connaissances. Quant au récit de la création de la golème, il nous conduit bien sûr du côté du folklore juif et de sa magie puissante. Tout tourne autour d’une possible romance entre les deux personnages éponymes. Mais ici, pas de mièvrerie, pas de happy end assurée. Car malgré ses airs de comédie romantique, ce roman en évite les écueils. La Femme d’argile et l’homme de feu est avant tout un voyage réussi dans un New York évoqué avec brio, peuplé de personnages forts, attachants dès les premières lignes. Leurs histoires, leurs vies se trouvent inextricablement liées à celles des deux héros, sans ce côté artificiel qui est l’apanage des ouvrages médiocres. Les destins de tous ces immigrés, de fraîche ou longue date, avec leurs peurs et leurs envies, leurs désirs et leurs angoisses, font la force et la vie d’un récit qu’il s’avère difficile de lâcher dès les premiers mots lus.

Helene Wecker se sort de son premier roman avec les honneurs, voire même une certaine maestria. Une auteure à suivre, sans doute aucun.

Les 81 frères

Hong Kong. Ses tours qui percent le ciel. Sa finance. Ses triades. Mais aussi ses démons. Et donc, ses chasseurs de fantômes. Johnny Kwan est un magicien taoïste, un exorciste, un fat si. Sa tâche : aider ces êtres monstrueux ou simplement égarés à retourner dans leur monde. Son quotidien est dur et surtout dangereux : l’espérance de vie dans la profession est faible…

Alors, quand Anthony Chau, milliardaire de son état et grand amateur d’antiquités, fait appel à ses services, il n’hésite pas une seconde. Comme il se doit, la mission qu’il se voit confier va vite dépasser les enjeux initiaux… Des forces gigantesques sont en présence, des forces proprement cosmiques. Et quand un maître de la profession est apparemment victime d’un simple crime crapuleux, Anthony sent que l’équilibre du monde n’est pas loin de se rompre.

Des démons, d’anciens manuscrits, de la magie, le tout sur le territoire des triades et de Johnnie To, le réalisateur d’Élection et de Vengeance – de quoi réjouir n’importe qui, en somme. D’autant que notre écrivain maîtrise son sujet ; faire la visite de Hong Kong à son côté est un gage de découvertes étonnantes : les tours gigantesques laissent place à des bâtiments mystérieux, les odeurs exotiques s’immiscent bientôt dans les pages du livre, et on a rapidement l’eau à la bouche devant certains repas. Sauf que… Si ce roman est prenant, il reste trop sage, trop convenu, trop prévisible. Est-ce l’influence des jeux de rôle dont Romain D’Huissier est l’auteur ? Les personnages n’échappent pas aux stéréotypes, et l’habitude de préciser avant chaque mission le contenu du sac et les armes choisies, si elle est plaisante au début, lasse malgré tout assez vite. Enfin, certaines pages décrivant Hong Kong s’apparentent à un passage du « Guide du Routard » ou d’un « Lonely Planet ». Sans copier Liz Williams et son Inspecteur Zhen et la traite des âmes, on aimerait dire à Romain D’Huissier : lâche la bride, camarade, laisse Anthony prendre les rênes et glisse dans les interstices entraperçus de ta cité fascinante. Il reste deux tomes à cette trilogie annoncée pour transformer l’essai et nous faire véritablement rêver. On ne demande pas mieux…

Le Nexus du Docteur Erdmann

L’intrigue se déroule dans une petite maison médicalisée de Saint Sebastian, avec pour protagonistes l’ensemble des pensionnaires : Anna Chernov, ancienne danseuse étoile au chevet de laquelle Bob Donovan se présente chaque jour, a dans le coffre de l’établissement un collier d’une valeur inestimable ayant appartenu à un tsar, lequel collier fait fantasmer Evelyn Krenchnoted, l’intraitable curieuse à l’affût du moindre ragot. Gina Martinelli ne jure que par le Seigneur ; Erin Bass est une ancienne hippie adepte de spiritualité hindoue ; madame Lopez se fait exploiter par sa fille ; Al Cosmano trouve à redire sur tout, et d’autres encore…

