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2084 - La fin du monde

« Le XXIe siècle sera pavé de bonnes intentions ou ne sera pas. »

Malraux – Anti-anti-Mémoires (d’une réalité parallèle)

 

Ex-æquo avec Hédi Kaddour mais Grand Prix du Roman de l’Académie française 2015 quand même, pardonnez du peu, 2084 – La Fin du monde est resté un moment dans les tuyaux pour épingler le prix Goncourt, ce qui lui aurait permis, comme chacun le sait, de devenir le presse-papiers tendance de l’année 2016. Raté.

Néanmoins, cette parution et le vent qui se fait autour permettent, une nouvelle fois, d’apprécier la déchéance du SPLIF. SPLIF ? Le Super Paysage LIttéraire Français, voyons ! Celui où l’on a définitivement rangé les vrais penseurs (Deleuze, Foucault, Bourdieu) dans la naphtaline pour célébrer de vulgaires commentateurs d’actualité le samedi soir en seconde partie de programme, sans parler de la troisième… Le SPLIF, qui refuse le statut de vraie littérature à la science-fiction dans laquelle se cachent pourtant d’autres vrais penseurs (pensée pour Ayerdhal, qui va bien nous manquer)… Le SPLIF, où l’on voit émerger, tout à coup, comme l’idée d’une suite au bouquin d’Orwell par un auteur algérien de langue française fustigeant (encore un peu de novlangue, Madame la Baronne ?) les excès de foi auxquels on assiste dans le Monde Arabe.

« (…) il fallait tout renommer, tout réécrire de sorte que la vie nouvelle ne soit d’aucune manière entachée par l’Histoire passée désormais caduque, effacée comme n’ayant jamais existé. »

Boualem Sansal – 2084 – La Fin du monde

Alors que le lecteur s’attend à lire une dystopie dans la lignée de 1984, il se fait balader dans un conte affreusement voltairien où tous les noms ont été changés, mais dont le manque cruel de dialogues accentue le côté anxiogène. Orwell n’est ici utilisé que comme une structure formelle, un canevas prêt à l’emploi où l’idéologie religieuse emprunte les habits du totalitarisme avec un talent certain mais sans surprise aucune. Aux deux tiers du bouquin, on a très envie de crier : « Mais je le savais déjà, tout ça ! » et, surtout, de passer à autre chose tant Boualem Sansal apporte peu de choses au concept original d’Orwell. On est en effet en droit de se demander à qui s’adresse ce (petit) pâté indigeste, tant son côté didactique et son manque profond d’originalité ne peuvent qu’agacer le lecteur d’anticipation qui finira à coup sûr par conclure que, finalement, la SF fait bien de se tenir en dehors du SPLIF. Relisez plutôt l’original, le 1984 d’Orwell dont on dit tout et n’importe quoi, ces derniers temps.

La Porte des mondes

Ce volume cartonné regroupe quatre textes : le roman de Robert Silverberg La Porte des mondes, et trois novellæ signées de la plume de Robert Silverberg, John Brunner et Chelsea Quinn Yarbro, tous ces textes étant situés dans un monde parallèle au nôtre où la peste noire a rayé soixante-quinze pour cent de la population européenne et a permis une formidable domination ottomane jusqu’au XXe siècle (formidable au point que toutes les œuvres de Shakespeare ont été écrites en turc !). Si l’objet-livre, fermé, semble des plus convaincant, il l’est moins à la lecture, tant la maquette intérieure prête à la critique : police de caractère trop petite, il manque un corps, voire deux ; postface en page de droite (page 287) et page-titre en page de gauche (page 288). Tant pis pour les amateurs de beaux objets. L’effort est méritoire, mais reste incomplet.

Les deux textes de Robert Silverberg sont loin d’être parmi ses meilleurs, mais se lisent toutefois avec un grand plaisir. Dans un cas comme dans l’autre, on s’attache au personnage principal : Dan Beauchamp, l’Anglais de dix-neuf ans qui découvre les Hespérides (Amériques) de 1963, sur lesquelles règnent Aztèques et Incas ; et Petit Père, le prince de Tombouctou qui s’apprête à devenir roi du Songhaï. Dédié à Robert A. Heinlein, La Porte des mondes est un subtil hommage aux juvéniles du père d’Étoiles, garde à vous ! On lui pardonne volontiers son didactisme en matière de mondes parallèles et certaines de ses notes de bas de page un tantinet ridicules. Texte faussement précurseur du steampunk (malgré sa peu fiable voiture à vapeur), aventure picaresque enlevée, La Porte des mondes se lit avec délectation (à tel point qu’il semble horriblement trop court !). Dans la droite lignée du texte précédent, « Tombouctou à l’heure du lion » est une comédie politique légère, pour ne pas dire téléphonée, sur laquelle plane un érotisme oriental convaincant.

Les novellæ de John Brunner et Chelsea Quinn Yarbro concluant l’ouvrage n’y rajoutent pas grand-chose et souffrent, avant toute autre considération, d’une traduction française d’un manque de professionnalisme ahurissant (absence d’harmonisation avec les traductions précédentes, problème de répétitions, de grammaire française, de concordance des temps – il ne manque rien ou presque au musée des horreurs). A été soustrait à ces deux longs textes l’essentiel : le ton si léger et pourtant si précis de Robert Silverberg. En quatre mots : « la musique du maître ».

