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NymphoRmation

[Critique commune à NymphoRmation et Pixel Juice.]

 Après Pollen et Vurt (cf. également nos précédentes critiques dans les Bifrost 6 et 7), c'est avec une passion qui confine à l'abnégation que la Volte poursuit son exploration d'un des auteurs britanniques les plus originaux et intéressants qui soit. Et tout comme l'éditeur l'avait fait en mai dernier avec Jacques Barbéri (cf. notre focus in Bifrost 51), ce n'est pas un, mais deux livres signés Jeff Noon qui sortent ce mois-ci. Un roman tout d'abord — NymphoRmation —, et une étonnante collection de nouvelles rassemblées sous le titre astucieux de Pixel Juice.

Ceux d'entre vous qui avaient eu l'extrême clairvoyance de se procurer le diptyque Pollen/Vurt le savent : se plonger dans l'univers de Jeff Noon, c'est une expérience d'un délicat radicalisme. C'est accepter la torsion subtile des lois qui régissent notre réalité, au profit d'un monde où fantastique et tangibilité cartésienne se livrent à un commerce anti-naturel et enfantent d'un absurde jubilatoire. NymphoRmation est à cet égard parfaitement symptomatique de l'œuvre de Noon. C'est une fois de plus à la découverte d'un Manchester interlope et déjanté que nous partons. Dans ce très proche avenir en trompe-l'œil, on expérimente, en guise de nouvel opium du peuple, un jeu auquel les Mancuniens succombent avec frénésie : les dominos. Pas tout à fait le jeu qui fait les belles heures des maisons de retraite, mais une version gonflée au collagène, glamourisée jusqu'à la caricature, honteusement démago. Et comme de juste, ça marche ! Et fort, même. Riches et pauvres s'y abandonnent chaque semaine avec une dévotion qui fait envie au pays tout entier. Au point même que le gouvernement de sa Très Gracieuse Majesté envisage d'octroyer à la société AnnoDomino la licence nationale.

Mais cette nouvelle tocade éveille la curiosité d'une bande de freaks post-soixante-huitards défoncés aux mathématiques et de quelques accrocs aux probas. Ils s'interrogent notamment sur l'identité de ce mystérieux M. Million, grand ordonnateur du jeu, et sur la prolifération des publimouches, ces insolites diptères génétiquement programmées pour promouvoir la folie des dominos.

Comme à son habitude, Noon choisit une trame de roman policier pour nous perdre dans son Manchester onirique. Avec cette ambiance décalée, intelligemment référencée, et qui croise aussi bien dans les eaux de Lewis Carroll que dans celles de Graham Greene, il entreprend de passer à la moulinette les travers de l'Angleterre de ces dernières années. On pourrait y voir alors la même misanthropie surréaliste que chez Vonnegut, avec pour résultante cette étrange musique, cette poésie de bric et de broc. La comparaison est certainement à pousser plus loin. L'un comme l'autre sont des auteurs obsessionnels, précis dans cette apparence de désinvolture foutraque. Chez Noon aussi, on retrouve cet amour des personnages bancals, cabossés. Mais l'incroyable densité de son univers lui confère une dimension maniaque. Et là où Vonnegut distille les doutes qu'il nourrit à l'encontre de ses semblables, Jeff Noon aligne, et tire. Et même si le lire est une expérience aussi intégralement anglaise qu'écouter un album des Beatles ou manger des Jelly Beans, dans une société de plus en plus globalisée, les cibles qu'il se choisit ont nécessairement une portée universelle. Paupérisation des classes les moins favorisées, privatisation à outrance — comme cette police rachetée par une chaîne de burgers et qui voit ses agents contraints d'arborer les armoiries de leur singulier sponsor —, abrutissement des masses dans une société du spectacle matérialisée ici par le jeu et Francky Scenario, l'icône montante de la pop ; omniprésence de la pub enfin, traduite par cette prolifération malsaine de mouches publicitaires. Autant de procédés transparents qui auraient pu paraître patauds, sans la plume au cordeau et le regard de Jeff Noon.

On pouvait dès lors se demander comment un tel univers était transposable sur un format plus court. Pixel Juice nous apporte une réponse des plus satisfaisante.

Sous ce titre détonnant se cache un recueil de nouvelles brillamment composé. Non seulement on y retrouve la cohérence de l'univers de Noon, mais on y voit s'en dessiner la genèse. Comme une expérience de chimie qui précipiterait un composé complexe, pour ne laisser que les dépôts des matières élémentaires le constituant. L'absurde tout d'abord, comme dans « Absolu », l'une des nouvelles d'ouverture, avec cette quête de perfection qu'un des protagonistes va chercher au fond d'une bouteille de soda ; ou dans « Spécimens », et ces mystérieuses cages qui viennent entraver la circulation d'une ligne de tramway du centre de Manchester. Un absurde qui va parfois se nicher dans un sordide drolatique. C'est le cas de « Mini Mac », récit à la première personne d'un enfant de dix ans qui se retrouve à la tête d'un réseau de prostitution.

