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Le Travail du furet

Auteur phare de la défunte et mythique collection « Présence du Futur », Jean-Pierre Andrevon est l'incarnation même de la S-F française engagée, râleuse et boulimique. Avec Le Travail du furet, il revient sur le thème inquiétant et politique du contrôle des individus par l'état.

En ces années 2000 et quelques, la paix sociale n'est plus un mythe : si la logique de classe n'est plus à remettre en cause, la maladie régresse et jamais la population ne s'est aussi bien portée (les statistiques le prouvent, après tout). Seul petit hic, l'obligation de maintenir le nombre de citoyens à un joli 60 millions tout rond. En conséquence, des travailleurs assermentés (les furets) sont chargés d'éliminer (pas forcément discrètement, d'ailleurs) environ 400 000 personnes par an. La stabilité est à ce prix, que voulez-vous ma bonne dame.

Bon furet efficace, sans état d'âme et froidement méthodique, le narrateur est un amateur de films du XXe siècle. Ses tenues sont d'ailleurs régulièrement calquées sur ses héros favoris (l'occasion pour Andrevon de rendre hommage à un certain film de genre), et ses exécutions sont le prétexte à un long monologue où la haine du pauvre ne cède que devant l'horreur du riche. Il n'est d'ailleurs pas interdit de déceler çà et là quelques accents céliniens, notamment sur l'idyllique vision humaniste qu'Andrevon nous balance à travers la gueule.

Mais les choses changent quand ce parfait furet se rend compte peu à peu que le jeu est truqué. Les gibiers listés officiellement au hasard ne seraient-ils pas tout simplement gênants pour l'état ? Mais quand un furet pense, il désobéit. Et quand un furet désobéit, il faut le punir… En assassinant sa copine, par exemple, ou tout simplement en l'éliminant… La paix sociale, n'est-ce pas ?

Sujet classique (perverti par la quatrième de couverture ou différentes critiques rédigées par des gens n'ayant manifestement pas lu le livre : le furet commence à se poser des questions, donc on lui tue sa femme , et non pas « le Furet se révolte après la découverte du nom de sa femme sur la liste des gibiers du jour », ce qui n'est pas la même chose) traité de mille et une manières aussi bien au cinéma qu'en littérature, histoire de bonne facture, rythme polardisé à l'extrême, mais aussi humour cynique permanent, Le Travail du furet fait partie des excellents Andrevon. Un livre parfaitement recommandable, grâce à son scénario intelligent (et… glaçant), son ton résolument meurtrier et la verve d'un auteur qui a pris beaucoup de plaisir à écrire ces quelques 250 pages. Plaisir partagé par le lecteur. Comme quoi, il reste encore un peu d'espoir, même si ce mot est définitivement absent du bouquin.

Time Opera

À l'instar de Philip K. Dick, Robert Silverberg fait partie de ces géants de la S-F beaucoup plus efficaces dans la nouvelle que dans le roman. Nombreux sont ses textes qui, pour des raisons souvent alimentaires, s'étirent sur de trop nombreuses pages pour un résultat certes correct, mais loin de l'excellence attendue. Mais si le procédé est courant, il n'en reste pas moins que les romans de Silverberg se lisent remarquablement bien. Fluidité du texte, intérêt des situations et personnages bien fichus y sont pour beaucoup, même si le scénario est souvent prévisible, voire franchement évident.

Réunis en un seul volume au Bélial', les deux romans qui composent Time Opera en sont l'illustration parfaite : deux variations passionnantes sur le thème ô combien cher à l'auteur du voyage temporel, mais trop longues et trop délayées. Une constatation d'autant plus amère que Silverberg promène agréablement son lecteur, lequel ne lâche évidemment pas le bouquin avant de connaître le fin mot de l'Histoire (ici, avec un grand H). Reste que le célèbre américain est un grand professionnel de l'écriture, et que ses textes, même moyens, sont souvent au-dessus de ce qu'on trouve ailleurs. Et puis, soyons honnêtes, on ne refuse jamais une louche de Silverberg sans passer pour un déviant.

Premier texte de cet omnibus plutôt épais, Les Déserteurs temporels se rapproche du célèbre Les Déportés du cambrien, dans la description d'une société policière et surpeuplée où l'individualité ne signifie plus grand-chose, et où un système de castes (les classes) cimente la pyramide sociale au sens propre. Quellen, flic haut placé mais dont la vie reste médiocre, est chargé par le gouvernement de traquer un certain Lanoy, inventeur désigné d'une machine temporelle, dont la spécialité est d'offrir aux dissidents un aller simple vers un passé moins dictatorial et plus agréable à vivre. Postulat scénaristique bien séduisant, d'autant que Quellen n'est lui-même pas tout blanc, avec quelques déviances anti-sociales à son actif, déviances qui lui feraient beaucoup de tort si, par malheur, on les apprenait en haut lieu. Bref, le lecteur s'en doute, Lanoy et Quellen ne sont finalement pas si opposés…

Beaucoup plus malin et globalement mieux conçu, Les Temps parallèles permet à l'auteur de décrire une ville qu'il connaît bien et qui le fascine : Byzance. Tour à tour capitale romaine, capitale chrétienne, capitale turque, aujourd'hui musulmane mais cosmopolite dans son architecture comme dans sa singulière (et tumultueuse) histoire. Alors que le voyage dans le temps est un loisir comme un autre (il suffit d'être riche), le lecteur suit l'apprentissage d'un jeune guide temporel affecté à la zone de Byzance. Couronnements, massacres, émeutes et vie quotidienne n'ont rapidement plus de secrets pour lui, tandis qu'il comprend peu à peu les tenants et aboutissants du voyage temporel. Si la patrouille veille (un clin d'œil à Poul Anderson, mais aussi l'une des plus vieilles idées S-F) pour éviter les désordres historiques provoqués par des clients parfois mal intentionnés, elle ne peut pas non plus surveiller tout le monde. Les guides le savent bien, ce qui leur permet de prendre quelques libertés avec les règles, libertés parfois funestes, surtout quand on tombe amoureux d'une célèbre ancêtre et que l'amour vous tourne la tête…

Écrits tous deux avant 1970, Les Déserteurs temporels et Les Temps parallèles ont pour eux le charme suranné de la libération sexuelle, des drogues libres et psychédéliques, sans jamais tomber dans un ridicule désuet. C'est tout à l'honneur de Silverberg d'éviter la quincaillerie concomitante au voyage dans le temps pour se consacrer avant tout aux personnages, même si certains pêchent par leur côté caricatural ou mal fini. Reste qu'une fois l'omnibus achevé, le lecteur est partagé entre plaisir et scepticisme. On l'a vu, ces deux romans feraient d'excellentes nouvelles, percutantes et intelligentes. Dilués dans une prose certes valable, mais néanmoins trop abondante, ils ne décollent jamais vraiment et se cantonnent au simple divertissement. Du divertissement de qualité, mais du divertissement quand même.

Légendes et glossaire du futur

[Critique commune à Les Sondeurs vivent en vainLa Planète ShayolNostralie et Légendes et glossaire du futur.]

