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Seulement l'amour

Et on reparle de Philippe Ségur dans Bifrost, après Poétique de l'égorgeur critiqué dans notre numéro 37. Ce coup-ci, pour son quatrième roman chez Buchet-Chastel, Seulement l'amour, il nous revient avec une véritable (si, si) histoire de voyage dans le temps.

Hypocondriaque et neuropsychiatre à l'hôpital Cochin, Hippolyte Sicher a quarante-quatre ans ; il saute sa secrétaire Sylvia, roule en Aston Martin, s'intéresse à la musique et à la phytothérapie. Seule ombre au tableau : vingt ans plus tôt, il a abandonné la belle Mado le jour de leur mariage, sans être capable de se souvenir pourquoi. Cette ombre rémanente lui gâche un peu la vie, jusqu'à ce qu'il s'aperçoive que, soumis à certains stimuli (une chanson de Depeche Mode, un parfum), il peut voyager dans le temps, du moins dans son passé. Réussira-t-il à reconquérir Mado ? Et si oui, à quel prix ?

Soyons clairs : je suis très partagé. Toute la partie littérature générale m'a semblé brillante ; Philippe Ségur écrit très bien, bien mieux que la plupart des auteurs critiqués dans Bifrost, il excelle dans la description du quotidien, ses personnages sont très humains tout en restant absolument loufoques (on pense alors aux personnages d'Abe Kôbô, ou d'Haruki Murakami) mais la partie voyage dans le temps m'a fait l'effet d'un ressort narratif prétexte, du moins jusqu'à la moitié de la troisième partie, où elle prend, tardivement, toute son importance. Par ailleurs, j'ai déjà lu ça — ce cocktail de voyage dans le temps et d'histoire sentimentale — cent fois ; je citerai Replay de Ken Grimwood, Le Voyage de Simon Morley de Jack Finney, Le Jeune homme, la mort et le temps de Richard Matheson, et, surtout, Fugues de Lewis Shiner. Des références, incontournables à mon sens, auxquelles on ajoutera deux films : le formidable Peggy Sue s'est mariée de Francis Ford Coppola et L'Effet Papillon de Eric Bress et J. Mackye Gruber.

Seulement l'amour est un livre de science-fiction pour ceux qui n'en lisent jamais, une catégorie à laquelle les lecteurs de Bifrost n'appartiennent pas. On peut s'en plaindre, mais aussi s'en réjouir, en se disant que pas mal de gens qui ne lisent jamais de S-F vont y plonger, sans trop le savoir, grâce à Philippe Ségur, de plus en plus populaire, et à son sens de l'humour remarquable car humaniste (il est si facile d'être marrant en étant méchant).

Science-Fiction 2006

Après Fantasy, voilà la revue de science-fiction des éditions Bragelonne, Science-fiction 2006 : superbe couverture de Stéphane Martinière, belle mise en pages (ce qui nous change chez cet éditeur), prix de vente imbattable, en cette période où les livres sont si chers, et sommaire alléchant.

Tout commence avec un petit texte sympathique, ode à la forme courte, due à l'éditeur et auteur anglais Peter Crowther. Puis les choses se corsent sévèrement avec l'édito de Stéphane Marsan, une introduction bragelonnocentriste et partisane dont certains passages m'ont laissé dubitatif : « … l'édition, c'est le boulot des éditeurs. Et moi les amis je ne suis pas éditeur de SF. Je n'y connais rien, je n'en connais pas l'histoire, les ressorts, les tendances », page 15 ; d'autant plus dubitatif qu'en lisant entre les lignes une vraie profession de foi apparaît : Bragelonne va sauver l'édition française de science-fiction en publiant des NSO (Nouveaux space opera). La démonstration, initialisée sans brio par Stéphane Marsan (mais on l'excuse, il le dit lui-même, il n'y connaît rien), est finalisée par son nouveau pote avec qui il se marre beaucoup, Jean-Claude Dunyach, via un article publié pages 231-238, plutôt intéressant, mais entièrement au service d'une thèse indéfendable. Il me semble que la science-fiction ne peut être sauvée que si les éditeurs se remettent à en publier, c'est-à-dire à publier des œuvres prospectives, débordantes de créativité, dignes héritières de celles de John Brunner, Brian Aldiss, Christopher Priest, Philip K. Dick et J.G. Ballard (ou de Kurt Steiner, grande période, si je ne devais citer qu'un français). Nombre d'auteurs publient des nouvelles de ce genre : Greg Egan, James Patrick Kelly, Robert Reed, Ted Chiang, Vernor Vinge, Paul Di Filippo, Ian R. MacLeod, entre autres ; les romans se font plus rares mais existent, il y en a même chez Bragelonne : Days de James Lovegrove, Avance Rapide de Michael Marshall Smith. Le space opera (nouveau ou ancien) relève, sauf exception rarissime (Iain M. Banks, John C. Wright, Robert Reed), du western ; le trésor de la Sierra Madre devenant l'artefact de Sigma Draconis. Nous voilà une fois de plus confrontés à des éditeurs (Stéphane Marsan, Jean-Claude Dunyach) qui confondent chiffres de ventes, prix littéraires et créativité (la vitalité d'un genre littéraire ne se mesure pas à l'aune de son chiffre d'affaires, mais à l'aune de sa capacité à se renouveler). Ce n'est pas parce qu'un livre se vend qu'il apporte quoi que ce soit au genre auquel il appartient, Hypérion et les sous-produits Star Wars en sont la preuve la plus flagrante ; ce n'est pas parce qu'un livre a eu le prix Hugo qu'il est excellent — je vise ici Loïs McMaster Bujold —, et, d'ailleurs, pour être tout à fait clair à ce sujet, les auteurs vraiment novateurs de ces quinze dernières années (Greg Egan, Lucius Shepard, l'illisible John C. Wright, Jeffrey Ford, Jeff Noon, Ian R. MacLeod) ne se vendent pas ou peu.