À ce non-sens so british, s'ajoute cette poésie de l'étrange, qui baigne littéralement une nouvelle comme « Pour ouvrir le coffre de la nuit », où Noon décrit un étrange rituel de suicide par les mots qui met en péril la jeunesse mondiale. Un fantastique qui lorgne aussi parfois vers le classicisme. Rien d'étonnant de la part d'un auteur qui a fait ses premières armes avec une adaptation cyberpunk du Jardin des supplices du français Octave Mirbeau. C'est sans doute ce qui explique l'atmosphère très XIXe de « La Machine à charisme », qui n'aurait — presque — pas déparé sous la plume d'un Villiers de l'Isle Adam.

Puis enfin, pour que l'alchimie soit complète, rajoutons cette anticipation parfois glaçante, comme dans « Mister Pixel », avec sa jeunesse en déshérence qui fait sombrement écho aux problèmes de la société anglaise d'aujourd'hui, et à la réponse sécuritaire qu'elle y oppose. Etrange impression aussi que celle laissée par la lecture d' « Homo Karaoké », où Noon met en scène des duels à mort de disc-jockeys. Et toujours, toujours cette ouverture vers un merveilleux dégradé, déglingué, qui entaille le quotidien pour se glisser dans notre imaginaire, et y faire vibrer quelques notes discordantes. Car Noon aime décontenancer. Il n'est pas un écrivain du Beau. Plutôt un esthète du profane qu'il reforge à sa convenance. Comme s'il préférait y voir des choses que nous n'y voyons pas.

Recycleur inspiré, écrivain rare, il signe avec Pixel Juice un petit bijou insolite, où s'inscrivent en filigrane les angoisses de notre époque. Noon hume l'air du temps. Cet air empeste l'ordure, la charogne et la sénescence, mais lui préfère ne sentir que la fragrance surie de la fleur qui a eu la persévérance incongrue d'éclore ici et maintenant. C'est sans doute cette même persévérance qui pousse la Volte à publier un auteur aussi délicieusement déroutant. Et lorsqu'on demande à Mathias Echenay, son éditeur, les raisons de son acharnement, il répond avec un sourire en coin : « Parce qu'il me semble évident que cet auteur doit exister chez nous. » Comme il a raison !

Le Commando des Immortels

Près de deux ans après Zoulou Kingdom (disponible en poche chez Pocket depuis peu), nous arrive donc Le Commando des immortels, quatrième roman « adulte » d'un auteur, Christophe Lambert, qu'on connaît avant tout pour la qualité de ses juveniles, chez Mango « Autres Mondes » notamment ou, plus récemment, chez Intervista dans la collection « 15/20 ».

Nous sommes au lendemain de Pearl Harbor et la panique gagne le « monde libre ». Alors que le Japon attaque la Birmanie et que les Américains comprennent qu'ils ont toutes les chances de se faire balayer par les forces impériales au cœur de la jungle asiatique, ils décident d'aller demander l'aide des plus redoutables spécialistes de ce type d'engagement. Des spécialistes qui vivent parqués dans la dernière de leurs réserves, au cœur du territoire américain : les elfes. À qui ils proposent une véritable reconnaissance de la part du gouvernement US, un mea culpa officiel pour la politique d'extermination et de spoliation dont ils ont été victime au fil des siècles, ainsi qu'un vrai statut d'autonomie. Les elfes acceptent d'envoyer cinq de leurs spécialistes en aide aux alliés, à la condition étrange que les accompagne un curieux professeur de langues anciennes d'Oxford, un illustre inconnu, écrivain à ses heures, un certain John Ronald Reuel Tolkien… Qu'il va falloir convaincre de quitter sa pluvieuse Angleterre pour aller faire la guerre. Le cadre est posé : dans cet univers parallèle où les elfes ont remplacé les indiens, nous suivrons un bataillon allié au cœur des ténèbres.

Comme de coutume, Lambert part d'un postulat séduisant pour livrer un récit nerveux, une pure série B où il fait montre de son exceptionnelle aisance dans les scènes d'actions, développe son style remarquablement visuel sans oublier de donner à l'ensemble la possibilité d'une « lecture » plus approfondie : ici, le rapport du créateur à son œuvre et les fondements de l'universalité du mythe. Et comme de coutume, il échoue à aller au-delà — à supposer qu'il le veuille… Mais qu'il le veuille ou pas, il n'empêche qu'on ne peut se départir d'une certaine frustration. Que Lambert caractérise davantage ses personnages, qu'il donne davantage de souffle à l'ensemble, qu'il nous débarrasse de ce désagréable sentiment que tout le monde est finalement, dans ses pages, assez gentil, assez lisse (un trait hérité de son parcours d'auteur jeunesse ?), qu'il prenne son temps, et l'on passera très vite de la série B bien faite, plaisante, au grand et beau roman d'aventures, à la vraie fresque dont on ressort couvert de boue et le cœur rincé. Christophe Lambert en a les moyens, sans conteste. Reste simplement peut-être à l'en convaincre, lui. Quant à nous, on attend (encore !) ça de pied ferme, parce que le jour où ça arrivera, ça promet de dégager pas pour rire…

