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Le Mystère du hareng saur

Sixième tome de la brillante série « Thursday Next » de Jasper Fforde, Le Mystère du hareng saur nous propose une nouvelle virée dans le Monde des Livres, cette fois concrétisé géographiquement sous la forme d’un archipel en terre creuse suite à la Refonte, en compagnie de l’inégalable Thursday Next.

Ou presque… Le problème, en effet, c’est que, ainsi que le titre original l’annonce d’emblée [One of Our Thursdays is Missing], la fameuse héroïne et enquêtrice de la Jurifiction a disparu. Bien évidemment, au moment où tout le monde a besoin d’elle… Aussi notre narratrice sera-t-elle la Thursday Next de fiction, version édulcorée vaguement baba-cool de l’originale, à sa demande : elle voulait que la série comporte moins de sexe et de violence. Mais, du coup, elle a perdu des lecteurs… Ce qui laisse du temps libre à la Thursday Next de fiction, entre deux interprétations peu enthousiastes des cinq volumes de la série (généralement épuisés), et lui permet ainsi de jouer à son tour à l’investigatrice. Mais elle est loin d’être aussi compétente que son modèle, et c’est sans doute pour cette raison qu’on lui confie une enquête sur le crash d’un livre inconnu, dont on a retrouvé des éléments épars un peu partout (y compris, chose horrible, dans le Complotisme). Reste que ce n’est pas pour autant la dernière des buses, et elle subodore à juste titre qu’il y a quelque chose de bien plus grave là-dessous, quelque chose qui pourrait bien avoir un rapport avec la disparition de la véritable Thursday Next, supposée participer dans quelques jours à des pourparlers de paix dans l’épineuse affaire opposant le Roman Grivois et son leader Speedy Cagoule, à ses voisins de la Littérature Féminine et du Dogme… Point de départ d’une odyssée farfelue dans le pittoresque Monde des Livres, avec même un détour par le monde réel (pour le principe).

Pas de doute : même si l’auteur de la série est régulièrement qualifié de « nègre », nous sommes bien en présence d’un roman de Jasper Fforde, et son ton inimitable fait bientôt les délices du lecteur (malgré quelques gags lourdingues et jeux de mots laids qui ne ressortent pas très bien à la traduction et peuvent laisser perplexe, voire inquiet, dans un premier temps). Le Mystère du Hareng saur est (presque) toujours remarquablement drôle, bourré à en déborder d’allusions et références réjouissantes, et tellement riche en bonnes idées inattendues qu’il en devient vertigineux. La Refonte a ainsi eu des effets très bénéfiques, et c’est avec un plaisir intact que l’on arpente cette fois l’île de la Fiction (carte en début de roman, à elle seule déjà riche en gags). L’astuce est toujours de la partie, que ce soit dans la trame complexe de thriller politico-psychologique qui sous-tend le roman, ou dans les considérations sur les livres en général et sur la série « Thursday Next » en particulier (l’auteur s’amusant beaucoup tout en jetant une sorte de regard nostalgique sur sa création). Si le roman prend son temps pour déployer pleinement son intrigue, les idées géniales filent par contre à la vitesse de l’absurde, pour notre plus grand bonheur (et nos plus grandes migraines à l’occasion). Et, osons le dire : un livre dans lequel un taxi tombe inopinément dans un champ de mimes est nécessairement bon.

