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Kadath, le guide de la cité inconnue

Se réapproprier l'univers d'un auteur n'est déjà pas un exercice facile à la base, mais quand cela demande de faire vivre un monde onirique qui se forme avec ses visiteurs, il y aurait de quoi faire peur à n'importe qui. Ou, au contraire, de quoi nourrir les idées les plus folles et de s'offrir un terrain de jeu aux possibilités infinies et grisantes. C'est certainement ce qui a donné envie à David Camus, Mélanie Fazi, Raphaël Granier de Cassagnac, Laurent Poujois et Nicolas Fructus de reprendre l'exploration des contrées de Kadath, cette Cité que l'on ne peut visiter qu'en rêvant.

S'inspirant de « The Dream-Quest of Un-known Kadath » (c'est-à-dire, d'« À la recher-che de Kadath », dans Démons et merveilles paru chez 10/18 et publié également sous le titre de « La Quête onirique de Kadath l'inconnue » en tant qu'histoire indépendante chez J'ai Lu, ou encore dans le recueil Les Contrées du rêve, dans une nouvelle traduction, chez Mnémos), ce Guide de la Cité Inconnue n'a pas pour projet d'écrire « à la manière de », afin de continuer à faire vivre Kadath, mais bien de revisiter ce mythe à travers divers récits agrémentés de nombreuses illustrations et cartes qui nous donneront l'illusion d'une réalité presque tangible.

Ainsi, vous trouverez dans ce guide les récits de quatre rêveurs : « Le Témoignage de l'Innommé », l'Innommé en question étant celui qui nous propose ce livre au départ ; « L'Inédit de Carter », mettant en scène un personnage nommé HPL, dont l'identité ne fera mystère pour personne ; « L'Evangile selon Aliénor », qui nous raconte l'histoire d'une religieuse courageuse ayant vécu l'impensable ; et « Le Kitab du Saigneur », qui nous fait redécouvrir un personnage ancien que les familiers de Lovecraft reconnaîtront bien vite. Ne nous leurrons pas : pris individuellement, ces quatre récits n'auraient pas forcément été considérés comme convaincants. Mais entremêlés comme ils le sont ici, abordant des thématiques croisées s'amplifiant et se dessinant plus précisément au contact les uns des autres, ils finissent par séduire et même, emporter le lecteur.

Il ne faut cependant pas oublier de mentionner un cinquième rêveur, Nicolas Fructus, qui offre à ces récits un écrin à la fois sombre et délicat leur permettant de réellement nous transporter en ces contrées oniriques et inconnues. L'illustrateur a saupoudré ces histoires d'une magie qui fait tenir le tout et qui permet à Kadath de prendre vie. C'est d'ailleurs dommage que l'on soit quelques fois tirés de l'illusion du « guide illustré au charme suranné » par quelques pixels indésirables un peu trop marqués. Un peu plus de précision dans la reproduction des illustrations aurait été appréciée. Mais c'est là pinailler, sans doute, quand le résultat global reste plus que satisfaisant.

Une question se pose alors : l'objet est beau et arrive à convaincre, mais à qui s'adresse-t-il ? On pourrait le croire de prime abord fait pour le fanatique de Lovecraft qui sera invité à explorer plus en profondeur des terres qu'il connaissait déjà, quitte à pouvoir exploiter ce matériel à loisir dans des jeux de rôles favorisés par quelques éléments glissés ici et là au sein du guide. Et pourtant, le tout n'est pas inaccessible au néophyte. Au contraire, les auteurs-rêveurs ont eu la délicatesse de situer, l'air de rien, leurs référen-ces aux écrits lovecraftiens, permettant ainsi aux curieux de savoir de quel côté creuser pour découvrir le monde derrière l'allusion faite à l'un de ses éléments. Cette volonté d'inclure tous les lecteurs dans cette expérience est des plus appréciables.

Kadath : le Guide de la Cité Inconnue constitue donc aussi bien un bon moyen de découvrir l'univers de Lovecraft sans être dépassé par son style plutôt singulier, qu'un complément appréciable pour les amateurs qui pourront poursuivre leur expérience lovecraftienne dans les méandres kadathiens tels que proposés par cinq rêveurs les invitant à se joindre à eux.

