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La Cité des Saints et des Fous

[Chronique commune à Battle Royale, L’Oiseau moqueur et La Cité des Saints et des Fous.]

Louable initiative des éditions Calmann-Lévy de lancer en cette rentrée littéraire 2006 une nouvelle collection entièrement dédiée aux désormais célèbres transfictions, si bien décrites par Francis Berthelot. Pilotée par Sébastien Guillot (qui dirige également une collection de fantasy chez le même éditeur), « Interstices » a le mérite d'afficher clairement la couleur : des textes parfaitement intégrés à la très large famille des littératures de l'imaginaire, mais précisément vendus au rayon mainstream. Les fans de S-F y trouveront évidemment leur compte et un lectorat tout neuf pourra par là même s'initier à un type de littérature qui, en s'émancipant des schémas narratifs traditionnels, s'impose d'emblée comme un courant cohérent, novateur et enthousiasmant. Trois ouvrages ont donc débarqué chez les libraires ces jours-ci : l'inconnu Sean Stewart et son Oiseau moqueur décidément très convaincant, le cultissime Koshun Takami et son célèbre roman Battle Royale (best-seller au Japon, et dont on a tiré le film éponyme), sans oublier le très attendu Jeff VanderMeer avec la non moins attendue Cité des saints et des fous. Couvertures sobres et décalées (à des années-lumière des horreurs criardes si courantes en S-F « standard »), textes évidemment inclassables (c'est la marque de fabrique de la collection), le pari est risqué, certes, mais revigorant et rassurant. À l'heure où les éditions FMR et Panama allient leur force pour rééditer la célébrissime « Bibliothèque de Babel » (cf. notre « focus » dans le Bifrost n°43) chapeautée à l'époque par Borges, « Interstices » vient occuper un espace éditorial que peinait à combler « Lot 49 » (dirigée par Claro, dont on a pu apprécier le travail de traducteur sur un roman aussi difficile que La Maison des feuilles de Danielevski), jusqu'ici seule sur le terrain de la littérature « bizarre », en tout cas en tant que collection.

Après lecture, force est de constater que la collection réussit son pari et démarre d'entrée de jeu en frappant très fort : deux textes exceptionnels (Stewart et VanderMeer) et un moyen (Takami), mais dont le positionnement et la lisibilité lui assurent en principe un grand succès public, consolidant au passage « Interstices » en la rendant (on lui souhaite de tout cœur !) immédiatement rentable. Reste à espérer que la collection continuera sur le même registre, mais les quelques noms qui filtrent peuvent nous rassurer : Christopher Moore, par exemple, pour n'en citer qu'un.

Commençons par le moins bon : avec Battle royale, Koshun Takami réussit un joli coup. Foutre un gros (très gros, et plutôt bien placé) poing dans la gueule de son pays. Passé l'effet de surprise et le choc, il ne reste qu'un hématome et pas grand-chose derrière. C'est dommage, car l'idée est formidable, le traitement impeccable et les tenants et aboutissants difficiles à digérer. Hélas, le roman pêche par sa longueur excessive et son scénario de série B parfois abracadabrant (la fin, notamment, très différente du film). Résumons : dans un Japon uchronique, la République de Grande Asie, qui a dû remporter la Seconde Guerre mondiale au sein de l'Axe, un fou fascisant règne d'une main de fer sur un pays apathique. Tous les ans, une classe de troisième est sélectionnée, arbitrairement déportée dans une zone soigneusement choisie et contrainte à participer à Battle Royale. Un jeu tout à fait désagréable, puisqu'il s'agit ni plus ni moins de s'entre-tuer, l'unique vainqueur gagnant au final le droit de finir ses jours aux frais de l'état. Au menu de toutes ces réjouissances, armes différentes pour chaque élève (du couteau de cuisine au pistolet mitrailleur, en passant par la capsule de poison ou l'arbalète), zones interdites et, cerise sur la gâteau, collier métallique explosif au cas où un inconscient ne respecterait par les règles implacables de l'expérience. Le scénario a beau être ridicule et tout sauf crédible, Koshun Takami déroule son histoire avec beaucoup d'habileté, l'idée de base étant de donner corps et âmes aux personnages en leur consacrant à chaque fois un chapitre entier. Il en résulte une galerie d'anti-héros adolescents terrifiés ou terrifiants, mais tous attachants et dont les lecteurs apprécient assez mal la mort toujours sanglante et/ou particulièrement violente. Tout ça ne manque pas d'un certain comique, mais le côté linéaire et répétitif lasse au bout des premières cent pages, et on finit par suivre l'histoire plus par habitude que par réelle envie. Reste que le propos du livre est assez dérangeant pour la culture japonaise, ce qui explique en partie son phénoménal succès là-bas. Dans une société aussi permissive que rigide (un paradoxe que bien des Occidentaux ont du mal à comprendre), l'idée d'une jeunesse sacrifiée qui n'hésite somme toute pas beaucoup à massacrer joyeusement son prochain pour survivre rappelle un peu trop le monde du travail pour passer comme une lettre à la poste. Bilan, une bonne idée, un bon moment, mais rien de renversant, un peu à l'image du film plutôt médiocre qu'on en a hâtivement tiré.

Les choses sérieuses démarrent vraiment du côté du formidable roman de Sean Stewart. L'Oiseau moqueur est un petit bijou d'intelligence et de sensibilité, le tout baignant dans une ambiance douce-amère de nostalgie un peu dingue du plus bel effet. On y suit la vie d'une trentenaire qui perd sa mère et qui doit assumer un héritage familial plutôt difficile à gérer : un père adorable, mais parti trop tôt, et une sœur gentille comme tout, mais un poil trop accrochée à un Latino à moitié fou qui se balade au volant d'une véhicule customisé habilement nommé muertemobile. Autant de petites choses pas simples auxquelles s'ajoutent un licenciement récent et la décision de faire un bébé toute seule après insémination artificielle, parce que, quand même, faut pas déconner. Autre détail qui mérite le détour, le statut un peu particulier de la morte : sorcière à ses heures, et régulièrement possédée par des divinités mineures qui la « pilotent » littéralement lors de transes. Pensant d'abord que cette « particularité » disparaît avec sa mère, la narratrice comprend bientôt avec horreur que le don (ou la malédiction) lui échoit à son tour. Dès lors, comment concilier une future vie de famille, un manque maternel terrible et l'obligation de continuer malgré tout, comme avant, en assurant le mieux possible ? Avec beaucoup de subtilité, Sean Stewart se glisse dans la peau d'une femme cynique, certes, mais fragile et largement dépassée par les événements, pour une chronique familiale dont la petite musique hante longtemps le lecteur avec des pointes d'humour acide qu'on pourrait résumer en une seule phrase piochée en ouvrant le roman presque au hasard : « Si vous voulez toucher le cœur d'un homme, sciez-lui les côtes. » À noter au passage le superbe travail de Nathalie Mège, qui livre ici une traduction millimétrée.