Moi et le diable

Old Nick, écrivain new-yorkais âgé de soixante-cinq ans, plutôt aisé, aime les jeunes filles, dix-neuf ans, vingt ans (toute ressemblance avec l’auteur du roman est évidemment fortuite). Il aime les baiser, il aime les fouetter et il vient de découvrir, sur le tard, qu’il aime boire leur sang. Un sang jeune, puissant, qui va faire passer le vieux Nick de l’autre côté de l’Humanité, de l’autre côté de la Vie. Car le sang peut vaincre la mort.

Ainsi pourrait-on résumer Moi et le diable, réduire en une intrigue famélique un roman épais et majestueux comme le fleuve d’ichor qui relie le Purgatoire à l’Enfer. Cette compression nous pousserait, à l’évidence, à passer à côté de l’essentiel, qui n’est ni dans la colonne vertébrale de l’intrigue, ni dans sa classique ligne de force qui mène du mortel à l’immortel. De digression en digression, Nick Tosches s’affranchit de tous les codes de la littérature de genre (à l’instar de Glen Duncan dans Moi, Lucifer) et nous propose à la place une œuvre blasphématoire et audacieuse, choquante. Un roman qui traverse et relie toutes ses thématiques comme une fine lame de couteau enfoncée dans cinquante tranches de carpaccio premier choix. Avec un franc-parler, une limpidité stylistique et un art de la provocation qui rappellent Charles Bukowski, Tosches ouvre toutes les portes, toutes les chairs. Du sexe à la folie, de l’amour à la mort, de la vieillesse à la jeunesse, de la médecine à la magie, de l’alcoolisme au sexe-addictisme, il nous expose le caché, l’intime, l’inavoué, l’inavouable.

Moi et le diable est un délicieux carnage, un festin de viande tendre et saignante, baignant dans le sperme et les sécrétions vaginales. S’y mélangent et dansent comme des sorcières au clair de lune : Keith Richards, le Baclofène, le pacte faustien, les couteaux de collection, la littérature mondiale, les quartiers de la Grosse Pomme, le vampirisme, l’opium, la nourriture italienne et tout un tas de jeunes new-yorkaises paumées ou névrosées.

Pour lecteurs avertis ? Oui, tout comme Salo et les 120 journées de Sodome reste à réserver aux spectateurs avertis. Grand livre tordu pour esprits jouisseurs, grand livre jouissif pour esprit tordus, peu importe… Grand livre (servi par une traduction remarquable).

Le Corbeau de pierre

[Critique commune à La Ballade de la mer salée et Le Corbeau de pierre.]

Les bifrostiens et bifrostiennes amateur.e.s de Corto Maltese n’éprouveront aucune surprise à le voir figurer dans nos pages critiques. Quant à celles et ceux peu au fait de l’univers du marin maltais, on leur rappellera qu’il a beaucoup à voir avec les « mauvais » genres chers à Bifrost. La douzaine d’albums consacrée à la geste du gentilhomme de fortune ne relève pas du seul récit d’aventure. Dès La Ballade de la mer salée – le premier opus de la série réédité par Casterman dans une splendide version couleurs, comme les onze volumes suivants –, Hugo Pratt teinte son histoire, mêlant piraterie moderne, Grande guerre et amours impossibles, d’un fantastique discret. Encore diffus dans ce volume inaugural, cette propension au surnaturel se renforce dans les autres albums, notamment par la présence de l’occultisme. Hugo Pratt fait ainsi croiser la route de son héros avec celle de la sorcière Bouche-dorée dans Sous le signe du Capricorne. Par ailleurs fils d’une magicienne hispano-gitane, le marin révèle dans Fables de Venise des connaissances kabbalistiques, puis alchimiques à l’occasion des Helvétiques. En outre, le référent légendaire a été utilisé dans nombre de scénarii de Corto Maltese. Tel est le cas des Celtiques s’inspirant de la médiévale Matière de Bretagne et de Mû la cité perdue, placé sous le signe du mythe de l’Atlantide.

Ancré dans les littératures de l’Imaginaire par ses registres, le monde bédéistique de Corto Maltese l’est aussi par son rapport intertextuel et ludique à la fiction. Hugo Pratt compose ainsi une marqueterie agrégeant des références à des œuvres de l’Imaginaire les plus diverses – Les Helvétiques cite, par exemple, la littérature arthurienne et King-Kong – et des créateurs – Les Helvétiques, encore, met en scène Hermann Hesse –, devenant ainsi des personnages maltésiens. En brouillant les frontières entre son univers et ceux d’autres auteurs, de même qu’en abolissant les limites séparant fiction et réalité, Hugo Pratt adopte une démarche commune à nombre d’écrivains de l’Imaginaire contemporain. Une parenté que confirme la nouvelle de Léo Henry, « Révélations du prince du feu », incluse dans Le Diable est au piano (la Volte, 2013). Dans ce texte à la prose ciselée, l’auteur dévoile un épisode inconnu de l’existence de Corto Maltese et de Blaise Cendrars – l’enquête menée par le marin et l’auteur de Moravagine sur une série de meurtres rituels dans le Brésil des années 1920. Témoignant d’une belle intelligence de l’univers maltésien, « Révélations du prince du feu » constitue une déclinaison littéraire du personnage d’Hugo Pratt certainement brillante… et autrement plus séduisante que celles récemment proposées par Denoël.