Rassemblé en quatre volumes chez Folio « SF », l'ensemble des textes qui composent le mythique cycle des Seigneurs de l'Instrumentalité est aujourd'hui disponible en édition définitive. Collection volontiers œcuménique, Folio « SF » réussit au passage un joli coup, proposant trois des plus grands cycles de la science-fiction (Fondation d'Asimov, L'Instrumentalité de Smith et — bientôt — L'Histoire du futur d'Heinlein). Si l'évènement littéraire fait le bonheur de ceux et celles qui ont dévoré tout jeunes ces nouvelles poétiques et décalées, force est de constater que l'âge d'or vieillit bien mal, surtout pour une génération qui a découvert la S-F avec des auteurs comme Simmons, Banks ou Gibson. En clair, lire aujourd'hui l'intégrale des Seigneurs de l'Instrumentalité est à la fois merveilleux et douloureux. Merveilleux car la langue de Smith ne ressemble à aucune autre et que son imagination ne se limite absolument pas à ce qui est théoriquement possible, douloureux car les dialogues pêchent par une indéniable désuétude et un simplisme parfois gênant. Merveilleux, car l'histoire du futur racontée par Smith s'articule suivant le principe de la petite touche du tableau chinois (une langue que Cordwainer Smith parlait et écrivait, rappelons-le), livrant aux lecteurs des textes exceptionnels de minutie et de malice, douloureux car les préoccupations des années 50 et 60 n'ont désormais plus grand-chose à voir avec celles d'aujourd'hui, et que le lectorat actuel risque de faire la grimace. Reste que l'œuvre vit par elle-même et dépasse largement la critique en suivant son bonhomme de chemin. C'est la nature même des oeuvres cultes que d'échapper à toute tentative de quantification, exercice par essence vain auquel on ne se livrera évidemment pas ici.

S'il est difficile d'appréhender le cycle dans son ensemble, sans même parler de le définir, un seul mot pourrait pourtant le qualifier : « singulier ». Une singularité dans la langue, toujours subtilement moqueuse et humoristique, dans les thèmes développés (la mainmise d'une sorte d'oligarchie sur l'humanité toute entière, avec les défauts corollaires qu'un tel système gentiment totalitaire implique inévitablement), mais aussi dans l'étude d'une diaspora humaine qui en perd son humanité, dans le traitement systématique de la télépathie (une lubie de l'époque, pleinement exprimée ici, et surprenante pour le lecteur d'aujourd'hui). On comprend alors mieux la très grande liberté de ton de l'auteur, dont les préoccupations chrétiennes bien connues ne transparaissent que très peu, et qui a su développer sa propre « histoire du futur » sans aucune contrainte.

Cette vision personnelle s'étale sur vingt-sept nouvelles et un roman, des années 50 à plus de 15 000 ans dans l'avenir, mais reste inachevée, la crise cardiaque qui emporte Smith (alors âgé d'à peine 53 ans et en plein déménagement) étant tout sauf prévisible.

De ces 15 000 ans d'histoire, on retient dans les grandes lignes l'évolution suivante : les nations terriennes se « civilisent » peu à peu, des conglomérats continentaux voient le jour, l'humanité mettant en place une sorte de gestion rationnelle des conflits, par le biais de règles très strictes interdisant purement et simplement la guerre et son cortège d'horreurs telle qu'on la connaît aujourd'hui. À l'instar du très particulier Le Faiseur d'Histoire d'Alasdair Gray, exceptionnel roman écossais situé dans un lointain futur dans lequel la guerre est conçue comme un match de rugby sanglant, les pays règlent leurs différents sous l'égide des conventions de Genève, avec territoire de guerre loué pour l'occasion et affrontement de dirigeables géants, dirigés à distance par des pilotes comparables à nos footballeurs actuels (« La guerre N°81-Q », repris dans sa forme originale dans le quatrième volume du cycle et dans sa forme améliorée au début du premier tome). Mais les choses évoluent vite et ce genre de consensus n'est plus suivi, l'humanité n'échappant finalement pas au grand cataclysme nucléaire, si craint au début des années 50 (et après). De ce chaos biologique et social ne subsiste plus qu'un seul état, la Chine, dont les chefs gouvernent tant bien que mal le reste de l'humanité (hommes, femmes, mais également sous-êtres, animaux modifiés pour ressembler aux humains, dotés de paroles et d'intelligence), par l'intermédiaire d'une drogue abrutissante. C'est alors qu'apparaissent les figures illustres des sœurs Vom Acht, dont le nom contracté en Vomact incarnera à jamais l'Instrumentalité. Filles d'un savant du IIIe Reich, elles ont été envoyées en orbite avant la déroute de l'Allemagne nazie pour y rester en animation suspendue de longs siècles durant. Le retour accidentel de l'une d'entre elles entraîne la redécouverte du bon vieux principe humain de révolte, et, par là même, la chute de ce qui fut un jour la Chine (« Mark Elf » et « La Reine de l'après midi »). De cette révolution naît le principe de « L'instrumentalité du genre humain », sorte de caste ultra puissante tout occupée au bonheur de l'humanité. C'est aussi le début de l'exploration spatiale intra système solaire, avec en parallèle la colonisation de Vénus par ce qui subsiste de la Chine (« Le Jour de la pluie humaine »), puis au-delà, via des vaisseaux à voile photonique pilotés par la guilde des Sondeurs (Scanners, en anglais). Mélange de machines et de chair, les sondeurs n'ont d'ailleurs quasiment plus rien d'humain, le voyage spatial provoquant une douleur qui oblige l'humanité à se renier elle-même pour s'étendre. De fait, les convois spatiaux se composent de sondeurs, chargés de l'acheminement de milliers de personnes, toutes dûment congelées pour supporter le voyage. Mais là encore, tout évolue et les découvertes d'un savant concernant l'Espace2 (résumable à une sorte d'hyperespace bien commode) rendent enfin possible les trajets supraluminiques (« Les Sondeurs vivent en vain » et « La Dame aux étoiles », magnifiques textes qui valent le détour à eux seuls). C'est une nouvelle ère pour l'humanité, désormais disséminée dans toute la galaxie, mais « transportable » par l'intermédiaire de vaisseaux « planoformes », nefs spatiales faisant appel à la technologie aussi bien qu'à la télépathie. Les pilotes sont ironiquement appelées les « braves-capitaines », mais des problèmes subsistent, le voyage spatial n'étant décidément pas de tout repos (« Pensez bleu, comptez deux », « Le Colonel revient du grand néant » et « Le Cerveau brûlé »). On sent bien que Cordwainer Smith s'autorise plus de choses et se libère des quelques chaînes qui l'entravaient encore. « Le Jeu du rat et du dragon », par exemple, est un texte exemplaire qui explique la nature exacte des aides pilotes chargés de la sécurité des navires qui évoluent dans l'Espace2 : quelques monstres spatiaux télépathes se repaissant allègrement des vaisseaux, les Hommes mettent au point un système mental de mise en commun psychique… Avec des chats, seules bestioles suffisamment rapides et malines pour contrecarrer efficacement les attaques. De véritables histoires d'amour se nouent alors entre humains et chats…

Peu à peu, l'Humanité s'installe dans un bonheur confortable, grâce à une durée de vie d'environ 400 ans, procurée par l'absorption de Stroon, cette drogue précieuse produite par les moutons mutants (et géants) norstraliens, la planète qui donne son nom au seul roman du cyle (Norstralie). La diaspora humaine devient rapidement ingérable, et l'ensemble de l'œuvre prend un tour inattendu avec le développement progressif du thème des sous-êtres, sorte de lumpenprolétariat (dont le statut s'approche de celui des robots) dénués des plus élémentaires des droits. Le sacrifice christique de la fille chien D'Jeanne marque le début d'une lente évolution du statut des sous-êtres, dont on suivra personnages et aventures dans de nombreuses nouvelles (« La Dame défunte de la ville des gueux », « Sous la vieille terre », « Le Bateau ivre », « La Ballade de C'Mell » et aussi dans le roman Norstralie, clé de voûte du thème). C'est aussi la mise en évidence de l'une des nombreuses failles du principe de l'Instrumentalité, organisme en principe dédié au bien-être humain, mais totalitaire dans son application. Une mise en évidence d'autant plus douloureuse que la perfection atteinte n'a plus rien d'humain, d'où une nécessaire remise en cause fondamentale, par le biais de « la redécouverte de l'homme ». Progressivement, les hasards de l'existence sont réinstaurés, tout comme les noms et autres menus détails (telles la maladie et la mort accidentelle) qui font que l'Humanité est ce qu'elle est.