Bien qu’âgé de 90 ans, Henry Erdmann, qui fut jadis l’un des acteurs du projet Manhattan, continue de dispenser des cours de physique à des étudiants en prépa. Carrie Vesey, la belle aide-soignante qui le conduit et le ramène, arbore un matin un cocard qui met le vieil homme en colère. Son ancien compagnon, un policier violent, l’a retrouvée malgré l’interdiction de l’approcher… Au retour de l’université, le Dr Erdmann connaît un moment d’absence en raison de ce qui ressemble à une intrusion mentale. En quête d’un médecin, Carrie, inquiète, tombe sur Jake DiBella, un chercheur en neurosciences venu étudier le cerveau des personnes âgées. Contre toute attente, le Dr Erdmann accepte de passer une IRM…

Ce qui ressemble à une aimable chronique sociale sur l’infantilisation des personnes âgées et le peu d’attention qu’on leur accorde, sur la hantise du handicap, de l’impotence et la perspective de la mort, prend une tout autre tournure lorsque d’autres pensionnaires éprouvent à leur tour des attaques similaires, d’intensité variable. L’émoi est à son comble lorsque tous sont pris de vomissements – attribués à tort à une intoxication alimentaire, alors qu’en aparté, ils avouent avoir perçu des flashes de lumière ou senti une présence dans leur esprit.

Le Dr Erdmann, qui connaît des crises plus violentes que les précédentes, décide de jouer les enquêteurs, ravi de pouvoir une fois de plus exercer ses facultés intellectuelles : lui qui a besoin d’un déambulateur pour se déplacer redoute davantage la perte de ses fonctions mentales que celle de ses capacités physiques…

Il n’est pas le seul à investiguer, car une suspicion de meurtre pesant sur Carrie pousse deux policiers à enquêter sur place, alors même que le coffre de l’établissement est forcé. Henry Erdmann en est pour sa part persuadé : quelque chose approche, quelque chose qui vient pour lui et s’immisce dans l’esprit des pensionnaires. Pour tous se présentera alors l’heure du choix, l’occasion de peut-être favoriser la naissance d’une conscience et, qui sait, de prolonger leur vie…

La conduite d’un aussi grand nombre de personnages aurait pu déboucher sur un récit bien plus ample, mais Nancy Kress gère son déroulement avec une belle économie de moyens. Malgré l’évocation de questions de physique, elle ne s’attarde pas non plus sur des explications pesantes. Le personnage d’Erdmann est un démarquage réussi de Feynman (bien que Nancy Kress lui fait dire n’avoir pas aimé travailler avec pareil « farceur ») : en effet ce dernier, qui aurait eu le même âge à la date de rédaction du récit, adorait résoudre des énigmes en apparence insolubles et pratiquait le même type d’humour. Le court roman se lit d’une traite, sans heurt ni temps mort. Un agréable récit, récompensé par le prix Hugo en 2009, qui inaugure en beauté la nouvelle collection « Une heure-lumière » auprès de Vernor Vinge, Paul J. McAuley et Thomas Day.

Glissement vers le bleu

Dans un futur extrêmement lointain, plus précisément, dans la 777e année du 888e cycle de la 1111e circonvolution du Neuvième Mandala, l’humanité, ayant essaimé partout dans l’univers en adoptant diverses formes exotiques, connaît une relative immortalité par le biais de régénérations répétées mais non illimitées. La faute en incombe aux toxines solaires qu’irradie chaque étoile. Sauf celle de la Terre, unique planète où l’immortalité est effective. Mais des instruments de mesure des constantes de l’univers détectent un décalage vers le bleu qui va s’intensifiant, résultante d’un trou noir géant provoquant un effondrement de la galaxie et, à terme, de l’univers entier. Hanosz Prime de Prime, jeune monarque dans le système du Parasol de la galaxie d’Andromède, apprenant cette particularité, éprouve un sentiment qu’on nomme Schadenfreude, la joie devant le malheur d’autrui. Curieux de constater sur place l’effet que peut provoquer la perspective d’une disparition sur une population jusqu’à présent assurée de son immortalité, il abdique au profit de son frère et se rend sur Terre, auprès du seigneur Sinon Kreidge et de sa fille Kaivilda, dont on loue à raison la grâce et la beauté puisqu’il s’en éprend aussitôt. Des Oracles prétendent par ailleurs qu’un lointain monarque viendrait un jour sauver l’humanité de sa disparition annoncée…