L’éditeur a en effet (ré)inscrit à son catalogue deux romans ayant pour protagoniste le marin. Le premier, intitulé Corto Maltese, est pourtant l’œuvre d’Hugo Pratt lui-même : la transposition romanesque de La Ballade de la mer salée. Écrite en 1995 par le bédéaste, publié une première fois en français en 1996, elle revient sous une nouvelle couverture ornée d’une belle aquarelle du dessinateur. Hugo Pratt y fait certes montre d’une plume élégante. Mais cette Ballade de la mer salée littéraire échoue à enrichir l’univers fictionnel de Corto Maltese. Fondée sur un parti-pris de fidélité extrême à l’album, dont elle épouse la trame narrative et reprend les dialogues, cette novélisation s’avère pour l’essentiel redondante par rapport à la bande dessinée. Quant aux rares ajouts introduits par Hugo Pratt, ils appauvrissent la moderne Matière maltésienne dont la puissance de fascination bédéistique tient à un art consommé de l’ellipse, en détaillant inutilement les parcours biographiques de certains de ses personnages ou en dévoilant par trop leurs ressorts psychologiques. Déjà affadie par ces explicitations malvenues, La Ballade de la mer salée romanesque est aussi alourdie par de longs paragraphes didactiques sur le contexte historique ou les techniques maritimes.

Une emphase documentaire qui grève pareillement Le Corbeau de pierre de Marco Steiner, le second des romans maltésiens publiés par Denoël. Ce livre inédit, paru en Italie en 2014, est l’œuvre d’un collaborateur d’Hugo Pratt se qualifiant lui-même de « Wikipedia de Corto Maltese ». Le dessinateur le chargea en effet de mener des recherches documentaires nourrissant ses ultimes albums. On ne doute pas que Marco Steiner a réutilisé pour ce Corbeau de pierre une part non négligeable du matériau alors réuni… L’ex-documentaliste du bédéaste consacre dans son roman de nombreuses lignes à de doctes considérations historiques, géographiques ou même gastronomiques ; le chapitre 6, intégralement dévolu à l’histoire du marsala, constituant l’exemple le plus fastidieux de cette inflation informative. Bien évidemment, l’envahissant didactisme du professeur Steiner – l’auteur du Corbeau de pierre a emprunté son pseudonyme à l’universitaire fantasque, fidèle compagnon de Corto Maltese – nuit gravement au souffle narratif du roman. Ce que l’on regrettera d’autant plus que l’idée initiale du Corbeau de pierre s’avérait prometteuse. En imaginant cette première odyssée d’un Corto adolescent, s’initiant à l’aventure, à l’amour et à la magie lors d’un périple entre l’Irlande et la Sicile en passant par Venise, Marco Steiner aurait pu rajouter une page passionnante à la biographie fantasmée du Maltais…

Et c’est finalement du côté de la BD qu’on trouvera la plus stimulante variation maltésienne parue ces derniers mois : un treizième album de Corto Maltese, Sous le soleil de minuit (septembre 2015). Au scénario Juan Díaz Canales, dont la série « Blacksad » entrecroisait avec talent, comme Hugo Pratt, les « mauvais » genres. Au dessin Rubén Pellejero, qui respecte le graphisme prattien sans verser dans l’imitation servile. Belle réussite, Sous le soleil de minuit témoigne de la fécondité fictionnelle de l’univers initié il y a presque un demi-siècle par Hugo Pratt.

La Ballade de la mer salée

[Critique commune à La Ballade de la mer salée et Le Corbeau de pierre.]

Les bifrostiens et bifrostiennes amateur.e.s de Corto Maltese n’éprouveront aucune surprise à le voir figurer dans nos pages critiques. Quant à celles et ceux peu au fait de l’univers du marin maltais, on leur rappellera qu’il a beaucoup à voir avec les « mauvais » genres chers à Bifrost. La douzaine d’albums consacrée à la geste du gentilhomme de fortune ne relève pas du seul récit d’aventure. Dès La Ballade de la mer salée – le premier opus de la série réédité par Casterman dans une splendide version couleurs, comme les onze volumes suivants –, Hugo Pratt teinte son histoire, mêlant piraterie moderne, Grande guerre et amours impossibles, d’un fantastique discret. Encore diffus dans ce volume inaugural, cette propension au surnaturel se renforce dans les autres albums, notamment par la présence de l’occultisme. Hugo Pratt fait ainsi croiser la route de son héros avec celle de la sorcière Bouche-dorée dans Sous le signe du Capricorne. Par ailleurs fils d’une magicienne hispano-gitane, le marin révèle dans Fables de Venise des connaissances kabbalistiques, puis alchimiques à l’occasion des Helvétiques. En outre, le référent légendaire a été utilisé dans nombre de scénarii de Corto Maltese. Tel est le cas des Celtiques s’inspirant de la médiévale Matière de Bretagne et de Mû la cité perdue, placé sous le signe du mythe de l’Atlantide.