Le cycle des Seigneurs de l'instrumentalité évolue ensuite vers une amélioration des droits des sous-êtres, mais on ignore si Smith désirait pousser ce thème jusqu'à son dénouement logique, l'égalité avec les Hommes. En parallèle, Smith développe des thèmes qui restent inachevés, comme les Daimoni, sorte de post-humains dont on perd toute trace, ou encore les dérives fascistes internes, rapidement mise au pas par l'Instrumentalité (« La Planète Shayol »).

Au final, la contemplation de l'œuvre laisse pantois. Le lecteur est frappé par la cohérence des textes, le ton poétique, le traitement quasi surréaliste du voyage spatial, des sous-êtres ou de la télépathie, sans même parler de la très délirante imagination de Smith (« La Planète Shayol », avec ses prisonniers pourvus de nombreux membres surnuméraires servant de banques d'organes est un exemple à la fois hilarant et inquiétant). Certains textes sont véritablement obscurs, désuets, voire franchement ennuyeux, mais le voyage vaut la peine, ne serait-ce que pour le rôle fondateur qu'a eu l'œuvre, sans oublier la mine d'influences que l'on décèle dans la science-fiction « d'après ». On l'a dit, Les Seigneurs de l'instrumentalité forment une œuvre singulière, unique en son genre, dont la lecture est recommandée, bien que délicate, mais dont la présence dans une bibliothèque de S-F est nécessaire. Un texte à (re)découvrir, en oubliant nos craintes d'adultes, avec un regard de gamin émerveillé. Un texte essentiel pour toute la S-F, ce qui ne veut pas forcément dire génial où agréable à lire. Saluons au passage le très bon travail de Pierre-Paul Durastanti, qui s'est attelé à la lourde tâche d'harmonisation des traductions, ce dont les plus curieux peuvent se rendre compte en confrontant ancienne et nouvelle éditions.

Norstralie

[Critique commune à Les Sondeurs vivent en vainLa Planète ShayolNorstralie et Légendes et glossaire du futur.]

Rassemblé en quatre volumes chez Folio « SF », l'ensemble des textes qui composent le mythique cycle des Seigneurs de l'Instrumentalité est aujourd'hui disponible en édition définitive. Collection volontiers œcuménique, Folio « SF » réussit au passage un joli coup, proposant trois des plus grands cycles de la science-fiction (Fondation d'Asimov, L'Instrumentalité de Smith et — bientôt — L'Histoire du futur d'Heinlein). Si l'évènement littéraire fait le bonheur de ceux et celles qui ont dévoré tout jeunes ces nouvelles poétiques et décalées, force est de constater que l'âge d'or vieillit bien mal, surtout pour une génération qui a découvert la S-F avec des auteurs comme Simmons, Banks ou Gibson. En clair, lire aujourd'hui l'intégrale des Seigneurs de l'Instrumentalité est à la fois merveilleux et douloureux. Merveilleux car la langue de Smith ne ressemble à aucune autre et que son imagination ne se limite absolument pas à ce qui est théoriquement possible, douloureux car les dialogues pêchent par une indéniable désuétude et un simplisme parfois gênant. Merveilleux, car l'histoire du futur racontée par Smith s'articule suivant le principe de la petite touche du tableau chinois (une langue que Cordwainer Smith parlait et écrivait, rappelons-le), livrant aux lecteurs des textes exceptionnels de minutie et de malice, douloureux car les préoccupations des années 50 et 60 n'ont désormais plus grand-chose à voir avec celles d'aujourd'hui, et que le lectorat actuel risque de faire la grimace. Reste que l'œuvre vit par elle-même et dépasse largement la critique en suivant son bonhomme de chemin. C'est la nature même des oeuvres cultes que d'échapper à toute tentative de quantification, exercice par essence vain auquel on ne se livrera évidemment pas ici.

S'il est difficile d'appréhender le cycle dans son ensemble, sans même parler de le définir, un seul mot pourrait pourtant le qualifier : « singulier ». Une singularité dans la langue, toujours subtilement moqueuse et humoristique, dans les thèmes développés (la mainmise d'une sorte d'oligarchie sur l'humanité toute entière, avec les défauts corollaires qu'un tel système gentiment totalitaire implique inévitablement), mais aussi dans l'étude d'une diaspora humaine qui en perd son humanité, dans le traitement systématique de la télépathie (une lubie de l'époque, pleinement exprimée ici, et surprenante pour le lecteur d'aujourd'hui). On comprend alors mieux la très grande liberté de ton de l'auteur, dont les préoccupations chrétiennes bien connues ne transparaissent que très peu, et qui a su développer sa propre « histoire du futur » sans aucune contrainte.

Cette vision personnelle s'étale sur vingt-sept nouvelles et un roman, des années 50 à plus de 15 000 ans dans l'avenir, mais reste inachevée, la crise cardiaque qui emporte Smith (alors âgé d'à peine 53 ans et en plein déménagement) étant tout sauf prévisible.

De ces 15 000 ans d'histoire, on retient dans les grandes lignes l'évolution suivante : les nations terriennes se « civilisent » peu à peu, des conglomérats continentaux voient le jour, l'humanité mettant en place une sorte de gestion rationnelle des conflits, par le biais de règles très strictes interdisant purement et simplement la guerre et son cortège d'horreurs telle qu'on la connaît aujourd'hui. À l'instar du très particulier Le Faiseur d'Histoire d'Alasdair Gray, exceptionnel roman écossais situé dans un lointain futur dans lequel la guerre est conçue comme un match de rugby sanglant, les pays règlent leurs différents sous l'égide des conventions de Genève, avec territoire de guerre loué pour l'occasion et affrontement de dirigeables géants, dirigés à distance par des pilotes comparables à nos footballeurs actuels (« La guerre N°81-Q », repris dans sa forme originale dans le quatrième volume du cycle et dans sa forme améliorée au début du premier tome). Mais les choses évoluent vite et ce genre de consensus n'est plus suivi, l'humanité n'échappant finalement pas au grand cataclysme nucléaire, si craint au début des années 50 (et après). De ce chaos biologique et social ne subsiste plus qu'un seul état, la Chine, dont les chefs gouvernent tant bien que mal le reste de l'humanité (hommes, femmes, mais également sous-êtres, animaux modifiés pour ressembler aux humains, dotés de paroles et d'intelligence), par l'intermédiaire d'une drogue abrutissante. C'est alors qu'apparaissent les figures illustres des sœurs Vom Acht, dont le nom contracté en Vomact incarnera à jamais l'Instrumentalité. Filles d'un savant du IIIe Reich, elles ont été envoyées en orbite avant la déroute de l'Allemagne nazie pour y rester en animation suspendue de longs siècles durant. Le retour accidentel de l'une d'entre elles entraîne la redécouverte du bon vieux principe humain de révolte, et, par là même, la chute de ce qui fut un jour la Chine (« Mark Elf » et « La Reine de l'après midi »). De cette révolution naît le principe de « L'instrumentalité du genre humain », sorte de caste ultra puissante tout occupée au bonheur de l'humanité. C'est aussi le début de l'exploration spatiale intra système solaire, avec en parallèle la colonisation de Vénus par ce qui subsiste de la Chine (« Le Jour de la pluie humaine »), puis au-delà, via des vaisseaux à voile photonique pilotés par la guilde des Sondeurs (Scanners, en anglais). Mélange de machines et de chair, les sondeurs n'ont d'ailleurs quasiment plus rien d'humain, le voyage spatial provoquant une douleur qui oblige l'humanité à se renier elle-même pour s'étendre. De fait, les convois spatiaux se composent de sondeurs, chargés de l'acheminement de milliers de personnes, toutes dûment congelées pour supporter le voyage. Mais là encore, tout évolue et les découvertes d'un savant concernant l'Espace2 (résumable à une sorte d'hyperespace bien commode) rendent enfin possible les trajets supraluminiques (« Les Sondeurs vivent en vain » et « La Dame aux étoiles », magnifiques textes qui valent le détour à eux seuls). C'est une nouvelle ère pour l'humanité, désormais disséminée dans toute la galaxie, mais « transportable » par l'intermédiaire de vaisseaux « planoformes », nefs spatiales faisant appel à la technologie aussi bien qu'à la télépathie. Les pilotes sont ironiquement appelées les « braves-capitaines », mais des problèmes subsistent, le voyage spatial n'étant décidément pas de tout repos (« Pensez bleu, comptez deux », « Le Colonel revient du grand néant » et « Le Cerveau brûlé »). On sent bien que Cordwainer Smith s'autorise plus de choses et se libère des quelques chaînes qui l'entravaient encore. « Le Jeu du rat et du dragon », par exemple, est un texte exemplaire qui explique la nature exacte des aides pilotes chargés de la sécurité des navires qui évoluent dans l'Espace2 : quelques monstres spatiaux télépathes se repaissant allègrement des vaisseaux, les Hommes mettent au point un système mental de mise en commun psychique… Avec des chats, seules bestioles suffisamment rapides et malines pour contrecarrer efficacement les attaques. De véritables histoires d'amour se nouent alors entre humains et chats…