Transcendance

Après le récit historique et contemporain de la naissance de la Coalescence, et la plongée dans le futur lointain (25 000 ans !) d'une humanité jetée dans une guerre sans merci (Exultant), le dernier volume des « Enfants de la destinée » se déroule conjointement dans un futur proche miné par les bouleversements climatiques et cinq cent mille ans dans l'avenir, époque où les post-humains ayant essaimé sur plusieurs mondes sont regroupés dans un Commonwealth à l'échelle de la galaxie. Cette expansion a été rendue possible par l'exploitation d'une source récupérant l'énergie des particules de matière grâce à un réacteur à énergie de Higgs. Chaque individu, bardé de nanomachines, maîtrisant la téléportation (on parle de swiffer), est chargé d'Observer un ancêtre de l'humanité. La Transcendance, composée d'immortels, a en effet, dans son objectif de Rédemption, rendu obligatoire l'Observation.

À cette lointaine époque, Michael Poole, neveu du George Poole découvrant le monde souterrain de la Coalescence dans le premier tome (Michael, qu'on retrouvera d'ailleurs dans Singularité, second volet du cycle des Xeelees à paraître en 2009 au Bélial'), est considéré comme une figure majeure de l'humanité, celui qui lui a donné un avenir ; en 2047, il n'est pourtant qu'un individu aux rêves d'espace disparus avec la récession énergétique : on n'emprunte que très rarement l'avion et la voiture individuelle n'est plus qu'un souvenir. Méprisé par son fils dont il n'a pas su s'occuper pour s'être trop lamenté de la mort de son épouse Morag, ce brillant ingénieur du nucléaire n'est plus que l'ombre de lui-même. Il trouve cependant un regain de vitalité quand son fils Tom manque de périr dans l'explosion d'une poche de méthane libérée par la fonte du permafrost en Sibérie. Conscient que la planète risque de sauter dès lors qu'une réserve géante de gaz s'échappera vers la surface, il met au point, avec son fils et avec l'aide de Géa, une intelligence artificielle dédiée à la modélisation de la biosphère, un projet visant à éradiquer la menace. Ce semblant de réconciliation est pourtant contrarié par les apparitions de plus en plus fréquentes du fantôme de sa femme qui, manifestement, tente d'entrer en communication avec lui, ce qui irrite Tom, persuadé que son père s'entiche de surnaturel. Les relations familiales sont encore compliquées par un contentieux opposant Michael à son frère John, riche homme d'affaires, et par les liens qu'il renoue avec sa tante Rosa, vieille dame encore très active, prêtre catholique, qui accorde davantage de crédit aux visions de Michael.

Dans le futur, Alia, qui a en héritage la vie de Michael Poole, apprend qu'elle a été désignée pour rejoindre les immortels de la Transcendance, proches de la divinité vers laquelle tend à présent la post-humanité. C'est dans ce but qu'a été entrepris la Rédemption. Alia reste en proie au doute, s'apercevant que le remords et la torture que l'Observation démultiplie à l'infini ne sont pas le fait de la Rédemption mais des immortels eux-mêmes. La Rédemption vise cependant à réellement réparer le passé. Dans le cadre de la théorie d'un univers fini, passé et futurs se rejoignent, et l'écoute des ondes gravitationnelles, en permettant d'entrevoir la structure et le contenu de l'univers, autorise l'envoi de sondes dans le futur afin de mieux les projeter dans le passé profond.

La Transcendance, ultime étape de l'humanité, ne serait-elle pas en même temps la pire des menaces ? C'est autour de questions métaphysiques que s'organisent les diverses intrigues de ce dernier opus, autour de la place de l'homme dans l'univers et de sa destinée, sur son identité, s'il est amené à abandonner celle-ci au profit de l'espèce. C'est, à un autre niveau, ce qui advient à Berra, drone né dans une ruche de la Coalescence uniquement parce qu'Alia a besoin de s'entretenir avec elle et qui, prenant conscience de ce qu'elle est et n'ayant plus de motif de vivre une fois sa mission remplie, ne peut que mourir. Baxter oppose la coalescence, adaptative, à l'humanité, essentiellement volontariste, question qu'il examine sous tous les angles : l'adaptation n'a pas forcément besoin d'esprit, mais « mieux valait ne pas savoir qu'on vivait dans une ruche ». En bon compositeur de symphonies, Baxter ne cesse de jouer des motifs de son thème à plusieurs niveaux. À la culpabilité de la Coalescence correspond celle de Michael Poole envers sa femme et son fils. Il le fait également avec un sens de la narration jamais démenti et une écriture qui transforme la science en poésie. Ainsi, il voit un réseau de communication s'élever à la conscience « de la même façon que le schéma tracé par le givre émerge de l'interaction des molécules de glace ».