Décollage enfin, avec l'exceptionnelle Cité des saints et des fous de Jeff VanderMeer. Magnifique construction littéraire qui convoque les fantômes de Borges et de Joyce, sans oublier les ombres de Kafka, Gray, Lovecraft ou encore Danielewski. Avec cet improbable mélange de styles, de partis pris littéraires, de délires comiques ou de nouvelles très sérieuses, VanderMeer réussit l'impensable : rendre son puzzle passionnant et crédible, drôle et inquiétant, profond et léger, intelligent et jamais gratuit. Du compte rendu médical qui reprend le thème classique de l'écrivain perdu dans sa création (« L'Etrange cas de X ») à l'essai scientifique cryptozoologiste sur le Calmar royal (« Le Calmar », à hurler) en passant par le texte d'horreur pur (« La Cage »), VanderMeer jongle avec une adresse stupéfiante et brosse peu à peu le portrait clinique d'une ville imaginaire, Ambregris, colonisée par des pêcheurs, habitée par des autochtones en forme de champignon et dont l'Histoire sert de fil conducteur à ce livre décidément hors norme. Prenant au piège les codes les plus traditionnels de la fantasy, l'auteur pousse la crédibilité à tel point qu'il finit par la tordre et rendre son texte aussi cinglé qu'incroyable. On se régale des illustrations qui abondent, du ton docte ou malade (mention spéciale au traducteur, Gilles Goulet, qui mérite un formidable coup de chapeau), des trouvailles épatantes (l'historien qui travaille sur la ville et qui méprise ses collègues avec des notes en bas de page assassines) et tout un chaos étonnamment organisé… De quoi donner envie de lire l'intégrale de VanderMeer au plus vite, à commencer par Veniss Underground dont on se prend à espérer une traduction prochaine.

Avec ces trois titres, « Interstices » sort donc joyeusement des sentiers battus et s'aventure sur un terrain évidemment miné, mais passionnant. Une aventure éditoriale que l'on espère longue et qui donnera peut-être quelques idées aux concurrents. Au final, c'est le lecteur qui gagne, et c'est pas si courant…

L'Oiseau moqueur

[Chronique commune à Battle Royale, L’Oiseau moqueur et La Cité des Saints et des Fous.]

Louable initiative des éditions Calmann-Lévy de lancer en cette rentrée littéraire 2006 une nouvelle collection entièrement dédiée aux désormais célèbres transfictions, si bien décrites par Francis Berthelot. Pilotée par Sébastien Guillot (qui dirige également une collection de fantasy chez le même éditeur), « Interstices » a le mérite d'afficher clairement la couleur : des textes parfaitement intégrés à la très large famille des littératures de l'imaginaire, mais précisément vendus au rayon mainstream. Les fans de S-F y trouveront évidemment leur compte et un lectorat tout neuf pourra par là même s'initier à un type de littérature qui, en s'émancipant des schémas narratifs traditionnels, s'impose d'emblée comme un courant cohérent, novateur et enthousiasmant. Trois ouvrages ont donc débarqué chez les libraires ces jours-ci : l'inconnu Sean Stewart et son Oiseau moqueur décidément très convaincant, le cultissime Koshun Takami et son célèbre roman Battle Royale (best-seller au Japon, et dont on a tiré le film éponyme), sans oublier le très attendu Jeff VanderMeer avec la non moins attendue Cité des saints et des fous. Couvertures sobres et décalées (à des années-lumière des horreurs criardes si courantes en S-F « standard »), textes évidemment inclassables (c'est la marque de fabrique de la collection), le pari est risqué, certes, mais revigorant et rassurant. À l'heure où les éditions FMR et Panama allient leur force pour rééditer la célébrissime « Bibliothèque de Babel » (cf. notre « focus » dans le Bifrost n°43) chapeautée à l'époque par Borges, « Interstices » vient occuper un espace éditorial que peinait à combler « Lot 49 » (dirigée par Claro, dont on a pu apprécier le travail de traducteur sur un roman aussi difficile que La Maison des feuilles de Danielevski), jusqu'ici seule sur le terrain de la littérature « bizarre », en tout cas en tant que collection.

Après lecture, force est de constater que la collection réussit son pari et démarre d'entrée de jeu en frappant très fort : deux textes exceptionnels (Stewart et VanderMeer) et un moyen (Takami), mais dont le positionnement et la lisibilité lui assurent en principe un grand succès public, consolidant au passage « Interstices » en la rendant (on lui souhaite de tout cœur !) immédiatement rentable. Reste à espérer que la collection continuera sur le même registre, mais les quelques noms qui filtrent peuvent nous rassurer : Christopher Moore, par exemple, pour n'en citer qu'un.

Commençons par le moins bon : avec Battle royale, Koshun Takami réussit un joli coup. Foutre un gros (très gros, et plutôt bien placé) poing dans la gueule de son pays. Passé l'effet de surprise et le choc, il ne reste qu'un hématome et pas grand-chose derrière. C'est dommage, car l'idée est formidable, le traitement impeccable et les tenants et aboutissants difficiles à digérer. Hélas, le roman pêche par sa longueur excessive et son scénario de série B parfois abracadabrant (la fin, notamment, très différente du film). Résumons : dans un Japon uchronique, la République de Grande Asie, qui a dû remporter la Seconde Guerre mondiale au sein de l'Axe, un fou fascisant règne d'une main de fer sur un pays apathique. Tous les ans, une classe de troisième est sélectionnée, arbitrairement déportée dans une zone soigneusement choisie et contrainte à participer à Battle Royale. Un jeu tout à fait désagréable, puisqu'il s'agit ni plus ni moins de s'entre-tuer, l'unique vainqueur gagnant au final le droit de finir ses jours aux frais de l'état. Au menu de toutes ces réjouissances, armes différentes pour chaque élève (du couteau de cuisine au pistolet mitrailleur, en passant par la capsule de poison ou l'arbalète), zones interdites et, cerise sur la gâteau, collier métallique explosif au cas où un inconscient ne respecterait par les règles implacables de l'expérience. Le scénario a beau être ridicule et tout sauf crédible, Koshun Takami déroule son histoire avec beaucoup d'habileté, l'idée de base étant de donner corps et âmes aux personnages en leur consacrant à chaque fois un chapitre entier. Il en résulte une galerie d'anti-héros adolescents terrifiés ou terrifiants, mais tous attachants et dont les lecteurs apprécient assez mal la mort toujours sanglante et/ou particulièrement violente. Tout ça ne manque pas d'un certain comique, mais le côté linéaire et répétitif lasse au bout des premières cent pages, et on finit par suivre l'histoire plus par habitude que par réelle envie. Reste que le propos du livre est assez dérangeant pour la culture japonaise, ce qui explique en partie son phénoménal succès là-bas. Dans une société aussi permissive que rigide (un paradoxe que bien des Occidentaux ont du mal à comprendre), l'idée d'une jeunesse sacrifiée qui n'hésite somme toute pas beaucoup à massacrer joyeusement son prochain pour survivre rappelle un peu trop le monde du travail pour passer comme une lettre à la poste. Bilan, une bonne idée, un bon moment, mais rien de renversant, un peu à l'image du film plutôt médiocre qu'on en a hâtivement tiré.