Mais est-il à la hauteur de ses illustres prédécesseurs ? Peut-être pas… Si Le Mystère du Hareng saur se lit avec beaucoup de plaisir, et si l’on est toujours aussi béat d’admiration devant certaines trouvailles de Jasper Fforde, le fait est que l’ombre de L’Affaire Jane Eyre et de ses suites plane sur cet ultime volet. Or l’auteur avait placé la barre très haut, ce n’est rien de le dire, et ici, parfois, il rate son envol… L’intrigue, pour être astucieuse, est ainsi plus ou moins palpitante, et on a tôt fait, à vrai dire, de la considérer comme un accessoire pour se concentrer sur les aspects les plus brillants du roman : cette inventivité constante et foisonnante. On se désintéresserait presque du sort de la véritable Thursday Next, on ne prête qu’une attention distraite à l’affaire du Roman Grivois… Aussi le livre peut-il avoir un certain aspect décousu, consistant plus en une folle suite de gags sans queue ni tête qu’en un authentique récit bien organisé du début à la fin. Cette anarchie, quoique très réjouissante, assurément, peut aussi décevoir un tantinet pour qui s’était attendu à quelque chose d’aussi proche de la perfection que les précédents volumes.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : si cet ultime roman est un peu faiblard sur l’échelle des « Thursday Next », il n’en reste pas moins tout à fait réjouissant, et sans aucun doute largement au-dessus du lot. On n’en fera pas une lecture aussi indispensable que L’Affaire Jane Eyre et ses séquelles, mais les amateurs de la série devraient néanmoins s’y retrouver dans l’ensemble, ne serait-ce que pour se plonger à nouveau dans ce tourbillon d’idées géniales mettant en abîme la littérature en général et la fiction en particulier. Autant dire que la concurrence est inexistante…

Imaro, l'intégrale

Les éditions Mnémos ont eu l’excellente idée de rassembler pour la première fois — après un parcours éditorial complexe — en un fort beau volume les quatre livres (deux fix-up et deux « vrais » romans, formant ensemble une saga complète) consacrés par Charles Saunders à son personnage d’Imaro. Un fort beau volume, oui, indéniablement ; mais très dense, le texte étant fortement tassé, ce qui peut faire un peu souffrir les yeux… On n’enverra cependant pas la facture des soins ophtalmo aux éditions Mnémos, car la lecture de cette intégrale, malgré ce tout petit souci technique, s’avère un régal de bout en bout. Autant le dire de suite, en effet : Imaro est un superbe personnage, probablement le seul digne successeur du Conan de Robert E. Howard (influence primordiale dont l’auteur ne se cache certes pas), avec le Kane de Karl Edward Wagner.

Imaro est à bien des égards un produit de son temps, un héritier des mouvements pour les droits civiques afro-américains et probablement plus encore des Black Panthers. Mais il n’a rien perdu de sa force aujourd’hui. « Conçu pour être le Noir qui botte le cul de Tarzan », le héros de Charles Saunders témoigne d’une entreprise colérique visant à « décoloniser » la fantasy systématiquement blanche. Pour ce faire, l’auteur, dans la droite lignée de Robert E. Howard et de son Age Hyborien, a créé « son » Afrique, imaginaire mais truffée de références transparentes, le Nyumbani. Un cadre magnifiquement détaillé, propice aux aventures épiques, que va arpenter de long en large le colosse Imaro, de son Tamburure natal au Naama qui verra sa quête s’achever.

Imaro est le « fils d’aucun père ». Sa mère est contrainte de l’abandonner à sa tribu des Ilyassai alors qu’il n’a que cinq pluies. Mais elle laisse un guerrier derrière elle… Une épée qui devra être forgée dans la douleur. L’apprentissage est rude, auprès des Ilyassai qui le rejettent comme un bâtard. Mais cela endurcit le caractère d’Imaro, qui grandit sous les quolibets et le mépris pour devenir un géant au destin le dépassant amplement. Car Imaro, à bien des égards, est un « élu » ; et il quittera bientôt les Ilyassai, qui ne l’ont jamais accepté, pour parcourir le Nyumbani à la recherche de son identité et partout combattre les sorciers du Naama à la botte des terribles Mashataan.