Sa hard science se fait plus discrète ou s'étoffe de considérations plus humanistes, ce qui ne l'empêche pas de se lancer à tout bout de champ dans de vertigineuses réflexions ou de donner à voir des images science-fictives proprement saisissantes — ainsi le Récif, immense dépôt d'ordures composé de voitures entassées, montagne sur laquelle s'est développée une écologie incluant les rats, les corbeaux mais aussi les humains. L'évolution, la destinée humaine, sont plus que jamais au centre de sa réflexion, et Transcendance clôt de façon magistrale les Enfants de la destinée, une trilogie à coup sûr promise au rang de classique.

Orphée aux étoiles : les voyages de Poul Anderson

Après la réhabilitation de Robert A. Heinlein par Eric Picholle et Ugo Bellagamba chez le même éditeur, voici celle de Poul Anderson par Jean-Daniel Brèque. Il est vrai que l'auteur, resté célèbre pour son cycle de La Patrouille du temps, était encore plus tenu à l'écart dans l'édition française en raison, à nouveau, de ses positions idéologiques. Il ne s'agit pas d'un malentendu comme pour Heinlein : même son gendre, Greg Bear, considère Poul Anderson comme le pire conservateur qui soit. D'entrée, Jean-Daniel Brèque expose ce qui fait débat, rappelle les polémiques du temps de Fiction, et propose de les dépasser afin de pouvoir examiner de façon plus sereine la production de cet auteur à la grande culture et l'imagination féconde dont l'œuvre bouillonnante va d'une S-F rigoureuse sur le plan scientifique à la fantasy épique, de la poésie à la saga historique. S'il critique violemment les excès de la contre-culture, c'est au nom de valeurs que ses héros incarnent et non d'un système. Anderson, proche comme Heinlein, qu'il admirait, du mouvement libertarien, lutte contre l'intolérance et pour la diversité, principe évolutif écartant la pensée unique, synonyme de sclérose. Devant les dégâts infligés à la nature, il finira d'ailleurs par renier son progressisme.

À noter que cet ouvrage est dédié à Richard D. Nolane, qui fut le premier à tenter, dès les années 80, une réhabilitation de l'œuvre de Poul Anderson avec Les Abîmes angoissants de Poul Anderson, anthologie parue chez Casterman, dans la collection d'Alain Dorémieux, ainsi qu'en publiant dans sa collection « Aventures Fantastiques », chez Garancière, quelques-uns des romans épiques, dont il confia les traductions à Pierre-Paul Durastanti et à… Jean-Daniel Brèque.

Ce que propose celui-ci n'est ni une biographie ni une étude universitaire de l'œuvre, plutôt une promenade empruntant à la vie et aux textes de quoi définir l'originalité de son apport à la S-F. L'exercice est parfois frustrant pour le lecteur, qui sent bien que des détails lui manquent, mais il est essentiel dans la mesure où l'œuvre de Poul Anderson n'était plus guère disponible et que l'entreprise de réhabilitation, faite de rééditions restaurées que l'on doit notamment à l'Atalante (cycle de Flandry), Folio « SF » (Les Croisés du cosmos, qui inspira Dan Simmons) et le Bélial' (intégrale du cycle de La Patrouille du temps, La Saga de Hrolf Kraki, Trois Cœurs, trois lions) doit, avant d'entamer une analyse approfondie de son œuvre, se poursuivre par la traduction des inédits, soit la presque totalité des vingt-cinq dernières années — à ce titre, saluons ici l'initiative des éditions Calmann-Lévy, qui ont entamé la tétralogie du Roi d'Ys, écrite en collaboration avec sa femme.

C'est donc une esquisse que propose Jean-Daniel Brèque, autour du parcours littéraire suivant plus ou moins l'ordre chronologique depuis les premiers récits d'une histoire du futur inachevée jusqu'à La Patrouille du temps, en passant par les cycles de la civilisation technique que forment La Ligue polesotechnique et l'Empire terrien/Flandry, et en poursuivant par la fantasy épique et les sagas historiques et mythiques des vikings et des celtes. Il livre des résumés souvent détaillés qui permettent de se faire une meilleure idée de l'œuvre, notamment des inédits (forts nombreux !). Se dégage progressivement le portrait d'un homme pessimiste quant à l'avenir de l'humanité, hanté par l'holocauste et par l'entropie en général, attaché à préserver l'humain au point de se méfier des systèmes et de cultiver les différences pour toujours combattre les préjugés et s'appuyer sur des contraires pour évoluer. Ce sont ces positions qui expliquent l'apparent grand écart entre la S-F et l'œuvre épique qui ne fait que se pencher sur les anciennes civilisations pour méditer sur leur déclin. C'est aussi le type de récit dans lequel il excelle ; on lui a longtemps reproché ses personnages stéréotypés au service d'idées brillantes, mais on a aussi toujours loué chez lui sa facilité à élaborer des intrigues aventureuses passionnantes et son sens de l'épique qui ont permit de le désigner comme le barde du futur. C'est aussi cet aspect que Jean-Daniel Brèque s'est attaché à dégager dans cet essai passionnant.