Les choses sérieuses démarrent vraiment du côté du formidable roman de Sean Stewart. L'Oiseau moqueur est un petit bijou d'intelligence et de sensibilité, le tout baignant dans une ambiance douce-amère de nostalgie un peu dingue du plus bel effet. On y suit la vie d'une trentenaire qui perd sa mère et qui doit assumer un héritage familial plutôt difficile à gérer : un père adorable, mais parti trop tôt, et une sœur gentille comme tout, mais un poil trop accrochée à un Latino à moitié fou qui se balade au volant d'une véhicule customisé habilement nommé muertemobile. Autant de petites choses pas simples auxquelles s'ajoutent un licenciement récent et la décision de faire un bébé toute seule après insémination artificielle, parce que, quand même, faut pas déconner. Autre détail qui mérite le détour, le statut un peu particulier de la morte : sorcière à ses heures, et régulièrement possédée par des divinités mineures qui la « pilotent » littéralement lors de transes. Pensant d'abord que cette « particularité » disparaît avec sa mère, la narratrice comprend bientôt avec horreur que le don (ou la malédiction) lui échoit à son tour. Dès lors, comment concilier une future vie de famille, un manque maternel terrible et l'obligation de continuer malgré tout, comme avant, en assurant le mieux possible ? Avec beaucoup de subtilité, Sean Stewart se glisse dans la peau d'une femme cynique, certes, mais fragile et largement dépassée par les événements, pour une chronique familiale dont la petite musique hante longtemps le lecteur avec des pointes d'humour acide qu'on pourrait résumer en une seule phrase piochée en ouvrant le roman presque au hasard : « Si vous voulez toucher le cœur d'un homme, sciez-lui les côtes. » À noter au passage le superbe travail de Nathalie Mège, qui livre ici une traduction millimétrée.

Décollage enfin, avec l'exceptionnelle Cité des saints et des fous de Jeff VanderMeer. Magnifique construction littéraire qui convoque les fantômes de Borges et de Joyce, sans oublier les ombres de Kafka, Gray, Lovecraft ou encore Danielewski. Avec cet improbable mélange de styles, de partis pris littéraires, de délires comiques ou de nouvelles très sérieuses, VanderMeer réussit l'impensable : rendre son puzzle passionnant et crédible, drôle et inquiétant, profond et léger, intelligent et jamais gratuit. Du compte rendu médical qui reprend le thème classique de l'écrivain perdu dans sa création (« L'Etrange cas de X ») à l'essai scientifique cryptozoologiste sur le Calmar royal (« Le Calmar », à hurler) en passant par le texte d'horreur pur (« La Cage »), VanderMeer jongle avec une adresse stupéfiante et brosse peu à peu le portrait clinique d'une ville imaginaire, Ambregris, colonisée par des pêcheurs, habitée par des autochtones en forme de champignon et dont l'Histoire sert de fil conducteur à ce livre décidément hors norme. Prenant au piège les codes les plus traditionnels de la fantasy, l'auteur pousse la crédibilité à tel point qu'il finit par la tordre et rendre son texte aussi cinglé qu'incroyable. On se régale des illustrations qui abondent, du ton docte ou malade (mention spéciale au traducteur, Gilles Goulet, qui mérite un formidable coup de chapeau), des trouvailles épatantes (l'historien qui travaille sur la ville et qui méprise ses collègues avec des notes en bas de page assassines) et tout un chaos étonnamment organisé… De quoi donner envie de lire l'intégrale de VanderMeer au plus vite, à commencer par Veniss Underground dont on se prend à espérer une traduction prochaine.

Avec ces trois titres, « Interstices » sort donc joyeusement des sentiers battus et s'aventure sur un terrain évidemment miné, mais passionnant. Une aventure éditoriale que l'on espère longue et qui donnera peut-être quelques idées aux concurrents. Au final, c'est le lecteur qui gagne, et c'est pas si courant…

Battle Royale

[Chronique commune à Battle Royale, L’Oiseau moqueur et La Cité des Saints et des Fous.]

Louable initiative des éditions Calmann-Lévy de lancer en cette rentrée littéraire 2006 une nouvelle collection entièrement dédiée aux désormais célèbres transfictions, si bien décrites par Francis Berthelot. Pilotée par Sébastien Guillot (qui dirige également une collection de fantasy chez le même éditeur), « Interstices » a le mérite d'afficher clairement la couleur : des textes parfaitement intégrés à la très large famille des littératures de l'imaginaire, mais précisément vendus au rayon mainstream. Les fans de S-F y trouveront évidemment leur compte et un lectorat tout neuf pourra par là même s'initier à un type de littérature qui, en s'émancipant des schémas narratifs traditionnels, s'impose d'emblée comme un courant cohérent, novateur et enthousiasmant. Trois ouvrages ont donc débarqué chez les libraires ces jours-ci : l'inconnu Sean Stewart et son Oiseau moqueur décidément très convaincant, le cultissime Koshun Takami et son célèbre roman Battle Royale (best-seller au Japon, et dont on a tiré le film éponyme), sans oublier le très attendu Jeff VanderMeer avec la non moins attendue Cité des saints et des fous. Couvertures sobres et décalées (à des années-lumière des horreurs criardes si courantes en S-F « standard »), textes évidemment inclassables (c'est la marque de fabrique de la collection), le pari est risqué, certes, mais revigorant et rassurant. À l'heure où les éditions FMR et Panama allient leur force pour rééditer la célébrissime « Bibliothèque de Babel » (cf. notre « focus » dans le Bifrost n°43) chapeautée à l'époque par Borges, « Interstices » vient occuper un espace éditorial que peinait à combler « Lot 49 » (dirigée par Claro, dont on a pu apprécier le travail de traducteur sur un roman aussi difficile que La Maison des feuilles de Danielevski), jusqu'ici seule sur le terrain de la littérature « bizarre », en tout cas en tant que collection.

Après lecture, force est de constater que la collection réussit son pari et démarre d'entrée de jeu en frappant très fort : deux textes exceptionnels (Stewart et VanderMeer) et un moyen (Takami), mais dont le positionnement et la lisibilité lui assurent en principe un grand succès public, consolidant au passage « Interstices » en la rendant (on lui souhaite de tout cœur !) immédiatement rentable. Reste à espérer que la collection continuera sur le même registre, mais les quelques noms qui filtrent peuvent nous rassurer : Christopher Moore, par exemple, pour n'en citer qu'un.

