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J.R.R. Tolkien, une biographie

Tous les connaisseurs le savent : Tolkien n’aimait guère l’idée d’une biographie, parce qu’il pensait que « retracer la vie d’un écrivain est une manière fausse et entièrement vaine d’approcher son œuvre ». Il y a quelque chose de fascinant dans ce jugement a priori du travail biographique mené à bien par Humphrey Carpenter, car à lire son remarquable ouvrage, on découvre justement comment est né « Le Seigneur des anneaux », en particulier et plus globalement le « Légendaire » tolkienien : premières années de J. R. R. Tolkien en Afrique du sud, la perte de ses parents, sa conversion au catholicisme (initiée par sa mère), ses études sans le sou à Oxford, son don pour les langues mortes, l’horreur de la Première Guerre mondiale, sa maladie et les fatigues à répétition de son épouse Edith. Et puis le calme d’une vie studieuse, l’amitié avec C.S Lewis. On voit naître le Mordor dans le champ de bataille de la Somme ; l’amour des arbres et des forêts se dessine de l’enfance jusqu’à la fin de la vie de l’écrivain ; les personnages du « Seigneur des Anneaux » et de Bilbo le Hobbit apparaissent ici et là sous d’autres noms, d’autres visages : Gandalf est un guide de montagne à l’impressionnante barbe, Sam Gamegie est l’archétype du soldat anglais fier et idéaliste, etc. L’entreprise au long cours d’Humphrey Carpenter (qui passa huit mois chez Christopher Tolkien, cinq jours par semaine, rien que pour étudier les archives familiales) impressionne à bien des égards.

En 280 pages (à peine), d’une incroyable densité, Carpenter expose la vie de Tolkien, la porte au grand jour, explique le rapport de l’auteur avec le Catholicisme, la guerre, le mariage et la paternité (pas aussi idylliques que pourraient le laisser supposer la rédaction de Bilbo le Hobbit et, avant ça, Roverandom : Tolkien faisait régulièrement preuve d’un immense égoïsme). On perçoit le poids du « Seigneur des Anneaux », d’abord dans la vie de son auteur, puis dans le monde entier, un poids qu’on peut évidemment rapprocher au fardeau que devient l’anneau Unique pour son porteur : Frodo/Frodon. On s’amuse aussi d’apprendre que Tolkien a beaucoup joué au rugby, n’aimait pas voyager dans les pays qui le fascinaient pourtant, détestait cordialement les œuvres de Shakespeare et ne trouvait guère d’intérêt aux grands philosophes grecs qu’il fut évidemment obligé d’étudier à Oxford.

J.R.R. Tolkien, une biographie est un exemple saisissant de travail méticuleux où, avec une constance admirable, le sérieux et la précision l’emportent sur la passion ; par définition, certains aspects de la vie de Tolkien sont moins palpitants que d’autres, mais passée la page cent, au moment où le « Légendaire » tolkienien commence à émerger de l’esprit de son démiurge (grosso modo à la fin de la Première Guerre mondiale), tout amateur du « Seigneur des Anneaux » ne pourra qu’être happé par les détails (parfois intimes) d’une des plus im-pressionnantes success stories littéraires.

Tolkien et la grande guerre

Tolkien et la Grande Guerre, le récent ouvrage critique magistral de John Garth sur ces années de formation de Tolkien qui furent concomitantes à la Grande Guerre, est doté d’un titre un peu trompeur. En effet, si Tolkien en est le personnage central, il est surtout l’une des parties du TCBS (Tea Club, Barrovian Society), la « confrérie » qui structura ses jeunes années. Quant à la guerre, Tolkien y passa finalement peu de temps, même si elle contraignit longtemps son existence ; de fait, elle n’arrive pour lui qu’à peu près au milieu du livre.

Garth présente la genèse de la mythologie de Tolkien, entamée avant le début du conflit, et son évolution dans les années capitales de la guerre et de l’immédiat après. Il le fait au fil d’un récit biographique chronologique dans lequel vie et œuvre se mêlent, approche plus déroutante que si elle avait été thématique. La quantité de détails fait de l’ouvrage une somme d’informations de grande valeur ; elle rend aussi la lecture ardue tant est dense le savoir accumulé. Aucune ligne n’est anecdotique dans le livre. Tout compte.