Peu à peu, l'Humanité s'installe dans un bonheur confortable, grâce à une durée de vie d'environ 400 ans, procurée par l'absorption de Stroon, cette drogue précieuse produite par les moutons mutants (et géants) norstraliens, la planète qui donne son nom au seul roman du cyle (Norstralie). La diaspora humaine devient rapidement ingérable, et l'ensemble de l'œuvre prend un tour inattendu avec le développement progressif du thème des sous-êtres, sorte de lumpenprolétariat (dont le statut s'approche de celui des robots) dénués des plus élémentaires des droits. Le sacrifice christique de la fille chien D'Jeanne marque le début d'une lente évolution du statut des sous-êtres, dont on suivra personnages et aventures dans de nombreuses nouvelles (« La Dame défunte de la ville des gueux », « Sous la vieille terre », « Le Bateau ivre », « La Ballade de C'Mell » et aussi dans le roman Norstralie, clé de voûte du thème). C'est aussi la mise en évidence de l'une des nombreuses failles du principe de l'Instrumentalité, organisme en principe dédié au bien-être humain, mais totalitaire dans son application. Une mise en évidence d'autant plus douloureuse que la perfection atteinte n'a plus rien d'humain, d'où une nécessaire remise en cause fondamentale, par le biais de « la redécouverte de l'homme ». Progressivement, les hasards de l'existence sont réinstaurés, tout comme les noms et autres menus détails (telles la maladie et la mort accidentelle) qui font que l'Humanité est ce qu'elle est.

Le cycle des Seigneurs de l'instrumentalité évolue ensuite vers une amélioration des droits des sous-êtres, mais on ignore si Smith désirait pousser ce thème jusqu'à son dénouement logique, l'égalité avec les Hommes. En parallèle, Smith développe des thèmes qui restent inachevés, comme les Daimoni, sorte de post-humains dont on perd toute trace, ou encore les dérives fascistes internes, rapidement mise au pas par l'Instrumentalité (« La Planète Shayol »).

Au final, la contemplation de l'œuvre laisse pantois. Le lecteur est frappé par la cohérence des textes, le ton poétique, le traitement quasi surréaliste du voyage spatial, des sous-êtres ou de la télépathie, sans même parler de la très délirante imagination de Smith (« La Planète Shayol », avec ses prisonniers pourvus de nombreux membres surnuméraires servant de banques d'organes est un exemple à la fois hilarant et inquiétant). Certains textes sont véritablement obscurs, désuets, voire franchement ennuyeux, mais le voyage vaut la peine, ne serait-ce que pour le rôle fondateur qu'a eu l'œuvre, sans oublier la mine d'influences que l'on décèle dans la science-fiction « d'après ». On l'a dit, Les Seigneurs de l'instrumentalité forment une œuvre singulière, unique en son genre, dont la lecture est recommandée, bien que délicate, mais dont la présence dans une bibliothèque de S-F est nécessaire. Un texte à (re)découvrir, en oubliant nos craintes d'adultes, avec un regard de gamin émerveillé. Un texte essentiel pour toute la S-F, ce qui ne veut pas forcément dire génial où agréable à lire. Saluons au passage le très bon travail de Pierre-Paul Durastanti, qui s'est attelé à la lourde tâche d'harmonisation des traductions, ce dont les plus curieux peuvent se rendre compte en confrontant ancienne et nouvelle éditions.

La Planète Shayol

[Critique commune à Les Sondeurs vivent en vainLa Planète ShayolNostralie et Légendes et glossaire du futur.]

Rassemblé en quatre volumes chez Folio « SF », l'ensemble des textes qui composent le mythique cycle des Seigneurs de l'Instrumentalité est aujourd'hui disponible en édition définitive. Collection volontiers œcuménique, Folio « SF » réussit au passage un joli coup, proposant trois des plus grands cycles de la science-fiction (Fondation d'Asimov, L'Instrumentalité de Smith et — bientôt — L'Histoire du futur d'Heinlein). Si l'évènement littéraire fait le bonheur de ceux et celles qui ont dévoré tout jeunes ces nouvelles poétiques et décalées, force est de constater que l'âge d'or vieillit bien mal, surtout pour une génération qui a découvert la S-F avec des auteurs comme Simmons, Banks ou Gibson. En clair, lire aujourd'hui l'intégrale des Seigneurs de l'Instrumentalité est à la fois merveilleux et douloureux. Merveilleux car la langue de Smith ne ressemble à aucune autre et que son imagination ne se limite absolument pas à ce qui est théoriquement possible, douloureux car les dialogues pêchent par une indéniable désuétude et un simplisme parfois gênant. Merveilleux, car l'histoire du futur racontée par Smith s'articule suivant le principe de la petite touche du tableau chinois (une langue que Cordwainer Smith parlait et écrivait, rappelons-le), livrant aux lecteurs des textes exceptionnels de minutie et de malice, douloureux car les préoccupations des années 50 et 60 n'ont désormais plus grand-chose à voir avec celles d'aujourd'hui, et que le lectorat actuel risque de faire la grimace. Reste que l'œuvre vit par elle-même et dépasse largement la critique en suivant son bonhomme de chemin. C'est la nature même des oeuvres cultes que d'échapper à toute tentative de quantification, exercice par essence vain auquel on ne se livrera évidemment pas ici.