Maintenant que la profession de foi a été battue en brèche, parlons du sommaire de ce Science-fiction 2006. C'est Peter F. Hamilton qui ouvre la danse avec un texte ni fait ni à faire, « Je rêvais d'étoiles », où il est question d'elfes des bois, d'une Terre dépeuplée de force dirigée par des fascistes écologistes et de gamins qui jouent à la guerre. Les quelques idées formidables que contient le texte ne sauvent en rien un traitement approximatif et un manque d'émotion patent. « Je rêvais d'étoiles », affaibli par ses ellipses ahurissantes tant elles cassent l'ambiance générale, ressemble à un roman mal résumé plus qu'à une nouvelle. Dommage.

Le lecteur découvre ensuite « Continuum », un texte intriguant de James Lovegrove qui, personnellement, m'a semblé abscons, mal traduit, mais aussi drôlement gonflé, l'auteur ne s'intéressant pas aux planètes étrangères que visite son pseudo-voyageur temporel, préférant parler d'obsession et de deuil.

À mon grand étonnement, c'est Elizabeth Moon qui livre la première vraie bonne nouvelle de cette anthologie, un texte pas ambitieux pour un sou, mais plein d'humour et franchement bien vu : « La Réjuv générique de Milo Ardry » (tout est dans le titre !). Un petit amuse-gueule comparé aux « Rémoras » de Robert Reed (texte déjà publié dans Le Monde), une novelette incroyablement cruelle, dénuée de toute idée originale, mais blindée d'émotion et de maîtrise. À mon humble avis, jamais vaisseau-génération n'avait été aussi bien décrit.

Plus loin, Patrick O'Leary nous offre une pochade martienne franchement idiote, franchement marrante, à mille lieues de son beau roman de fantasy gigogne inédit en français, The Gift. Vient ensuite une nouvelle de Karen Traviss évoquant un synopsis de Ursula Le Guin développé par Gérard De Villiers ; ça parle d'extraterrestres et de cannibalisme avec bien moins de talent que Parade nuptiale de Donald Kingsbury, le chef-d'œuvre en la matière ; une chose est sûre, ce n'est pas ce texte (abo)minablement traduit qui va m'inciter à lire le NSO de la même Traviss à paraître chez Bragelonne, La Cité de perle. Vient ensuite le tour du texte le plus long de ce sommaire : « Le Front pour l'humanité » de Ken MacLeod, novella que j'avais lue il y a quatre ans dans le Year's Best Science-fiction, nineteenth annual collection de Gardner Dozois et dont je ne me souvenais plus du tout, et pour cause, car ce mélange d'uchronie brouillonne, d'univers parallèles et de roswelleries ridicules ne fonctionne pas. Il y a de belles idées, une relation intéressante entre un fils guérillero communiste et son père médecin, mais la partie (géo)politique du texte est un fouillis inextricable, à tel point que les enjeux mettent longtemps à se dessiner pour… rien, ou si peu (on est loin du virtuose Land and Freedom de Ken Loach auquel le texte semble sans cesse faire allusion). Tout comme pour le texte de Peter F. Hamilton, j'ai eu l'impression de lire un roman non abouti, transformé en novella.

Je passerai vite sur l'article de Jean-Claude Dunyach, évoqué plus haut, et l'interview express de Iain M. Banks dont je reproduis pour le plaisir une phrase syncrétique : « Je me souviens avoir eu l'idée qu'il était grand temps pour la gauche de reprendre le terrain moral du space opera, occupé par la vieille garde américaine impérialiste et proto-fasciste », page 227.

Des trois nouvelles qui concluent la sélection, j'ai particulièrement apprécié les textes de Laurent McAllister (Jean-Louis Trudel et Yves Meynard en collaboration) et de Paul J. McAuley, une aventure spatiale très inventive. Enfin, Science-fiction 2006 se clôt de la façon la plus navrante qui soit avec une nouvelle chrétienne et crétine de Peter Crowther qui m'a absolument gonflé.

Au final, voilà mon bilan purement subjectif : deux textes formidables (McAuley, Reed), trois bons textes, trois ratages et deux navets (Crowther, Traviss). L'ensemble est moins convaincant que le Fiction n°2 des Moutons électriques (débordant de créativité), mais devrait séduire davantage les amateurs de « vraie » science-fiction. Je doute fort que le Nouveau space opera soit en mesure de redynamiser la science-fiction actuelle (qui me semble agonisante depuis la parution d'Hypérion, belle épitaphe), mais si l'équipe de Bragelonne me prouve le contraire, je serai le premier à faire amende honorable dans un prochain Bifrost.

Riverdream

Parce que les glaces ont brisé quasiment tous ses bateaux à vapeur, Abner Marsh, ruiné, mais continuant de jouir d'une solide réputation de marinier hors pair, se voit contraint de s'associer avec un inconnu au teint pâle, Joshua York, afin de continuer à exercer son métier. Ensemble, ils font construire l'un des plus beaux vapeurs appelés à naviguer sur le Mississipi : le Rêve de Fevre, capable d'embarquer mille tonnes de fret et de nombreux passagers. À l'usage, Joshua, qui vit la nuit, dort le jour et est entouré d'une bien étrange cours d'amis, se dévoile peu à peu, devenant le plus singulier des associés, aussi esthète et cultivé qu'Abner Marsh est hideux, glouton et droit. Un être secret, mais aussi en quête, disparaissant parfois plusieurs jours de suite, ce qui pose de gros problèmes avec les passagers, obligés alors de poireauter sans qu'on puisse leur expliquer pourquoi. Excédé par l'attitude irresponsable de Joshua (le Rêve de Fevre a besoin d'une solide réputation), Abner fouille la cabine de l'homme sans âge et l'oblige à s'expliquer. S'ensuit une longue confession durant laquelle Joshua York crache le morceau : il est un vampire. Mieux : un Maître du Sang. Et utilisant le Rêve de Fevre, il cherche à rassembler sa race et à la sortir du secret (car il a en sa possession un élixir qui permet aux vampires de se débarrasser de leur « soif rouge »). Joshua York est en quelque sorte un vampire humaniste, ce qui est loin d'être le cas de Damon Julian, un autre Maître du Sang, installé sur la propriété de la famille Garoux, en peu en aval de la Nouvelle-Orléans. Moins raffiné, Julian considère l'humanité comme du bétail et, en tranchant la main d'un « bébé nègre », il montrera à ceux placés en travers de sa route qu'il est le Maître et les autres des esclaves, ou pire, de la nourriture.

