Jonathan Strange et Mr Norrell
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Chef-d'œuvre intemporel qui ravira toute une génération, sublime variation victorienne sur la magie et ses conséquences, incroyable festival de trouvailles aussi fabuleuses que formidables, Jonathan Strange & Mister Norrell virevolte de prix en récompenses, de ventes astrales en critiques dithyrambiques. Et les lecteurs éplorés, les yeux rougis par tant de bonheur littéraire, trop rare dans nos froides contrées, de s'extasier page après page devant la géniale trouvaille de Susanne Clarke : pondre plus de mille pages à mourir d'ennui et livrer au final une grosse chose sale, enflée, boutonneuse, épaisse et boursouflée.
Le consensus critique (à comparer aux recensions admiratives de l'immonde Pacte des loups du non moins immonde Christophe Gans) autour du chef-d'œuvre restera dans les annales de l'histoire littéraire comme le plus grand mystère du début du XXIe siècle. Pourquoi, comment, dans quelles circonstances éditeurs, critiques, lecteurs, se sont extasiés sur un roman publié par Bloomsbury sans même qu'un directeur de collection y jette un œil et suggère quelques coupes salutaires, ou plus généralement une refonte complète ? Par quelle intervention divine un texte indigeste, certes formidablement « écrit », mais pompeux, long, long, long, long, long, long et finalement aussi inepte que vain fait l'objet d'une admiration sans bornes par des gens ne l'ayant manifestement pas lu ?
Seul Olivier Girard1 le sait, mais nous autres, pauvres mortels, resterons sur notre faim. Le mystère demeure.
On l'a vu, on l'a écrit ad nauseum, Susanna Clarke écrit bien. Les plus esthètes d'entre nous pourront même lâcher d'un air paresseux que sa technique littéraire chie à l'œil. Reste qu'on ne fait pas un livre avec une écriture qui chie à l'œil. Il faut aussi qu'elle chie au cerveau. Côté cerveau, justement, Susanna Clarke contourne soigneusement l'obstacle. Jonathan Strange & Mister Norrell regorge de salons, de thés, de nobles sympathiques et de pauvres grossiers mais dignes. La dialectique du maître et de l'esclave ne fera pas seulement pouffer Francis Berthelot, elle agacera aussi un tantinet ceux et celles pour qui la conscience politique dépasse le stade du « Y'a des riches, y'a des pauvres, c'est une vérité historique, l'homme est ainsi fait, qu'y pouvons-nous ? ».
Bref, non content d'être encore plus poussif et ennuyeux qu'un discours de Youri Andropov, le roman est donc idéologiquement douteux. Oui, mais ça, c'est parce qu'à Bifrost, vous n'êtes qu'un ramassis de sales gosses ébouriffés qui voyez le mal partout sans saisir la subtilité toute victorienne qui affleure à chaque ligne. Subtilité mon cul (et même ma bite), Susanna Clarke excelle à décrire les intérieurs douillets, mais ses personnages sont aussi fades que longuement (et inutilement) décrits. L'action est nulle, malgré toutes sortes de choses (des zombies, des bateaux de pluie, des statues parlantes, des voyages au-delà du miroir — génial, Lewis Carroll en pleure encore —, des sorts hypnotiques lancés par des démons pseudo-elfiques), d'événements (guerres napoléoniennes, tout de même) et d'Histoire (la Magie, la rivalité entre les deux seuls magiciens anglais — cf. le titre -, les épouses, les militaires, l'Angleterre, la France, tout ça quoi). De ce néant stupéfiant qu'Isidore Ducasse n'aurait pas hésité à taxer de notable quantité d'importance nulle, Susanna Clarke ne tire fort logiquement rien. Résumons. La magie est essentiellement théorique en Angleterre depuis que le Raven King a disparu au moyen âge. Un mystérieux érudit (aussi conservateur que jaloux), Mister Norrell, s'autoproclame unique magicien britannique après avoir fait la démonstration de ses talents. Quelques centaines de pages plus tard apparaît la figure de Jonathan Strange, vague nobliau un peu benêt qui, lui aussi doté de talents magiques non négligeables, devient le disciple de Norrell. Mais, las, Norrell veut la magie pour lui tout seul et refuse qu'on considère le Raven King comme père de cette science si particulière. Jonathan Strange, lui, estime au contraire qu'il faut étudier cette très ancienne (et très dangereuse) magie pour mieux la contrôler. Le divorce est complet. Voilà. On n'en dira pas plus, tant ce fil conducteur est affreusement tortueux, compliqué, long, fatiguant et épuisant. Rien ne sauve le roman. Ni ses personnages, ni son écriture, ni sa technique narrative, ni son originalité, ni le compte en banque de l'auteur.
Au final, Jonathan Strange & Mister Norrell a au moins un mérite. Il est lourd. Il fait bien ses 800 grammes. On peut donc le lancer sur un gendarme mobile. C'est de saison.
Notes :
1. Je sais où tu habites, Imbert ! Et je sais aussi que ta femme est enceinte… (NDRC)