S'il est difficile d'appréhender le cycle dans son ensemble, sans même parler de le définir, un seul mot pourrait pourtant le qualifier : « singulier ». Une singularité dans la langue, toujours subtilement moqueuse et humoristique, dans les thèmes développés (la mainmise d'une sorte d'oligarchie sur l'humanité toute entière, avec les défauts corollaires qu'un tel système gentiment totalitaire implique inévitablement), mais aussi dans l'étude d'une diaspora humaine qui en perd son humanité, dans le traitement systématique de la télépathie (une lubie de l'époque, pleinement exprimée ici, et surprenante pour le lecteur d'aujourd'hui). On comprend alors mieux la très grande liberté de ton de l'auteur, dont les préoccupations chrétiennes bien connues ne transparaissent que très peu, et qui a su développer sa propre « histoire du futur » sans aucune contrainte.

Cette vision personnelle s'étale sur vingt-sept nouvelles et un roman, des années 50 à plus de 15 000 ans dans l'avenir, mais reste inachevée, la crise cardiaque qui emporte Smith (alors âgé d'à peine 53 ans et en plein déménagement) étant tout sauf prévisible.

De ces 15 000 ans d'histoire, on retient dans les grandes lignes l'évolution suivante : les nations terriennes se « civilisent » peu à peu, des conglomérats continentaux voient le jour, l'humanité mettant en place une sorte de gestion rationnelle des conflits, par le biais de règles très strictes interdisant purement et simplement la guerre et son cortège d'horreurs telle qu'on la connaît aujourd'hui. À l'instar du très particulier Le Faiseur d'Histoire d'Alasdair Gray, exceptionnel roman écossais situé dans un lointain futur dans lequel la guerre est conçue comme un match de rugby sanglant, les pays règlent leurs différents sous l'égide des conventions de Genève, avec territoire de guerre loué pour l'occasion et affrontement de dirigeables géants, dirigés à distance par des pilotes comparables à nos footballeurs actuels (« La guerre N°81-Q », repris dans sa forme originale dans le quatrième volume du cycle et dans sa forme améliorée au début du premier tome). Mais les choses évoluent vite et ce genre de consensus n'est plus suivi, l'humanité n'échappant finalement pas au grand cataclysme nucléaire, si craint au début des années 50 (et après). De ce chaos biologique et social ne subsiste plus qu'un seul état, la Chine, dont les chefs gouvernent tant bien que mal le reste de l'humanité (hommes, femmes, mais également sous-êtres, animaux modifiés pour ressembler aux humains, dotés de paroles et d'intelligence), par l'intermédiaire d'une drogue abrutissante. C'est alors qu'apparaissent les figures illustres des sœurs Vom Acht, dont le nom contracté en Vomact incarnera à jamais l'Instrumentalité. Filles d'un savant du IIIe Reich, elles ont été envoyées en orbite avant la déroute de l'Allemagne nazie pour y rester en animation suspendue de longs siècles durant. Le retour accidentel de l'une d'entre elles entraîne la redécouverte du bon vieux principe humain de révolte, et, par là même, la chute de ce qui fut un jour la Chine (« Mark Elf » et « La Reine de l'après midi »). De cette révolution naît le principe de « L'instrumentalité du genre humain », sorte de caste ultra puissante tout occupée au bonheur de l'humanité. C'est aussi le début de l'exploration spatiale intra système solaire, avec en parallèle la colonisation de Vénus par ce qui subsiste de la Chine (« Le Jour de la pluie humaine »), puis au-delà, via des vaisseaux à voile photonique pilotés par la guilde des Sondeurs (Scanners, en anglais). Mélange de machines et de chair, les sondeurs n'ont d'ailleurs quasiment plus rien d'humain, le voyage spatial provoquant une douleur qui oblige l'humanité à se renier elle-même pour s'étendre. De fait, les convois spatiaux se composent de sondeurs, chargés de l'acheminement de milliers de personnes, toutes dûment congelées pour supporter le voyage. Mais là encore, tout évolue et les découvertes d'un savant concernant l'Espace2 (résumable à une sorte d'hyperespace bien commode) rendent enfin possible les trajets supraluminiques (« Les Sondeurs vivent en vain » et « La Dame aux étoiles », magnifiques textes qui valent le détour à eux seuls). C'est une nouvelle ère pour l'humanité, désormais disséminée dans toute la galaxie, mais « transportable » par l'intermédiaire de vaisseaux « planoformes », nefs spatiales faisant appel à la technologie aussi bien qu'à la télépathie. Les pilotes sont ironiquement appelées les « braves-capitaines », mais des problèmes subsistent, le voyage spatial n'étant décidément pas de tout repos (« Pensez bleu, comptez deux », « Le Colonel revient du grand néant » et « Le Cerveau brûlé »). On sent bien que Cordwainer Smith s'autorise plus de choses et se libère des quelques chaînes qui l'entravaient encore. « Le Jeu du rat et du dragon », par exemple, est un texte exemplaire qui explique la nature exacte des aides pilotes chargés de la sécurité des navires qui évoluent dans l'Espace2 : quelques monstres spatiaux télépathes se repaissant allègrement des vaisseaux, les Hommes mettent au point un système mental de mise en commun psychique… Avec des chats, seules bestioles suffisamment rapides et malines pour contrecarrer efficacement les attaques. De véritables histoires d'amour se nouent alors entre humains et chats…

Peu à peu, l'Humanité s'installe dans un bonheur confortable, grâce à une durée de vie d'environ 400 ans, procurée par l'absorption de Stroon, cette drogue précieuse produite par les moutons mutants (et géants) norstraliens, la planète qui donne son nom au seul roman du cyle (Norstralie). La diaspora humaine devient rapidement ingérable, et l'ensemble de l'œuvre prend un tour inattendu avec le développement progressif du thème des sous-êtres, sorte de lumpenprolétariat (dont le statut s'approche de celui des robots) dénués des plus élémentaires des droits. Le sacrifice christique de la fille chien D'Jeanne marque le début d'une lente évolution du statut des sous-êtres, dont on suivra personnages et aventures dans de nombreuses nouvelles (« La Dame défunte de la ville des gueux », « Sous la vieille terre », « Le Bateau ivre », « La Ballade de C'Mell » et aussi dans le roman Norstralie, clé de voûte du thème). C'est aussi la mise en évidence de l'une des nombreuses failles du principe de l'Instrumentalité, organisme en principe dédié au bien-être humain, mais totalitaire dans son application. Une mise en évidence d'autant plus douloureuse que la perfection atteinte n'a plus rien d'humain, d'où une nécessaire remise en cause fondamentale, par le biais de « la redécouverte de l'homme ». Progressivement, les hasards de l'existence sont réinstaurés, tout comme les noms et autres menus détails (telles la maladie et la mort accidentelle) qui font que l'Humanité est ce qu'elle est.

Le cycle des Seigneurs de l'instrumentalité évolue ensuite vers une amélioration des droits des sous-êtres, mais on ignore si Smith désirait pousser ce thème jusqu'à son dénouement logique, l'égalité avec les Hommes. En parallèle, Smith développe des thèmes qui restent inachevés, comme les Daimoni, sorte de post-humains dont on perd toute trace, ou encore les dérives fascistes internes, rapidement mise au pas par l'Instrumentalité (« La Planète Shayol »).