George R.R. Martin a écrit Riverdream (titre français idiot auquel on préférera le titre original Fevre Dream à défaut d'en trouver un meilleur) en 1983, soit sept ans après la parution d'Entretien avec un vampire, premier opus, passable, d'une série qui en trente ans a définitivement sombré dans le pathétique le plus consommé, engendrant par ailleurs deux films dispensables, Entretien avec un vampire de Neil Jordan (un des films les plus superficiels du cinéaste irlandais) et La Reine des damnés de Michael Rymer, peu ou prou un navet pour pisseuses gothiques « avé la croix ansée autour du cou », donc un produit sans intérêt (auquel on préfèrera, et de loin, Les Prédateurs de Tony Scott, tiré du roman éponyme de Whitley Streiber). Si je me permets ici de mettre en parallèle la série d'Anne Rice et le one-shot de George R.R. Martin, c'est tout simplement parce qu'une fois de plus le livre le moins célèbre est de loin le plus réussi, le plus littéraire. Fevre Dream est très grand livre, plus conradien que fantastique (ce que confirme la confession de Joshua York qui ressemble évidemment à celle de Lord Jim), c'est aussi une formidable aventure (fluviale, humaine et inhumaine) dans laquelle l'auteur, fort de son extraordinaire connaissance de l'histoire américaine des années 1850, n'hésite pas à massacrer tous les clichés du genre (le personnage principal est hideux, énorme et peu sympathique ; les méchants ne se contentent pas d'être méchants, ils ont un vrai passé, de véritables aspirations, et même une vie sociale assez complexe ; la religion catholique n'a rien à faire dans cette histoire de créatures de la nuit venues de l'Oural). Mieux, Martin ose s'attaquer à l'Histoire de France et plus généralement à l'Histoire européenne, sans oublier d'ajouter Shelley et Byron à son intrigue, en n'utilisant que leur poésie, là où il aurait été si facile d'en faire des poètes suceurs de sang à l'origine du Vampire de John William Polidori. Erudition, maîtrise du récit, Fevre Dream est un pur plaisir pour lecteurs (amateurs de chroniques vampiriques ou non) qui, personnellement, me fait regretter que Martin ne se consacre plus qu'à son interminable Trône de fer (c'est certes formidable, cher ami, mais c'est BEAUCOUP TROP LONG !).

Après Le Dernier magicien de Megan Lindholm, voilà probablement l'autre chef-d'œuvre publié par les éditions Mnémos. On regrettera alors une édition qui n'est pas au niveau : « Waldrop » orthographié « Walldrop », dans la dédicace ; « decade » traduit « décade », alors qu'il s'agit d'une décennie, « porch » traduit « porche », alors qu'il s'agit de la typique véranda à claire-voie des maisons coloniales du sud des Etats-Unis… et j'en passe. Dommage, car la traduction d'Alain Robert, certes insuffisamment relue, est très fluide et ne se relâche que rarement. Espérons qu'une édition poche naîtra bientôt et corrigera ces petits défauts pour rendre à Fevre Dream son aura de livre parfait.

La Nef des Fous

Depuis des centaines d'années, l'immense vaisseau Argonos sillonne l'espace à la recherche de la Terre Promise, du moins c'est à ça que son errance ressemble. Deux cent soixante-quatorze ans après la Répudiation, épisode de peste meurtrière durant lequel furent perdues les archives informatiques, le vaisseau tombe sur un signal radio qui le guide jusqu'à une colonie humaine visiblement à l'abandon, une planète habitable que l'évêque de l'Argonos s'empresse de baptiser Antioche. Là, Bartolomeo Aguilera, le narrateur, et son équipe d'exploration se heurtent à l'insensé, insensé qui va bientôt rebondir vers un abyme plus renversant encore… et que je vous laisse découvrir par vous-même, tant l'attente est un des ressorts essentiels de ce volumineux roman.

La Nef des fous, qui évoque Rendez-vous avec Rama et le film de Ridley Scott Alien (cette référence-ci étant particulièrement assumée, y compris dans le vocabulaire utilisé par les protagonistes), se lit comme un thriller. À aucun moment la tension ne faiblit : le lecteur tourne les pages, que ce soit pour savoir ce qui s'est passé sur Antioche et ce que sous-entend cette découverte, ou, plus étonnant, pour savoir si Bartolomeo et Père Veronica finiront par donner corps à leur affection réciproque. Car voilà la force principale de cette Nef des fous : outre le suspens entourant les événements d'Antioche, admirablement mené, les personnages, leur complexité, leur rapport au réel, rendent le récit haletant. Bartolomeo, abandonné à sa naissance à cause de ses malformations, affublé d'un exosquelette, et Père Veronica, croyante régulièrement rongée par le doute, sont des protagonistes magnifiques, d'autant plus touchants que Russo ne se livre à aucune simplification du genre « voici les bons, voilà les méchants, devinez qui est le traître ». Chargé de dilemmes déchirants, de réflexions vertigineuses sur la foi, les sentiments et rituels religieux, ce roman ne déçoit pas ; même si certains esprits chagrins trouveront sa fin « un peu facile » et son style peu élaboré, Russo se contentant de raconter son épopée spatiale, ce qui le rapproche d'une certaine école anglaise, celle d'Arthur C. Clarke (Rendez-vous avec Rama, on y revient) et Stephen Baxter. Outre cette écriture sans panache, mais que je n'irai tout de même pas jusqu'à qualifier d'asimovienne, on regrettera quelques coquilles, parfois cocasses, mais rien qui ne puisse vraiment gâcher notre plaisir.

La Nef des fous fait partie de la grande tradition de la science-fiction mettant en scène des personnages du clergé confrontés à un premier contact extraterrestre, on est proche, très proche, d'Un cas de conscience de James Blish, proche aussi de l'épisode du prêtre dans Hypérion de Dan Simmons ; en ce qui me concerne, c'est du même niveau, pas moins. Une fois de plus, si vous aimez la science-fiction, la vraie, vous ne pouvez pas passer à côté de ce livre récompensé, à juste titre, par le Philip K. Dick Award 2001. Décidément, avec La Plage de verre de Iain M. Banks et Crépuscule d'acier de Charles Stross, ce début d'année 2006 est riche en aventures spatiales de haut niveau.