Commençons par le moins bon : avec Battle royale, Koshun Takami réussit un joli coup. Foutre un gros (très gros, et plutôt bien placé) poing dans la gueule de son pays. Passé l'effet de surprise et le choc, il ne reste qu'un hématome et pas grand-chose derrière. C'est dommage, car l'idée est formidable, le traitement impeccable et les tenants et aboutissants difficiles à digérer. Hélas, le roman pêche par sa longueur excessive et son scénario de série B parfois abracadabrant (la fin, notamment, très différente du film). Résumons : dans un Japon uchronique, la République de Grande Asie, qui a dû remporter la Seconde Guerre mondiale au sein de l'Axe, un fou fascisant règne d'une main de fer sur un pays apathique. Tous les ans, une classe de troisième est sélectionnée, arbitrairement déportée dans une zone soigneusement choisie et contrainte à participer à Battle Royale. Un jeu tout à fait désagréable, puisqu'il s'agit ni plus ni moins de s'entre-tuer, l'unique vainqueur gagnant au final le droit de finir ses jours aux frais de l'état. Au menu de toutes ces réjouissances, armes différentes pour chaque élève (du couteau de cuisine au pistolet mitrailleur, en passant par la capsule de poison ou l'arbalète), zones interdites et, cerise sur la gâteau, collier métallique explosif au cas où un inconscient ne respecterait par les règles implacables de l'expérience. Le scénario a beau être ridicule et tout sauf crédible, Koshun Takami déroule son histoire avec beaucoup d'habileté, l'idée de base étant de donner corps et âmes aux personnages en leur consacrant à chaque fois un chapitre entier. Il en résulte une galerie d'anti-héros adolescents terrifiés ou terrifiants, mais tous attachants et dont les lecteurs apprécient assez mal la mort toujours sanglante et/ou particulièrement violente. Tout ça ne manque pas d'un certain comique, mais le côté linéaire et répétitif lasse au bout des premières cent pages, et on finit par suivre l'histoire plus par habitude que par réelle envie. Reste que le propos du livre est assez dérangeant pour la culture japonaise, ce qui explique en partie son phénoménal succès là-bas. Dans une société aussi permissive que rigide (un paradoxe que bien des Occidentaux ont du mal à comprendre), l'idée d'une jeunesse sacrifiée qui n'hésite somme toute pas beaucoup à massacrer joyeusement son prochain pour survivre rappelle un peu trop le monde du travail pour passer comme une lettre à la poste. Bilan, une bonne idée, un bon moment, mais rien de renversant, un peu à l'image du film plutôt médiocre qu'on en a hâtivement tiré.

Les choses sérieuses démarrent vraiment du côté du formidable roman de Sean Stewart. L'Oiseau moqueur est un petit bijou d'intelligence et de sensibilité, le tout baignant dans une ambiance douce-amère de nostalgie un peu dingue du plus bel effet. On y suit la vie d'une trentenaire qui perd sa mère et qui doit assumer un héritage familial plutôt difficile à gérer : un père adorable, mais parti trop tôt, et une sœur gentille comme tout, mais un poil trop accrochée à un Latino à moitié fou qui se balade au volant d'une véhicule customisé habilement nommé muertemobile. Autant de petites choses pas simples auxquelles s'ajoutent un licenciement récent et la décision de faire un bébé toute seule après insémination artificielle, parce que, quand même, faut pas déconner. Autre détail qui mérite le détour, le statut un peu particulier de la morte : sorcière à ses heures, et régulièrement possédée par des divinités mineures qui la « pilotent » littéralement lors de transes. Pensant d'abord que cette « particularité » disparaît avec sa mère, la narratrice comprend bientôt avec horreur que le don (ou la malédiction) lui échoit à son tour. Dès lors, comment concilier une future vie de famille, un manque maternel terrible et l'obligation de continuer malgré tout, comme avant, en assurant le mieux possible ? Avec beaucoup de subtilité, Sean Stewart se glisse dans la peau d'une femme cynique, certes, mais fragile et largement dépassée par les événements, pour une chronique familiale dont la petite musique hante longtemps le lecteur avec des pointes d'humour acide qu'on pourrait résumer en une seule phrase piochée en ouvrant le roman presque au hasard : « Si vous voulez toucher le cœur d'un homme, sciez-lui les côtes. » À noter au passage le superbe travail de Nathalie Mège, qui livre ici une traduction millimétrée.

Décollage enfin, avec l'exceptionnelle Cité des saints et des fous de Jeff VanderMeer. Magnifique construction littéraire qui convoque les fantômes de Borges et de Joyce, sans oublier les ombres de Kafka, Gray, Lovecraft ou encore Danielewski. Avec cet improbable mélange de styles, de partis pris littéraires, de délires comiques ou de nouvelles très sérieuses, VanderMeer réussit l'impensable : rendre son puzzle passionnant et crédible, drôle et inquiétant, profond et léger, intelligent et jamais gratuit. Du compte rendu médical qui reprend le thème classique de l'écrivain perdu dans sa création (« L'Etrange cas de X ») à l'essai scientifique cryptozoologiste sur le Calmar royal (« Le Calmar », à hurler) en passant par le texte d'horreur pur (« La Cage »), VanderMeer jongle avec une adresse stupéfiante et brosse peu à peu le portrait clinique d'une ville imaginaire, Ambregris, colonisée par des pêcheurs, habitée par des autochtones en forme de champignon et dont l'Histoire sert de fil conducteur à ce livre décidément hors norme. Prenant au piège les codes les plus traditionnels de la fantasy, l'auteur pousse la crédibilité à tel point qu'il finit par la tordre et rendre son texte aussi cinglé qu'incroyable. On se régale des illustrations qui abondent, du ton docte ou malade (mention spéciale au traducteur, Gilles Goulet, qui mérite un formidable coup de chapeau), des trouvailles épatantes (l'historien qui travaille sur la ville et qui méprise ses collègues avec des notes en bas de page assassines) et tout un chaos étonnamment organisé… De quoi donner envie de lire l'intégrale de VanderMeer au plus vite, à commencer par Veniss Underground dont on se prend à espérer une traduction prochaine.

Avec ces trois titres, « Interstices » sort donc joyeusement des sentiers battus et s'aventure sur un terrain évidemment miné, mais passionnant. Une aventure éditoriale que l'on espère longue et qui donnera peut-être quelques idées aux concurrents. Au final, c'est le lecteur qui gagne, et c'est pas si courant…

Auprès de moi toujours

Subtil, élégant, décalé, mais bel et bien révoltant, Auprès de moi toujours fait partie de ces livres qui hantent longtemps le lecteur. Avec une plume faussement simple et douloureusement précise, Kazuo Ishiguro reste toujours sur le fil du rasoir et n'en révèle jamais trop. Un technique redoutable d'efficacité qui laisse planer le doute, la frustration et, au final, l'envie d'une explication franche et définitive qui, on s'en doute, ne viendra jamais. À ce titre, Ishiguro évolue à la manière de Yoko Ogawa dans ce qu'elle a de plus curieux, de plus tendancieux et de plus déroutant.