H.P.L. (1890-1991)

« Howard Phillips Lovecraft vient de mourir à l’âge de cent un ans. »

Dans un autre plan d’existence, Howard Phillips Lovecraft n’est pas décédé d’un cancer de l’intestin à 47 ans, mais a donc vécu jusqu’à l’âge canonique de 101 ans. Roland C. Wagner s’en fait le biographe dans cette nouvelle, un charmant exercice de style plein de sympathie envers le « reclus de Providence ». Si le début de H.P.L. (1890-1991) respecte scrupuleusement la vie véritable de Lovecraft, la seconde moitié offre à ce dernier une biographie de rêve, où le créateur de Cthulhu devient un auteur reconnu et respecté, qui s’éloigne de l’horreur et du fantastique pour virer vers la SF, et qui délaisse ses opinions racistes pour adopter de vraies convictions de gauchiste. On le voit ainsi traverser un demi-siècle d’histoire de la SF américaine, publiant chez John W. Campbell, croisant le fer avec Heinlein, en prise avec le maccarthysme, adoubant Philip K. Dick, rencontrant un groupe de rock psychédélique… sans oublier un petit tacle à destination d’August Derleth.

Aussi sympathique qu’anecdotique, H.P.L. (1890-1991) n’est pas le seul texte de Roland C. Wagner à aborder l’œuvre lovecraftienne. Citons aussi le pastiche « Celui qui bave et qui glougloute ». Et le maléfique Dragon Rouge, dont la présence hante les « Futurs Mystères de Paris », a tout d’un Grand Ancien.

Cette nouvelle a été souvent republiée depuis sa prime parution en 1995. Dans sa dernière édition, en 2006 chez ActuSF, elle est accompagnée de sa traduction en anglais, par Jean-Daniel Brèque, et d’une interview de feu son auteur. Actuellement épuisée, H.P.L. (1890-1991) devrait sous peu bénéficier d’une réimpression. Pourquoi s’en priver, nom d’un shoggoth ?

(Dans un autre plan d’existence, Roland C. Wagner n’est pas décédé dans un accident de la route, et vivra jusqu’en 2061. Mais c’est là une autre histoire…)

La Peau froide

Début du XXe siècle, un républicain irlandais fuyant son passé est déposé sur une petite île de l’Atlantique Sud, non loin de l’Antarctique. Il doit y occuper le poste de météorologue, seul et loin de tout, pour une année entière. Une année, ça, oui. Mais seul… non. Malheureusement pour lui. Assiégé dès la première nuit par des hordes de monstres amphibies, il trouve un improbable allié dans le « gardien du phare », Cafis Batto, homme dur et bourru, sans doute fou, mais entrainé à la survie. Jusqu’à ce qu’un amour étrange pour un monstre femelle fasse basculer les alliances…

La Peau froide est un livre d’un élégant classicisme dans l’écriture. Maîtrise et richesse de la langue, préjugés racialistes énoncés comme des évidences, ce roman pourrait passer sans difficulté pour un ouvrage écrit il y a cent ans ou plus, ce qui, sous ma plume, est toujours laudatif.

Sur le plan narratif, l’histoire est de bon aloi pendant au moins deux bons tiers. L’isolement absolu, le retrait hors de l’Humanité, vécu par les deux naufragés encalminés sur leur île minuscule, sans moyen de communication et loin des routes maritimes, a quelque chose de vertigineux. Tekeli-li !

Réduits à focaliser toutes leurs actions, puis tout leur être, sur les nécessités de la survie par la guerre, les deux hommes finissent par se réduire à un vouloir vivre où l’intelligence n’est qu’un outil au service de l’anéantissement de l’Autre. Même plus le temps de lire le Frazer, pourtant disponible dans le phare, qui pourrait peut-être les éclairer. Dans un contexte fantastique qui rappelle Lovecraft et ses Profonds, La Peau froide a les attributs d’un roman post-apocalyptique.

Puis il y a le contact, émotionnel. Un monstre femelle vit dans le phare avec les deux hommes, servante volontaire, étrangement attirante, à la sexualité hypnotique et vénéneuse, qui amène progressivement le météorologue à dessiller les yeux.