Nécromancien

Le petit Adrien Hunter a été victime d'un accident alors qu'il n'était encore qu'un bébé. Le prêtre qui le baptisait l'a laissé glisser et le nouveau-né s'est cogné le crâne contre les fonts baptismaux de l'église Sainte-Marie, à Higham. En huit année à peine, ce qui n'était qu'un accident s'est transformé en tragédie impliquant de nombreuses personnes : Adrien ne parle pas, marche rare ment et vit la plupart du temps comme un légume ; sa mère, June, est persuadée que l'esprit de son fils est prisonnier des fonts baptismaux de Sainte-Marie, ce qui la fait passer pour une folle, notamment auprès de son mari ; par ailleurs, une explosion a détruit la vieille église en laissant intacts les fonts baptismaux et, par voie de conséquence, le père Alexander, suppurant de haine, soupçonne June d'être à l'origine de cette destruction. Autant dire que l'atmosphère est tendue à Higham, surtout dans la grande demeure du docteur Hunter.

Pour l'archéologue américain Lee Hine, que ses travaux sur la « possible mémoire des pierres » ont amené à Higham, ces fonts baptismaux sont vraiment intrigants, surtout depuis qu'il a appris que les gens se suicident volontiers à proximité. Et puis il y a cet enfant rencontré de nuit dans les ruines de Sainte-Marie, âgé de sept à huit ans, qui assure se prénommer Cru et ressemble comme deux gouttes d'eau au mutique Adrien. Par amitié pour June Hunter (ou par amour), Lee va accepter d'aider cette mère de famille désespérée et ira chercher de l'aide en Bretagne auprès d'une nécromancienne/ médium française, Françoise Jeury, que jusqu'à présent il surnommait « la folle ».

Roman de 1978, donc édité en France vingt-huit ans après sa prime publication, Nécromancien s'affirme comme le brouillon logorrhéique de certains des romans les plus réussis de Robert Holdstock : La Forêt des Mythagos, Lavondyss évidemment, mais aussi Ancient Echoes (à paraître fin 2006, début 2007 dans la collection « Lunes d'encre »). Sa thématique passionnante (lieux de pouvoir, celtitude, enfance différence ou en danger…) échoue à maintenir une tension suffisante, et le livre s'avère rapidement trop long, bavard jusqu'à la nausée (comme le prouvent les 39 ( !) pages du premier dialogue entre Lee Kline et Françoise Jeury p. 149-188). Le tout est aussi hanté par une psychologie de pacotille, pudding frelaté de clichés et de redondances vous invitant à lire en biais, sans parler du côté new age de l'ouvrage : lignes leys, pierres dressées réceptrices de la mémoire des siècles talents médiumniques battus en brèche par le monde moderne, tout un arsenal gothico-celtico-occulte qui, rabâché sans la finesse habituelle de l'auteur, risque d'en gonfler plus d'un. En clair, Nécromancien souffre d'être trop explicatif, trop volubile et pas assez allusif. On remarquera toutefois que ce roman en deux temps — exposition (pp. 11 à 188), action (pp. 191 à 445) — s'améliore sensiblement dans la seconde partie, plus tendue, moins bavarde.

Par ailleurs, la traduction m'a semblé quelque peu étrange. Sandra Kazourian traduit bien, écrit bien, mais certains de ses choix sont incompréhensibles : le nécromancien du titre est une femme, c'est donc une nécromancienne (mot qui existe, si j'en crois mon Larousse) ; quant aux notes du traducteur (sic ! — Sandra aurait-elle un pénis ?) rassemblées en fin d'ouvrage, disons que j'en rigole encore, même si cela partait d'un bon sentiment.

Après La Forêt d'émeraude, Earthwind et Le Bois de Merlin, Mnémos continue de publier les ouvrages mineurs de Robert Holdstock. À réserver aux fans de l'auteur.

Festins secrets

Pierre Jourde est né à Créteil en 1955 ; aux dernières nouvelles, il enseignait la littérature à Valence (université de Grenoble III). Avant la parution — passée quasiment inaperçue — de Festins secrets, il a fait parler de lui à deux reprises. D’abord en 2002 en s’en prenant à la littérature contemporaine et à ses baudruches surmédiatisées dans son passionnant essai La Littérature sans estomac (dont on ne saurait trop conseiller la lecture), puis en 2003, avec la parution de son roman Pays perdu (l’Esprit des péninsules, réédité chez Pocket) qui lui a valu d’être agressé et caillassé par certains habitants de son village, ces derniers s’étant visiblement reconnus dans le portrait noir que l’auteur dressait d’un coin de France profonde, mesquin et méchant, portrait sans concession qui évoquait tout autant Enfer clos de Claude Ecken que les meilleurs pages de Pierre Pelot quand il officie dans sa veine vosgienne de La Forêt muette, Natural Killer ou de L’Eté en pente douce.

D’ailleurs, avec Festins secrets, on navigue dans le même registre que La Forêt muette (entre horreur, schizophrénie et régionalisme) et dans la même géographie (le nord-est détruit par le chômage, ses forêts inquiétantes, ses champs à corbeaux qui excrètent régulièrement diverses reliques de la Grande Guerre : os, munitions, bouts de vêtements).