Ancré dans les littératures de l’Imaginaire par ses registres, le monde bédéistique de Corto Maltese l’est aussi par son rapport intertextuel et ludique à la fiction. Hugo Pratt compose ainsi une marqueterie agrégeant des références à des œuvres de l’Imaginaire les plus diverses – Les Helvétiques cite, par exemple, la littérature arthurienne et King-Kong – et des créateurs – Les Helvétiques, encore, met en scène Hermann Hesse –, devenant ainsi des personnages maltésiens. En brouillant les frontières entre son univers et ceux d’autres auteurs, de même qu’en abolissant les limites séparant fiction et réalité, Hugo Pratt adopte une démarche commune à nombre d’écrivains de l’Imaginaire contemporain. Une parenté que confirme la nouvelle de Léo Henry, « Révélations du prince du feu », incluse dans Le Diable est au piano (la Volte, 2013). Dans ce texte à la prose ciselée, l’auteur dévoile un épisode inconnu de l’existence de Corto Maltese et de Blaise Cendrars – l’enquête menée par le marin et l’auteur de Moravagine sur une série de meurtres rituels dans le Brésil des années 1920. Témoignant d’une belle intelligence de l’univers maltésien, « Révélations du prince du feu » constitue une déclinaison littéraire du personnage d’Hugo Pratt certainement brillante… et autrement plus séduisante que celles récemment proposées par Denoël.

L’éditeur a en effet (ré)inscrit à son catalogue deux romans ayant pour protagoniste le marin. Le premier, intitulé Corto Maltese, est pourtant l’œuvre d’Hugo Pratt lui-même : la transposition romanesque de La Ballade de la mer salée. Écrite en 1995 par le bédéaste, publié une première fois en français en 1996, elle revient sous une nouvelle couverture ornée d’une belle aquarelle du dessinateur. Hugo Pratt y fait certes montre d’une plume élégante. Mais cette Ballade de la mer salée littéraire échoue à enrichir l’univers fictionnel de Corto Maltese. Fondée sur un parti-pris de fidélité extrême à l’album, dont elle épouse la trame narrative et reprend les dialogues, cette novélisation s’avère pour l’essentiel redondante par rapport à la bande dessinée. Quant aux rares ajouts introduits par Hugo Pratt, ils appauvrissent la moderne Matière maltésienne dont la puissance de fascination bédéistique tient à un art consommé de l’ellipse, en détaillant inutilement les parcours biographiques de certains de ses personnages ou en dévoilant par trop leurs ressorts psychologiques. Déjà affadie par ces explicitations malvenues, La Ballade de la mer salée romanesque est aussi alourdie par de longs paragraphes didactiques sur le contexte historique ou les techniques maritimes.

Une emphase documentaire qui grève pareillement Le Corbeau de pierre de Marco Steiner, le second des romans maltésiens publiés par Denoël. Ce livre inédit, paru en Italie en 2014, est l’œuvre d’un collaborateur d’Hugo Pratt se qualifiant lui-même de « Wikipedia de Corto Maltese ». Le dessinateur le chargea en effet de mener des recherches documentaires nourrissant ses ultimes albums. On ne doute pas que Marco Steiner a réutilisé pour ce Corbeau de pierre une part non négligeable du matériau alors réuni… L’ex-documentaliste du bédéaste consacre dans son roman de nombreuses lignes à de doctes considérations historiques, géographiques ou même gastronomiques ; le chapitre 6, intégralement dévolu à l’histoire du marsala, constituant l’exemple le plus fastidieux de cette inflation informative. Bien évidemment, l’envahissant didactisme du professeur Steiner – l’auteur du Corbeau de pierre a emprunté son pseudonyme à l’universitaire fantasque, fidèle compagnon de Corto Maltese – nuit gravement au souffle narratif du roman. Ce que l’on regrettera d’autant plus que l’idée initiale du Corbeau de pierre s’avérait prometteuse. En imaginant cette première odyssée d’un Corto adolescent, s’initiant à l’aventure, à l’amour et à la magie lors d’un périple entre l’Irlande et la Sicile en passant par Venise, Marco Steiner aurait pu rajouter une page passionnante à la biographie fantasmée du Maltais…

Et c’est finalement du côté de la BD qu’on trouvera la plus stimulante variation maltésienne parue ces derniers mois : un treizième album de Corto Maltese, Sous le soleil de minuit (septembre 2015). Au scénario Juan Díaz Canales, dont la série « Blacksad » entrecroisait avec talent, comme Hugo Pratt, les « mauvais » genres. Au dessin Rubén Pellejero, qui respecte le graphisme prattien sans verser dans l’imitation servile. Belle réussite, Sous le soleil de minuit témoigne de la fécondité fictionnelle de l’univers initié il y a presque un demi-siècle par Hugo Pratt.

Lud-en-brume

[Critique commune à Les Habitants du mirage, Le Loup des steppes et Lud-en-brume.]

Les jeunes éditions Callidor viennent de lancer une collection intitulée « L’Âge d’or de la fantasy », dont le propos est de nous rappeler qu’il y a bien eu de la fantasy avant Tolkien et a fortiori ses clones, et que celle-ci pouvait prendre bien des formes. L’occasion de rééditer le classique de 1932 qu’est Les Habitants du mirage d’Abraham Merritt (dans une nouvelle traduction, hélas pas terrible), mais aussi, et surtout, de livrer enfin en français (et avec plus d’élégance) deux œuvres essentielles jusqu’alors inconnues de par chez nous : Lud-en-Brume de Hope Mirrlees (1926), et Le Loup des steppes signé Harold Lamb.