Et là, le roman bascule dans un didactisme regrettable. Jusqu’alors, les deux niveaux de lecture n’interféraient pas. Roman effrayant d’un côté, métaphore du racisme et de la guerre de l’autre. Volonté d’anéantissement, dépersonnalisation et déshumanisation de l’ennemi, privé même de nom, solidarité « biologique » dépassant les antagonismes moraux, c’était plutôt fin, et surtout, ça laissait au lecteur le choix de la lecture souhaité ; j’y ai plaqué le conflit israélo-palestinien. Mais quand le « héros » découvre, comme une épiphanie, que, sous la peau froide des monstres, il y a un petit cœur qui bat, ça m’a rappelé un vieux sketch de Fernand Raynaud intitulé « L’Etranger ». Et c’est au contact des enfants des monstres que se produit le miracle ; rien ne nous sera donc épargné… La suite est prévisible, entre ceux qui voient plus loin, assez pour chercher à faire la paix, ceux qui refuseront ce que leurs sens leur disent, jusqu’au suicide, et la relève, fraîche et enthousiaste, qui empêchera la guerre de cesser.

Au final, si on aime le bien et le bon, il faut lire La Peau froide. Pour qui préfère un peu de finesse, mieux vaut éviter en revanche, on s’épargne la déception.

Dagon, le dieu poisson

Peter Leland a hérité d'une ferme où il s'installe avec son épouse. Lors d'une balade dans la propriété, Peter fait la connaissance de la famille Morgan, qui vit sur ses terres dans une horrible maison basse comme arrachée à un lointain passé. Le père, moitié paysan inculte, moitié contrebandier d'alcool, est gros et rougeaud, la mère est énorme avec des membres courts. Quant à leur fille, Mina, aux cheveux noirs comme l'onyx, elle ressemble un peu à un poisson avec son nez écrasé, presque absent.

« Vous êtes rudement beau, dit-elle. Ça, pour sûr, vous êtes tellement joli que pour un peu je vous mangerais. »

Peter, qui a pourtant une jolie femme et de solides principes de pasteur, va alors découvrir ce que peut être un désir contre-nature, désir pour une monstrueuse adolescente de quatorze ou quinze ans, à la peau froide et à la puissante odeur de poisson mort.

Avant tout, pour parler de ce roman, il convient de contrebalancer la préface du traducteur, qui nous explique que Lovecraft n'a pas grand-chose à faire avec cette affaire et que Dagon, le dieu-poisson parle surtout de Samson et Dalila, et du culte des serpents dans certaines zones rurales du sud des USA. Bien sûr : Cthulhu, Yog-Sothoth et Cie sont cités dans le texte par hasard…

Réécriture sudiste du « Cauchemar d'Innsmouth », roman d'horreur psychologique fort de descriptions éprouvantes, d'odeurs épouvantables et de crasse tant physique que spirituelle, Dagon, le dieu-poisson monte en puissance lentement, mais inexorablement (une fois passé le premier chapitre, aride, le roman devient très dur à lâcher). Les choses anciennes, effrayantes et ésotériques sont là, dans la marge, dans l'indicible et l'effleurement. On rentre dans ce texte comme dans une eau noire trop froide, avec réticence et difficulté, et quelques brasses plus loin, déjà, on commence à se noyer, en se demandant quelles horreurs nous attendent au fond. Celles de l'esprit ou celles des profondeurs. Ou pire, celles de la chair.

Toi qui plonges ici, abandonne tout espoir.