Si c’est bien dans la lignée d’Howard que se situent ses premières aventures, sous forme de nouvelles très efficaces et débordant d’action, sa quête prendra sur le tard des accents que l’on pourrait juger tolkiéniens… Mais avec toujours ce même souffle épique qui emporte le lecteur ravi, et ce rythme frénétique qui n’avait sans doute pas trouvé d’égal depuis les meilleurs récits de Conan. Et il faut encore y ajouter un sens du détail anthropologique (qui a son revers, dans un « glossaire » fort complexe se traduisant dans le texte par une abondance d’italiques) absolument fascinant, dans la lignée des meilleurs récits de Jack Vance et d’Ursula Le Guin.

L’action est le maître-mot d’ « Imaro ». Les combats les plus violents ponctuent le récit avec la régularité d’une horloge. Pourtant, le lecteur ne se lasse pas, et continue de se passionner pour les exploits sans cesse plus fous du colosse noir ; qu’il affronte des animaux, des hommes ou des monstres très howardiens (et donc passablement lovecraftiens), Imaro multiplie les prouesses, tel le héros plus grand que nature qu’il est par définition. Toutefois, si les cultures africaines et afro-américaines sont le berceau du héros de Charles Saunders, on pourra légitimement lui trouver aussi une certaine dimension christique (si ce n’est qu’il n’est pas vraiment du genre à tendre l’autre joue…), voire des accents grecs tant son parcours relève de l’épopée tragique. Imaro est en effet destiné à connaître la souffrance à chaque étape de sa vie, et sa quête d’identité et de liberté s’avère semée d’embûches. Personnage aussi fort que poignant, il se révèle bien plus complexe qu’une simple montagne de muscles massacrant à tour de bras.

L’originalité, en dehors de ce superbe cadre « africain », n’est probablement pas la principale qualité d’ « Imaro ». Mais peu importe : il s’agit là d’une fantasy haut de gamme, d’un divertissement de choix qui écrase la pseudo-concurrence. De quoi fournir des heures d’évasion exotique. Un régal qui vaut bien toutes les louanges.

Histoire Zéro

Il est bien loin, le temps de la trilogie de « Neuromancien » ; William Gibson s’était déjà rapproché de notre époque avec sa trilogie suivante, dite du « Pont », et ses romans ultérieurs ne font que confirmer cette évolution, en s’attardant sur notre époque pour en analyser les tenants et aboutissants sans plus guère utiliser de prétexte SF. En dehors de quelques éléments sur le tard, Histoire zéro ne relève en effet pas vraiment de la science-fiction (pas au sens strict, du moins), mais il continue cependant d’interroger le monde selon une grille de lecture bel et bien héritée du cyberpunk. Ce qui, disons-le, est à la fois passionnant et un brin frustrant pour qui a découvert l’auteur avec ses premiers romans. Il est en tout cas certain que ce n’est pas avec Histoire zéro, qui vient clore une nouvelle trilogie entamée avec Identification des schémas, et poursuivie avec Code source, que l’on pourra apprécier au mieux la production SF de l’auteur… même si, comme le dit une critique reprise en quatrième de couverture, Gibson donne ici « à lire le présent comme si c’était le futur ». Une évolution certes pas innocente, et qui a pu lancer des pistes de recherches intéressantes dans les deux précédents romans, consacrés aux marques et aux sous-cultures, mais Histoire zéro, en poursuivant sur cette problématique, pousse le bouchon très loin… et sans doute trop. Jusqu’à l’absurde, en fait, en prenant pour sujet-prétexte (un McGuffin, assurément) ce que l’on peut concevoir de plus superficiel au monde : la mode.

