L'Homme du soir
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[Chronique commune à Birdman, L’Homme du soir et Tokyo.]
« Dans un terrain vague de la banlieue de Londres, une pelleteuse met à jour cinq cadavres de femmes atrocement mutilés. Un seul lien unit tous ces corps tailladés puis recousus : un oiseau a été enfermé vivant à l’intérieur de chaque cage thoracique. » Extrait du quatrième de couverture de Birdman.
« Aux abords de Brockwell Park, quartier résidentiel dans le sud de Londres, un garçon de neuf ans est enlevé à son domicile, en présence de ses parents, retrouvés ligotés et complètement déshydratés après trois jours de séquestration. La police pense aussitôt à un acte pédophile, d’autant plus que les enfants du voisinage évoquent un mystérieux “Troll”. » Extrait du quatrième de couverture de L’Homme du soir.
« La plus grande réussite d’un écrivain, c’est d’immerger totalement son lecteur dans un monde neuf et inconnu. Mo Hayder y parvient à la perfection avec Tokyo. Ce livre ensorcelant a un impact profond. Il est élégiaque et important. Et surtout, il continue de nous poursuivre longtemps après avoir été refermé. » Michael Connelly, cité en quatrième de couverture de Tokyo.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le parcours de la belle anglaise Mo Hayder n’est pas un long fleuve tranquille. En 1978, à seize ans, en pleine période punk, elle quitte études et famille pour exercer divers petits boulots. Neuf ans plus tard, elle quitte l’Angleterre avec un aller simple pour Tokyo afin de devenir geisha (!), ce qu’elle réussit partiellement puisqu’elle exercera divers métiers au Japon, dont ceux d’hôtesse dans un club, de garde du corps, d’enseignante et de serveuse. De retour en Angleterre, elle fréquente médecins légistes et policiers (qu’on suppose au bout du rouleau) pour rédiger son premier roman, le traumatisant Birdman (une transposition contemporaine des crimes de Jack l’éventreur) qui, en 2000, sera l’événement du salon du livre de Francfort. Six ans plus tard, ses trois romans ont paru en France et Tokyo est récompensé, entre autre, par un accueil critique dithyrambique et le « Prix SNCF du polar européen ».
Pourquoi parler de Mo Hayder dans Bifrost ? Tout simplement parce que la littérature d’horreur (et ici, nous y sommes les deux pieds dans le plat) relève des littératures de l’imaginaire, comme l’a brillamment prouvé Thomas Harris. Souvenez-vous d’Anthony Hopkins tenant dans ses bras la belle Julianne Moore alors qu’ils sont entourés de sangliers sardes anthropophages les ignorant royalement — Cocteau revisité par Clive Barker ; Ridley Scott mettant en images, après Jonathan Demme et Michael Mann, l’univers ténébreux de Thomas Harris. Rien de normal dans un tel tableau digne de Goya, et par voie de conséquence c’est une ambiance anormale, flirtant franchement avec le surnaturel, qui s’impose.
Chez Mo Hayder, comme chez le père d’Hannibal Lecter, il est question de ténèbres, de perversions humaines, d’actes inavouables ou, pire, incompréhensibles. Birdman et L’Homme du soir forment un diptyque où l’on suit deux enquêtes de l’inspecteur Jack Caffery, un homme hanté par la disparition de son frère Ewan, alors qu’ils étaient enfants. L’ambiance nous ramène à l’excellente série policière anglaise Prime suspect, portée par une Helen Mirren (vue en fée Morgane dans Excalibur de John Boorman) glaçante. Birdman est un très bon premier roman, un excellent récit de chasse au serial killer.
L’Homme du soir, centré sur le démantèlement d’un réseau pédophile, est peut-être tout aussi réussi, mais, en ce qui me concerne, je me vois mal conseiller à qui ce soit la lecture de ce pavé de 550 pages où un père viole son fils puis maquille son crime odieux en enlèvement, où une ribambelle de taré(e)s échangent des photos de petites filles ou de petits garçons sur internet. L’horreur, il n’y a pas d’autre mot, d’autant plus qu’Hayder navigue dans un registre manipulateur assez complaisant, et au final si éprouvant qu’il en devient suspect. On notera toutefois que des trois romans de Mo Hayder, L’Homme du soir est celui qui utilise le plus de vocabulaire et de situations surnaturelles (notamment la dernière scène du roman).
Tokyo, troisième roman de l’auteur, est celui de la maturité. On y assiste, médusé (à moins d’être féru d’histoire extrême-orientale), à la résurrection d’un des plus grands massacres de l’ère moderne, celui de Nankin en 1937 — un massacre dont encore aujourd’hui on ne parle pas ou peu. Quatre cent mille morts selon les Chinois, quelques dizaines selon les japonais. On dit que les vainqueurs écrivent l’histoire (et si c’était vraiment le cas ?). Cette réflexion historique passionnera les lecteurs d’uchronie, quant à l’intrigue, solide et dense comme une bille d’acier, elle ne pourra que plaire aux amateurs de bons thrillers intelligents.
Il y a chez Mo Hayder des questionnements (sur la folie, l’Histoire et la nature de la réalité) qui nous rapprochent de Philip K. Dick ; des images « coup de poing dans l’estomac » qui nous ramènent à Thomas Harris, Clive Barker et Stephen King, évidemment. Sur le plan du simple style, Birdman est un roman très pauvre ; L’Homme du soir, moins simpliste, reste cependant dans l’habituel registre efficace et limpide du thriller à l’anglo-saxonne. Par contre, Tokyo est d’un autre niveau, d’une tout autre ambition. La barre a été fixée plus haut : l’écriture simple et limpide nous piège dans les rouages de l’intrigue pour mieux nous y broyer, du grand art, et sans doute le livre par lequel Mo Hayder entre dans la cour des grands. Un auteur à suivre de près.