Au tout début du roman, un jeune professeur — Gilles Saurat (condamné à ne rien savoir ?) — est muté à Logres, près de Nancy, et se voit chargé d’éduquer deux classes de débiles mentaux vaguement consanguins qui n’ont aucune envie d’apprendre le français (ils communiquent par grognements) et savent déjà tout ce qu’il y a savoir sur la violence, le foot, la misogynie et l’abus d’alcool. Dans cette grisaille urbaine, inquiétante, où se produisent de nombreuses disparitions, où les notables dînent ensemble à la table lugubre de sa logeuse Mme Van Reeth, Gilles Saurat va se perdre, se heurter au Système (l’éducation nationale), passer à côté de la trop humaine Mylène Garcia, sombrer dans la dépression et peut-être même la folie… À moins qu’une conspiration extrêmement élaborée ne…

Festins secrets est un choc, du moins ses deux cents premières pages (ensuite, l’auteur a légèrement tendance à s’enliser, se répéter et même tirer à la ligne ; mais quel début !). Tel Jeffrey Beaumont (le personnage principal de Blue Velvet interprété par Kyle MacLachlan) découvrant les sordides secrets de Lumberton, Gilles Saurat va découvrir peu à peu une partie de ce qui est celé dans Logres, seulement une partie car la ville (comme toute ville) est comme l’éléphant : une fois à ses pieds, on ne peut plus l’embrasser d’un seul regard. Saurat s’enfonce dans un Twin Peaks lorrain, presque kafkaïen : pédophilie, anthropophagie, fantômes, menaces, folie… Mais quelle est cette France qui nous est proposée ? Jourde ne répond pas vraiment, tout comme David Lynch ne répond pas aux questions les plus épineuses que posent ses films. Jourde préfère nourrir sa prose précise, noyer le lecteur sous les mots, les flots d’impressions et de perversions (il s’intéresse à la forme, presque jusqu’à l’excès, et résout son roman avec une pirouette guère satisfaisante qui fissure l’édifice au lieu de le poser). Etonnamment, malgré le cadre extrêmement moderne de ce roman débordant de racaille, sa lecture évoque plutôt des romanciers « classiques » : Maupassant (il y a du Horla dans ce Gilles Saurat), Zola (le monde de l’Education Nationale éclairé comme celui de la mine dans Germinal, entre ombres et ténèbres), Balzac (la comédie humaine est devenue une tragédie inhumaine, avec toujours, au centre du propos, l’argent et le pouvoir dans la bourgeoisie, ici de province) et Huysmans (pour les passages décadents et/ou néo-décadents).

Roman crépusculaire, récit d’une rare érudition, pamphlet parfois réactionnaire, souvent progressiste, pilonnage en règle de l’Education Nationale telle qu’elle est pensée depuis mai 68, Festins secrets est un livre complexe, qui dérange et manque de peu le label, l’étiquette « 100% formidable » : c’est certes écrit à l’estomac, magnifiquement, mais le tempo va diminuendo, ce qui, sur plus de cinq cents pages, n’est pas sans poser quelques problèmes. Reste un livre qui devrait intéresser, voire passionner, certains lecteurs de Bifrost, surtout ceux qui enseignent. Un long livre, donc, un voyage (célinien) au bout du professorat en zone difficile qui, à bien y réfléchir, en dit long sur la société d’hypocrisies et de lâchetés quotidiennes dans laquelle nous vivons.

L’Ange du chaos

« Jeune aspirant au service de l'Empire de lumière, Cellendhyll de Cortavar a été trahi par ses amis et accusé de meurtre. Laissé pour mort dans un cachot, il n'a dû sa survie qu'à l'intervention des puissances du chaos. Dix ans ont passé. Le jeune homme idéaliste est devenu un mercenaire impitoyable. Il n'attend qu'une chose : se venger de ceux qui l'ont trahi. »

Si je reproduis ci avant le début du quatrième de couverture de L'Ange du chaos, la première aventure de Cellendhyll, c'est tout simplement parce que ces quelques lignes en résument assez bien l'intrigue et aussi parce qu'une paresse certaine accompagne mon accablement de lecteur survivant. Je n'ai presque rien à dire de positif sur cette série B étiquetable « 0% talent, 0% originalité ». Elric a été mal pompé, bonjour la débandade : le style est au mieux efficace, la plupart du temps dégueulasse et parfois même inepte ; certaines scènes sont tellement ridicules qu'il y a de quoi balancer l'ouvrage dans sa cheminée en redoutant toutefois qu'il explose. Je pense en particulier à ce que j'appellerai « la scène du feu » pp. 93-94 : imaginez, vous êtes poursuivi par des gens qui veulent vous tuer, vous tombez dans une rivière en furie (vous êtes donc mouillé de la tête aux pieds, d'accord ?), vous sortez de la rivière, transi de froid, et, alors que vous êtes toujours poursuivi et détrempé, vous allumez un feu (comment ? avec des silex, du bois, un zippo, le joint de David Calvo qui passait par là ?) sous un dôme de verdure. Un feu qui prend malgré la pluie, crépite, et ne fume pas, malgré l'humidité ambiante ? Un feu… magique, moi je vous le dis ; je connais des scouts qui vont être jaloux. Et ce n'est qu'une scène jouissive parmi tant d'autres.

On regrettera aussi qu'à son troisième roman publié, Michel Robert ne sache toujours pas ce qu'est un point de vue (ah, le charme délétère des flash-back en style bancal omniscient !), sans oublier de pleurer sur la grammaire aléatoire, la présence de coquilles, nombreuses, de scènes de cul, à peine moins nombreuses et surtout sexy comme l'apparition subite d'un chorizo extra-fort derrière la vitrine du rayon charcuterie de votre Auchan préféré. Sans oublier un soupçon de sadomasochisme à la Froideval et une fort goûteuse branlette attisée par le spectacle de bohémiennes et de leurs enfants massacrés par des démons. Cette purée indigeste, à accompagner d'un vin de table qui pique les yeux, m'a rappelé la nullité abyssale des premiers romans de Jacques Sadoul, où, entre autres conneries, Chtulhu fouettait des femmes soumises, minou aux quatre vents ; putain ce qu'il était (et reste) fort, ce Sadoul romancier, ce John Norman du pauvre ; une carrière exemplaire, mais il faut qu'il se méfie de la concurrence… elle commence à être rude.

Quant au second volume des aventures de Cellendhyll, Cœur de Loki, je l'ai certes ouvert, mais, totalement rebuté par sa taille et le style de ses premières pages, je me suis contenté d'en noter la pagination afin de pouvoir mettre un point final à cette recension… car, croyez-moi ou non, les bons livres ne manquent pas en ces temps de surproduction.