Le roman alterne entre les points de vue de l’ancienne chanteuse de rock Hollis Henry et du paumé ex-camé Milgrim, deux des « héros » de Code source. Ils sont à nouveau amenés à travailler pour le curieux magnat Hubertus Bigend, qui a foi en leurs capacités respectives. Ainsi les lance-t-il sur les traces d’une mystérieuse marque (ou anti-marque ?) de jeans, appelée les Chiens de Gabriel, avec potentiellement de juteux marchés militaires à la clé. Ce qui fait l’originalité des Chiens, en effet, outre leur finition impeccable, c’est l’absence quasi totale de communication les concernant ; ils n’ont pas pignon sur rue, et personne ou presque ne sait de qui il s’agit (même si le lecteur se fait rapidement sa petite idée…) : « une ligne de vêtements connue pour ne pas être célèbre »… Nos deux investigateurs se lancent de fait dans la plus futile des quêtes, dans un milieu brillant par sa vacuité. L’histoire, dès lors ? Eh bien, il n’y en a pas vraiment, comme le titre le laisse assez entendre… Il s’agit bien d’une Histoire zéro. Ce qui, en soi, ne pose pas vraiment problème, n’en déplaise à certains critiques amateurs de bon (mauvais) mots ; à vrai dire, il y a même quelque chose de fascinant dans cette étude approfondie du néant…

Mais on ne se fera pas d’illusions pour autant, même dans un monde où tout est factice : Histoire zéro, avec tout son potentiel, est un roman raté. Gibson pousse en effet le vice très loin, et si son roman n’est pas totalement exempt de qualités — il est à coup sûr bien pensé, et les personnages d’Hollis et (surtout) de Milgrim sont bien campés et plutôt attachants —, il n’en reste pas moins qu’on s’y ennuie profondément. Il a même quelque chose d’un pensum… notamment du fait de sa longueur indubitablement excessive. Avec cette thématique, William Gibson tenait probablement le matériau d’une très bonne nouvelle ou novella ; en l’étirant artificiellement sur 550 pages, il met trop en lumière son dispositif, son propos, et lasse bien vite. La forme ne rattrapant pas le fond — Gibson n’a jamais vraiment eu de chance avec ses traducteurs —, ne subsiste plus de cette Histoire zéro qu’un profond ennui. Faux roman de science-fiction empruntant l’allure et les méthodes d’un faux thriller, ce dernier roman de William Gibson se révèle ainsi une triste déception, un livre qui, malgré une intelligence indéniable, laisse le lecteur, au mieux, parfaitement froid et indifférent.

Harmonie

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Harmonie, par la force des choses dernier roman de l’auteur qui se faisait appeler Project Itoh, a été couronné de multiples prix au Japon, et a aussi obtenu le Prix spécial du Jury aux Philip K. Dick Awards 2010. Et autant le dire de suite, c’était bien légitime. On s’étonnera d’autant plus qu’il n’ait pas encore rencontré davantage d’écho en France, alors que c’est à n’en pas douter une des publications les plus alléchantes d’ « Eclipse », éditeur depuis peu devenu collection dans le giron de Panini.

Nous sommes dans la seconde moitié du XXIe siècle. Après les terribles affrontements du Maelström, qui ont bien failli conduire l’humanité à l’extinction, s’est mise en place une étonnante utopie sous la houlette des admédistrations, aidées par les progrès de la recherche médicale et de la nanotechnologie. La vie humaine est désormais placée au centre des préoccupations, considérée comme un bien de la société. Les WatchMe implantés en tout un chacun, et les conseils médicaux qui vont de pair, assurent l’existence prolongée d’une humanité sans excès de graisse (ni déficit, d’ailleurs), sans maladies, du rhume au cancer, sans vices non plus (l’alcool et le tabac ont été violemment condamnés, et la caféine est sur le point d’y passer). Un cauchemar blanc, aseptisé, d’une froideur clinique, où la compassion et la bienveillance étouffent. Le « vivisme », cet avatar moderne d’hygiénisme nazillon mêlé de bien-pensance, en plaçant la vie au premier plan, a créé une société invivable.

<souvenir>

Quand Tuan Kirie était adolescente, elle avait pour meilleures amies, outre l’effacée Cian, l’intrigante et suprêmement intelligente Miach Mihie. Celle-ci s’était lancée dans une guerre impitoyable contre le vivisme, qui a débouché sur la tentative de suicide conjointe des trois jeunes filles. Seule Miach y est passée.

