Après Fantasy, voilà la revue de science-fiction des éditions Bragelonne, Science-fiction 2006 : superbe couverture de Stéphane Martinière, belle mise en pages (ce qui nous change chez cet éditeur), prix de vente imbattable, en cette période où les livres sont si chers, et sommaire alléchant.
Tout commence avec un petit texte sympathique, ode à la forme courte, due à l'éditeur et auteur anglais Peter Crowther. Puis les choses se corsent sévèrement avec l'édito de Stéphane Marsan, une introduction bragelonnocentriste et partisane dont certains passages m'ont laissé dubitatif : « … l'édition, c'est le boulot des éditeurs. Et moi les amis je ne suis pas éditeur de SF. Je n'y connais rien, je n'en connais pas l'histoire, les ressorts, les tendances », page 15 ; d'autant plus dubitatif qu'en lisant entre les lignes une vraie profession de foi apparaît : Bragelonne va sauver l'édition française de science-fiction en publiant des NSO (Nouveaux space opera). La démonstration, initialisée sans brio par Stéphane Marsan (mais on l'excuse, il le dit lui-même, il n'y connaît rien), est finalisée par son nouveau pote avec qui il se marre beaucoup, Jean-Claude Dunyach, via un article publié pages 231-238, plutôt intéressant, mais entièrement au service d'une thèse indéfendable. Il me semble que la science-fiction ne peut être sauvée que si les éditeurs se remettent à en publier, c'est-à-dire à publier des œuvres prospectives, débordantes de créativité, dignes héritières de celles de John Brunner, Brian Aldiss, Christopher Priest, Philip K. Dick et J.G. Ballard (ou de Kurt Steiner, grande période, si je ne devais citer qu'un français). Nombre d'auteurs publient des nouvelles de ce genre : Greg Egan, James Patrick Kelly, Robert Reed, Ted Chiang, Vernor Vinge, Paul Di Filippo, Ian R. MacLeod, entre autres ; les romans se font plus rares mais existent, il y en a même chez Bragelonne : Days de James Lovegrove, Avance Rapide de Michael Marshall Smith. Le space opera (nouveau ou ancien) relève, sauf exception rarissime (Iain M. Banks, John C. Wright, Robert Reed), du western ; le trésor de la Sierra Madre devenant l'artefact de Sigma Draconis. Nous voilà une fois de plus confrontés à des éditeurs (Stéphane Marsan, Jean-Claude Dunyach) qui confondent chiffres de ventes, prix littéraires et créativité (la vitalité d'un genre littéraire ne se mesure pas à l'aune de son chiffre d'affaires, mais à l'aune de sa capacité à se renouveler). Ce n'est pas parce qu'un livre se vend qu'il apporte quoi que ce soit au genre auquel il appartient, Hypérion et les sous-produits Star Wars en sont la preuve la plus flagrante ; ce n'est pas parce qu'un livre a eu le prix Hugo qu'il est excellent — je vise ici Loïs McMaster Bujold —, et, d'ailleurs, pour être tout à fait clair à ce sujet, les auteurs vraiment novateurs de ces quinze dernières années (Greg Egan, Lucius Shepard, l'illisible John C. Wright, Jeffrey Ford, Jeff Noon, Ian R. MacLeod) ne se vendent pas ou peu.
Maintenant que la profession de foi a été battue en brèche, parlons du sommaire de ce Science-fiction 2006. C'est Peter F. Hamilton qui ouvre la danse avec un texte ni fait ni à faire, « Je rêvais d'étoiles », où il est question d'elfes des bois, d'une Terre dépeuplée de force dirigée par des fascistes écologistes et de gamins qui jouent à la guerre. Les quelques idées formidables que contient le texte ne sauvent en rien un traitement approximatif et un manque d'émotion patent. « Je rêvais d'étoiles », affaibli par ses ellipses ahurissantes tant elles cassent l'ambiance générale, ressemble à un roman mal résumé plus qu'à une nouvelle. Dommage.