Avant la Guerre, Tolkien, orphelin et étudiant à Oxford, fonde la TCBS avec ses amis Christopher Wiseman (son « Grand Frère Jumeau ») et Rob Gilson. Geoffrey Smith les rejoint vite, puis quelques autres finalement exclus pour excès d’ironie. En effet, le projet du TCBS est d’atteindre à la grandeur, de ramener par l’art la Beauté dans le monde. Rien de moins. Ce projet et sa réalisation concrète occuperont sans cesse les pensées et la correspondance ininterrompue du quatuor durant les premières années de leur vie intellectuelle. La part de Tolkien fut la création d’un mythe.

Avant la Guerre, Tolkien abandonne ses études classiques pour se consacrer à sa passion, les langues anglo-saxonnes d’origine germanique, puis le finnois. Il se donne une culture résolument nordique, tournant le dos aux mythes et récits antiques classiques. Pratiquant la philologie comme une science doublée d’un art, Tolkien commence l’invention du qenya (cette langue elfique qu’auraient entendue les primitifs européens préchrétiens et à laquelle ils auraient fait des emprunts), puis, utilisant à rebours les règles de déformation philologique, celle de l’eldarin ancien qui en serait la source perdue. Du lexique, pour le faire vivre, Tolkien tire progressivement une géographie et une mythologie qui se construisent au fil des poèmes et récits. Le projet de Tolkien s’inscrit dans une filiation romantique, mais il retourne vers un passé antédiluvien imaginé, qui aurait pu être. Ce projet, toujours en chantier, sera celui de toute sa vie.

Et la guerre dans tout ça ? En Angleterre, en 1914, pas de conscription. Les soldats anglais seront donc des volontaires. Tolkien, en voie d’épouser celle qui sera l’amour de sa vie et contraint par sa situation personnelle à terminer ses études afin de briguer un poste universitaire, sera le dernier des quatre TCBS à s’engager. Après une formation assez longue, il est envoyé en France le 6 juin 1916. Juste à temps pour être au cœur de la très meurtrière bataille de la Somme comme officier de transmission. Toujours au front mais jamais dans le no man’s land, sa vie sera celle de tous ces intellectuels soldats décrite par Nicolas Mariot dans Tous unis dans la tranchée ? Il y découvrira, avec l’ennui et l’inconfort, les manifestations évidentes de ce qu’il y a de meilleur et de pire dans l’humanité, des deux côtés du front. Il y ressentira de l’admiration pour ces hommes du peuple, simples, qu’il n’avait jamais côtoyés et qui font leur devoir avec abnégation. Ils inspireront le personnage de Sam Gamegie. Le 8 novembre, atteint de la fièvre des tranchées, il est rapatrié en Angleterre. D’hôpitaux en camps d’entraînement, de permissions en service réduit, il ne sera finalement démobilisé qu’après la fin des hostilités. Il entamera alors sa carrière universitaire. Ses ouvrages les plus connus ne viendront que plus tard, son ami C.S. Lewis l’ayant incité à rechercher la publication.

Mais le monde dans lequel était revenu Tolkien avait profondément changé. Gilson, Smith, et nombre d’autres amis étaient tombés, et le peuple d’Oxford avait payé un lourd tribut au conflit. Le machinisme et la modernité, que Tolkien n’aimaient pas car, comme l’écrivait Max Weber, ils désenchantaient le monde, avaient trouvé leur point culminant dans cette guerre qui fut la première à opposer des hommes à des machines, au détriment des premiers. La fin de la faerie était définitivement consommée ; « La Chute de Gondolin », écrit à cette période, illustre la perte de l’âge d’or et annonce les terreurs à venir. Nombre de ses écrits suivants auront une trame crépusculaire, le regret d’une fin. Qu’on pense aux Havres Gris.