</souvenir>

Maintenant, Tuan travaille pour l’Hélix, une branche de l’OMS… qui sème la guerre à force de bonnes intentions. Mais Tuan n’écume pas les champs de bataille par compassion : ce qui l’intéresse, c’est l’alcool et le tabac. Contrainte cependant de rentrer au Japon du fait de ses entorses à la moralité publique, elle assiste bientôt au suicide de son amie d’enfance Cian. Mais Cian n’est pas la seule à être enfin passée à l’acte : au même moment, partout dans le monde, ce sont plus de six mille personnes qui ont tenté de se donner la mort, et près de la moitié y sont parvenues.

Malgré son implication personnelle — ou justement, pour cette raison —, Tuan enquête. Car ce suicide collectif inattendu, atteinte suprême aux objectifs des admédistrations, semble bien être l’œuvre d’une faction terroriste… Et notre héroïne va ainsi découvrir les dessous de la société viviste.

<déclaration>

Harmonie est un roman brillant.

</déclaration>

Project Itoh nous dépeint ici une société terriblement crédible, et d’une horreur impressionnante sous ses façades de bienveillance et de santé. Le cauchemar blanc du vivisme ne manque pas de nous renvoyer à certaines dérives contemporaines, et c’est bien l’évolution de notre société qui est ici questionnée ; la société occidentale comme la société japonaise, d’ailleurs : à cet égard, on ne peut s’empêcher de penser par moments, notamment dans les premières pages du roman, vibrantes de colère et d’absurdité, à certaines œuvres nippones telles que Les Bébés de la consigne automatique ou Battle Royale, pour rester dans le genre. Mais Project Itoh ne se contente pas d’attaquer les fondations et de démolir (même s’il fait cela très bien) ; en allant jusqu’au bout de la logique viviste, c’est, au-delà de la société, l’homme qui est finalement interrogé, d’une manière très subtile bien que radicalement matérialiste — Greg Egan n’est pas loin (on pense à la superbe nouvelle « Des raisons d’être heureux », dans Radieux), notamment dans la fascinante conclusion.

Pour autant, Harmonie n’est pas sans défauts.

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<i: La plume est franchement médiocre, les deux niveaux de traduction (japonais, puis anglais, puis français) n'ayant sans doute rien arrangé.>

<i: L'intrigue de techno-thriller est parfois un peu lourde.>

<i: Les souvenirs impliquant Miach sont d'ailleurs plus intéressants que la trame principale.>

</liste>

Mais cela n’enlève rien à l’essentiel : roman riche et indéniablement intelligent, Harmonie emporte sans peine l’adhésion. Aussi peut-on fermer les yeux sur ces quelques menues faiblesses, et reconnaître en l’ultime roman de Project Itoh un remarquable livre de science-fiction, à même de faire réfléchir le lecteur sans pontifier pour autant. C’est une denrée assez rare en ce moment ; on aurait d’autant plus tort de s’en priver.

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Le sang que l'on verse

« Mon nom est Etréham, je vais avoir dix-neuf ans et je suis le meilleur guerrier de tout l’empire pryaméen. J’ai appris seul à combattre et tuer. Ce talent mortel, mon art, coule en moi tel un feu enivrant. »

À l’issue d’une bataille qui a viré au carnage et a coûté la vie à son meilleur ami, lâchement assassiné, Etréham s’effondre, ivre de fatigue. À son réveil, il fait la connaissance de l’intrigante et divine Asa. Elle lui propose le plus grand des défis, un ultime combat : tuer son père Mérydès, le plus puissant des dieux, qui est allé jusqu’à s’autoproclamer Dieu Unique. Débute alors la quête funeste d’Etréham…

Le Sang que l’on verse est le premier roman de Yann de Saint-Rat (un pseudo ?), trentenaire dont on ne sait pas grand-chose, outre le fait qu’il aime les mangas, les comics, le cinéma et les jeux vidéo. Un roman certes bien construit, mais qui met longtemps à se mettre en marche, souffre de lourdeurs et de trop nombreuses répétitions.