Nous sommes en Angleterre à la fin des années 90. Lesquelles ? Rien ne filtre. La Grande Bretagne ressemble furieusement à ce qu'on en connaît aujourd'hui. Elle est peut-être un peu plus bucolique, plus calme, plus reposée, mais elle est surtout vue par le personnage principal, narratrice officielle dont le tempérament est tout sauf sanguin. Une narratrice qui travaille comme accompagnatrice de donneurs d'organes, à mi-chemin entre l'infirmière et la psychologue. Chargée de s'occuper d'une ancienne camarade d'école dans son troisième don, c'est l'occasion pour elle de renouer avec le passé et de dérouler le fil du récit sur le mode du flash-back. Par petites touches impressionnistes, qui sont parfois des miracles de douceur, Ishiguro compose un tableau d'abord abstrait, mais de plus en plus figuratif à mesure que l'histoire se déroule d'elle-même. Trois personnages centraux évoluent dans ce sac à souvenirs rigoureusement organisé, trois enfants puis trois adolescents qu'on suit dans leur éducation à Hailsham, établissement réputé pour son excellence. Pas de parents, pas de famille, juste des gardiens pour s'occuper des pensionnaires et la visite régulière de deux mystérieuses femmes toujours effrayées. Qui sont ces enfants ? Pourquoi sont-ils élevés de cette manière ? Les cours s'alternent entre histoire, géographie, arts plastiques, la vie est douce, les gardiens sympathiques, mais des fêlures apparaissent parfois, fêlures vues par les yeux d'enfants naïfs et parfaitement conscients du sort qu'on leur réserve. Clones d'humains « normaux », ils servent de banque d'organes aux autres. Point. L'humanité n'est pas pour eux. Auprès de moi toujours raconte leur vie toute tracée jusqu'à sa fin programmée. Assez étonnamment, le roman ne pose aucune question d'ordre éthique sur le bien-fondé d'une telle entreprise. Aucune explication n'est donnée. On sait qu'il y a eu une guerre et de nombreuses victimes. Quelle autorité décide du sort des clones ? Pourquoi, comment ? Autant de questions vides de sens puisque là n'est pas le propos. Ishiguro s'intéresse à ses trois personnages dans leur préparation d'une vie d'adulte certes courte, mais nécessaire. Tout passe par eux, tout y reste et rien n'en sort. Et le plus révoltant, au final, c'est le calme passif, l'acceptation presque enthousiaste de ce qui les attend. Dans une société qu'on imagine oppressive et brutale, un romancier standard aurait jeté les bases d'une révolte, d'une guerre de libération pour qu'enfin les clones se débarrassent du joug d'affreux oligarques. Rien de tel dans Auprès de moi toujours. La chose est normale, acceptée, jamais remise en question, presque miséricordieuse.

Remarquable de retenue, incroyablement bien raconté, le roman ne tombe jamais dans le pathos et se limite à une narration apparemment froide qui cache des trésors d'empathie. On est bien loin du récit d'anticipation dystopique, mais peut-être bien plus proche du réalisme que beaucoup d'autres textes classiques. De fait, Auprès de moi toujours dérange et inquiète, réussissant la prouesse de poser les vraies questions sans jamais les formuler. Un vrai tour de force pour un texte qui distille lentement son poison, un poison douloureux, envahissant, et très prochainement banal.

Voyage autour de mon crâne

Incontournable en Hongrie, mais rigoureusement inconnu sous nos longitudes, Frigyes Karinthy livre ici l’une des autobiographies les plus originales jamais publiées. Voyage autour de mon crâne ne contient à priori rien de science-fictif, tout y est même dangereusement réel, mais la façon dont l’histoire se déroule et le mélange quasi invisible entre délire et réalité font de ce court texte un morceau de bravoure quasi transfictionel (on nous pardonnera le mot…).

Budapest, 1936. Les nazis sont au pouvoir en Allemagne et la Hongrie est loin d’imaginer le triste destin qui l’attend. Frigyes Karinthy (qui mourra en 1938 sans voir le début de cette guerre qu’il redoutait) est un poète reconnu qui navigue à son aise dans les cercles littéraires les plus pointus. Assis à la table d’un café, il entend soudainement des trains. Loin de toute gare. Rien de bien grave, certes, mais quand même… Bientôt commencent les migraines, les vomissements, les étourdissements, les fatigues oculaires, les hallucinations visuelles ou auditives, autant de symptômes qui laissent présager le pire. Karinthy a une tumeur au cerveau. De celles qui tuent sûrement et salement. D’abord incrédule, Karinthy lutte, refuse, tergiverse, avant de se résoudre à l’inévitable. Il va mourir. Et vite. De fait, il mourra effectivement deux ans plus tard, mais après avoir été sauvé (avec sursis) par l’opération à crâne ouvert qu’il subira à Stockholm et dont il témoigne dans le présent livre. Un voyage hallucinant et halluciné au pays des promenades qui peuvent se transformer en cauchemars quand la cervelle « dérape », des médecins tour à tour timides ou méprisants, vers une improbable rémission qui aura certes lieu, mais après une trépanation en bonne et due forme sous anesthésie locale. Joyeuseté qui donne à Karinthy l’opportunité de nous décrire avec finesse et précision ce qu’on ressent exactement quand le foret vous entame le crâne et que des mains gantées pour fouillent dans la tête à la recherche d’une tumeur... Malgré cet aspect un peu révoltant qui donne pas mal de pages intéressantes sur la notion d’âme, Karinthy ne verse jamais dans la description gratuite. C’est un voyage assez subtil auquel il nous invite. Désespérément drôle, cynique et décalé, Voyage autour de mon crâne est un texte rare et précieux. La lucidité y règne en maître, même quand les drogues et le choc post-opératoire font délirer le patient au point de lui changer sa personnalité l’espace de quelques jours (phénomène connu et observé, mais raconté ici avec honnêteté par celui-là même qui l’a vécu, ce qui change pas mal de choses), même quand la douleur lui fait envisager de se jeter sous les rails du premier tramway qui passe. Un livre courageux, donc, mais également éprouvant et susceptible de plaire au lectorat S-F le plus classique grâce à son traitement intérieur radical et sa distance clairement revendiquée avec le réel.