Ce récit a le tour et l’allure d’une fable aux dimensions cosmiques. Dans sa préface, Silverberg explique que ce texte est le seul de sa carrière qu’il a laissé inachevé dans un tiroir, ne parvenant pas à se dépêtrer de ce qui était à l’origine un ambitieux projet sur la fin de l’univers. Lorsque Mike Resnick lui proposa de participer à une série de deux novellas réunissant un auteur connu et un inconnu, il proposa à un étudiant en physique, devenu enseignant, par ailleurs admirateur de son œuvre et avec qui il avait établi des liens d’amitié, d’écrire une suite au texte partiellement révisé pour la circonstance. Le résultat s’avéra à la hauteur des attentes, de celles du « maître » en tout cas, Alvaro Zino-Amaro n’ayant pas seulement trouvé des solutions élégantes aux questions laissées sans réponse, mais s’étant parfaitement moulé dans le style « postmoderne » que Silverberg avait adopté pour l’occasion. Il ne s’agit toutefois pas d’un grand texte, peut-être parce que l’intensité dramatique n’est pas proportionnelle à une catastrophe de cette envergure – la faute, sans doute, à un nombre limité de protagonistes, mais aussi au mode de narration adopté.

Au final, le résultat doit davantage à Zino-Amaro, qui a malgré tout su mener à son terme un récit délicat à équilibrer, la difficulté résidant dans l’ampleur de la menace cosmique et la pauvreté des moyens de Hanosz Prime pour la contrer, lui qui est totalement ignorant des sciences et par ailleurs bien embarrassé par ce statut de Sauveur peut-être hâtivement attribué. Quant à l’Oracle Silverberg, il avait prédit que Zino-Amaro serait le sauveur de ce récit, malgré son statut de scientifique plutôt que de littéraire… Serait-ce pour lui le début d’une nouvelle carrière ?

Futu.re

Dans ce futur lointain, l’arrêt du processus de vieillissement a provoqué une surpopulation sans précédent qui a conduit l’humanité à vivre dans des appartements minuscules à l’intérieur de tours vertigineuses reliées entre elles par des métros aériens ultrarapides. Le continent panaméricain réserve l’accès à l’immortalité aux plus fortunés, la Russie à sa seule élite alors que l’Europe, en vertu d’une politique altruiste et du respect de la vie, se vante d’avoir réalisé une utopie abritant cent vingt milliards d’habitants, où la seule contrainte est celle du Choix : chaque naissance impose à l’un des parents de se sacrifier en recevant une injection accélérant son métabolisme jusqu’à la mort par vieillesse sous dix ans. Les couples préférant dissimuler le nouveau-né sont traqués et traités par la Phalange, force d’intervention arborant un masque de Méduse et disposant d’un permis de tuer en cas d’opposition. Jan Nachtingal, Matricule 717, est l’un d’eux, violent, impitoyable, raciste, égoïste, un pur produit de l’État recueillant les orphelins suite à l’abandon ou à la disparition des parents, qui exécute les ordres sans éprouver d’états d’âme ni se poser de questions. Ses certitudes vacillent progressivement lorsqu’un sénateur lui confie une mission atypique : l’exécution d’un activiste du Parti de la Vie qui réclame l’abrogation de la Loi du Choix. 717 s’amourache de la fantasque compagne de sa cible, Annelie, abandonnée par le révolutionnaire en fuite, et découvre au fil de sa traque l’envers d’une société mensongère au bord du gouffre.