Histoire de soulager la peine compréhensible de l'éditrice (mais qui sait, ce truc poubellomoorcockien se vend peut-être comme des petits pains ?), on notera la beauté sombre des deux couvertures de Julien Delval, des illustrations d'une rare efficacité, superbes dans leur genre…

Le Neuvième Royaume

Oui, c'est de la fantasy. Oui, c'est une trilogie. (Vieille musique…) On ne change pas les recettes qui gagnent, y compris dans la facture de l'histoire… enfin, surtout quand on veut réussir son roman. C'est exactement ce qu'a fait David Zindell pour Le Neuvième Royaume, et ça a parfaitement marché : voici une œuvre qui ne révolutionne pas le genre mais remplit son contrat.

On reprend, dans l'ordre : un royaume médiéval ; un jeune prince atypique atteint d'un mal particulier (une empathie quasi totale) aggravé par un poison sans antidote ; la quête d'un truc qui ressemble au Graal (la Pierre de Lumière) ; une prophétie ; des compagnons d'aventure. Et c'est parti pour 500 pages.

Vous avez la trame. Voici maintenant le détail, ou plutôt la déclinaison de Zindell sur ce thème quête/prophétie/le monde est dans la merde mais tout n'est pas perdu. Valashu Elahad est le dernier des sept fils du roi de Mesh. Il est aussi le seul d'entre eux à ne pas trouver plaisir à ces divertissements bien sympathiques que sont la guerre ou la chasse, et pour cause : il ressent les émotions de tous ceux qui l'entourent. Un jour, à la chasse, justement, lui et son frère sont attaqués par deux envoyés des Prêtres Rouges, une secte au service de Morjin, le Seigneur des Mensonges. Une flèche enduite de kirax l'atteint. Ce poison, sans antidote connu, augmente la perception des sentiments des autres et peut se révéler mortel. Pour Val, la dose absorbée démultiplie son empathie naturelle. Tuer lui devient donc presque impossible. Le même jour, lors du banquet, alors que son père vient de refuser une guerre que réclame le peuple voisin histoire de récupérer un morceau de montagne, un envoyé du roi Kiritan rapporte qu'une prophétesse aurait prophétisé (normal !) que la Pierre de Lumière — volée et cachée depuis des lustres — serait retrouvée et, avec elle, la paix sur le royaume. En conséquence de quoi, Kiritan demande aux chevaliers de se bouger, de seller leurs chevaux et d'aller fissa quêter la fameuse Pierre. Valashu s'empresse d'accepter. Il part sur les routes, accompagné de son ami Maram, un élève prêtre qui se destine à la poésie, et de Maître Juwain, qui appartient également à la Confrérie. Ce seront les deux premiers compagnons du groupe.

Les nombreuses péripéties qui émaillent le voyage jusqu'à Tria, où le roi doit bénir les chevaliers, permettent aux trois larrons de s'adjoindre Atara, une guerrière de la société des Manslayers, qui est également princesse de sang royal (dingue, non ?), puis de Kane, redoutable guerrier et personnage aux motivations mystérieuses.

Tout au long de cette première étape, le Dragon Rouge, Morjin, ne cesse de hanter Valashu, de le tenter pour le convertir, tout en lui envoyant ses tueurs aux trousses, les Visages Gris. Le groupe doit en outre traverser des forêts gorgées de créatures perverties par le démiurge fou.

C'est arrivés à Tria que nos aventuriers trouveront leurs deux derniers compagnons : le ménestrel Alphanderry et l'ancienne goûteuse du roi, Liljana, aux dons télépathiques. Une fois partis, ils trouveront une par une les gelstei, ou pierres de pouvoir…

Il serait impossible de résumer les péripéties du récit, tant elles sont nombreuses. On se contentera donc de souligner combien l'auteur équilibre à merveille les scènes d'action et les pauses permettant l'insertion de récits historiques ou mythiques. Sur ce point, c'est Maître Juwain qui intervient régulièrement pour instruire ses compagnons, donnant ainsi du corps tant au passé du pays qu'aux mythes qui sous-tendent la quête. Ces interventions répétées permettent de « justifier » la prophétie, la foi dans les gelstei, bref, dans la magie. Disons que tout est là pour « suspendre notre incrédulité » et donner sens à la dimension mythique de l'histoire, sans toutefois alourdir cette dernière.

La composition du groupe est elle aussi finement gérée, chaque personnage occupant une place réelle dans la gestion du récit. Atara est bien sûr là pour la dimension amoureuse, tandis que Maram, épicurien et couard, prend en charge l'humour, conférant au texte une dimension plus légère et souvent bien venue, dimension qui participe d'ailleurs largement au réalisme des échanges et à la crédibilité des personnages, tous particulièrement réussis sur le plan psychologique. Leurs personnalités et les dialogues sont des éléments clés de la réussite de Zindell, qui sait rendre convaincant le fonctionnement humain du groupe.

Certes, on pourrait craindre de ne trouver dans Le Neuvième Royaume qu'une pâle resucée d'une histoire éculée, du style « j'ai lu Tolkien et tout le cycle arthurien, alors je vais faire pareil ». Certes, l'originalité n'est pas de mise. Mais quoi ? Voici un livre passionnant, qui tient le lecteur en haleine malgré une longueur respectable, qui tombe parfois, évidemment, un peu dans les longueurs — mais rien de rédhibitoire, loin s'en faut. C'est déjà pas si mal.

En définitive, le seul vrai reproche à faire n'incombe pas à l'auteur. Car si le livre est doté d'une fort belle couverture, le texte est en revanche maquetté au chausse-pied, comme si l'éditeur avait tassé le tapuscrit pour le faire rentrer dans 450 pages, pas une de plus. Du coup, côté lisibilité, on repassera… Reste que le bouquin en lui-même est un bel objet, pour une belle histoire dont on attend la suite.