Les révisions de Lovecraft

Toute sa vie ou presque, H.P. Lovecraft a couru après l'argent ; il dira même de son divorce qu'il est dû à quatre-vingt-dix pour cent à ses difficultés financières ; on lira d'ailleurs à ce sujet « Un mari nommé H.P.L. » de Sonia H. Greene (pages 1184 à 1213 du tome 2 de l'intégrale « Bouquins »), un témoignage passionnant (et édifiant !) sur le Lovecraft de tous les jours, incapable de trouver un travail à New York pendant deux ans et ne supportant pas d'être entretenu par une épouse plus douée que lui pour les affaires. Un témoignage qui devient glaçant quand Sonia Greene, d'origine juive, évoque en addendum l'influence de Mein Kampf sur HPL et l'admiration qu'il vouait à Adolf Hitler… Très tôt dans sa carrière, dès 1918, Lovecraft fait des révisions, réécrit de la poésie épouvantable, redresse des textes boiteux, transforme en récit une idée et quelques notes éparses. Parfois, cela va encore plus loin : il écrit des textes complets qu'il ne signera pas, comme pour Houdini, ce qui donnera le très touristique et peu convaincant « Prisonnier des pharaons », nouvelle qui a toutefois l'avantage de montrer tout l'humour dont Lovecraft était capable (dire qu'il se paye Houdini, censé être le narrateur, est un euphémisme). Dans le lot de toutes ces révisions, effectuées jusqu'à la fin de sa vie, il y a, en proportion, assez peu de fantastique et de science-fiction, un « assez peu » (665 pages tout de même) que Francis Lacassin a compilé dans le tome 2 de l'intégrale « Bouquins » sous le titre « L'Horreur dans le musée », titre qui était aussi celui d'une précédente édition, partielle, en deux volumes, d'abord chez Christian Bourgois, puis en poche chez Pocket (où le tome 2 avait été renommé L'Horreur dans le cimetière). On précisera que le sommaire des deux volumes de l'édition Pocket diffère légèrement des sommaires de l'édition Christian Bourgois, et que ces deux éditions sont nettement moins complètes que la sé-lection « Bouquins ».

En anglais, on appelle un nègre littéraire « a ghostwriter », un écrivain fantôme. Invisible, mort, en retrait ? Un peu tout cela à la fois. Mais, dès qu'il touche au fantastique, Lovecraft est un mauvais nègre, dans le sens où il ne sait pas toujours rester en retrait, et beaucoup de ses révisions sonnent comme du Lovecraft pur jus, et parfois même du très bon. Y compris dans des textes anecdotiques comme « Horreur à Martin Beach », signé Sonia Greene ; on y retrouve aisément sa patte et, dans ce cas précis, sa passion pour les créatures maritimes gigantesques.

Il y a évidemment du bon et du moins bon dans ces 660 pages de révisions. Certains textes, bavards, sont interminables tant l'action et le mouvement y sont procrastinés (« Le Dernier examen », « L'Horreur venue des collines », « Le Tertre »), d'autres font preuve d'un racisme suffocant — l'histoire de jumeau maléfique « Cassius » par exemple. On trouve même une vibrante apologie de l'esclavagisme dans « La Chevelure de Méduse » (signée Zealia Bishop). Mais négliger cette sélection, à cause de sa qualité variable ou de son racisme intermittent, vous ferait passer à côté de quelques joyaux : « L'Homme de pierre », « L'Horreur dans le musée », « La Mort ailée », « La Malédiction de Yig ». Et de nouvelles certes moins réussies, mais qui restent longtemps en mémoire, à l’image de « Cendres », qui mêle avec une certaine espièglerie savant fou et ressorts du vaudeville.

Légendes du mythe de Cthulhu

Pourquoi et comment continuer l’œuvre de Lovecraft ? Le choix de textes rassemblés sous le titre générique de « Légendes du Mythe de Cthulhu » par Francis Lacassin peut nous aider à répondre à la question. On sait que le « reclus » de Providence n’était pas si reclus, que ses correspondants et amis étaient nombreux, même si la plupart ne l’ont connu que par lettres interposées. Et la création littéraire n’est pas un acte si solitaire qu’on le dit. La continuation de l’univers d’un créateur est autant un moyen de renouer avec le plaisir que la lecture des textes a provoqué, qu’une façon de témoigner son amitié à un homme qui n’était pas avare de la sienne. Dès la lecture des premiers textes relevant du « Mythe », Frank Belknap Long écrivait par exemple « Les Mangeuses d’espace », imitation maladroite de certains « trucs » du maître (notamment, la recherche d’une forme originale d’horreur), mais aussi témoignage d’amitié, puisqu’il met en scène le jeune écrivain et son aîné. Lovecraft a ouvert toutes grandes les portes du vertige du temps et de l’espace (et des dangers qui se cachent au long des ères). F. B. Long s’y aventure avec « Les Chiens de Tindalos », nouvelle contenant une belle idée à défaut d’autre chose.