Dystopie violente et cruelle, menée sans temps mort, Futu.re n’est pas sans rappeler Le Meilleur des mondes pour certains aspects sociaux, et 1984 pour l’itinéraire du couple en quête d’un havre de paix. L’auteur se livre à une dénonciation virulente des sociétés totalitaires ou à la dérive qu’il attribue au laxisme des dirigeants incapables de prendre immédiatement les décisions qui s’imposent, avant d’être réduits à des solutions irrémédiables. Des pages très dures parsèment ce roman, dans la description de la vie à l’orphelinat ou le massacre de la population cosmopolite et bariolée de Barcelone. Mais on y trouve aussi des scènes poignantes, comme celle de 717 perdu dans les bras d’une prostituée dans la cathédrale de Strasbourg transformée en lupanar, ou la vieillissante biologiste Béatrice Fuckuyama, qui force l’admiration par son courage et sa détermination à contrer l’effet de l’accélérateur métabolique. La blague que l’auteur met dans sa bouche a valeur d’avertissement : « Les fameux segments d’ADN qui étaient responsables du vieillissement avaient une autre fonction. Ils étaient à l’origine de notre âme. Nous les avons recodés. Et personne ne sait ce que nous avons mis à la place de l’âme. »

Dmitri Glukhovski, l’auteur de la trilogie de « Metro 2033 », déjà lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire pour Sumerki, a écrit là un roman âpre, riche et profond. Un petit chef-d’œuvre qui force l’admiration.

L'Été de l'infini

Cet imposant recueil, pour lequel certaines traductions ont été révisées, comprend douze nouvelles, dont quatre inédites ; il est accompagné d’un imposant appareil critique signé Xavier Mauméjean pour la préface, Thomas Day pour le copieux entretien en deux parties, et Alain Sprauel pour la bibliographie, ainsi que, cerise sur la gâteau, un essai inédit de Christopher Priest sur l’adaptation cinématographique du Prestige.

« La Déliaison », pertinente préface de Xavier Mauméjean, analyse, dans le prolongement de Marianne Leconte, à qui il rend hommage, l’œuvre et les thématiques de Priest servies par un sens du détail et un souci de la précision documentaire : le jeu des apparences, qui voit le réel se déliter, la conscience en permanente reconstruction, diffractée par un Moi multiple, l’importance du regard, voyeur et témoin, les effets de masquage et d’exhibition, dualité qui témoigne d’une interrogation du réel aussi obsessionnelle que certaines récurrences, l’aviation et la Seconde Guerre mondiale, la musique classique, et surtout un constant rapport au temps.

Ce sont d’ailleurs des récits temporels qui ouvrent et ferment le recueil : « L’Été de l’infini », où des geleurs transforment des scènes en tableaux qui traversent les ans, telle celle, en 1903, d’un couple amoureux, et celle, en 1940, d’un bombardier en flammes, gelé avant de s’écraser au sol. Un enchevêtrement temporel identique est à l’œuvre dans « Errant solitaire et pâle », où enjamber dans un parc un des trois ponts, Hier, Aujourd’hui, Demain, permet de voyager dans le temps, ce qui conduit un homme à errer toujours plus loin en multipliant les passages pour retrouver celle dont, jeune, il tomba amoureux. Toute la finesse de l’intrigue repose sur le regard et la trajectoire du protagoniste au fil de sa quête.

On trouve aussi chez Priest une dimension horrifique, autour de la mutilation et de la torture, aussi bien physique que mentale : « La Tête et la main », métaphore du monde du spectacle dévorant les célébrités, présente le Maître de l’automutilation acceptant de pratiquer sur scène l’amputation ultime. Si « Le Baron », où un illusionniste embauche un comparse enfermé dans une armoire, évoque Le Prestige, « Les Effets du deuil » est un autre récit de dévoration où une veuve aux talents multiples demande à un magicien de lui apprendre son art. Voyeurisme et torture psychologiques sont à l’œuvre dans « La Femme dénudée », où, bien avant une scène célèbre de Game of Thrones, une libertine condamnée dans une société puritaine à vivre nue jusqu’à la date du procès, doit se rendre à pied au tribunal distant de cinq kilomètres, n’importe qui étant autorisé, dans l’intervalle, à la violer sans que personne n’ait le droit d’intervenir. Glauque également est « Haruspice », récit lovecraftien d’un devin qui se nourrit de cellules cancéreuses pour repousser des forces maléfiques, ce qui provoque des distorsions temporelles comme l’apparition, en 1937, d’un avion allemand de la prochaine guerre s’enfonçant lentement dans le marais de la propriété. Autour de la guerre et de la mort, « Rien de l’éclat du soleil » montre des militaires fuir de belliqueux extraterrestres dont on comprend mal les motivations. « Transplantation » voit un individu dont les fonctions vitales sont assurées par les machines se construire en rêve tout un univers, activité mentale mesurable qui pose la question éthique de son maintien en vie. « Le Monde du temps réel » se déroule aussi sur plusieurs niveaux de réalité : afin de vérifier l’impact d’un manque d’informations, des cobayes humains situés sur un soi-disant monde étranger reçoivent, sous prétexte d’un délai de téléchargement, des nouvelles en différé parcimonieusement distribuées, et finissent par inventer leurs propres infos, jusqu’aux plus délirantes. Expérience immorale, voyeurisme et rôle de l’observateur, fabrique de la réalité autour d’un décalage temporel, tous les thèmes de Priest sont à l’œuvre.