La Malédiction du Rogue

Que dire ? Quand on réédite un succès mondial de la fantasy, qui arrache même des compliments à Jacques Baudou dans Le Monde, en faire un commentaire supplémentaire n'est pas un exercice aisé. Dix millions d'exemplaires vendus, ça vous pose son œuvre, quand même. Et quand on lit que Donaldson est « comparable à Tolkien à son meilleur niveau » (Washington Post), on se dit qu'on doit bien se trouver devant un monument. On précisera tout de même qu'il s'agit là d'une nouvelle traduction : les trois premiers tomes de cette série (qui en compte neuf au total !) ayant été auparavant publiés sous le titre générique Les Chroniques de Thomas l'Incrédule à la fin des années 80 chez J'ai Lu, dans des traductions tronquées signées Iawa Tate. Bref, voici en somme rien moins qu'un événement éditorial majeur, la réédition d'un classique qu'on nous promet pour la première fois en France dans son intégralité et dans une traduction correcte, le tout soutenu par un « lancement » commercial en librairie des plus brutal de la part de l'éditeur (présentoirs en librairies, bouquin envoyé aux journalistes trois mois avant sa sortie, tee-shirts, affiches, pubs…). Du lourd, en somme, et pas qu'un peu.

Bon, voici rapidement de quoi il retourne. Thomas Covenant, écrivain à succès, a la mauvaise idée de contracter la lèpre. Rejeté de tous, il vit seul avec sa maladie. Un beau jour, alors qu'il sort en ville pour payer une facture par ses propres moyens, car il tient à rester « normal », il est renversé par une voiture et rencontre le Rogue, entité maléfique qui le charge d'un message pour le Conseil des Seigneurs de Pierjoie : leur défaite est inéluctable et le retour de Turpide le Rogue à la tête du Fief approche. Le Fief, c'est précisément là où Covenant se réveille après l'accident, en haut de la tour de l'Observatoire de Kevin. Découvert par Léna, une habitante de la région, il est ramené chez elle et commence son long périple vers Pierjoie, accompagné d'abord par Atiaran, puis par le géant Salin Suilécume. Aux yeux des habitants du Fief, il apparaît bientôt comme la réincarnation du fondateur du pays, Berek Demi-Main, d'une part parce que la lèpre lui a déjà fait perdre deux doigts, mais aussi du fait que son alliance, qu'il porte toujours comme un talisman, est en or blanc, métal introuvable mais vénéré dans le Fief. Son long périple est marqué par l'influence croissante du Mal sur la contrée, qui s'impose à lui par des sensations douloureuses, parfois, lorsqu'il pose le pied à certains endroits. Même la Nature, dont on perçoit l'élan vital dans le Fief, montre des signes d'altération. Arrivé à Pierjoie, Covenant repartira avec les Seigneurs en quête du Bâton de la Loi, sous le Mont Tonnerre, qu'il faudra arracher au Seigneur Sialon, un lémure fou que le Rogue manipule…

L'essentiel du récit s'articule autour de la réflexion de Covenant tant sur son état de lépreux, donc d'« impur », que sur la prétendue réalité du Fief — de ce dernier sujet d'interrogation dépend l'auto-analyse du héros sur l'état de sa santé mentale. Cette richesse de réflexion, qui nourrit un personnage ambigu, est sans conteste le principal point fort, sinon de la série, tout du moins de ce premier tome.

Mais voilà : on a beau se trouver en présence d'un cycle mythique pour tout amateur de fantasy, moi, je n'ai pas aimé du tout… Je vais donc me permettre quelques remarques. Premièrement : je ne sais pas si cela vient de la traduction (dont tout le monde s'accorde à dire pourtant qu'elle est bien meilleure que celle de Tate), mais le texte est lourd, laborieux, souvent tortueux, et au final assez pénible à lire. Secundo : le système de l'évanouissement temporaire comme explication à l'introduction dans un univers parallèle manque d'élégance car il impose tout de suite ledit univers comme onirique, donc fragilise sa crédibilité. Et Donaldson ne fait pas non plus grand-chose pour le rendre convaincant. On a droit à beaucoup de décors, et à des personnages qui font vraiment « conte de fée » (les sylvestres, par exemple, qui vivent dans un arbre géant…), mais le pays ne reste qu'un décor. Certes, il est question de son passé, toujours mythique, mais on a l'impression que l'auteur se fiche que l'on croie ou non à sa réalité, alors que c'est de cette interrogation même que naît une bonne part de l'épaisseur du héros. Bref, voir ce texte comparé à Tolkien, et le Fief à la Terre du Milieu… faudrait tout de même pas pousser Gandalf dans les orties.

En outre, Thomas Covenant est un anti-héros absolu, dont le comportement est plus que souvent incompréhensible. Ses tortures psychologiques, qui font la richesse du roman, donnent lieu à des attitudes frisant le ridicule. Au lieu d'être « profond » et riche d'évolutions, il est borné. C'est souvent exaspérant, car cela donne lieu à des répétitions permanentes des mêmes angoisses, et ce au détriment de la progression du récit. Ceci est intimement lié à la présence obsédante de la lèpre, qui n'a finalement pas un rôle clé dans l'évolution du texte — si ce n'est qu'elle conditionne l'attitude primaire du héros. Il semble que l'auteur se serve de son roman et de son personnage comme une catharsis à ses propres obsessions et angoisses. Pourquoi pas, mais en l'état ça ne suffit pas.

Certains points sont par ailleurs négligés : la stratégie du Rogue est si tortueuse que l'on n'y comprend rien, on ne sait pas comment Sialon se sert du Bâton de la Loi, ni le rôle que joue l'or blanc dans son fonctionnement, ni ce qu'est la fameuse « magie sauvage »… Bref, tout l'aspect fantasy est assez ignoré. La scène finale, enfin, confine au ridicule. Depuis 500 pages, on attend le combat, qui promet d'être titanesque, pour finalement se résumer à un simple vol de Bâton. Beaucoup de bruit pour rien, dirions-nous. Je passe sur le fait que le petit groupe de soixante personnes passe son temps à défaire des armées de milliers de démons, et que la dernière scène, l'arrivée de dragons de feu, est carrément incompréhensible…

Au final, ce premier tome apparaît plus intéressant pour un adepte de la psychologie (car celle de tous les personnages est éminemment complexe, et parfois très intéressante, dans leur regard sur la vie) que pour un amateur de fantasy. À vous donc de décider s'il « faut » avoir lu Les Chroniques de Thomas Covenant, pour ma part, après lecture de ce premier opus, je réserve mon jugement.