Ecrivains plus expérimentés, également publiés dans Weird Tales, Clark Ashton Smith et Robert Howard reprennent dans leurs textes certains gimmicks littéraires lovecraftiens : livres maudits, sorciers revenus d’au-delà du temps… (« Talion » et « L'Héritier des ténèbres », de Clark Ashton Smith, « La Chose ailée sur le toit », « Le Feu d’Asshurbanipal » de Robert Howard.) Plus intéressant, dans « La Pierre noire », Howard réutilise tout un ensemble de procédés : narrateur universitaire, sources historiques, réalisme du décor, narration en spirale, qu’il mêle à son propre goût de l’histoire épique et sanglante, et à ses imaginations érotiques pour un résultat très réjouissant. Dans « Ubbo Sathla », C. A. Smith parvient à évoquer une créature cosmique semblable à Azathoth, en usant d’images et d’une prose très poétiques.

Le cas de Robert Bloch ne manque pas d’attrait : jeune correspondant de Lovecraft, et styliste malin, il commence par tuer le maître dans « Le Visiteur venu des étoiles » (Lovecraft se vengera dans un autre texte), puis il livre dans « L’Ombre du clocher » une amusante continuation de plusieurs textes canoniques, allant jusqu’à présenter la place de Nyarlathotep dans le programme nucléaire américain. Le « Manuscrit trouvé dans une maison abandonnée » est le plus intéressant des trois textes de Bloch ici disponibles. Années 1920, maisons reculées, Nouvelle-Angleterre, collines inquiétantes, cultes ayant survécu dans les recoins cachés du monde… Le résultat d’avère efficace et terrifiant, d’autant que Bloch use d’un procédé (le témoignage d’un enfant) que Lovecraft se serait sans doute refusé, par crainte du pathos.

August Derleth a joué un rôle très important dans la transmission de l’œuvre de son ami. Ses propres récits développent et formalisent ce qu’on appellera ensuite le « Mythe de Cthulhu » : plus explicites et moins allusifs, ils s’efforcent (à travers des textes toujours masculins et assez froids) d’organiser les dieux et créatures innommables dans une sorte de panthéon élémentaire. Ce qu’on y gagne en compréhension, on le perd en mystère, et on pourra trouver les nouvelles rassemblées ici (« Au-delà du seuil » et « L’Habitant de l’ombre ») franchement laborieuses, bien loin de l’efficacité et de la puissance stylistique de leur inspirateur.

Dans deux nouvelles, Brian Lumley opère une amusante synthèse de plusieurs éléments de l’univers de Lovecraft : antiques cités perdues, dieux très anciens (Cthulhu est rejoint par Shuddel Mell) et contrées du rêve (dans « La Cité sœur », on voit apparaître sur notre Terre le peuple de Ib), mais tout cela émerveille peu : monstres, livres maudits, héritages douteux ne suffisent pas sans le style pour les faire accepter. Dans le registre, on préférera « Sueurs froides », de Ramsey Campbell, variation anglaise sur le thème du livre maudit, ou bien « Ceux des profondeurs », si-tué en Californie dans les années 60 : des scientifiques tentent de communiquer par télépathie avec des dauphins alors que des hippies douteux campent sur la plage et essaient d’empêcher les expériences. James Wade y réussit son actua-lisation des thèmes du « Cauchemar d’Innsmouth » (horreur de ce qui vient de la mer, obsessions sexu-elles, accouplements hybrides).

Attardons-nous enfin sur le dernier et le plus réussi des récits de la série, « Le Retour des Lloigors » de Colin Wilson. Un universitaire américain parvient à traduire le manuscrit Voynich, découvrant qu’il s’agirait d’extraits du Necro-nomicon ! Il tente alors de remonter aux sources des fictions de Lovecraft et d’Arthur Machen et part visiter l’Angleterre profonde. Son voyage l’amènera à d’étranges rencontres, et à une plongée progressive dans la folie et la mort. La subjectivité assumée du récit, les doutes quant à la santé mentale du narrateur, les différents niveaux de lecture possibles ; cette novella offre un vrai bonheur de lecture et un magnifique hommage à Lovecraft et à son œuvre.