Au final, la contemplation de l'œuvre laisse pantois. Le lecteur est frappé par la cohérence des textes, le ton poétique, le traitement quasi surréaliste du voyage spatial, des sous-êtres ou de la télépathie, sans même parler de la très délirante imagination de Smith (« La Planète Shayol », avec ses prisonniers pourvus de nombreux membres surnuméraires servant de banques d'organes est un exemple à la fois hilarant et inquiétant). Certains textes sont véritablement obscurs, désuets, voire franchement ennuyeux, mais le voyage vaut la peine, ne serait-ce que pour le rôle fondateur qu'a eu l'œuvre, sans oublier la mine d'influences que l'on décèle dans la science-fiction « d'après ». On l'a dit, Les Seigneurs de l'instrumentalité forment une œuvre singulière, unique en son genre, dont la lecture est recommandée, bien que délicate, mais dont la présence dans une bibliothèque de S-F est nécessaire. Un texte à (re)découvrir, en oubliant nos craintes d'adultes, avec un regard de gamin émerveillé. Un texte essentiel pour toute la S-F, ce qui ne veut pas forcément dire génial où agréable à lire. Saluons au passage le très bon travail de Pierre-Paul Durastanti, qui s'est attelé à la lourde tâche d'harmonisation des traductions, ce dont les plus curieux peuvent se rendre compte en confrontant ancienne et nouvelle éditions.

Les sondeurs vivent en vain

[Critique commune à Les Sondeurs vivent en vain, La Planète Shayol, Norstralie et Légendes et glossaire du futur.]

Rassemblé en quatre volumes chez Folio « SF », l'ensemble des textes qui composent le mythique cycle des Seigneurs de l'Instrumentalité est aujourd'hui disponible en édition définitive. Collection volontiers œcuménique, Folio « SF » réussit au passage un joli coup, proposant trois des plus grands cycles de la science-fiction (Fondation d'Asimov, L'Instrumentalité de Smith et — bientôt — L'Histoire du futur d'Heinlein). Si l'évènement littéraire fait le bonheur de ceux et celles qui ont dévoré tout jeunes ces nouvelles poétiques et décalées, force est de constater que l'âge d'or vieillit bien mal, surtout pour une génération qui a découvert la S-F avec des auteurs comme Simmons, Banks ou Gibson. En clair, lire aujourd'hui l'intégrale des Seigneurs de l'Instrumentalité est à la fois merveilleux et douloureux. Merveilleux car la langue de Smith ne ressemble à aucune autre et que son imagination ne se limite absolument pas à ce qui est théoriquement possible, douloureux car les dialogues pêchent par une indéniable désuétude et un simplisme parfois gênant. Merveilleux, car l'histoire du futur racontée par Smith s'articule suivant le principe de la petite touche du tableau chinois (une langue que Cordwainer Smith parlait et écrivait, rappelons-le), livrant aux lecteurs des textes exceptionnels de minutie et de malice, douloureux car les préoccupations des années 50 et 60 n'ont désormais plus grand-chose à voir avec celles d'aujourd'hui, et que le lectorat actuel risque de faire la grimace. Reste que l'œuvre vit par elle-même et dépasse largement la critique en suivant son bonhomme de chemin. C'est la nature même des oeuvres cultes que d'échapper à toute tentative de quantification, exercice par essence vain auquel on ne se livrera évidemment pas ici.

S'il est difficile d'appréhender le cycle dans son ensemble, sans même parler de le définir, un seul mot pourrait pourtant le qualifier : « singulier ». Une singularité dans la langue, toujours subtilement moqueuse et humoristique, dans les thèmes développés (la mainmise d'une sorte d'oligarchie sur l'humanité toute entière, avec les défauts corollaires qu'un tel système gentiment totalitaire implique inévitablement), mais aussi dans l'étude d'une diaspora humaine qui en perd son humanité, dans le traitement systématique de la télépathie (une lubie de l'époque, pleinement exprimée ici, et surprenante pour le lecteur d'aujourd'hui). On comprend alors mieux la très grande liberté de ton de l'auteur, dont les préoccupations chrétiennes bien connues ne transparaissent que très peu, et qui a su développer sa propre « histoire du futur » sans aucune contrainte.

Cette vision personnelle s'étale sur vingt-sept nouvelles et un roman, des années 50 à plus de 15 000 ans dans l'avenir, mais reste inachevée, la crise cardiaque qui emporte Smith (alors âgé d'à peine 53 ans et en plein déménagement) étant tout sauf prévisible.

De ces 15 000 ans d'histoire, on retient dans les grandes lignes l'évolution suivante : les nations terriennes se « civilisent » peu à peu, des conglomérats continentaux voient le jour, l'humanité mettant en place une sorte de gestion rationnelle des conflits, par le biais de règles très strictes interdisant purement et simplement la guerre et son cortège d'horreurs telle qu'on la connaît aujourd'hui. À l'instar du très particulier Le Faiseur d'Histoire d'Alasdair Gray, exceptionnel roman écossais situé dans un lointain futur dans lequel la guerre est conçue comme un match de rugby sanglant, les pays règlent leurs différents sous l'égide des conventions de Genève, avec territoire de guerre loué pour l'occasion et affrontement de dirigeables géants, dirigés à distance par des pilotes comparables à nos footballeurs actuels (« La guerre N°81-Q », repris dans sa forme originale dans le quatrième volume du cycle et dans sa forme améliorée au début du premier tome). Mais les choses évoluent vite et ce genre de consensus n'est plus suivi, l'humanité n'échappant finalement pas au grand cataclysme nucléaire, si craint au début des années 50 (et après). De ce chaos biologique et social ne subsiste plus qu'un seul état, la Chine, dont les chefs gouvernent tant bien que mal le reste de l'humanité (hommes, femmes, mais également sous-êtres, animaux modifiés pour ressembler aux humains, dotés de paroles et d'intelligence), par l'intermédiaire d'une drogue abrutissante. C'est alors qu'apparaissent les figures illustres des sœurs Vom Acht, dont le nom contracté en Vomact incarnera à jamais l'Instrumentalité. Filles d'un savant du IIIe Reich, elles ont été envoyées en orbite avant la déroute de l'Allemagne nazie pour y rester en animation suspendue de longs siècles durant. Le retour accidentel de l'une d'entre elles entraîne la redécouverte du bon vieux principe humain de révolte, et, par là même, la chute de ce qui fut un jour la Chine (« Mark Elf » et « La Reine de l'après midi »). De cette révolution naît le principe de « L'instrumentalité du genre humain », sorte de caste ultra puissante tout occupée au bonheur de l'humanité. C'est aussi le début de l'exploration spatiale intra système solaire, avec en parallèle la colonisation de Vénus par ce qui subsiste de la Chine (« Le Jour de la pluie humaine »), puis au-delà, via des vaisseaux à voile photonique pilotés par la guilde des Sondeurs (Scanners, en anglais). Mélange de machines et de chair, les sondeurs n'ont d'ailleurs quasiment plus rien d'humain, le voyage spatial provoquant une douleur qui oblige l'humanité à se renier elle-même pour s'étendre. De fait, les convois spatiaux se composent de sondeurs, chargés de l'acheminement de milliers de personnes, toutes dûment congelées pour supporter le voyage. Mais là encore, tout évolue et les découvertes d'un savant concernant l'Espace2 (résumable à une sorte d'hyperespace bien commode) rendent enfin possible les trajets supraluminiques (« Les Sondeurs vivent en vain » et « La Dame aux étoiles », magnifiques textes qui valent le détour à eux seuls). C'est une nouvelle ère pour l'humanité, désormais disséminée dans toute la galaxie, mais « transportable » par l'intermédiaire de vaisseaux « planoformes », nefs spatiales faisant appel à la technologie aussi bien qu'à la télépathie. Les pilotes sont ironiquement appelées les « braves-capitaines », mais des problèmes subsistent, le voyage spatial n'étant décidément pas de tout repos (« Pensez bleu, comptez deux », « Le Colonel revient du grand néant » et « Le Cerveau brûlé »). On sent bien que Cordwainer Smith s'autorise plus de choses et se libère des quelques chaînes qui l'entravaient encore. « Le Jeu du rat et du dragon », par exemple, est un texte exemplaire qui explique la nature exacte des aides pilotes chargés de la sécurité des navires qui évoluent dans l'Espace2 : quelques monstres spatiaux télépathes se repaissant allègrement des vaisseaux, les Hommes mettent au point un système mental de mise en commun psychique… Avec des chats, seules bestioles suffisamment rapides et malines pour contrecarrer efficacement les attaques. De véritables histoires d'amour se nouent alors entre humains et chats…