Commençons par le Merritt, roman pulpissime publié originellement en épisodes dans Argosy. On ne s’étonnera guère de ce que Lovecraft ait loué le talent de son collègue, tant ils étaient impliqués dans un jeu d’influence réciproque – et, dans le cas présent, l’entité du nom de Khalk’ru, Kraken destructeur de toute vie auquel on rend un culte sanguinaire de par le monde et qui ne manque pas de lancer son « appel », évoque tout naturellement un poulpe cher à notre cœur. Ceci étant, le roman de Merritt relève bien de la fantasy, et même plus précisément de l’heroic fantasy (très bourrine dans les derniers chapitres). Nous y suivons un colosse du nom de Leif Langdon, qui apprend en Mongolie qu’il est lié audit culte, puis découvre une vallée perdue cachée derrière un mirage en Alaska, où il connaîtra bien des aventures… lui, ou l’âme du vieux guerrier de la grande race Dwayanu, qu’il abrite dans une inquiétante métempsycose, ce qui lui confèrera un rôle de premier plan dans le conflit opposant les Ayjirs, très « barbares nordiques », et le Petit Peuple qu’ils persécutent. Ce récit foisonnant, qui accumule les thèmes aujourd’hui sans doute considérés comme autant de clichés – mais peut-être était-ce déjà le cas à l’époque –, s’avère un divertissement efficace et finalement singulier, tant l’auteur fait preuve d’astuce pour agencer le tout, avec en prime une touche de science « weird » non négligeable. Le roman ne brille certes pas par la forme, mais on lui reconnaîtra de remplir très bien son office.

Toutefois, si ce volume est « sympathique », les deux autres, inédits en français, sont vraiment excellents. Il est vrai qu’on pourrait se demander si le recueil de nouvelles Le Loup des steppes a bien sa place dans cette collection, tant l’absence de monde alternatif comme de surnaturel en fait plutôt un recueil « historique ». Mais les aventures, à la fin du XVIe siècle, du Cosaque vieillissant Khlit, d’abord sur les rives du Dniepr, puis bien plus loin dans l’Asie centrale, jusqu’à la forteresse d’Alamut, ou la tombe de Gengis Khan du côté de Karakorum, n’en sont pas moins extrêmement palpitantes et bien menées, et on ne sera guère étonné d’apprendre l’intérêt que vouait Robert E. Howard à ces récits pulp publiés en 1917-1918 dans Adventure : il y a déjà là-dedans les récits historiques de l’auteur, et en germe la fantasy à la Conan. Mais Lamb n’est pas un « simple » précurseur : c’est un maître du genre, un conteur doué qui joue adroitement de l’exotisme et aime à promener le lecteur volontaire dans des intrigues complexes et débordant de ruses autant que de combats. Un régal.

Lud-en-Brume est très différent, et n’a absolument rien de pulp. La préface enthousiaste de Neil Gaiman ne surprend pas vraiment : cette fantasy-là se rapproche bel et bien de la sienne. Hope Mirrlees y joue intelligemment de la Faërie et du folklore anglais, dans un roman qui n’en a pas moins une forte singularité, et reste peu ou prou inclassable aujourd’hui. Ce qui est à l’origine une farce sociale pour le moins réjouissante, critiquant avec perfidie les ternes bourgeois qui dirigent la ville de Lud-en-Brume en ignorant sciemment l’existence de la Faërie voisine, se mue progressivement en un réjouissant roman policier – trafic de fruits féeriques et lourds secrets campagnards –, avant de se transcender dans un onirisme fascinant non dénué d’aspects politiques. Et ceci notamment avec la figure du maire Nathaniel Chantecler, d’abord ridicule, mais dont on découvre qu’il n’a rien d’un imbécile : ce personnage paradoxal, dont on ne sait trop s’il est avant tout les pieds sur terre ou la tête dans les nuages, est un compagnon idéal pour plonger le lecteur dans l’étonnante réalité du Dorimare. Et le résultat final, avec sa plume savoureuse et poétique, souvent teintée d’humour mais pouvant le moment venu se montrer grave, tient bien du « classique », et peut-être même du chef-d’œuvre.

Ajoutons enfin que ces livres sont tous abondamment illustrés (avec plus ou moins de goût, certes…), et bénéficient en outre d’un petit paratexte fort bienvenu. Le bilan est sans appel : c’est une très belle initiative qu’ont eue les éditions Callidor, et on espère qu’elle se prolongera avec autant de qualité. Longue vie !

Le Loup des steppes

[Critique commune à Les Habitants du mirage, Le Loup des steppes et Lud-en-brume.]

Les jeunes éditions Callidor viennent de lancer une collection intitulée « L’Âge d’or de la fantasy », dont le propos est de nous rappeler qu’il y a bien eu de la fantasy avant Tolkien et a fortiori ses clones, et que celle-ci pouvait prendre bien des formes. L’occasion de rééditer le classique de 1932 qu’est Les Habitants du mirage d’Abraham Merritt (dans une nouvelle traduction, hélas pas terrible), mais aussi, et surtout, de livrer enfin en français (et avec plus d’élégance) deux œuvres essentielles jusqu’alors inconnues de par chez nous : Lud-en-Brume de Hope Mirrlees (1926), et Le Loup des steppes signé Harold Lamb.