Si l’auteur connaît bien les codes de la fantasy, il ne les réinvente jamais. Ce qui n’empêche pas l’intrigue, de prime abord cousue de fil blanc (quête, initiation, mentor, combat, opposition bien/mal...), de se développer par la suite de manière assez inattendue ; les dernières pages, apocalyptiques, s’avèrent même assez surprenantes.

Etréham évoque, comme il se doit, les héros de David Gemmell ou les 300 Spartiates de Zack Snyder. Les combats sont titanesques, tout en démesure ; les amateurs en auront pour leur argent. Cependant, le héros pâtit d’un défaut majeur : pion manipulé et ballotté par des forces qui le dépassent, il aurait mérité d’être moins naïf, davantage fouillé et beaucoup plus charismatique. En l’état, il souffre de la comparaison avec les autres personnages : la sauvage et arrogante Eyll, l’ambigu Mésume et la manipulatrice Asa.

Au final, bien que non exempt de défauts, Le Sang que l’on verse est un roman agréable doté de quelques bonnes idées. On saluera donc le travail de Mnémos, qui continue de nous faire découvrir de nouveaux auteurs, ce qui n’est pas si évident en ces temps crispés, et si celui-ci n’a pas le panache d’un Jean-Philippe Jaworski, on ne manquera pas de jeter un coup d’œil à son prochain récit…

L'Évangile cannibale

Auteur d’une vingtaine de romans dans de nombreux registres de l’Imaginaire, Fabien Clavel s’attaque ici à la figure, décidément très à la mode, du zombie.

« Bouffer ou être bouffé, c’est notre seul moyen de survivre. Ceci est mon témoignage. »

Matt Cirois, quatre-vingt-dix ans et pas franchement bien portant, coule ses derniers jours « heureux » dans la maison de retraite des Mûriers. Son activité favorite ? Cracher sur les aides-soignantes, se faire détester et haïr les autres. Jusqu’au jour où la doyenne du mouroir fait un rêve : l’apocalypse est pour bientôt ; il faut s’y préparer. Après une réclusion de quarante jours, Matt et quelques autres pensionnaires retrouvent le monde réel. Paris est dévasté et hanté par des zombies. Maintenant, il va falloir survivre…

Romancier chevronné, on l’a dit, Fabien Clavel livre ici un court roman maîtrisé au rythme endiablé rempli de références cinématographiques : les créatures évoquent celles de Romero, le Paris dévasté rappelle le Londres de 28 Jours plus tard, et de nombreux passages humoristiques évoquent Welcome to Zombieland (souvenez-vous de Bill Murray…). L’écriture est ciselée avec toujours le mot juste. Le ton, plein d’humour (noir), fait souvent rire (jaune), mais il est aussi cru et acerbe. S’ajoute une réelle mise en abyme, quand les protagonistes évoquent les films de Romero et la culture zombie. Enfin, le roman est porté par une galerie de personnages hauts en couleur. Entre le vieux facho sur le retour, celui qui ne parle qu’en chansons (toujours appropriées) et le narrateur manipulateur et paranoïaque, on a le droit à des « z-héros » très attachants.

Un petit bémol, toutefois (mais qui ne gêne en rien la lecture) : on a du mal à croire à ces vieux médicalement assistés, en fin de vie, qui s’en sortent sans trop de difficulté.

Roman bien plus fin qu’il n’y paraît, L’Evangile cannibale juxtapose avec à propos des zombies incarnant la décadence corporelle poussée à l’extrême et de vieux grabataires. L’auteur décrit dans sa première partie l’effrayant quotidien d’une maison de retraite et pointe du doigt la façon dont notre société gère la vieillesse et l’isolement des personnes âgées. Plus loin, c’est la société de consommation qui en prend plein les dents. À quoi bon voler des écrans plats au cours d’une invasion zombie ?