Complots capitaux

C'est bien connu : les complots, les secrets à révéler, sont un puissant moteur de l'Imaginaire, sur lequel reposent des succès comme le Da Vinci Code et qui font les choux gras des tabloïds acharnés à déceler, derrière les grands faits d'actualité, la vérité cachée qui ne cesse d'alimenter les plus folles rumeurs. Aussi, est-ce une brillante idée que de convoquer dix-huit auteurs de polar, de S-F et de BD (du moins dix-sept, l'anthologiste s'étant convoqué d'office) afin de reprendre quelques-unes des grandes affaires de notre temps et de raconter, enfin !, ce qui s'est réellement passé ! Voilà une anthologie qu'on pourrait aisément vendre avec le France-Soir du jour.

L'exercice est cependant moins facile qu'il n'y paraît : il ne s'agit pas de mettre en doute des faits comme le font certains dénonciateurs, mais de se glisser dans les failles de l'Histoire de façon suffisamment subreptice pour ne pas attirer l'attention sur ses intentions, tout en restant centré sur son sujet. « Les Aventuriers du temple de Jérusalem », de J. S. Victor, autour du chandelier à sept branches des Hébreux et de la mafia calabraise, n'est pas convaincant car hors sujet. Le dosage se doit d'être équilibré : « Over the Raimbow », de Claude Godfryd, livre une interprétation du Rainbow Warrior où les personnages de l'intrigue prennent le pas sur le complot. De même, « Pas de couronne pour Jean-Paul 1er », de Guillaume Bouilleux, astucieux récit expliquant la disparition du pape pour s'être mêlé de la politique britannique, aurait gagné en donnant moins d'importance à l'histoire en marge.

L'exercice est difficile car il suppose une solide connaissance de son sujet, surtout lorsqu'il s'agit d'exploiter une affaire qui a fait couler beaucoup d'encre. Ainsi, seul François Rivière, biographe de la grande dame du roman policier, semblait en mesure de revenir, avec « L'Enigme Agatha Christie », sur un trou de dix jours dans la biographie de l'écrivain, et de le combler avec un meurtre, forcément !, et des plus astucieux, cela va de soi. Et personne en-dehors de Benoît Peeters, grand tintinologue et spécialiste d'Hergé, n'aurait pu présenter avec tant de crédibilité « L'Affaire Tchang », où un faux Tchang aurait, pour des raisons politiques, pris la place de l'ami d'enfance, mort dans les geôles chinoises. C'est un des plus troublants récits du recueil.

La connaissance des événements ne suffit pas : il faut encore développer une thèse originale, au risque, sinon, de ne pas se démarquer des rumeurs classiques. « Une Bombe nommée Marylin », d'Olivier Delcroix, explique de façon plausible la mort de l'actrice, tout en jouant habilement avec les chromos de l'époque (seul bémol, le pseudo journal de Monroe sonne faux). « Le Téléphone pleure », où Philippe Ségur met en scène les démêlés de Claude François avec la mafia, colle trop aux faits pour être saisissant mais reste de bonne facture. En développant de délirantes mais savantes considérations sur les véritables origines de Mai 68, Jérôme Leroy, très pince-sans-rire, achève « Azimut 68 » de façon amusante.

Sa recette est la bonne : quand le terrain est trop balisé ou qu'au contraire il n'est pas suffisamment connu du grand public, mieux vaut se contenter de délivrer un hommage référencé ou se livrer à la plaisanterie qui réjouira le lecteur averti. Adepte de la première option, Michel de Pracontal exhume un manuscrit inédit de Dick, Numik, très sujet à caution : « La Machination K. Dick » mêle agréablement références biographiques et bibliographiques. L'humour plus appuyé adopté par Johan Heliot dans « Happy Birthday, Ground zero ! » désamorce par avance les critiques des adeptes de versions du 11 septembre nettement plus paranoïaques (saluons donc au passage Jean-Marie Bigard…) : bien que le récit soit classique, Heliot se tire honorablement de l'exercice. Avec « La Face cachée de l'Etoile Noire », Benjamin et Julien Guérif s'amusent bruyamment à démontrer combien la saga Star Wars ne sert finalement qu'à manipuler l'opinion dans une critique du système capitaliste. C'est en potaches qu'ils se moquent des délires interprétatifs des paranoïaques de l'actualité. Excessif aussi, « La Diva et le Vatican », dans lequel Nicolas d'Estienne d'Orves raconte l'assassinat de la Callas, n'emporte pas l'adhésion, peut-être parce son côté hénaurme modifie la personnalité de Maria Callas. Le seul à réussir à changer la perception communément admise d'une célébrité sans heurter ni démériter est Erik Wietzel, qui s'attaque pourtant à une icône très adulée, Lady Diana, ici égratignée sans vergogne. « L'Ange de l'Alma » n'est pas seulement un petit bijou de cynisme, il réussit la performance d'être écrit à la première personne, du point de vue du fantôme.