Commençons par le Merritt, roman pulpissime publié originellement en épisodes dans Argosy. On ne s’étonnera guère de ce que Lovecraft ait loué le talent de son collègue, tant ils étaient impliqués dans un jeu d’influence réciproque – et, dans le cas présent, l’entité du nom de Khalk’ru, Kraken destructeur de toute vie auquel on rend un culte sanguinaire de par le monde et qui ne manque pas de lancer son « appel », évoque tout naturellement un poulpe cher à notre cœur. Ceci étant, le roman de Merritt relève bien de la fantasy, et même plus précisément de l’heroic fantasy (très bourrine dans les derniers chapitres). Nous y suivons un colosse du nom de Leif Langdon, qui apprend en Mongolie qu’il est lié audit culte, puis découvre une vallée perdue cachée derrière un mirage en Alaska, où il connaîtra bien des aventures… lui, ou l’âme du vieux guerrier de la grande race Dwayanu, qu’il abrite dans une inquiétante métempsycose, ce qui lui confèrera un rôle de premier plan dans le conflit opposant les Ayjirs, très « barbares nordiques », et le Petit Peuple qu’ils persécutent. Ce récit foisonnant, qui accumule les thèmes aujourd’hui sans doute considérés comme autant de clichés – mais peut-être était-ce déjà le cas à l’époque –, s’avère un divertissement efficace et finalement singulier, tant l’auteur fait preuve d’astuce pour agencer le tout, avec en prime une touche de science « weird » non négligeable. Le roman ne brille certes pas par la forme, mais on lui reconnaîtra de remplir très bien son office.

Toutefois, si ce volume est « sympathique », les deux autres, inédits en français, sont vraiment excellents. Il est vrai qu’on pourrait se demander si le recueil de nouvelles Le Loup des steppes a bien sa place dans cette collection, tant l’absence de monde alternatif comme de surnaturel en fait plutôt un recueil « historique ». Mais les aventures, à la fin du XVIe siècle, du Cosaque vieillissant Khlit, d’abord sur les rives du Dniepr, puis bien plus loin dans l’Asie centrale, jusqu’à la forteresse d’Alamut, ou la tombe de Gengis Khan du côté de Karakorum, n’en sont pas moins extrêmement palpitantes et bien menées, et on ne sera guère étonné d’apprendre l’intérêt que vouait Robert E. Howard à ces récits pulp publiés en 1917-1918 dans Adventure : il y a déjà là-dedans les récits historiques de l’auteur, et en germe la fantasy à la Conan. Mais Lamb n’est pas un « simple » précurseur : c’est un maître du genre, un conteur doué qui joue adroitement de l’exotisme et aime à promener le lecteur volontaire dans des intrigues complexes et débordant de ruses autant que de combats. Un régal.

Lud-en-Brume est très différent, et n’a absolument rien de pulp. La préface enthousiaste de Neil Gaiman ne surprend pas vraiment : cette fantasy-là se rapproche bel et bien de la sienne. Hope Mirrlees y joue intelligemment de la Faërie et du folklore anglais, dans un roman qui n’en a pas moins une forte singularité, et reste peu ou prou inclassable aujourd’hui. Ce qui est à l’origine une farce sociale pour le moins réjouissante, critiquant avec perfidie les ternes bourgeois qui dirigent la ville de Lud-en-Brume en ignorant sciemment l’existence de la Faërie voisine, se mue progressivement en un réjouissant roman policier – trafic de fruits féeriques et lourds secrets campagnards –, avant de se transcender dans un onirisme fascinant non dénué d’aspects politiques. Et ceci notamment avec la figure du maire Nathaniel Chantecler, d’abord ridicule, mais dont on découvre qu’il n’a rien d’un imbécile : ce personnage paradoxal, dont on ne sait trop s’il est avant tout les pieds sur terre ou la tête dans les nuages, est un compagnon idéal pour plonger le lecteur dans l’étonnante réalité du Dorimare. Et le résultat final, avec sa plume savoureuse et poétique, souvent teintée d’humour mais pouvant le moment venu se montrer grave, tient bien du « classique », et peut-être même du chef-d’œuvre.

Ajoutons enfin que ces livres sont tous abondamment illustrés (avec plus ou moins de goût, certes…), et bénéficient en outre d’un petit paratexte fort bienvenu. Le bilan est sans appel : c’est une très belle initiative qu’ont eue les éditions Callidor, et on espère qu’elle se prolongera avec autant de qualité. Longue vie !

Les Habitants du mirage

[Critique commune à Les Habitants du mirage, Le Loup des steppes et Lud-en-brume.]

Les jeunes éditions Callidor viennent de lancer une collection intitulée « L’Âge d’or de la fantasy », dont le propos est de nous rappeler qu’il y a bien eu de la fantasy avant Tolkien et a fortiori ses clones, et que celle-ci pouvait prendre bien des formes. L’occasion de rééditer le classique de 1932 qu’est Les Habitants du mirage d’Abraham Merritt (dans une nouvelle traduction, hélas pas terrible), mais aussi, et surtout, de livrer enfin en français (et avec plus d’élégance) deux œuvres essentielles jusqu’alors inconnues de par chez nous : Lud-en-Brume de Hope Mirrlees (1926), et Le Loup des steppes signé Harold Lamb.