Bref, voici un petit OLNI à ne pas rater, un joli coup de cœur pour bien démarrer l’année.

Émile Delcroix et l'ombre sur Paris

D’abord disponible uniquement en version numérique en 2011 chez Walrus, le roman de Jacques Fuentealba, spécialiste de la micronouvelle, connaît désormais une nouvelle vie dans une édition papier (les livres publiés par Céléphaïs n’étant pas ou peu diffusés, on tentera sa chance chez les vendeurs en ligne ou directement sur le site de l’éditeur. [NDRC]) : l’occasion de redécouvrir un texte aussi original qu’attachant, qui, malgré quelques coquilles et maladresses, mérite le détour.

En 1863, Roland Delcroix, seize ans, étudiant prometteur de la parisienne Académie des Beaux-Arsestranges, espère pouvoir un jour capturer sa Muse et conquérir définitivement le cœur de Floriane, une Actrice aux cheveux verts. Malheureusement, on lui vole la première et il semble condamner à perdre la seconde… À lui de reconquérir les deux, entre course-poursuite sur les toits de la capitale, visite à la Cour Chtonienne et révélations de sombres complots !

Nous sommes en plein XIXe siècle et le rythme trépidant du roman populaire — fait de péripéties, coïncidences et rencontres providentielles — est de mise. Loin de chercher des modèles anglo-saxons, à base de vapeur et de corsets, le Paris steampunk de Jacques Fuentealba attire tous les regards. Ce n’est pas un steampunk de science-fiction, mais un steampunk magique, proche de la fantaisie urbaine, où le merveilleux ne ferait pas irruption dans notre monde mais en serait l’âme et le corps. Le tout vient d’une idée aussi simple qu’ingénieuse : la magie existe. Au sens propre, elle est vivante. La Fée verte, l’Inspiration, la Muse sont des métaphores incarnées que certains peuvent apprivoiser. Le danger plane littéralement au-dessus de Paris. La magie devient alors non pas un pouvoir, mais une capacité, faite de l’utilisation de couleurs, de craie et de Talent. Cette magie est l’apanage des Artistes, qu’ils soient Peintres, Acteurs, Sculpteurs ou Musiciens. Et son usage doit être compris et maîtrisé, parce qu’elle peut bien évidemment devenir dangereuse dans de mauvaises mains. Ajoutez à l’ensemble diverses créatures, allant du golem au vampire, et vous obtenez un Paris alternatif assez plaisant à visiter.

Le principal défaut que l’on pourrait trouver au roman est celui commun à ces textes qui reposent sur un univers aussi fort qu’original. Le lecteur s’y plaît, est tour à tour fasciné, intrigué et amusé, mais se tient toujours un peu en retrait par rapport aux personnages. Les malheurs d’Emile semblent ainsi moins intéressants que la description des cours sur la Mort dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne (avec un lointain écho de la vie à Poudlard), ou la description onirique d’une représentation au Théâtre de l’Odéon… c’est peut-être pour cela que l’auteur retarde le démarrage de l’intrigue, laissant à son Paris uchronique tout l’espace nécessaire pour se déployer, autant dans sa vie nocturne que dans les sombres et inquiétants labyrinthes tapis sous le cimetière du Père-Lachaise. Retard largement compensé par la suite, avec une action qui ne cesse quasiment plus une fois le décor planté.