L'angle d'attaque doit aussi être choisi avec soin quand on n'a pas d'autre solution que de reprendre à son compte la rumeur autour du supposé complot, parce que celui-ci repose sur le principe de vrai/faux. C'est pourtant avec finesse et habileté que Rodolphe tisse sa trame autour des imitateurs de Presley pour nous persuader que le King, vous le saviez, est toujours vivant : « L'Homme de sucre » lui rend subtilement hommage. De même, Pierre Bordage, qui exploite un canular plus qu'un complot dans « On va marcher sur la Lune », est délicieusement retors en exploitant la crédulité populaire pour les versions officieuses. Il ne me semble pas que le suicide de Turing était sujet à controverse, mais la nouvelle de Chantal Pelletier, « Sur les traces de Blanche-Neige », est cependant au cœur du thème et aborde la disparition du père de l'informatique avec beaucoup d'humanité.

Mais l'exercice n'est jamais aussi bien réussi que quand le récit délivre une version différente de celle attendue tout en paraissant plausible. Pour Philippe Colin-Oliver, l'assassin de Kennedy est bien Lee Harvey Oswald, mais les raisons exposées dans « Tue-le pour moi ! » sont à mille lieues de ce qu'on pourrait imaginer.

Bref, cette anthologie est une agréable surprise qui contient quelques très bons textes, beaucoup de réjouissants et peu de déchets, à l'exception du « Crépuscule des libraires » de Bernard Werber, qui clôt le recueil (il faudrait arrêter la lecture avant), stupidité décrivant, 50 ans dans le futur, un monde sans livres (sauf protégés sous verre), des enfants illettrés ne connaissant que la télé et le Net (avec des claviers à icônes ?) et des embouteillages de voitures volantes dans le ciel, car les véhicules accidentés restent en l'air !

L'ensemble montre en tout cas les tendances paranoïaques de tout un chacun. Parfois, on se prend même à douter, tant les versions officieuses, vêtues de vérités soigneusement sélectionnées, prennent des allures d'authenticité. L'accueil mitigé de l'ouvrage sur le Net par ceux qui défendent avec assurance et à coups d'anathèmes les thèses du complot, prouve d'ailleurs qu'Olivier Delcroix a visé juste. Certains se demandent même qui le finance. C'est dire l'excellence de l'ouvrage.

Incandescence

Pour beaucoup d’auteurs de science-fiction, le lointain futur est un endroit bien pratique où ils peuvent situer des univers plus proches du beau royaume des désirs du cœur que du triste empire des informations que nous possédons sur le monde.

Après tout, si la S-F es une littérature extrapolative, c’est bien parce que, partant d’un point A, le présent selon l’auteur, on arrive à un point Z, le futur, toujours selon l’auteur, dont les choix ne peuvent que jeter une lumière singulière sur notre époque et sur la nature profonde de l’humanité.

Les événements racontés dans Incandescence se situent donc dans un bon million d’années, dans la ligne de l’univers décrit dans Diaspora, « Les Tapis de Wang » et « La Plongée de Planck ». En anglais, deux nouvelles, « Riding the Crocodile » et « Glory », situées dans l’univers de l’Amalgame, sont parues dans un recueil de quatre novellas, Dark Integers and other stories (Subterranean Books). Il vaut mieux selon moi avoir lu la première avant d’entamer le roman. D’abord parce que le couple héros de cette novella et leur découverte font référence 300 000 ans après pour les personnages d’Incandescence, et surtout parce qu’elle pose l’univers de manière beaucoup plus vivante que le début un peu pataud du roman.

Dans le lointain futur, la civilisation de l’Amalgame occupe le disque de la galaxie. Les problèmes qui assaillent l’humanité ont été résolus depuis si longtemps qu’on en parle même plus : les citoyens de l’Amalgame, qu’ils soient nés des processus naturels de l’évolution ou qu’ils aient été créés artificiellement, ont accès à tout, peuvent tout et possèdent tout, y compris changer d’enveloppe corporelle, modifier leur personnalité et leur esprit, posséder des copies de secours d’eux-mêmes, vivre ou non dans des réalités virtuelles, et ainsi de suite. Il va sans dire qu’ils sont pratiquement immortels. Cela s’accompagne pourtant de problèmes existentiels, surtout au sein d’une civilisation qui a catalogué et décrit jusqu’à la moindre molécule de l’univers.

Leila et Jasim, les deux héros de « Riding the Crocodile », ont vécu ensemble pendant 10 309 ans, ils ont fait tout ce qu’il est possible de faire dans leur civilisation, il ne leur reste plus qu’à partir en beauté, d’une mort qui soit un couronnement significatif de leur vie et qui se caractérise par une découverte. Il existe en effet un mystère dont l’Amalgame n’est jamais venu à bout. Le centre de la galaxie est occupé par une civilisation dénommée « the Aloof », les Lointains, et pour cause : en un million d’années, ils n’ont jamais daigné communiquer et ont systématiquement repoussé toute tentative de s’introduire dans leur domaine. Leila et Jasim choisissent donc d’observer le centre de la Galaxie et finissent, après quelques milliers d’années de travail, et tout en redéfinissant leur relation, par pouvoir s’enregistrer et s’envoyer dans le réseau de communication de ces énigmatiques voisins.