Mine de rien

La vie de détective privé n'est pas de tout repos, surtout lorsqu'on est en 2064 et qu'on s'appelle Temple Sacré de l'Aube Radieuse — Tem, pour les intimes. Odon, ancien gourou passé maître dans l'art de la manipulation mentale et du lavage de cerveau, s'est évadé de la prison de haute sécurité où il était enfermé. Et comme c'est le détective « transparent » au chapeau vert fluo qui avait conduit à l'arrestation du vilain, c'est lui que vient voir le célèbre commissaire Trovallec. Tem accepte même de collaborer officiellement à l'enquête, à la demande de son ancien ennemi… Aussitôt après l'évasion, un horrible massacre est commis en région parisienne, assorti d'une menace de mort à l'attention de notre héros. Tout indique qu'Odon est responsable de la tuerie, mais lorsque Tem se fait enlever par l'ennemi public numéro 1, il comprend que les choses ne sont pas aussi simples qu'elles en ont l'air. Il lui faudra compter avec la Nakimeraï, puissante transnationale, le Weltraumball, un sport collectif joué en apesanteur par des athlètes dopés jusqu'aux yeux, une série TV de S-F érotique, et bien entendu les Archétypes de la Psychosphère, à commencer par son adversaire de toujours, Celui-qui-n'est-pas-nommé. Heureusement que Tem est bien entouré — sa compagne, un fumeur de zamal, des entités informatiques dématérialisées — car le détective privé doit aussi mener en parallèle des enquêtes de routine (quoique…) pour son agence en pleine croissance.

À la lecture de ce neuvième tome du cycle phare de Roland C. Wagner, on pourrait avoir l'impression d'une série qui ronronne, voire qui fait du surplace. Il est vrai que Mine de rien ménage peu de surprises : la même narration à la première personne, entrecoupée de récits d'autres protagonistes, met en scène l'habituelle galerie d'humains aux patronymes invraisemblables et de « W-Men » bariolés — changeformes, Tête de Crâne, Baron Roux, Esprit Chat, fantomas, et naturellement le fameux détective transparent (à ce propos, le prologue jouant sur le talent de Tem est réellement savoureux). Le futur tendance baba cool loufoque imaginé par Wagner n'évolue pas beaucoup, l'auteur se contentant d'ajouter çà et là dans le décor quelque nouvel élément (on apprécie particulièrement la « Tribu des Gros Fainéants », sans parler des règles délirantes du Weltraumball) et de l'enrichir par la bande via de menues allusions à l'actualité récente (l'Inde comme puissance émergeante, vidéosurveillance, débat sur la gratuité…). La nouvelle enquête de Tem ne repose pas sur une idée science-fictive forte (comme par exemple celle qui sous-tendait La Balle du néant, mélange de physique quantique et de crime en chambre close), mais sur une trame classique se déroulant dans un univers à présent bien rodé. Et si le lecteur a tout de même droit à quelques révélations sur la Psychosphère et la Grande Terreur (ainsi que le LSD et le premier pas sur la Lune), elles restent distribuées avec parcimonie.

Certes. Sauf qu'en définitive, là n'est pas la question. Car Wagner œuvre avant tout en bon feuilletoniste qu'il est (démarche assumée dès les origines par le titre de la série) : c'est à travers des histoires individuelles qu'il enrichit son univers et développe ses personnages. Car la série repose sur des protagonistes qui ont désormais suffisamment vécu pour exister par eux-mêmes sans que l'auteur ait besoin de les pousser beaucoup, tout en possédant un background extrêmement solide. C'est particulièrement flagrant dans cet opus où l'auteur fait référence à la plupart des précédents romans et à quelques nouvelles. Voilà pourquoi on aborde un nouveau roman des « Futurs mystères de Paris » avec une gourmandise toujours renouvelée : parce que l'effet de réel joue à fond de manière totalement naturelle — un comble, pour un futur si différent du nôtre. On se gardera d'insister sur les autres qualités ; après tout, au bout de neuf tomes, elles sont connues — un univers original, attrayant de par son optimisme et son humanisme sans naïveté, ainsi qu'un style fluide alternant action rondement menée, dialogues efficaces et images saisissantes (j'ai un faible pour le « chou fractal » à demi dépiauté de la page 28).

Corollaire toutefois inévitable : le lecteur novice qui prendrait le train en marche risque fort d'être désarçonné. Bon, au pire aura-t-il envie de découvrir l'ensemble du cycle, et c'est vraiment tout le mal qu'on lui souhaite. D'autant qu'avec la récente réédition de Tekrock, l'Atalante propose maintenant la série, romans et nouvelles, quasi complète (ne manque plus que Toons), illustrée par un Caza inspiré, ce qui ne gâte rien.

Comment écrire de la fantasy et de la science-fiction

Les ouvrages didactiques sur l'art d'écrire des fictions ont toujours existé, mais sont-ils aussi utiles qu'un guide du jardinage ou de la plomberie ? Il est à remarquer que ces derniers s'adressent à des néophytes qui ne cherchent pas à faire carrière, ce qui n'est pas le cas des premiers. L'accroche de la couverture est sans ambiguïté à ce sujet : Devenez les auteurs de demain ! Ceci dit, ces ouvrages n'apprennent jamais à écrire ou à développer un style quelconque — si cela s'apprend, cela ne s'enseigne pas —, mais donnent des recettes pour raconter une histoire, c'est-à-dire bâtir une intrigue, camper des personnages, installer une ambiance, gérer un suspense, etc.

Nul doute qu'un auteur aussi bardé de prix qu'Orson Scott Card sait ce qu'écrire une histoire veut dire, et que les conseils qu'il dispense sont considérés comme valables : il parle d'expérience. Se proposant de traiter des récits de fantasy et de science-fiction, Card commence par les distinguer : las, ce n'est pas la partie la plus inspirée du bouquin, c'est même la plus discutable.

La création de mondes, partie qui traite aussi de l'origine des idées, prouve cette fois que Card ne connaît rien à la S-F : c'est du métal et du plastique, il faut des boulons, dit-il en substance, ce n'est qu'un cadre dans lequel raconter des histoires sans rapport avec celui-ci. Dans cette section, l'auteur règle des problèmes de voyages spatiaux et temporels, de choix de noms d'extraterrestres dans une optique strictement utilitaire : ne pas s'embarrasser de détails ni embrouiller le lecteur par une complexité souvent factice. Cette énumération d'évidences n'est pas forcément inutile, d'abord parce qu'on rencontre effectivement les fautes qu'elle tente de prévenir — des schmeerps qui ne se distinguent d'un lapin normal que par le nom, et des histoires qui changent d'intrigue en cours de route — , ensuite parce que ces évidences rappellent des notions essentielles renvoyant au contrat de lecture implicite passé entre l'auteur et son lecteur. Au détour d'une phrase, il est bon de rappeler qu'on ne peut concevoir un monde imaginaire que si on a compris un tant soit peu celui dans lequel on vit. De même, dans la troisième partie, consacrée à la construction de l'intrigue, la nécessité de déterminer ce qui structure le récit, du personnage, de l'événement, de l'idée ou du milieu, est un rappel important.