De la guerre, Tolkien retiendra l’horreur, mais il voudra aussi garder l’héroïsme de l’effort, même désespéré. On peut être un héros vaincu. La Grande Guerre en compta beaucoup. Ses histoires aussi. Quelques scènes furent peut-être inspirées des champs de mort de la Somme, mais Tolkien rejettera l’idée d’une transposition symbolique de son expérience combattante. Reste le sentiment d’une lutte frontale entre le Bien et le Mal qui parcourt son œuvre, une lutte qui oppose le meilleur et le pire de ce que nous sommes.

Dictionnaire Tolkien

Sans contestation possible, Vincent Ferré est le spécialiste français de Tolkien. Agrégé de lettres modernes, ancien lecteur au Trinity College de Cambridge, aujourd’hui professeur de littérature générale et comparée à l’université Paris-Est Créteil, c’est à lui qu’on doit les dernières éditions de Tolkien en France chez Christian Bourgois, éditeur auprès duquel il supervise tout travaux concernant de près ou de loin notre bon papy John Ronald Reuel (tout en dirigeant la collection « Médiévalisme(s) » aux éditions du CNRS, dans laquelle on retrouve le Tolkien et ses légendes de notre collaboratrice Isabelle Pantin évoqué plus haut). Bref, Vincent Ferré et Tolkien, vielle histoire s’il en est, c’est du lourd, du costaud, du très sérieux. Ainsi, quand notre spécialiste s’entoure de soixante-trois collaborateurs (tout de même !) pour nous proposer un dictionnaire encyclopédique de plus d’un kilo (1,2 kg, pour être précis ; j’ai vérifié !) comportant trois cent quarante notices sur pas loin de sept cents pages, le tout représentant plus de deux millions et demi de signes, autant dire qu’on s’attend à avoir du solide. Et force est de constater qu’on n’est pas déçu, loin s’en faut. Tout y passe, en fait, de l’œuvre elle-même (contexte, origine, constitution et constituants), y compris ses rameaux les moins connus et/ou inédits en français, ses sources (Beowulf, qualifié « d’une des plus importantes inspirations de Tolkien », Wagner, ou plutôt l’antiwagnérisme, l’Edda…), continuateurs et enrichisseurs (Alan Lee, John Howe, Peter Jackson et compagnie), sans oublier, de fait, les supports dérivés (cinéma, jeux de rôle, etc.), mais aussi l’auteur lui-même, sa vie, ses proches, femme, enfants et petits-enfants, et bien sûr quantité de mots clés (« sacrifice », « guerre », « religion »…). De là à faire du présent Dictionnaire un incontournable pour tout amateur tolkienien digne de ce nom, il n’y a qu’un pas qu’on s’empressera de franchir sans sourciller. Naturellement, l’esprit chagrin, le Sauron en chacun de nous, en somme, ne manquera pas de relever quelques coquilles agaçantes, surtout au regard de la haute tenue globale du propos (et de ceux qui les tiennent, tous ou presque universitaires, qui jamais (ou quasi) ne versent dans l’abscons), ou encore un manque d’uniformité dans le ton (soixante-trois collaborateurs, rappelons-le) qui rappelle qu’un polissage supplémentaire de l’ensemble n’aurait peut-être pas été de trop. Enfin, bien sûr, l’actualité autour de Tolkien étant ce qu’elle est, certaines entrées mériteraient déjà quelques mises à jour (la traduction de Beowulf par Tolkien est désormais disponible, par exemple). Mais quoi ? Ce Dictionnaire Tolkien, au sein d’un corpus critique pourtant fort chargé, s’impose d’emblée comme imparable, une somme passionnante qui à elle seule, par la richesse de l’œuvre qu’elle expose et décrypte, achèvera de convaincre quiconque de l’importance majeure de son sujet dans le champ littéraire mondial — et au diable la quarantaine d’euros qu’il vous en coûtera, ce livre les vaut, et de beaucoup.