La Grotte de cristal

Sincèrement, je suis entrée dans ce livre à reculons… et j'en suis ressortie à regret. Le rédac'chef m'avait dit : « Je te préviens, c'est encore un truc avec Merlin… », et je m'en étais farci plus que ma dose. J'étais prête à assassiner l'auteur, trucider Merlin et incendier toute l'Angleterre, pointe de la Bretagne comprise, pour ne plus en entendre parler ! Si si. Mais c'était avant de réaliser combien cette œuvre change agréablement des autres. On la qualifierait même de novatrice, pour peu qu'on oublie qu'il s'agit-là d'un texte vieux de plus de trente ans, salué d'ailleurs en son temps d'un Mythopoetic Award du meilleur roman (tout de même…).

Le plus notable, c'est que l'auteur n'abuse pas des poncifs propres au domaine « bretonnant », avec chapeau pointu, robe noire à paillettes et pouvoirs surnaturels. Il est ici question de l'enfance de Merlin, avant en fait qu'il ne devienne vraiment « mythique » et se mêle à la légende arthurienne. Myrddin Emrys (le vrai nom de la star des magiciens) se défend justement de disposer de pouvoirs surnaturels et se situe très loin de l'image traditionnelle du jeteur de sorts. Il se présente juste comme doué d'une faculté « prémonitrice » très floue qu'il ne maîtrise absolument pas. En revanche, il admet être un excellent ingénieur et fort bien connaître les ressources des plantes.

Entièrement écrit à la première personne du singulier, cette « autobiographie » se veut à la fois un témoignage sur l'histoire politique du pays et une démystification du « mythe de l'enchanteur ». Au fil d'un texte qui s'attache surtout au personnage d'Ambrosius, roi d'Angleterre, et de son frère, le futur Uther Pendragon, Merlin explique aussi comment il s'est trouvé tout à fait par hasard élevé au rang de magicien par les croyances populaires. L'une des grandes transgressions par rapport à la tradition rapportée, c'est que l'auteur nous donne le nom du père de Merlin, ce qui nous change du poncif selon lequel il serait né d'une créature surnaturelle, d'un elfe ou d'un démon, ou plus simplement sans père.

L'œuvre humanise donc le personnage mythique, le désacralise, le descend du traditionnel piédestal entouré de fées. Il en fait un homme au destin exceptionnel et sans doute hors du commun, plutôt que de le ramener, comme il l'est si souvent, à un banal magicien à la Walt Disney. À l'heure actuelle, vu le nombre de textes s'inspirant de la « matière de Bretagne » bons à foutre à la poubelle, avouons que c'est plutôt rafraîchissant (non, je ne donnerai pas de titres — et puis si, tiens, juste un, critiqué dans l'avant-dernier Bifrost : Le Langage des Pierres de Robert Carter).

Bon, je vous raconte un peu la vie de Merlin, rien que pour vous donner envie… Fils bâtard de Dame Niniane, la fille du roi de Galles, Myrddin Emrys est mal vu à la cour, surtout par son oncle Camlach. À la mort du roi, lorsque celui-ci se prépare à monter sur le trône, il s'enfuit, pensant à juste titre que sa vie est menacée. Il trouve refuge sur un bateau qui l'emmène en Bretagne, vers Ambrosius, exilé en France, mais avec la secrète ambition de regagner un jour le royaume dont on l'a spolié. Rencontrant Ambrosius par un heureux hasard, il gagne sa confiance avant de comprendre qu'il est en réalité son fils. Il se met à son service, devenant un ingénieur de talent, un espion, et aussi un devin, quand ses visions le prennent. Ce sont ces quelques visions qui lui valent d'être considéré comme un prophète, car il prédit la victoire du dragon rouge — l'emblème d'Ambrosius — sur le dragon blanc des Saxons. Il devient le « porte-bonheur » de l'armée, et annonce aussi l'avènement d'Ambrosius à la tête de l'Angleterre. À la mort de ce dernier, il se met au service d'Uther, tout en restant isolé dans la grotte de celui qui fut son maître dans sa jeunesse en matière de sciences naturelles, Galapas, grotte dans laquelle se trouve la petite alcôve remplie de cristal dans laquelle il avait eu sa première vision. Il va en particulier aider Uther Pendragon à concevoir — de manière adultère —, celui qui deviendra le roi Arthur, dont il pressent que le destin sera exceptionnel…

Comme vous le voyez, on est loin de la tradition. Et du coup, on est à la limite de la fantasy : le livre est presque un « inclassable ». Ce n'est pas un roman purement historique, mais pas vraiment de la fantasy non plus, car aucun recours à la magie ou à des personnages surnaturels n'intervient. C'est sans aucun doute ce qui fait son originalité. Il n'entre dans la fantasy que par la présence du personnage de Merlin, et donc de l'image mythique qui lui est accolée, ce qui renforce encore, a contrario, le réalisme de l'autobiographie. Finement joué…

L'écriture est excellente, en outre, fluide, équilibrée, superbement traduite, et sert parfaitement la nouveauté du propos. On ne s'ennuie pas une minute, et on attend avec impatience le second volume, pour voir comment l'auteur gère les grandes « icônes » de l'histoire de Merlin dans la légende arthurienne, et en particulier celle de la fée Viviane.

On exprimera toutefois un regret : coller une couverture aussi moche sur un livre comme ça, ça relève du crime. Certes, Calmann-Lévy n'est pas (plus) un éditeur habitué aux codes des littératures de genre, mais là, franchement, y a de l'abus ! L'auteur risque bien de devoir ajouter à son palmarès le Razzy de la pire couverture de l'année ! Mais quoi… Dites vous que, une fois dans votre bibliothèque, on ne verra plus que la tranche… Enfin, dernière chose : on conseillera aux amateurs du genre de lire également, histoire de cultiver le parallèle, Le Pas de Merlin de Jean-Louis Fetjaine (Pocket), excellent roman lui aussi, mais dans une veine un peu plus « traditionnelle », qui fait remarquablement pendant au texte de Mary Stewart. Deux en un ! Bonne lecture !

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