Commençons par le Merritt, roman pulpissime publié originellement en épisodes dans Argosy. On ne s’étonnera guère de ce que Lovecraft ait loué le talent de son collègue, tant ils étaient impliqués dans un jeu d’influence réciproque – et, dans le cas présent, l’entité du nom de Khalk’ru, Kraken destructeur de toute vie auquel on rend un culte sanguinaire de par le monde et qui ne manque pas de lancer son « appel », évoque tout naturellement un poulpe cher à notre cœur. Ceci étant, le roman de Merritt relève bien de la fantasy, et même plus précisément de l’heroic fantasy (très bourrine dans les derniers chapitres). Nous y suivons un colosse du nom de Leif Langdon, qui apprend en Mongolie qu’il est lié audit culte, puis découvre une vallée perdue cachée derrière un mirage en Alaska, où il connaîtra bien des aventures… lui, ou l’âme du vieux guerrier de la grande race Dwayanu, qu’il abrite dans une inquiétante métempsycose, ce qui lui confèrera un rôle de premier plan dans le conflit opposant les Ayjirs, très « barbares nordiques », et le Petit Peuple qu’ils persécutent. Ce récit foisonnant, qui accumule les thèmes aujourd’hui sans doute considérés comme autant de clichés – mais peut-être était-ce déjà le cas à l’époque –, s’avère un divertissement efficace et finalement singulier, tant l’auteur fait preuve d’astuce pour agencer le tout, avec en prime une touche de science « weird » non négligeable. Le roman ne brille certes pas par la forme, mais on lui reconnaîtra de remplir très bien son office.

Toutefois, si ce volume est « sympathique », les deux autres, inédits en français, sont vraiment excellents. Il est vrai qu’on pourrait se demander si le recueil de nouvelles Le Loup des steppes a bien sa place dans cette collection, tant l’absence de monde alternatif comme de surnaturel en fait plutôt un recueil « historique ». Mais les aventures, à la fin du XVIe siècle, du Cosaque vieillissant Khlit, d’abord sur les rives du Dniepr, puis bien plus loin dans l’Asie centrale, jusqu’à la forteresse d’Alamut, ou la tombe de Gengis Khan du côté de Karakorum, n’en sont pas moins extrêmement palpitantes et bien menées, et on ne sera guère étonné d’apprendre l’intérêt que vouait Robert E. Howard à ces récits pulp publiés en 1917-1918 dans Adventure : il y a déjà là-dedans les récits historiques de l’auteur, et en germe la fantasy à la Conan. Mais Lamb n’est pas un « simple » précurseur : c’est un maître du genre, un conteur doué qui joue adroitement de l’exotisme et aime à promener le lecteur volontaire dans des intrigues complexes et débordant de ruses autant que de combats. Un régal.

Lud-en-Brume est très différent, et n’a absolument rien de pulp. La préface enthousiaste de Neil Gaiman ne surprend pas vraiment : cette fantasy-là se rapproche bel et bien de la sienne. Hope Mirrlees y joue intelligemment de la Faërie et du folklore anglais, dans un roman qui n’en a pas moins une forte singularité, et reste peu ou prou inclassable aujourd’hui. Ce qui est à l’origine une farce sociale pour le moins réjouissante, critiquant avec perfidie les ternes bourgeois qui dirigent la ville de Lud-en-Brume en ignorant sciemment l’existence de la Faërie voisine, se mue progressivement en un réjouissant roman policier – trafic de fruits féeriques et lourds secrets campagnards –, avant de se transcender dans un onirisme fascinant non dénué d’aspects politiques. Et ceci notamment avec la figure du maire Nathaniel Chantecler, d’abord ridicule, mais dont on découvre qu’il n’a rien d’un imbécile : ce personnage paradoxal, dont on ne sait trop s’il est avant tout les pieds sur terre ou la tête dans les nuages, est un compagnon idéal pour plonger le lecteur dans l’étonnante réalité du Dorimare. Et le résultat final, avec sa plume savoureuse et poétique, souvent teintée d’humour mais pouvant le moment venu se montrer grave, tient bien du « classique », et peut-être même du chef-d’œuvre.

Ajoutons enfin que ces livres sont tous abondamment illustrés (avec plus ou moins de goût, certes…), et bénéficient en outre d’un petit paratexte fort bienvenu. Le bilan est sans appel : c’est une très belle initiative qu’ont eue les éditions Callidor, et on espère qu’elle se prolongera avec autant de qualité. Longue vie !

L’Évangile selon Eymerich

Dixième et semble-t-il dernier volume de la série des enquêtes de Nicolas Eymerich, enfin complète à La Volte, L’Évangile selon Eymerich use d’une formule éprouvée avec une indéniable réussite : on y retrouve ainsi, non sans plaisir, bien des « gimmicks » qui ont fait toute l’originalité et la pertinence de ce cycle mêlant science-fiction, histoire, ésotérisme et policier.