La quatrième partie se penche, très succinctement, sur des problèmes de narration propres aux littératures de l'imaginaire, comme l'exposition, la suggestion et la difficulté d'user de métaphores dans des textes où elles sont prises au sens littéral. La dernière, enfin, donne des conseils de placement des manuscrits, parfois peu adaptés à la France.

L'auteur ne puise pas que dans ses propres écrits pour donner des exemples. Il aborde chaque point de façon très claire, volontairement simplifiée, mais parfois simpliste. L'ensemble tire en longueur : si on trouve quelques judicieux conseils ou quelques remarques frappées au coin du bon sens (encore fallait-il les dire !), il est dommage qu'ils soient éparpillés dans un verbiage de peu d'intérêt, un point que Card a justement omis d'aborder ici.

Bref, l'ouvrage n'est pas entièrement inutile, peut-être même aidera-t-il quelque débutant, mais on sent bien que l'auteur ne s'est pas investi dans sa rédaction pour en faire l'indispensable guide qu'il aurait pu devenir. Dommage.

Vurt

« Dans les rues de Manchester, battues par la pluie et infestées d'ombreflics, errent les Chevaliers du Speed, une bande de déjantés accros aux plumes Vurt, la meilleure drogue qui se puisse rêver… » (extrait du quatrième de couverture).

Parmi ces déjantés se trouve Scribb, qui, lors d'une plongée dans le Vurt, a perdu sa sœur et amante (c'est ce qu'on appelle de l'inceste). Il a donc échangé, bien malgré lui, Desdémone contre un extraterrestre gélatineux portant le doux nom de Curious Yellow, car c'est la loi du Vurt, la loi de Hobart : toute chose abandonnée dans le Vurt est remplacée dans le monde réel par une chose de valeur équivalente. Pour Scribb, le présent et le futur sont d'une étonnante facilité et d'une vertigineuse complexité, il faut qu'il retrouve sa sœur, voilà pour la facilité, et elle est prisonnière du Vurt, voilà pour la complexité.

Vurt est un bon livre, moins complexe, moins barré que Pollen, mais tout de même très au-dessus de ce que les éditeurs de science-fiction nous proposent d'habitude. Evidemment, à ce stade de la critique, j'entends d'ici l'éditeur Mathias Echenay hurler que Jeff Noon écrit « trop bien » pour être catalogué dans la science-fiction, ou du moins être jugé à l'aune du genre. Soit, jugeons donc Vurt à l'aune de la littérature dite générale. Et là, le constat est sans appel : dans le genre bande de jeunes vivants en communauté et amateurs de baise, musique pop et défonce, Vurt fait pâle figure comparé au Trainspotting d'Irvine Welsh (disponible en poche au Seuil), à La Belle affaire du génialissime T.C. Boyle (disponible en poche chez Phébus) ou à Génération X de Douglas Coupland (disponible en poche chez 10/18). Ce qui est original dans Vurt, ce n'est pas le côté jeunes qui se défoncent et glandouillent, mais évidemment le fait qu'ils agissent ainsi en se connectant à un monde onirique répondant à des règles qui, bien qu'à géométrie variable, ont le bon goût d'exister. En conséquence, je dirais que Vurt est un bon livre de science-fiction (ou de fantasy urbaine, à la rigueur), très agréable à lire.

Reste que la traduction de ce bon livre me pose personnellement un problème, et je mets le doigt de façon ostentatoire sur l'adverbe « personnellement ». Il y a deux façons de traduire un roman anglo-saxon. La première c'est de rester au plus près du texte, de mettre de nombreuses notes de bas de page pour ne pas perdre les lecteurs tout en espérant que ceux-ci possèdent les rudiments d'anglais qui leur permettront d'apprécier l'ironie de certains noms de personnages (Curious Yellow, par exemple), des lieux ou des titres de chansons. C'est le choix qu'a fait Marc Voline, recevable, là n'est pas la question. Et puis il y a une seconde méthode, qui relève davantage de l'adaptation (Frodo devient Frodon, Bilbo devient Bilbon, etc.), c'est le choix qu'a récemment fait Michel Pagel en traduisant le faux-diptyque American Gods/Anansi Boys — ainsi Spider est devenu Mygal, Shadow est devenu Ombre, et j'en passe. En tant que lecteur (et surtout, en tant qu'éditeur), je préfère la seconde méthode, car je pars du principe qu'une traduction de l'anglais vers le français est un texte qui doit donner l'illusion d'avoir été écrit en français. Les traductions de Pollen et Vurt par Marc Voline ne sont pas de mauvaises traductions, mais un travail d'une grande compétence qui résulte d'un choix qui divise éditeurs et auteurs depuis l'aube des temps… et les divisera jusqu'à la fin de ces derniers.

Pour conclure, si vous n'avez jamais lu Jeff Noon, commencez par Vurt, la meilleure entrée en matière possible à la tempête sensorielle baptisée Pollen.

Neurotwistin’

Harry est une grenouille au cerveau modifié capable de parler. Mieux, Harry est capable de tenir une conversation, d'écrire des romans de gare et de tomber amoureux de sa secrétaire qui s'apprête à convoler en justes noces avec un… humain, cela va de soi. Harry, qui habite Paris, dans le 18e, et se promène parfois sur de grandes jambes cybernétiques, est connu dans le monde entier non seulement parce qu'il est doué de parole, mais aussi grâce à sa série Neurotwistin', des romans d'espionnage bas de gamme, psychépop, très Chapeau melon et bottes de cuir pour tout dire, dans lesquels Mary Gentle, Brian Taylor et les autres membres de l'unité 3 poursuivent un étrange terroriste, surnommé à juste titre « le Magicien ». Évidemment, Laurent Queyssi a bien potassé son Maître du haut château pour les nuls, et peu à peu se dessine un lien entre la genèse d'Harry la grenouille bavarde et les événements narrés dans sa série d'espionnage Neurotwistin'.

En mars et avril 2006, les Moutons électriques publiaient (selon leurs dires) deux premiers romans français : Manhattan Stories de Jonas Lenn et Neurotwistin' de Laurent Queyssi. Dans les deux cas, il y a déception et légère tromperie sur la marchandise : Manhattan stories est un recueil de quatre enquêtes avec un personnage et un décor récurrents ; Neurotwistin' est l'expansion maladroite, étonnamment falote, d'une nouvelle plutôt sympathique (publiée dans l'anthologie Passés recomposés, aux éditions Nestiveqnen). Malgré le syndrome du chewing-gum étiré au point d'en perdre toute saveur, subsistent quelques petites choses formidables dans Neurotwistin' version longue, des détails qui font mouche, des réflexions qui hisseraient le récit si celui-ci était présent, mais patatras !, d'histoire intéressante on ne trouve point dans ces 272 pages. La vie d'Harry est certes pleine d'anecdotes croustillantes, de tendresse (n'ayons pas peur du mot), mais elle laisse trop la place à sa série Neurotwistin', poussive, dont l'intrigue à logique floue tient plus des Monty Python victimes d'une gastro-entérite carabinée que de John Le Carré.