Kadath, le guide de la cité inconnue

Se réapproprier l'univers d'un auteur n'est déjà pas un exercice facile à la base, mais quand cela demande de faire vivre un monde onirique qui se forme avec ses visiteurs, il y aurait de quoi faire peur à n'importe qui. Ou, au contraire, de quoi nourrir les idées les plus folles et de s'offrir un terrain de jeu aux possibilités infinies et grisantes. C'est certainement ce qui a donné envie à David Camus, Mélanie Fazi, Raphaël Granier de Cassagnac, Laurent Poujois et Nicolas Fructus de reprendre l'exploration des contrées de Kadath, cette Cité que l'on ne peut visiter qu'en rêvant.

S'inspirant de « The Dream-Quest of Un-known Kadath » (c'est-à-dire, d'« À la recher-che de Kadath », dans Démons et merveilles paru chez 10/18 et publié également sous le titre de « La Quête onirique de Kadath l'inconnue » en tant qu'histoire indépendante chez J'ai Lu, ou encore dans le recueil Les Contrées du rêve, dans une nouvelle traduction, chez Mnémos), ce Guide de la Cité Inconnue n'a pas pour projet d'écrire « à la manière de », afin de continuer à faire vivre Kadath, mais bien de revisiter ce mythe à travers divers récits agrémentés de nombreuses illustrations et cartes qui nous donneront l'illusion d'une réalité presque tangible.

Ainsi, vous trouverez dans ce guide les récits de quatre rêveurs : « Le Témoignage de l'Innommé », l'Innommé en question étant celui qui nous propose ce livre au départ ; « L'Inédit de Carter », mettant en scène un personnage nommé HPL, dont l'identité ne fera mystère pour personne ; « L'Evangile selon Aliénor », qui nous raconte l'histoire d'une religieuse courageuse ayant vécu l'impensable ; et « Le Kitab du Saigneur », qui nous fait redécouvrir un personnage ancien que les familiers de Lovecraft reconnaîtront bien vite. Ne nous leurrons pas : pris individuellement, ces quatre récits n'auraient pas forcément été considérés comme convaincants. Mais entremêlés comme ils le sont ici, abordant des thématiques croisées s'amplifiant et se dessinant plus précisément au contact les uns des autres, ils finissent par séduire et même, emporter le lecteur.

Il ne faut cependant pas oublier de mentionner un cinquième rêveur, Nicolas Fructus, qui offre à ces récits un écrin à la fois sombre et délicat leur permettant de réellement nous transporter en ces contrées oniriques et inconnues. L'illustrateur a saupoudré ces histoires d'une magie qui fait tenir le tout et qui permet à Kadath de prendre vie. C'est d'ailleurs dommage que l'on soit quelques fois tirés de l'illusion du « guide illustré au charme suranné » par quelques pixels indésirables un peu trop marqués. Un peu plus de précision dans la reproduction des illustrations aurait été appréciée. Mais c'est là pinailler, sans doute, quand le résultat global reste plus que satisfaisant.

Une question se pose alors : l'objet est beau et arrive à convaincre, mais à qui s'adresse-t-il ? On pourrait le croire de prime abord fait pour le fanatique de Lovecraft qui sera invité à explorer plus en profondeur des terres qu'il connaissait déjà, quitte à pouvoir exploiter ce matériel à loisir dans des jeux de rôles favorisés par quelques éléments glissés ici et là au sein du guide. Et pourtant, le tout n'est pas inaccessible au néophyte. Au contraire, les auteurs-rêveurs ont eu la délicatesse de situer, l'air de rien, leurs référen-ces aux écrits lovecraftiens, permettant ainsi aux curieux de savoir de quel côté creuser pour découvrir le monde derrière l'allusion faite à l'un de ses éléments. Cette volonté d'inclure tous les lecteurs dans cette expérience est des plus appréciables.

Kadath : le Guide de la Cité Inconnue constitue donc aussi bien un bon moyen de découvrir l'univers de Lovecraft sans être dépassé par son style plutôt singulier, qu'un complément appréciable pour les amateurs qui pourront poursuivre leur expérience lovecraftienne dans les méandres kadathiens tels que proposés par cinq rêveurs les invitant à se joindre à eux.

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