Peu à peu, l'Humanité s'installe dans un bonheur confortable, grâce à une durée de vie d'environ 400 ans, procurée par l'absorption de Stroon, cette drogue précieuse produite par les moutons mutants (et géants) norstraliens, la planète qui donne son nom au seul roman du cyle (Norstralie). La diaspora humaine devient rapidement ingérable, et l'ensemble de l'œuvre prend un tour inattendu avec le développement progressif du thème des sous-êtres, sorte de lumpenprolétariat (dont le statut s'approche de celui des robots) dénués des plus élémentaires des droits. Le sacrifice christique de la fille chien D'Jeanne marque le début d'une lente évolution du statut des sous-êtres, dont on suivra personnages et aventures dans de nombreuses nouvelles (« La Dame défunte de la ville des gueux », « Sous la vieille terre », « Le Bateau ivre », « La Ballade de C'Mell » et aussi dans le roman Norstralie, clé de voûte du thème). C'est aussi la mise en évidence de l'une des nombreuses failles du principe de l'Instrumentalité, organisme en principe dédié au bien-être humain, mais totalitaire dans son application. Une mise en évidence d'autant plus douloureuse que la perfection atteinte n'a plus rien d'humain, d'où une nécessaire remise en cause fondamentale, par le biais de « la redécouverte de l'homme ». Progressivement, les hasards de l'existence sont réinstaurés, tout comme les noms et autres menus détails (telles la maladie et la mort accidentelle) qui font que l'Humanité est ce qu'elle est.

Le cycle des Seigneurs de l'instrumentalité évolue ensuite vers une amélioration des droits des sous-êtres, mais on ignore si Smith désirait pousser ce thème jusqu'à son dénouement logique, l'égalité avec les Hommes. En parallèle, Smith développe des thèmes qui restent inachevés, comme les Daimoni, sorte de post-humains dont on perd toute trace, ou encore les dérives fascistes internes, rapidement mise au pas par l'Instrumentalité (« La Planète Shayol »).

Au final, la contemplation de l'œuvre laisse pantois. Le lecteur est frappé par la cohérence des textes, le ton poétique, le traitement quasi surréaliste du voyage spatial, des sous-êtres ou de la télépathie, sans même parler de la très délirante imagination de Smith (« La Planète Shayol », avec ses prisonniers pourvus de nombreux membres surnuméraires servant de banques d'organes est un exemple à la fois hilarant et inquiétant). Certains textes sont véritablement obscurs, désuets, voire franchement ennuyeux, mais le voyage vaut la peine, ne serait-ce que pour le rôle fondateur qu'a eu l'œuvre, sans oublier la mine d'influences que l'on décèle dans la science-fiction « d'après ». On l'a dit, Les Seigneurs de l'instrumentalité forment une œuvre singulière, unique en son genre, dont la lecture est recommandée, bien que délicate, mais dont la présence dans une bibliothèque de S-F est nécessaire. Un texte à (re)découvrir, en oubliant nos craintes d'adultes, avec un regard de gamin émerveillé. Un texte essentiel pour toute la S-F, ce qui ne veut pas forcément dire génial où agréable à lire. Saluons au passage le très bon travail de Pierre-Paul Durastanti, qui s'est attelé à la lourde tâche d'harmonisation des traductions, ce dont les plus curieux peuvent se rendre compte en confrontant ancienne et nouvelle éditions.

Les Mines de l'est

Délaissant le roman pour une histoire de facture plus classique, Georges Foveau complète ses Chroniques de l'empire Dlée avec Les mines de l'Est, quatrième (et dernier ?) volume d'un cycle original de fantasy à la française.

Fidèle des descriptions riches en adjectifs évocateurs, Foveau développe à sa vitesse un texte riche, beau et parfaitement ciselé, propulsant son héros fétiche dans un complot sordide : malgré la tutelle du premier ministre Rahaguen, le jeune empereur Rasmine n'est pas encore totalement débarrassé des vieux démons de l'empire. Témoins, ces nobliaux amers et méprisants, furieux de voir leurs privilèges s'étioler au fil des mois, au profit d'une caste roturière de basse extraction. En bonne logique scénaristique, un complot se prépare, mélangeant intrigues classiques et alliances monstrueuses avec la mal absolu, les séides de Mogart Priack, déjà responsables d'une tentative d'éradication de toute vie (ce qui a le mérite d'être radical), et avides de faire renaître leur démon préféré… Échappant de justesse à une tentative de meurtre, le Grand Quisiteur Soze, désormais au-delà de la quarantaine, se rend à l'Est de l'empire, bien décidé à comprendre ce qui se trame dans cette région sur laquelle circulent les rumeurs les plus folles… Et les plus effrayantes.

Malgré une plume juste et douloureusement précise, malgré un style inimitable et musical, malgré l'évident plaisir que procure la lecture des Mines de l'Est, force est de constater que la trame même de l'histoire est tristement classique et sans surprise. Le Mal guette. Le voilà prêt à se réveiller. Mais le Bien veille. Après quelques aventures (et quelques trahisons plutôt prévisibles), le Bien gagne. Il ne reste plus qu'à meubler, ce que Georges Foveau fait avec grand talent…

C'est dommage que tout ça n'aille pas plus loin, car la fantasy souffre justement de cette puérile polarisation entre le bien et le mal, de ce manichéisme permanent qui plombe même les textes les plus audacieux. Un défaut d'autant plus regrettable que l'esthétique des romans de Foveau est irréprochable (un grand bravo à l'éditeur, pour sa ligne graphique sobre et élégante) et qu'on a véritablement affaire à un écrivain de tout premier ordre. Il ne nous reste plus qu'à attendre la même plume acérée et le scénario imparable pour lire le prochain chef d'œuvre du fantastique français. Patience, ça vient.

Le Sacre de glace

Au cours du XXIe siècle, la Terre est ravagée par un virus qui s'en prend à toutes les populations du globe. Toutes, exception faite des Gitans qui, curieusement, semblent être immunisés. Une immunité qui focalise la haine et son cortège de massacres. Sept mille Roms cherchent refuge dans l'espace, en quête d'une planète où ils pourraient vivre en paix. Mais deux cent cinquante ans plus tard, cet Eden n'a pas été trouvé et les descendants des premiers colons, démoralisés, fatigués, stériles, retournent finalement sur Terre. Zoya Kundara, leur leader, leur mémoire, baptisée Mère Vaisseau, seule et unique survivante des temps anciens du fait des miracles de la cryogénisation, va de nouveau être réveillée afin de mener son peuple sur Terre. Là, ils découvrent que les neuf dixièmes du globe sont couverts d'une substance cristalline qui ressemble à de la glace. Pourtant, la Terre n'est pas déserte et ce qui reste de la civilisation se décline en trois groupes : d'une part les Nones des Glaces, détentrices de la technologie ; un certain nombre de communautés souterraines ; et enfin des êtres mystérieux, appelé Sorciers des Neiges, fous et cannibales qui vivent à la surface. Bientôt, Zoya découvre que l'origine de la « glace » date d'à peine cent cinquante ans après leur départ, qu'elle n'est pas vraiment l'objet inanimé qu'elle paraît et qu'il est peut-être possible de communiquer avec elle. La Mère Vaisseau devra batailler pour faire accepter l'arrivée de son peuple et découvrir avant les Nones le secret qui gît au cœur de la « glace »…