Pour Rakesh, 300 00 ans après, Leila et Jasim sont des références. Le malheureux traîne son ennui dans un « scape » à l’intérieur d’un node, « quelques mètres cubes de processeurs dérivant dans l’espace interstellaire…», lorsqu’il rencontre Lahl, à qui les Aloof ont permis d’examiner un météore contenant de mystérieuses traces d’ADN. Ayant trouvé ce qu’il cherchait pour que sa vie prenne enfin un sens, Rakesh décide de suivre la piste indiquée. Ce qui signifie ni plus ni moins quitter tout ce qu’il a connu jusqu’alors — dans l’univers de l’Amalgame, on ne voyage pas plus vite que la lu-mière : visiter les autres mondes signifie donc voyager dans le futur sans espoir de retour.

Cependant, à l’intérieur d’un petit monde de roche transparente baignant dans un flux nommé l’« Incandescence », Roi, une citoyenne presque ordinaire, est recrutée par Zak. Zak est un solitaire qui tente de découvrir pourquoi et comment on change de poids quand on voyage d’un bout à l’autre de leur monde. Il éveille la curiosité de Roi et la détourne de son équipe d’agriculteurs. Le roman est donc bâti, de manière fort classique, sur deux lignes narratives : d’un côté Rakesh et Parantham tentent de retrouver le peuple qui a laissé des traces d’ADN qui intriguent les « Aloof », de l’autre Roi et Zak s’efforcent de comprendre la nature de leur monde et de ses lois.

Le plus étonnant est qu’au début, on est plus intéressé par Roi que par Rakesh : d’une part parce que les premiers chapitres ne sont pas d’une lecture aussi agréable que « Riding the Crocodile », qui décrit la civilisation de l’Amalgame de manière bien plus vivante et détaillée, d’autre part parce que Roi est une héroïne selon le cœur d’un amateur de S-F : une créature un peu en marge de sa société, dans un environnement délicieusement exotique lancée dans une quête pour la compréhension et la connaissance. Bizarrement, et alors que je ne suis pas très sûre d’avoir tout compris des expériences de Zak, c’est parce que j’avais envie de savoir ce qu’il allait arriver à Roi que j’ai persisté dans la lecture d’un début de roman somme toute laborieux. Peut-être un coup d’œil au site de l’auteur aidera-t-il les lecteurs plus à l’aise que moi en physique ou en mathématiques (ce n’est pas difficile !) à comprendre ces chapitres. L’article intitulé « The Big Idea », paru en juillet sur le blog de John Scalzi a le mérite d’éclaircir parfaitement les choses : « Incandescence est né de l’idée selon laquelle la théorie de la relativité générale, qui de manière générale est considérée comme l’un des sommets de la réussite intellectuelle de l’humanité, aurait pu être découverte par une civilisation préindustrielle ne possédant ni machines à vapeur, ni lumières électrique, ni postes de radio, et absolument aucune tradition astronomique. » Les chapitres pas vraiment digestes du début montrent donc nos héros en train de réinventer Newton et Einstein avec des cailloux et des bouts de ficelles. Personnellement, l’idée m’amuse beaucoup même si je suis incapable de suivre le détail des expériences.

Mais passé ce début, et une fois dans le livre, on a, comme Rackesh, envie de savoir qui étaient les ancêtres de Roi et comment leur petit astéroïde s’est retrouvé en orbite autour d’un trou noir. Les choses se corsent de manière délicieuse lorsque Roi et Zak comprennent que le sort de leur peuple dépend de leurs recherches. Voir des créatures à six pattes tenter d’empêcher leur monde de disparaître tout en réinventant les lois de la physique est un plaisir dont on ne saurait se passer.

Car si les héros des deux intrigues ne se rencontrent pas à la manière que l’on attendrait, ils ont des points communs évidents. Pour des gens comme Rakesh, la connaissance et la découverte de la nouveauté sont tout ce qu’il reste à des êtres qui ont résolu l’ensemble des problèmes de la survie immédiate. Pour Roi, Zak et leurs équipiers, la survie tout court dépend de leurs recherches, et la curiosité intellectuelle de Roi, qui l’encombrait avant sa rencontre avec Zak, s’avère vitale. Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que dans un cas comme dans l’autre, on assiste, ni vu ni connu, à la disparition du politique au sens large : dans la civilisation de l’Amalgame, l’abondance des biens et des connaissances permet à tout individu de vivre la vie qu’il désire en toute liberté sans avoir à participer aux intrigues et aux querelles de palais qui remplissent des dizaines de romans. Pour les créatures du Splinter, c’est la biologie qui détermine les structures de base de la société et qui dirige ses mœurs : les intrigues de palais n’y ont probablement jamais existé, et l’action collective est rapide, y compris lorsqu’un changement radical s’avère nécessaire. Comme souvent chez Greg Egan, le lecteur est libre d’en tirer les conclusions qu’il désire.

Et ledit lecteur peut passer outre un début de roman plutôt maladroit et peu digeste en sachant qu’en fin de compte, il pourra vivre une aventure de l’esprit autour du thème de la connaissance et une aventure spatiale mouvementée autour d’un trou noir — par ces temps de disette science-fictive, c’est un plaisir qu’on ne saurait bouder.