Le temps est contracté dans « Finale », où les souvenirs d’un rondo de Mozart et d’une chute en parachute traversent l’esprit d’un homme au moment de trébucher sur une voie à l’approche d’un train. Musique classique et temps à rebours cette fois sont au centre de « La Cage de chrome », hommage transparent à Ballard.

Si Priest se livre sans fard dans « La Suprématie de la maturité », entretien de Bifrost (n° 41) largement réactualisé, il se révèle encore plus passionnant dans « Magie, histoire d’un film » : c’est avec un humour et une pointe de désappointement qu’il narre les étapes du tournage du Prestige dont il fut tenu à l’écart, mais c’est avec fascination qu’on suit l’émergence du récit, les écueils surmontés, ainsi que la minutieuse et éclairante analyse des différences entre son œuvre et celle de Christopher Nolan. Dans sa préface, Mauméjean le cite : « Du pareil au même, le réel demeure-t-il strictement équivalent ou bien se fragmente-t-il en équivalents ? » On en a, dans ce témoignage, et à travers ces récits, de saisissants exemples. Un must, pour les amateurs de Priest, et ceux qui aimeraient découvrir ce grand écrivain.

42

Il serait tentant de saluer ce recueil pour son caractère méritant : son aspect professionnel, ses auteurs parfois peu connus, son souci du détail (présentations des textes, illustrations intérieures, couverture faussement pulp). Ce serait condescendant.

Deux préfaciers ouvrent le ban. Gérard Klein déplore la désaffection du grand public pour la nouvelle et la SF, mais loue les efforts de divers éditeurs, dont un que la modestie interdit de citer ici ; Xavier Mauméjean présente les textes avec l’acuité et la culture qu’on lui connaît. En postface, Jeanne A. Debats décrit la genèse du projet et tente, geste vain donc élégant, de définir la science-fiction.

Le plat de résistance, ce sont quinze nouvelles. Sylvie Denis met en scène dans « Sans but ni fin », un des meilleurs textes, deux jeunes que tout devrait opposer, mais que réunit le projet de se joindre à un convoi stellaire. Anthony Boulanger propose une uchronie mystique et glaçante, « Le dernier Ptolémée », où Pharaon enquête sur la venue des dieux au sein de l’équipage d’un vaisseau spatial happé par une anomalie. Sylvie Lainé offre « Melomania », clin d’œil à Maurice Renard. Michel Ferret joue les gonzos avec « Strange Days », dont la bande-son paraît sortie de ma discothèque mais dont l’imagerie décalée (les lézards à gros seins promis en quatrième de couverture) lui appartient. Sylvain Chambon, dans « Cul de sac », suit deux lignes narratives pour une parabole sur l’éthique du biohacking dans un futur où la misère n’est qu’un souvenir grâce à l’arrivée d’un alien en Tanzanie. Illustrateur de l’ouvrage, Olivier Cotte se tire non sans brio de l’exercice périlleux qu’est la SF humoristique, tendance Fredric Brown, avec « Prise en passant », traque au serial-killer E.T. dans Paris. Simon Bréan, qui s’est taillé une réputation d’essayiste, frappe un grand coup comme nouvelliste : l’ambitieux « Premier des citoyens » remet le cyberpunk à jour – enquête policière, dépaysement intérieur – avec ses réseaux sociaux engendrant des Pulsions. Timothée Rey se signale par la forme et la qualité de « Clandos », sa pièce de théâtre haletante, de l’anti-Banks aux sinistres accents d’actualité. Magali Couzigou retient l’attention avec « Nature humaine », portrait désabusé d’une activiste sûre de son bon droit face à la thérapie génique. Olivier Gechter conclut sur « La famine », une vision cynique de notre obsession pour l’hyper-connexion.