Épouvante et surnaturel en littérature

En 1925, à peu près au milieu de sa vie d’écrivain, Lovecraft reçut de son ami Paul Cook (pas le batteur des Sex Pistols) la commande d’écrire un article sur « les éléments de terreur et d’étrange dans la littérature ». En fait d’article, Lovecraft écrira un essai de plus de cent pages, certainement l’un des plus complets et marquants sur la littérature surnaturelle, qu’il ne cessera jamais de réviser jusqu’à sa mort. Lovecraft y procède à une recension, exhaustive ou presque, du genre jusqu’à son époque. Il y pose aussi quelques-uns des principes qui guident sa propre écriture. Le connaisseur d’HPL y reconnaitra enfin, dans quelques-uns des résumés, certaines des sources d’inspiration du maître de Providence.

« L’histoire étrange typique de la littérature est un enfant du XVIIIe siècle ». C’est parce que Lovecraft l’analyse ainsi qu’après quelques rappels historiques, remontant jusqu’à l’Antiquité gréco-latine, il commence son essai par les premiers vagissements du Gothique, singulièrement par Le Château d’Otrante d’Horace Walpole. Malgré les nombreux défauts formels qu’y pointe HPL, c’est pour lui le point de départ d’un mouvement qui conduira au « Weird » contemporain. De cette racine, HPL développe l’arbre généalogique du Gothique, passant par Ann Radcliffe, Matthew (Gregory) Lewis, Charles Maturin, et bien d’autres encore. En dépit de la qualité qu’il juge globalement faible de ces écrits, il pointe justement la « montée en gamme » qui marque le genre, comme si chaque auteur, parmi les mémorables, partait du niveau de ses prédécesseurs pour aller un peu plus loin, le Melmoth de Mathurin, loué par de très nombreux littérateurs du XIXe siècle, étant peut-être le chef d’œuvre du genre.

Le Gothique donna l’impulsion dont avait besoin l’horreur surnaturelle pour se développer. Dans la foulée de ce mouvement naquirent donc le Frankenstein de Mary Shelley et les ouvrages de Le Fanu ou Stevenson, entre autres, ainsi que, plus tard, les magistraux Dracula de Bram Stoker et Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde.

De pays en pays, sans oublier la France de Baudelaire ou Maupassant, HPL emmène le lecteur au long de sa vision encyclopédique d’un genre qu’il connaît parfaitement ; un voyage passionnant, car très complet, au cours duquel on voit combien d’auteurs, connus pour d’autres choses, se sont essayés à l’étrange.

HPL développe longuement l’œuvre des auteurs qui lui semblent les plus importants et dont il s’inspira plus ou moins directement.

Un chapitre entier est donc consacré à Poe, clef de voute du genre horrifique pour HPL en ce qu’il synthétise et améliore ce qui s’est fait avant lui et sert de modèle à ceux qui lui succèderont.

Puis, de chapitre en chapitre, il traite en détail les auteurs qui l'ont le plus influencé. Ambrose Bierce et sa Mort d’Halpin Frayser ; Robert Chambers, auteur du Roi en jaune, par là-même père d’Hastur ; W. H. Hodgson dont la Maison au bord du monde ou Le Pays de la nuit offrent des aperçus d’espace et de temps incommensurables ; Arthur Machen dont Le Grand Dieu Pan lui ouvrit l’alphabet Aklo ; Algernon Blackwood, qui poussa à l’extrême, notamment avec « Les Saules », la vision lovecraftienne d’une littérature étrange qui est d’atmosphère plus que de faits. Et enfin Lord Dunsany et Montague Rhodes James, le premier touchant bellement cette vison « cosmique » que HPL considérait comme une composante essentielle de la littérature étrange dont il voulait parler, le second pour savoir si bien faire jaillir l'horreur et la peur du quotidien. Deux auteurs qui évoquent le recto et le verso de l’étrange tel qu'on le rencontre dans Les Contrées du rêve, où coexistent cités de marbre blanc et cavernes grouillantes de goules, paysages fantastiques et monstruosités à l'affut — le sublime et l'horreur.

On sort de cette lecture enrichi, ayant appris et compris. « Suggérer assez, et dire le moins possible », fut la règle cardinale de l’écriture d’HPL, il l’énonce ici, ainsi que cette autre, qu’il déduit de M.R. James et qu’il fera sienne : « Une histoire de fantôme doit être située à l’époque moderne dans un environnement familier, ses manifestations doivent être malfaisantes, et le patois technique de l’occulte doit être évité. »

NB : Pour qui lit l’anglais, on ciblera Epouvante et surnaturel en littérature dans sa version VO annotée par S.T. Joshi.