Le Sacre de glace est bien un Fleuve Noir, pas de doute. Léger, pas compliqué, intéressant sans être palpitant. Rien d'extraordinaire, pas de signe distinctif : pas de batailles apocalyptiques dans l'espace, pas de races alien ni de voyages intersidéraux. Pas beaucoup d'action, en fait : Le Sacre de glace est un roman qui s'intéresse davantage à l'aspect politique, l'interaction entre les personnes : désirs de pouvoir, de puissance et de domination. Comment on fait le mal en croyant faire le bien, toutes ces sortes de choses… Par contre, côté scientifique, on s'abstiendra d'y regarder de trop prêt : ce n'est visiblement pas le fort de Kenyon. Pas de temps mort, un rythme nerveux, des personnages équilibrés même si l'écrivain a une tendance à la mièvrerie lorsqu'elle aborde les problèmes et les sentiments personnels de ses héros. Kenyon a une vision personnelle de la religion, et elle évite la lourdeur et la solennité que beaucoup d'autres écrivains tendent à développer dans ces cas-là. En fait, à bien y regarder, ce roman n'est ni trop de ceci, ni trop de cela. Pas d'envolée lyrique ni d'idée nouvelle, ce qui en fait une histoire sympathique mais en rien mémorable. Un peu comme un verre d'eau froide en plein été : incolore et inodore, mais agréable et rafraîchissant, bon sur le coup, mais qu'on oublie immédiatement. À mon sens, rien qui justifie une nomination au Philip K. Dick Award…

La Lune n'est pas pour nous

Nous sommes en 1933, cinquante ans après les événements relatés dans La Lune seule le sait. L'humanité se divise désormais en deux camps. Sur la Lune vivent les « Sélénites ». Grâce à la technologie des Ishkiss, une race extraterrestre venue du fin fond de l'univers, cette nation libertaire terraforme notre satellite afin d'en faire un endroit fertile où il fait bon vivre.

Sur Terre, c'est l'enfer. Hitler est sorti vainqueur de la Guerre Totale et a imposé à l'Europe des conditions de reddition draconiennes. En France, le Führer a pillé le patrimoine historique et culturel, transférant les monuments principaux vers Germania, la capitale du Reich. Des bidonvilles se sont érigés sur les bords de la Seine, haut lieu de la misère et de la criminalité. Les ligues fascistes se sont emparées du pouvoir et font régner la terreur.

Dans ce contexte difficile, la Lune, paradis inaccessible, déchaîne l'envie et la haine. Des frustrations soigneusement entretenues par une propagande allemande anti-Sélénite très active. Car la mégalomanie d'Hitler ne supporte pas l'affront politique que représente la nation libertaire. Contre cet ennemi, la Solution Finale s'impose.

L'alliance symbiotique Humains/Ishkiss, pourtant pacifiste dans l'âme, va devoir se battre durement pour sauver le paradis lunaire.

Quatre ans après la parution de La Lune seule le sait, Johan Héliot et les éditions Mnémos sont fiers de vous présenter… la suite ! Quatre ans, et autant (voire un peu plus) de livres publiés pour Héliot, et une qualité assez inégale.

On retrouve cependant ici, et avec le même bonheur, les ingrédients qui ont fait le succès du premier opus. Une pléthore de personnages connus, tels Léo Malet, Léon Blum, Jean Gabin ou encore Albert Einstein. Une histoire bien ficelée dans laquelle Héliot interprète de façon magistrale les faits historiques. Des clins d'œil culturels amusants, des extraterrestres idéalisés et sympathiques. Avec La Lune n'est pas pour nous, Héliot nous convie à un véritable festival d'érudition et d'inventivité qui réjouira les amateurs de steampunk.

Certes, le rythme du récit est assez inégal et souffre vers le milieu d'une certaine baisse de régime. La tension dramatique n'est pas ébouriffante, et on ne s'inquiète jamais vraiment pour les personnages, ce qui est très certainement dû à la présence constante des extraterrestres, tellement puissants par rapport aux humains que le lecteur sait d'avance qu'il ne peut rien arriver de bien méchant aux héros. Du coup, les protagonistes manquent parfois de corps. L'absence d'enjeux personnels, noyés dans la préoccupation collective, rend les personnages un peu frustres et affadit l'histoire, qui n'en demeure pas moins agréablement lisible.

Et ce n'est pas le plus important. Car je ne peux m'empêcher de comparer ce récit à « Obsidio ». L'engagement politique et humanitaire d'Héliot est toujours présent, mais il a su mettre de l'eau dans son écriture et nuancer son propos de façon étonnante. Là où, auparavant, notre auteur n'était que colère maladroite et petit poing vengeur haut levé digne d'un adolescent en pleine révolte, nous voyons désormais un écrivain plus posé qui tempère son propos par une couche d'humour — parfois de cynisme — , une sorte de distanciation qui donne bien plus de poids à sa démonstration. Une tempérance qui n'entrave en rien sa fougue, mais lui apporte plutôt une touche de maturité qui porte bien plus que la tempête coléreuse, désordonnée et agaçante d' « Obsidio ».

Au final, un deuxième tome digne du premier, qui représente une étape importante dans le parcours d'Héliot et qu'il faut lire si vous suivez l'évolution de cet auteur. Pour les autres, La Lune n'est pas pour nous reste un récit plus que plaisant, du bon steampunk à la française digne de figurer sur la liste de vos prochains achats.

Extrêmes

Voici donc un recueil de seize récits qui s'articule autour du plaisir et du sexe, de la perte de soi, de l'obsession qui mène à la folie.

Soulagement. C'est le premier mot qui vient à l'esprit lorsqu'on referme le livre. Deux ou trois nouvelles tirent péniblement leur épingle du jeu, telles « Les Anges amoureux », « Monstruosités » ou « Illusions en relief », grâce à un petit quelque chose d'intrigant, bien que pas franchement innovant. Le reste va, au mieux, de l'ennuyeux, comme pour « Pas de deux » ou « Arrangement pour voix invisibles », récits où il ne se passe rien et où l'intérêt est au plus bas, au ridicule : « Le Bel endormi », « L'Envol ». Pire, « Le Jardin abandonné » malmène sérieusement la fameuse « suspension de l'incrédulité » sans laquelle aucun récit fantastique ne fonctionne.

Certaines nouvelles auraient pu être intéressantes, mais à trop vouloir refuser de fournir la moindre explication, Koja drape ses histoires dans un voile de mystère qui, malheureusement, est tellement opaque qu'il largue le lecteur en route. La tension est absente, les mots tombent à plat, l'auteure rate sa cible (« Les yeux d'anges », « Compagnie des orages »). La seule nouvelle véritablement intéressante, « Jubilé », est cependant trop ramassée, trop abrupte pour qu'on puisse réellement l'apprécier. Là encore ça ne fonctionne pas, surtout parce qu'on a l'impression que l'auteur s'en est un peu « débarrassée », ne va pas au bout de son texte.

Quant au style pseudo-poétique… Imaginez un accouplement dénué de passion entre une logorrhée Francis Valéryenne sans le talent ni la beauté et du sous-Brussolo, un Brussolo dénué de la moiteur animale et de la chair glauque qui en font tout le malaise et l'intérêt, et vous aurez en main un recueil complètement plat, sans le moindre écho, que l'on referme avec soulagement tout en ayant, on l'a dit, le sentiment d'avoir perdu son temps.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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