J’oublie dans cette énumération des textes brefs qui m’ont moins parlé, mais je n’ai rien lu de scandaleux. Modernes, soignés, les récits montrent une louable diversité d’inspirations et déjouent le reproche souvent adressé à la SF française d’être peu portée sur la science : l’influence de la biologie, notamment, enrichit le sommaire. 42 est au final une très belle anthologie dont la modestie – éditeur peu diffusé, textes non rémunérés – souligne la réussite.

Sous la colline

« En lui, tout est chaos, comme une salade. »

Le problème avec David Calvo, c’est qu’on voudrait toujours en lire plus alors qu’il ne nous en donne jamais assez. À sa décharge, il n’en est pas moins un hyperactif de la création en collaborant à plus d’une douzaine de jeux vidéo depuis 2012, année de son extraordinaire roman Eliott du néant, et aussi en continuant à faire vivre son web-comic Song of Beulah. Autant dire que la sortie d’un nouveau roman de ce méta-poète donne à la vie des atours de fête dont les afters peuvent se prolonger longtemps après la lecture, tant celle-ci illumine le cœur, réveille les sens et enchante l’esprit.

Avec Sous la colline, David Calvo met à exécution une grande idée : emmener ses lecteurs séjourner dans l’immeuble du Corbusier, à Marseille. En effet, qu’il s’agisse de la ville de Marseille ou de Charles-Edouard Jeanneret-Gris, dit « Le Corbusier », un réajustement de la qualité de l’image semblait plus que nécessaire : Marseille, la cité phocéenne, ne peut aucunement se résumer à un club de football, à une zone fatalement interlope ou à l’image aussi floue que fausse qu’en donnait un Pagnol très épinalisant. Calvo rend ses lettres de noblesse à une terre où la culture est riche, l’héritage antique et la modernité, naturellement, omniprésente. En 1952, cette modernité se traduit du haut de ses cinquante-six mètres par l’inauguration de « La maison du fada ». Et ici, la mise au point nécessaire était double : tout d’abord, distinguer Le Corbusier de son œuvre (oublier les travers de l’homme pour apprécier la singularité de sa création), puis distinguer son œuvre de ses avatars vérolés auxquels elle a donné naissance (et savoir faire la différence entre une Unité d’Habitation et une horrible barre de HLM).

Le pari est réussi et l’objectif dépassé. De page en page, le lecteur découvre « Le Corbu » de l’intérieur, son génie de conception et le bonheur qu’il apporte à ses occupants dans une aventure mystique où les mythes fondateurs de Marseille se réveillent et se font menaçants.

Bien d’autres surprises, et pas des moindres, en termes de profondeur thématique, font de la lecture de Sous la colline un véritable délice qui oblige le chroniqueur à sortir de sa réserve habituelle pour s’écrier : « Vas-y mon gars et surtout ne t’arrête pas : tu es comme une lumière dans la nuit noire. »

Le Marteau de Thor

« Tout cela faisait partie d’un plan, orchestré par des êtres venus d’ailleurs qui voulaient le rallier à leur cause. L’impression d’être surveillé en permanence depuis la pyramide maya de Cancuen, neuf mois plus tôt, trouvait soudain un sens… »

Merci aux instances supérieures du Bélial’ d’avoir accédé à notre requête : le tome 2 de la tétralogie « Origines » sort avec trois mois d’avance ! Après une phase d’ouverture menée de main de maître par Stéphane Przybylski dans Le Château des millions d’années, les pièces légères, espions de tous bords, commencent à s’animer, les dangers extraterrestres se dévoilent peu à peu et, tandis que les premiers échanges ont lieu, on perçoit le grondement des pièces lourdes en bordure d’échiquier. L’histoire, dont on prendra soin de ne rien dévoiler, se précise donc au rythme d’aventures endiablées servies par un style clair et encore plus maîtrisé qu’au précédent opus, notamment en ce qui concerne les nombreux sauts temporels auxquels on finit par s’habituer.