Les Contrées du rêve

Il est difficile d’écrire une seule chronique des Contrées du rêve ; à vrai dire il en faudrait deux : une pour les nouvelles du début, une autre pour la novella « La Quête onirique de Kadath l’inconnue » et ses trois surgeons. Tentons l’impossible.

Dans Les Contrées du rêve, on suivra, au fil des nouvelles, des quêteurs oniriques, maltraités par le monde de l’éveil, souvent nostalgiques d’un passé plus heureux, celui de l’enfance ou de l’époque paisible d’avant la modernité, qui trouvent refuge et consolation dans le monde magique et terrifiant né de leur esprit. Ces rêveurs sont des créateurs d’univers ; ils n’ont jamais perdu ce pouvoir en vieillissant ; ils n’ont jamais cédé à ce désenchantement que décrivait Weber à la même époque. Randolph Carter, auquel quatre textes — dont la novella — sont consacrés, en est l’archétype : même un temps perdu, il finit par retrouver son précieux accès au monde des rêves.

Guidé par le maître rêveur Lovecraft, alter ego de Carter, on part à la suite d’Iranon en quête de sa cité natale dont il doit redevenir roi, on défend le pays de Lomar sous l’œil hostile de l’Etoile Polaire, on assiste à la destruction de Sarnath l’orgueilleuse, on emboite les pas du mystérieux Hypnos à la recherche de paradis artificiels, on explore cette étrange maison dans la brume, dont nul ne revient inchangé, on embarque sur le bateau blanc pour un voyage à l’issue tragique le long des côtes superbes et terribles des Contrées du rêve, on assiste au drame de Kuranes, qui retrouva un rang que notre monde lui avait ravi en régnant à Celephaïs, on découvre qu’il n’est sage ni de s’attirer l’inimitié des puissants chats d’Ulthar, ni de chercher à voir les Autres Dieux.

Clé de voute du recueil, « La quête onirique de Kadath l’inconnue » est un long texte qui serait de la fantasy s’il ne prenait place dans un monde onirique. Au fil d’une grande épopée, Randolph Carter cherche Kadath, où vivent les Dieux, pour leur arracher le droit d’atteindre la cité du soleil couchant de ses rêves. Traversant mille contrées, combattant, s’alliant, rusant, tombant sans cesse de Charybde en Scylla sans jamais cesser de reprendre le contrôle des évènements, Carter est au centre de tribulations qui évoquent les Mille et Une Nuits, tant par le merveilleux omniprésent que par le rythme des déplacements, des alliances ou des conflits, mais aussi et surtout L’Odyssée ; Carter, comme Ulysse, résiste au chant des sirènes, finit par rentrer chez lui et découvre que tel était le but de sa quête.

Nourri de culture classique, Lovecraft décrit abondamment ses Contrées. Son style chargé, riche en adjectifs, emmène le lecteur dans un monde étranger proche parfois d’une Grèce antique cauchemardée. Riches matériaux, pierres précieuses, soieries, monstres, les Contrées sont baroques, démesurées dans la beauté comme dans l’ignoble. Couturées de gouffres noirs qu’il faut traverser pour avancer, elles unissent la nécessité de plonger dans l’inconnu pour trouver du nouveau à l’affirmation de la beauté troublante des charognes.

Les Contrées du rêve, recueil atypique, compile sans doute ce qui est le plus personnel dans l’œuvre de Lovecraft. Si ses nouvelles horrifiques, plus connues, disent beaucoup de ses croyances, les textes rassemblés ici nous parlent de son âme. Dans la lignée d’un Baudelaire bornant l’espace entre le poète et le vulgaire, Lovecraft décrit des personnages de rêveurs, inadaptés au monde, si amoureux de Beauté qu’ils pénètrent dans ces contrées oniriques où tout est fantastique, au sens le plus fort du terme, voire les façonnent, car qui est le poète si ce n’est celui qui crée des mondes merveilleux, uniques dans leur beauté, leur laideur, leur cruauté ou leur radicale étrangeté.

Dieu est mort, il revient aux rêveurs de créer le monde : « L’homme de Vérité est par-delà le bien et le mal », psalmodie une voix dans « A travers les portes de la clé d’argent ».

Un recueil indispensable pour qui veut vraiment ressentir Lovecraft.

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