Tolkien, 30 ans après (1973-2003)

Ce recueil d’articles universitaires paru en 2004 présente une sorte d’état de l’art de la recherche sur l’œuvre de Tolkien, trente ans après sa mort. Comme le veut le genre du recueil universitaire, les sujets abordés sont variés, et si des thématiques les relient parfois (la question du mal, l’étude de l’influence de mythes nordiques, le rapport de la littérature au film qui venait alors de sortir), on ne trouvera pas là un livre proposant un propos critique uni et construit. On y évoque des sujets aussi variés que le motif mythique du cycle de l’anneau (Charles Delattre), l’influence sur Arda de structures propres à l’idéologie indo-européenne (Laurent Alibert), les problématiques de traduction des langues inventées de Tolkien (Thomas Honegger), la question foisonnante du statut des textes du corpus tolkienien : les versions éditées sont-elles définitives ? Comment aborder les quatre versions existantes de l’Ainulindalë ? (Michaël Devaux), etc.

Tout n’intéressera pas de manière égale le lecteur, les sujets traités étant plus ou moins faciles d’accès et plus ou moins experts. Suit une sélection « personnelle ».

Les personnes curieuses de l’histoire de l’édition française seront avisées de lire l’interview de Christian Bourgois, qui a publié « Le Seigneur des Anneaux » sans l’avoir lu (mais l’a profondément aimé ensuite), sur le conseil insistant et avisé de Jacques Bergier (que serait l’Imaginaire en France sans Bergier ?), en a payé les droits une bouchée de pain, et a eu un mal fou à faire traduire une œuvre qui a usé tous les traducteurs qu’il avait embauchés. Un touchant portrait d’éditeur, de sa façon de travailler, de ses goûts littéraires. Bourgois aimait voir dans l’œuvre de Tolkien le Moyen Age des préraphaélites, et avoue préférer les personnages au monde.

Vincent Ferré présente une histoire passionnante de la réception de Tolkien en France, entre choix de traductions chaotiques, journalistes paraissant redécouvrir l’auteur à chaque sortie d’ouvrage, adoubement par quelques grandes figures littéraires (Bergier, Gracq — rien que ça — et plus de près de nous Pierre Jourde), avant l’entrée définitive dans la reconnaissance publique (au-delà des nombreux fans) avec l’arrivée du film.

Jean-Philippe Qadri offre une analyse pointue du chapitre V de Bilbo le Hobbit, le fameux concours d’énigmes, en exposant les sources, la logique littéraire et révélant comment ce chapitre a été réécrit par Tolkien entre l’édition de 1937 et celle de 1951 du roman, la publication de la version révisée — celle qui forme la source du récit du « Seigneur des Anneaux » — ayant été décidée de manière unilatérale par l’éditeur, alors que Tolkien hésitait encore !

Paul Airiau, à travers une étude des images employées dans le récit que fait Gandalf de son combat contre le Balrog, commente l’utilisation d’images bibliques (issues de la Genèse, du Livre des Rois, de l’Apocalypse de saint Jean ou de la Première épitre aux Corinthiens), et d’une littérature spirituelle chrétienne (maître Eckart, saint Jean de la croix) autour de la figure de l’escalier sans fin de Durin, qu’il rapproche de l’échelle de Jacob. Mais si Gandalf prend ainsi des traits christiques, il n’est pas le Christ. Tolkien, catholique convaincu, place son œuvre dans un temps préchrétien qui ne peut donc mentionner des éléments de la révélation. Et si Tolkien parle de Dieu, il le fait par le silence, l’absence, la voix passive. Naked, I was sent back.

Guido Semperini s’attaque à une critique classique de l’homme et de l’œuvre : son supposé racisme. Après avoir rappelé les positions humanistes très claires de Tolkien (sa condamnation sans appel de Hitler, puis plus tard du régime de l’apartheid, et surtout sa profonde amertume d’avoir vu la culture nordique « ruinée et pervertie » par les nazis), il établit un distinguo dans les récits tolkieniens entre les dimensions historique et mythologique, les orques appartenant clairement à ce dernier pan. Ils sont le reflet corrompu et souillé des hommes, leur part mauvaise, comme Gollum est en quelque sorte la part mauvaise de Frodon, ressort d’une lutte intérieure devenue personnage par la grâce de la fantasy.