Novice

Depuis la fin des années 50, les vampires n'ont jamais cessé d'être à la mode, pas même quelques mois ; pour s'en convaincre il suffit de regarder la liste des films et livres qui, depuis l'époque où Christopher Lee a chaussé son premier dentier, leur donnent le beau rôle…. sans parler de la télévision, et notamment de ces chers Buffy et Angel.

De temps à autre, un auteur (ou un cinéaste — Kathryn Bigelow en 1987 avec Aux frontières de l'aube ; Abel Ferrara en 1995 avec The addiction ; Po-Chih Leong en 1998 avec La Sagesse des crocodiles) tente une approche originale à défaut d'être totalement inédite, ce qui donne parfois des œuvres marquantes. Pour ce qui est du strict domaine littéraire, on citera L'Aube écarlate de Lucius Shepard (critique dans Bifrost n°51), Riverdream de George R. R. Martin (critique dans Bifrost n°42) ou Âmes perdues de Poppy Z. Brite. Novice raconte l'histoire de Shori, une vampire amnésique de 53 ans dont le corps, toujours en pleine croissance, ressemble à celui d'une petite fille noire de 10 ans. Alléchant, sauf que l'ouvrage échoue dès le départ à convaincre, plus d'ailleurs comme roman que comme « roman de vampires ».

Bourré de très bonnes idées (beaucoup malheureusement moissonnées chez Stephen King), audacieux (puisque le vampirisme décrit est un vampirisme de plaisir, de sélection génétique et de symbiose avant tout, et non un vampirisme de folklore, de domination et de meurtre), Novice se lit davantage comme un best-seller à la Michael Crichton que comme un livre fantastique. Ainsi n'est-on pas surpris de voir cet ouvrage souffrir des habituels défauts du tout-venant catégorie « thriller de plage » : c'est long, très bavard et construit sur une trame usée jusqu'au moindre de ses atomes : héroïne amnésique poursuivie par des tueurs implacables, vampirette pleine de ressources qui vogue de révélation en révélation, pour laquelle la vérité se retourne comme un gant, une fois, deux, trois fois, ad nauseam. Seule surprise, la fin du livre, qui tend vers le « film de procès » cher au cinéma américain depuis Douze hommes en colère.

À le regarder de près, le texte est encore moins convaincant : style inexistant ou presque, failles scénaristiques, nombreuses, qui vous sortent de votre lecture comme si vous veniez de recevoir un coup de poing à l'estomac, scènes d'un manque de crédibilité incroyable (notamment la première « vampirisation » de Shori, et tout le passage où un groupe de fermes brûle pendant deux jours, sans que personne ne s'en aperçoive), tout comme est incroyable l'incompétence crasse des autorités locales chaque fois qu'un nid de vampires est éradiqué dans un immense feu de joie. Pour tout arranger, l'édition française est à l'avenant : traduction falote, Bram Stoker orthographié Stocker, et j'en passe…

Les livres ratés ne manquent pas, mais en plus d'être raté, Novice m'a semblé — commentaire subjectif en diable — déplaisant, sans trop que je sache d'où venait précisément le malaise. Rien de précis, donc, mais une accumulation de petits détails, de petites remarques sur les races, les sectes, la foi, la génétique, qui donnent une drôle de texture à l'ensemble, un peu comme quand vous mâchez un fortune cookie trop vieux. Shori, noire, a des esclaves (qu'elle considère comme des symbiotes), mais n'a pas d'état d'âme puisqu'ils sont a priori heureux, comme il se doit. Par ailleurs, même si on arrive fastidieusement à considérer l'héroïne comme une adulte, sa sexualité régulièrement remise sur la table finit par lasser, et l'audace laisse rapidement la place à une impression déplaisante de gratuité (Lolita est un chef-d'œuvre sur le plan du style, enrobage qui fait « passer » beaucoup de choses susceptibles de rester en travers de la gorge, sans même parler de son humour ; Novice n'arrive ni à la cheville, ni à la semelle du plus célèbre roman de Vladimir Nabokov).

Avec Novice, l'afro-américaine Octavia Butler (surtout connue pour son diptyque La Parabole du semeur, La Parabole des talents — Au Diable Vauvert) a, ce qui ne surprendra personne, voulu écrire sur l'esclavagisme, les préjugés, les différences raciales, les forces et faiblesses du métissage, chassant ainsi sur les terre de Toni Morrison (Beloved, Jazz), de Percival Everett (Effacement) et de Pete Dexter (Train). Malheureusement Novice, présenté par l'éditeur français comme son testament littéraire (Octavia Butler est morte en 2006, à l'âge de 59 ans), souffre terriblement de telles comparaisons et semble « inachevé ». Là où Toni Morrison (Prix Nobel de littérature en 1993) avale à pleins poumons les problématiques raciales, les inspire et les expire avec force jusqu'à créer une tempête sous le crâne de ses lecteurs, Octavia Butler crapote, ne s'élève jamais très haut et provoque avant tout l'ennui.

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