Neurotwistin', premier roman sympathique et raté, où apparaissent entre autres Kim Philby et Jerry Cornélius, peut cependant se targuer d'une qualité essentielle : il nous rappelle la vaillance de deux de ses nombreuses sources d'inspiration : Le Programme final de Michael Moorcock  et Les Puissances de l'invisible de Tim Powers. Au final, on oubliera sans mal ce premier roman anecdotique, tout en gardant à l'esprit que Laurent Queyssi est désormais un auteur à surveiller.

Tokyo

[Chronique commune à Birdman, L’Homme du soir et Tokyo.]

« Dans un terrain vague de la banlieue de Londres, une pelleteuse met à jour cinq cadavres de femmes atrocement mutilés. Un seul lien unit tous ces corps tailladés puis recousus : un oiseau a été enfermé vivant à l’intérieur de chaque cage thoracique. » Extrait du quatrième de couverture de Birdman.

« Aux abords de Brockwell Park, quartier résidentiel dans le sud de Londres, un garçon de neuf ans est enlevé à son domicile, en présence de ses parents, retrouvés ligotés et complètement déshydratés après trois jours de séquestration. La police pense aussitôt à un acte pédophile, d’autant plus que les enfants du voisinage évoquent un mystérieux “Troll”. » Extrait du quatrième de couverture de L’Homme du soir.

« La plus grande réussite d’un écrivain, c’est d’immerger totalement son lecteur dans un monde neuf et inconnu. Mo Hayder y parvient à la perfection avec Tokyo. Ce livre ensorcelant a un impact profond. Il est élégiaque et important. Et surtout, il continue de nous poursuivre  longtemps après avoir été refermé. » Michael Connelly, cité en quatrième de couverture de Tokyo.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le parcours de la belle anglaise Mo Hayder n’est pas un long fleuve tranquille. En 1978, à seize ans, en pleine période punk, elle quitte études et famille pour exercer divers petits boulots. Neuf ans plus tard, elle quitte l’Angleterre avec un aller simple pour Tokyo afin de devenir geisha (!), ce qu’elle réussit partiellement puisqu’elle exercera divers métiers au Japon, dont ceux d’hôtesse dans un club, de garde du corps, d’enseignante et de serveuse. De retour en Angleterre, elle fréquente médecins légistes et policiers (qu’on suppose au bout du rouleau) pour rédiger son premier roman, le traumatisant Birdman (une transposition contemporaine des crimes de Jack l’éventreur) qui, en 2000, sera l’événement du salon du livre de Francfort. Six ans plus tard, ses trois romans ont paru en France et Tokyo est récompensé, entre autre, par un accueil critique dithyrambique et le « Prix SNCF du polar européen ».

Pourquoi parler de Mo Hayder dans Bifrost ? Tout simplement parce que la littérature d’horreur (et ici, nous y sommes les deux pieds dans le plat) relève des littératures de l’imaginaire, comme l’a brillamment prouvé Thomas Harris. Souvenez-vous d’Anthony Hopkins tenant dans ses bras la belle Julianne Moore alors qu’ils sont entourés de sangliers sardes anthropophages les ignorant royalement — Cocteau revisité par Clive Barker ; Ridley Scott mettant en images, après Jonathan Demme et Michael Mann, l’univers ténébreux de Thomas Harris. Rien de normal dans un tel tableau digne de Goya, et par voie de conséquence c’est une ambiance anormale, flirtant franchement avec le surnaturel, qui s’impose.

Chez Mo Hayder, comme chez le père d’Hannibal Lecter, il est question de ténèbres, de perversions humaines, d’actes inavouables ou, pire, incompréhensibles. Birdman et L’Homme du soir forment un diptyque où l’on suit deux enquêtes de l’inspecteur Jack Caffery, un homme hanté par la disparition de son frère Ewan, alors qu’ils étaient enfants. L’ambiance nous ramène à l’excellente série policière anglaise Prime suspect, portée par une Helen Mirren (vue en fée Morgane dans Excalibur de John Boorman) glaçante. Birdman est un très bon premier roman, un excellent récit de chasse au serial killer.

L’Homme du soir, centré sur le démantèlement d’un réseau pédophile, est peut-être tout aussi réussi, mais, en ce qui me concerne, je me vois mal conseiller à qui ce soit la lecture de ce pavé de 550 pages où un père viole son fils puis maquille son crime odieux en enlèvement, où une ribambelle de taré(e)s échangent des photos de petites filles ou de petits garçons sur internet. L’horreur, il n’y a pas d’autre mot, d’autant plus qu’Hayder navigue dans un registre manipulateur assez complaisant, et au final si éprouvant qu’il en devient suspect. On notera toutefois que des trois romans de Mo Hayder, L’Homme du soir est celui qui utilise le plus de vocabulaire et de situations surnaturelles (notamment la dernière scène du roman).

Tokyo, troisième roman de l’auteur, est celui de la maturité. On y assiste, médusé (à moins d’être féru d’histoire extrême-orientale), à la résurrection d’un des plus grands massacres de l’ère moderne, celui de Nankin en 1937 — un massacre dont encore aujourd’hui on ne parle pas ou peu. Quatre cent mille morts selon les Chinois, quelques dizaines selon les japonais. On dit que les vainqueurs écrivent l’histoire (et si c’était vraiment le cas ?). Cette réflexion historique passionnera les lecteurs d’uchronie, quant à l’intrigue, solide et dense comme une bille d’acier, elle ne pourra que plaire aux amateurs de bons thrillers intelligents.

Il y a chez Mo Hayder des questionnements (sur la folie, l’Histoire et la nature de la réalité) qui nous rapprochent de Philip K. Dick ; des images « coup de poing dans l’estomac » qui nous ramènent à Thomas Harris, Clive Barker et Stephen King, évidemment. Sur le plan du simple style, Birdman est un roman très pauvre ; L’Homme du soir, moins simpliste, reste cependant dans l’habituel registre efficace et limpide du thriller à l’anglo-saxonne. Par contre, Tokyo est d’un autre niveau, d’une tout autre ambition. La barre a été fixée plus haut : l’écriture simple et limpide nous piège dans les rouages de l’intrigue pour mieux nous y broyer, du grand art, et sans doute le livre par lequel Mo Hayder entre dans la cour des grands. Un auteur à suivre de près.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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