Dans « Frodo et Aragorn, le concept du héros », Verlyn Flieger montre comment le récit du « Seigneur des Anneaux » se déploie entre deux figures : le héros épique (Aragorn) et le « petit homme » des contes (Frodo). Sans toutefois se couler dans les figures imposées de ce type de personnages : la fin des contes de fées (le royaume et le mariage) sont l’apanage d’Aragorn, tandis que la souffrance du héros tragique tombe sur les épaules de Frodo. Au début de son projet, Tolkien avait voulu faire de « Grand Pas » un hobbit, puis un elfe. Ce n’est qu’une fois fixé sur un personnage d’homme, sorte de prince médiéval caché, qu’il a compris que son récit quittait la simple « suite » de Bilbo le Hobbit, pour s’engager dans un projet plus ample.

Anne Besson, enfin, étudie la descendance littéraire de Tolkien, notamment dans le corpus de la fantasy commerciale (chez Hobb, Eddings, Feist, Brooks, Bradley ou dans les romans Donjons & Dragons…). Si de manière évidente certains motifs du monde sont souvent repris (elfes, nains, ents, cavaliers noirs…) de même que des concepts narratifs (la compagnie de personnages), on observe aussi l’envie de composer, à l’instar de Tolkien, une œuvre-monde faisant référence à un corpus historique et légendaire, même si l’intertextualité n’est souvent que fictive (alors que les contes et légendes référencés dans le « Seigneur des Anneaux » existent bel et bien). De même, les cartes imaginaires, inspirées par l’illustre modèle, deviennent des définitions du monde, là où celle du Nord-Ouest de la Terre du Milieu « suggère un au-delà de la fiction ». Les mondes sont systématisés (sept domaines, onze royaumes oubliés…), comme des espaces imaginaires clos. Anne Besson effectue un détour intéressant mais trop bref par le jeu de rôle, et constate une stérilisation du déploiement imaginaire lors du passage du jeu au roman. L’auteur de cette chronique a de bonnes raisons de ne pas être d’accord sur ce point, mais c’est une autre histoire…

Méditations sur la Terre du milieu

Prenez ce que Karen Haber considère comme « les maîtres de la fantasy ». Demandez-leur ce qu’ils pensent de Tolkien et ce que représente son œuvre à leurs yeux : vous voilà avec les Méditations sur la Terre du Milieu. Le principal écueil de ce type de livre-hommage, c’est la dimension répétitive. Pour prestigieux que soient les auteurs ici réunis (on citera pêle-mêle Martin, Pratchett, Anderson, Le Guin, Swanwick, Card ou encore Hobb, auxquels s’ajoutent pour la présente édition une poignée de romanciers français), tous ne se sortent pas avec le même brio de l’exercice imposé et du schéma « j’ai lu Tolkien adolescent, puis relu, et relu encore, et ma vie s’en est trouvée bouleversée »… De fait, et sans surprise, on en apprend ici davantage sur les auteurs sollicités que sur l’objet de leur sollicitation : questionnez n’importe quel écrivain sur l’œuvre d’un collègue, et dans la plupart des cas il vous parlera d’abord de lui. Ce qui ne signifie pas que ce soit toujours sans intérêt, bien entendu. A ce titre, on sortira du lot l’essai d’Ursula Le Guin, qui aborde la rythmique très particulière du style littéraire de Tolkien, George R.R. Martin, qui se fend d’une courte préface limpide synthétisant l’apport tolkienien — « On m’a déjà entendu dire que dans la fantasy contemporaine, le décor devient un personnage en soi. C’est à Tolkien qu’on le doit. » —, ou Harry Turtledove, qui, en bon historien, souligne combien la littérature de fantasy dans son acception moderne est une littérature sinon réactionnaire, en tout cas conservatrice, et combien c’est sans doute à cela qu’elle doit une bonne part de son succès — « [La fantasy] est une ancre dans une mer déchaînée. Parfois, ça peut aussi être une béquille. » Orson Scott Card livre aussi une analyse (un poil péremptoire) des travaux littéraires de Tolkien, revenant sur l’aversion de l’allégorie chez ce dernier et louant la « littérature d’évasion » pour ce qu’elle est (un outil de communion) de manière somme toute convaincante, de même que Terri Windling, qui, égale à elle-même, explore les contes, leurs ressorts, leur cruciale importance, avec un brio aussi personnel que magistral. Au rang des textes plus personnels, justement, on citera enfin la très belle et touchante contribution de Michael Swanwick, qui fait écho au récit de l’auteur figurant au sommaire du présent Bifrost. Cet ouvrage a pour nous, lecteurs francophones, une conséquence inattendue : il nous rappelle combien la fantasy est un monde anglophone, et combien, pour ce monde anglophone, le reste du monde, justement, n’existe pas (excepté pour Windling). Aussi ne peut on que saluer l’initiative de l’éditeur français du présent ouvrage, Stéphane Marsan, des éditions Bragelonne, qui a prolongé l’exercice d’hommage auprès de certains auteurs bien de chez nous (Lœvenbruck, Gaborit, Colin, Genefort et Ange). Las, l’enfer est pavé de bonnes intentions : aucune contribution inoubliable à signaler de ce côté. Pire, lorsqu’on constate que plus aucun de ces auteurs ou presque n’écrit aujourd’hui de fantasy (quand il écrit seulement encore…), voilà qui en dit long sur l’état du genre en France et nous renvoie au caractère décidément anglophone du domaine. Bref…