Au premier chef, bien sûr, il y a le personnage de l’inquisiteur lui-même, toujours aussi intelligent et délicieusement odieux – quitte à verser un brin dans la caricature, ce qui fait partie du jeu. Mais Nicolas Eymerich, dans cette ultime et complexe enquête, gagne en fait une certaine épaisseur, notamment en ce qu’il est personnellement impliqué : nous l’y voyons, en 1372, chasser un certain Rámon de Tárrega, Juif converti entré dans les ordres de saint Dominique, à l’instar de sa Némésis, mais versant plus que jamais dans l’alchimie et la nécromancie. La traque de l’hérétique – supposé mort, pourtant – conduira Nicolas Eymerich de Barcelone à la Sicile (surtout), puis à Naples, où diableries et hallucinations se succéderont à un rythme infernal sur un canevas politique d’une grande subtilité. Le duel acharné entre les deux hommes les enrichit mutuellement, et, si l’inquisiteur reste bien dans l’ensemble le même salopard que nous avons appris à apprécier, il se voit ici poussé dans ses retranchements – par exemple au contact de ces individus si étranges que sont les femmes et les Juifs… Toute blague à part, cet approfondissement du personnage, sans nuire en rien à sa cohérence, participe de la réussite du roman – et, en fait d’Évangile, on serait tenté de parler d’Apothéose…

Les autres procédés coutumiers de la série sont comme de juste employés dans ce dernier tome, et notamment les intrigues parallèles à différentes époques. Si l’enquête de 1372 fournit la presque totalité des développements du roman, elle est néanmoins éclairée par des éléments antérieurs (l’enfance de Nicolas Eymerich, âgé alors de huit ans – des scènes qui en rajoutent quelque peu dans la caricature, et pourtant remuent étrangement) et postérieurs (en l’an 3000, Valerio Evangelisti s’amuse d’une certaine manière à livrer une parodie trash et violente des Clans de la lune alphane de Philip K. Dick…) ; contrairement à ce qui pouvait se produire dans les volumes relativement plus faibles de la série, ce procédé est ici parfaitement sensé et utile à la compréhension de l’intrigue.

Il autorise par ailleurs l’auteur, comme souvent, à injecter une bonne dose de science et de pseudoscience (essentiellement des choses à base de champs magnétiques humains, d’électrochocs et d’espace-temps trituré) dans l’érudition ésotérique à laquelle se confronte l’inquisiteur, oscillant entre l’alchimie, la nécromancie et la Kabbale.

Le résultat est indéniablement un bon cru, qui sait renouveler la série tout en s’y insérant naturellement. Si la plume est à l’occasion un chouia défaillante, l’habileté narrative de Valerio Evangelisti fait des merveilles, comme dans les meilleurs récits du cycle. Un final de qualité, en somme, qui clôt avec honneur une série fort divertissante et joliment hors-normes.

La Fenêtre de Diane

Après une première vague de rééditions parues dans la collection poche « Hélios » du collectif des Indés de l’imaginaire (qui réunit Actusf, Mnémos et les Moutons électriques), voilà le roman inédit que certains n’espéraient plus, le retour de Dominique Douay, figure incontournable de la SF française jusqu’aux années 1980, où il avait cessé d’écrire, ou du moins de publier. Un retour sous la forme d’un texte aussi intrigant qu’exigeant, une aventure kaléidoscopique à l’énigmatique titre, La Fenêtre de Diane.

L’entame du roman est longue, déroutante et n’atteint sa cohérence qu’à mesure que le projet d’écriture devient plus clair. Nous sommes en effet en présence d’une déstructuration du récit qui multiplie les couches de narration, doublée parfois d’un délitement de la phrase (non, ce ne sont pas des coquilles), n’hésitant pas à décrire une perturbation du réel par l’interruption brutale d’une phrase suivie d’un simple retour à la ligne.

Comment exposer son intrigue sans en révéler un élément essentiel ? Imaginez une planète lointaine, nommée Livre. Elle ne fait qu’une seule chose : collecter et imprimer à sa surface des récits de vies, des histoires venues de la Terre, de toutes les Terre ayant jamais existé. Mais le roman ne parle pas d’elle. Il raconte l’existence de Gabriel Goggelaye, un type banal s’il en est. Si ce n’est qu’il a un pouvoir, celui de guérir les gens, et peut-être aussi de voyager dans le cours de sa propre existence. Mais le roman ne parle pas que de lui. Nous croisons aussi un trio perdu dans Livre, bloqués sur un fil, sur une histoire d’une Terre. Et ce fil s’interrompt. Cette Terre sera détruite. Alors ils se promènent dans le temps, chacun poursuivant ses propres objectifs. Sont-ils les fantômes que Gabriel Goggelaye croit apercevoir parfois, à la lisière de sa vision ?

On a trop souvent réduit Dominique Douay à un épigone français de Philip K. Dick. La dette est assumée, c’est une évidence à la lecture du roman. Plus que par les thématiques, Douay est proche du Californien par son traitement des personnages, ne négligeant aucun de ces perdants magnifiques et profondément attachants. Enfin, loin de la nature même de la réalité, Douay explore plutôt les thèmes connexes du temps et de la mémoire à travers les plis d’un roman qui, tel un origami raffiné, à toutes les chances de ne ressembler à rien si on le déplie trop.

Au lecteur alors de s’abandonner à cette suite de glissements, de la France à l’Afrique, de l’espace profond à la planète Livre, qui sont autant de fragments d’une histoire qui risque continuellement de nous échapper. Voilà peut-être le cadeau précieux qu’offre La Fenêtre de Diane : nous donner l’expérience du vertige, sans jamais avoir l’impression de tomber.

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