« Je vais te crever, espèce de salope nazie ! »

Les « salopes nazies », grosses légumes huileuses (Hitler, Heydrich… Hess !!!) comme petites mains terreuses (et anonymes) sont toujours aussi bien rendues par Stéphane Przybylski, dont l’aptitude à partager ses impressionnantes connaissances historiques n’a pas faibli depuis le premier tome. On aura donc, entre autres, le plaisir de retrouver le fantastique officier SS Friedrich Saxhäuser, laissé pour mort dans le volet précédent, revenu fondamentalement changé par son expérience du troisième type, dégageant un poil de mysticisme qui le place à mi-chemin entre Sheen/Willard et Brando/Kurtz dans l’Apocalypse Now de Coppola. Pas rien. Mais il n’occulte en aucune manière des personnages peu communs, comme Lady Alten ou Mr Lee, qui réservent des surprises plutôt… glaçantes.

« Ils vivent cachés dans des lieux reculés du globe depuis des siècles. L’heure n’est pas encore venue pour eux de se révéler au grand jour… »

Inutile d’insister : on aura compris que la mayonnaise prend bien, si bien qu’on se retrouve en quelques heures au bout du livre, lâché par l’auteur en plein milieu d’un suspense insoutenable. On se prend à attendre fébrilement les grandes manœuvres stratégiques ainsi que le final éclatant que nous réservent sans aucun doute les deux prochains tomes de la tétralogie, tant Le Marteau de Thor confirme la réussite du Château des millions d’années.

« Nous ne sommes pas des êtres miséricordieux. »

Oui, on sait, mais… bon : nous demander d’attendre jusqu’à septembre 2016 pour Le Club Uranium, c’est pas humain… Un petit effort ?

Chroniques de la science-fiction

« En tant qu’auteur de science-fiction, la question que j’entends certainement le plus souvent est : Pourquoi continuez-vous à écrire de la SF alors que nous vivons désormais dans le futur ? »

Il fut une époque, pas si lointaine, où nous ne vivions pas dans le futur. Une vie sans internet, sans téléphone portable, sans lecteur de DVD ni même de magnétoscope, une vie où les éditeurs n’avaient pas encore inventé l’excuse traduction révisée pour rééditer leur catalogue à tire-larigot. On ne connaissait certains livres que parce qu’un ami nous en avait parlé et certains films que par les images qu’en reproduisaient les ouvrages spécialisés. Et en un sens, une production comme L’Âge de cristal, à l’instar de bien d’autres, d’ailleurs, conserve peut-être plus de charme dans les pages d’une encyclopédie sur le cinéma qu’avec un visionnage de Blu-ray sur un écran 55 pouces. De même certains bouquins de Clarke, enfin bon, bref…

L’ouvrage que nous propose Guy Haley cadre parfaitement avec cette stratégie de débranchement : Les Chroniques de la science-fiction brillent de mille feux quelle que soit la page à laquelle on les ouvre : ici, James Ballard côtoie les X-Men, Valérian, Dragonball et le Docteur Who (6 pages !), les bandes dessinées et les romans voisinent leurs adaptations cinématographiques, les séries d’hier fréquentent celles d’aujourd’hui. Les articles sont organisés, on l’aura deviné, de manière chronologique suivant cinq périodes qui mènent de 1818 à nos jours. Entre autres vertus, ce parti pris permet de comparer ce qui est comparable en termes de création, mais aussi d’observer le glissement qu’a effectué la narration du domaine de l’écrit à celui du visuel. Une abondante iconographie en couleurs et particulièrement bien choisie illustre un propos clair et complet (même si l’on sait pertinemment que certains ne manqueront pas de détecter d’inévitables erreurs, comme il en existe dans tout livre de ce type – mais ne présumons de rien). Petite cerise sur un magnifique gâteau, le prolifique Stephen Baxter s’y fend d’un avant-propos de deux pages.

Les Chroniques de la science-fiction peuvent donc prétendre à devenir le cadeau idéal (c’est tard pour Noël, mais qu’importe) tant il ravira autant l’inculte à convertir que l’amateur éclairé qui n’attendra pas la panne internet pour le consulter à loisir. (Certains vont jusqu’à mordre quand on tente d’emprunter leur exemplaire – si, si !)

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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