Nous voilà au final avec un recueil d’articles très disparate, fort joliment illustré par maître John Howe mais souffrant d’un format carré peu pratique. A vous de voir si deux textes formidables (Swanwick et Windling) et une poignée d’autres intéressants (Card, Turtledove, Le Guin) suffisent à vous faire craquer 25 euros. En ce qui me concerne, j’aurais plutôt tendance à passer mon tour…

Sur les terres de Tolkien

Pour une personne ayant découvert « Le Seigneur des Anneaux » avec l’adaptation cinématographique qu’en a fait Peter Jackson, il est difficile d’imaginer la Terre du Milieu autrement que de la manière dont elle lui est apparue pour la première fois à l’écran. Et peut-être encore plus de réaliser qu’il fût une époque où les lecteurs de la trilogie de Tolkien n’avait pas forcément en tête la même chose quand on évoquait l’Argonath, le Balrog ou encore Minas Tirith. C’est dire l’influence que les images nées de l’esprit de John Howe, et réutilisées par Jackson, ont pu avoir. De fait, quand on replonge dans l’histoire originale aujourd’hui, il s’avère pour ainsi dire impossible de s’affranchir des visions des cavaliers noirs, de la Porte de la Moria ou même, en allant chercher dans les petits détails, de lembas (cette nourriture elfique dont une bouchée vous cale pour une journée) qui nous ont été offertes par l’artiste canadien. Certainement parce que personne n’a su aussi bien que lui donner vie aux mots de J.R.R. Tolkien (2).

John Howe, sur les terres de Tolkien nous propose de replonger en Terre du Milieu à l’aide des croquis et des dessins, des peintures et des merveilles de l’illustrateur ayant séjourné un certain temps en Champagne-Ardenne, région qui a publié le superbe ouvrage qui nous occupe à l’occasion d’une exposition des œuvres de l’artiste. Pour une fois, les éditeurs ont compris que face à de telles images, les textes pesaient parfois trop lourd. C’est certainement pourquoi ils n’ont mis que quelques pages d’explications (le plus souvent admiratives) avant de conclure l’ensemble par une courte (auto)biographie (très intéressante, soit dit en passant). La part belle est ainsi laissée au plaisir de regarder et non de lire.