Le lecteur découvre ensuite « Continuum », un texte intriguant de James Lovegrove qui, personnellement, m'a semblé abscons, mal traduit, mais aussi drôlement gonflé, l'auteur ne s'intéressant pas aux planètes étrangères que visite son pseudo-voyageur temporel, préférant parler d'obsession et de deuil.
À mon grand étonnement, c'est Elizabeth Moon qui livre la première vraie bonne nouvelle de cette anthologie, un texte pas ambitieux pour un sou, mais plein d'humour et franchement bien vu : « La Réjuv générique de Milo Ardry » (tout est dans le titre !). Un petit amuse-gueule comparé aux « Rémoras » de Robert Reed (texte déjà publié dans Le Monde), une novelette incroyablement cruelle, dénuée de toute idée originale, mais blindée d'émotion et de maîtrise. À mon humble avis, jamais vaisseau-génération n'avait été aussi bien décrit.
Plus loin, Patrick O'Leary nous offre une pochade martienne franchement idiote, franchement marrante, à mille lieues de son beau roman de fantasy gigogne inédit en français, The Gift. Vient ensuite une nouvelle de Karen Traviss évoquant un synopsis de Ursula Le Guin développé par Gérard De Villiers ; ça parle d'extraterrestres et de cannibalisme avec bien moins de talent que Parade nuptiale de Donald Kingsbury, le chef-d'œuvre en la matière ; une chose est sûre, ce n'est pas ce texte (abo)minablement traduit qui va m'inciter à lire le NSO de la même Traviss à paraître chez Bragelonne, La Cité de perle. Vient ensuite le tour du texte le plus long de ce sommaire : « Le Front pour l'humanité » de Ken MacLeod, novella que j'avais lue il y a quatre ans dans le Year's Best Science-fiction, nineteenth annual collection de Gardner Dozois et dont je ne me souvenais plus du tout, et pour cause, car ce mélange d'uchronie brouillonne, d'univers parallèles et de roswelleries ridicules ne fonctionne pas. Il y a de belles idées, une relation intéressante entre un fils guérillero communiste et son père médecin, mais la partie (géo)politique du texte est un fouillis inextricable, à tel point que les enjeux mettent longtemps à se dessiner pour… rien, ou si peu (on est loin du virtuose Land and Freedom de Ken Loach auquel le texte semble sans cesse faire allusion). Tout comme pour le texte de Peter F. Hamilton, j'ai eu l'impression de lire un roman non abouti, transformé en novella.
Je passerai vite sur l'article de Jean-Claude Dunyach, évoqué plus haut, et l'interview express de Iain M. Banks dont je reproduis pour le plaisir une phrase syncrétique : « Je me souviens avoir eu l'idée qu'il était grand temps pour la gauche de reprendre le terrain moral du space opera, occupé par la vieille garde américaine impérialiste et proto-fasciste », page 227.
Des trois nouvelles qui concluent la sélection, j'ai particulièrement apprécié les textes de Laurent McAllister (Jean-Louis Trudel et Yves Meynard en collaboration) et de Paul J. McAuley, une aventure spatiale très inventive. Enfin, Science-fiction 2006 se clôt de la façon la plus navrante qui soit avec une nouvelle chrétienne et crétine de Peter Crowther qui m'a absolument gonflé.
Au final, voilà mon bilan purement subjectif : deux textes formidables (McAuley, Reed), trois bons textes, trois ratages et deux navets (Crowther, Traviss). L'ensemble est moins convaincant que le Fiction n°2 des Moutons électriques (débordant de créativité), mais devrait séduire davantage les amateurs de « vraie » science-fiction. Je doute fort que le Nouveau space opera soit en mesure de redynamiser la science-fiction actuelle (qui me semble agonisante depuis la parution d'Hypérion, belle épitaphe), mais si l'équipe de Bragelonne me prouve le contraire, je serai le premier à faire amende honorable dans un prochain Bifrost.