Ainsi, cet album nous permet de retrouver des personnages et lieux devenus maintenant célèbres, mais également de constater les changements effectués par Jackson quant aux visions de Howe — et, pourquoi pas, éventuellement comparer la nôtre à celle de l’artiste, pour peu qu’on soit parvenu à ne pas se laisser « contaminer » par ses productions à la lecture des livres de Tolkien (Howe illustrant par ailleurs la plupart des couvertures des ouvrages de l’auteur de Bilbo, privilège qu’il partage avec l’artiste anglais Alan Lee). Si certains rendus déçoivent un peu quand on constate les traits flous prêtés aux figures humanoïdes, l’ensemble ravi néanmoins l’esprit et l’imagination par la richesse des détails offerts et l’élégance du trait servant si bien l’univers tolkienien. Il est amusant de constater que, parfois, les simples croquis préparatoires sont encore plus fascinants que les peintures qu’ils ont aidé à faire naître.

C’est pourquoi, que l’on soit un expert de la Terre du Milieu ou un simple néophyte attiré par l’art à tendance heroic fantasy, John Howe, sur les terres de Tolkien constitue une excellente lecture, ou plutôt une merveilleuse découverte d’un ailleurs non pas « enchanteur », mais totalement envoûtant. Voici en tout cas un beau complément à l’œuvre de Tolkien.

L'Étoile du matin

Oxford, en 1919. Dans la cité universitaire évoluent quatre personnages, tous blessés d’une façon ou une autre par la guerre qui vient de s’achever, tous à un tournant de leur vie. T. E. « Ned » Lawrence, venu défendre la cause de ses amis arabes aux négociations du traité de Versailles et forcé par son éditeur à se remettre à son manuscrit. C. S. « Jack » Lewis, menant une étrange vie entre l’université et la famille de son meilleur ami disparu ; le poète Robert Graves et John Ronald Reuel Tolkien, ce dernier hanté par les spectres des amis disparus dans les tranchées de la somme.

Dans cet étrange roman de l’auteur italien Wu Ming 4 (pseudonyme de Federico Guglielmi), on entre dans la vie de trois créateurs de mythes et dans celle d’un homme qui en devint un lui-même. Un projet difficile : mettre en scène des personnages réels et raconter la naissance, suite au traumatisme de la Grande Guerre, de certains des mythes de notre époque.

De fait, ce roman très ambitieux est globalement raté : le rapprochement des quatre voix ne crée aucune dynamique romanesque, on a l’impression d’une série d’extraits juxtaposés qui feraient entendre un discours un peu trop subtil pour l’oreille du lecteur, sans jamais trop savoir où nous porte le récit.

Si l’œuvre est imparfaite, elle comporte toutefois de beaux morceaux : l’évocation du monde universitaire anglais des années 1920 avec ses règles rigides et ses révoltes à venir. Les doutes, la personnalité ambiguë et la mise en scène par lui-même (et par un journaliste américain) de la légende de celui qu’on appelle déjà Lawrence d’Arabie. La vie de famille singulière de ce futur grand moraliste de Jack Lewis, qui entre dans le foyer et dans le lit de la mère de son ami disparu, ou bien les choix entre poésie, vie de famille, université et épicerie du futur mythographe, Robert Graves.

Pour se concentrer sur Tolkien, le jeune homme mis en scène par le roman (il a 28 ans) est un beau personnage, hanté par l’indicible douleur de la guerre et de la perte, comprenant que c’est dans le travail de ses poèmes écrits à l’hôpital après sa blessure (« La Chute de Gondolin ») que se trouvera le salut de son esprit. Wu Ming 4 propose là une belle figure de créateur en devenir, qui se croit obligé de choisir entre son travail universitaire « sérieux » pour subvenir à la vie de sa famille, et une œuvre dont il pense qu’il n’y a rien à espérer, un jeune homme amoureux et aimé de son épouse Edith, savourant le plaisir des promenades dans le paysage campagnard de l’Oxforshire, et triste à mourir de devoir partir enseigner dans la grise ville de Leeds.

L’auteur semble s’être abondamment documenté sur ses personnages et leur cadre de vie. Pourquoi ne pas nous avoir livré quatre essais biographiques ? Qu’apporte ici la fiction ? Je n’ai pas su le distinguer, et c’est là mon plus grand regret concernant ce livre plutôt bien écrit, attachant, mais qui m’a laissé au bord du chemin.

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