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Le Roi des rats

Onze mois après la sortie des Scarifiés (même éditeur), et alors que nous arrive la réédition poche (Pocket) des deux volumes de Perdido Street Station, voici donc le nouveau China Miéville sous une couverture signée Alexis Lemoine du plus bel effet. Nouveau ? Pas tant que ça, en fait, puisque Le Roi des rats est le premier roman (publié en 1998 au Royaume des Sex Pistols) de celui que la presse anglo-saxonne ne cesse d'encenser dès qu'il aligne deux mots (comment ? comme Charles Stross ! ?), l'homme qui rafle les prix littéraires plus vite que la lumière. Difficile donc d'imaginer trouver ici la justification d'un tel engouement (sauf à espérer que le premier roman de Miéville soit plus abouti que les deux suivants, ce qui est toujours possible mais peu probable), ce qui ne signifie pas qu'on ne puisse s'attendre à un bon moment de lecture avec le présent bouquin.

Verdict ?

Après quelques jours passés sous la tente, dans la campagne du Suffolk, Saul retourne à Londres, dans la demeure familiale qu'il occupe avec son seul père, sa mère étant décédée en le mettant au monde. Parce que les relations entre le père et le fils n'ont pas l'air simple, parce qu'il est crevé et qu'il préfère éviter une confrontation qu'il imagine pénible, Saul regagne directement sa chambre en évitant de déranger son paternel, qui, visiblement planté devant la télé, ne l'entend pas rentrer. Après une nuit de plomb, c'est le brutal martèlement des flics à sa porte qui réveille Saul. Il est six heures du matin, son père vient d'être retrouvé à l'état de steak tartare sur le trottoir après un passage éclair à travers la fenêtre du salon… L'univers quotidien de Saul vient d'en prendre un sacré coup, et ce n'est que le premier. Ainsi, sitôt emprisonné, après s'être vu accusé du meurtre de son géniteur, Saul rencontre un drôle de type débarqué dans sa cellule sans que personne ne le remarque. Un type dont il ne parvient pas à distinguer le visage. Un type qui a tout du clochard faisandé. Un type qui pue comme une rue marseillaise après un mois de grève du service des éboueurs. Un type qui affirme à Saul qu'il est sorti du monde. Un type qui prétend qu'il peut aller où il veut, que rien ne peut le retenir. Un type qui affirme être un roi, le Roi des rats… Et le pire, c'est que c'est vrai ! L'initiation peut débuter. Saul va se transformer en arme, la seule à même de venir à bout du plus mortel des ennemis du Roi des rats — un certain joueur de flûte ayant fait un tabac quelques siècles plutôt en Allemagne…

On l'a dit : nous sommes en présence du premier roman de China Miéville. Point donc ici de Nouvelle-Crobuzon, cycle dans lequel s'inscrivent tous les romans de l'auteur depuis Le Roi des rats, à savoir Perdido Street Station et Les Scarifiés pour les titres disponibles en français (le troisième opus, Iron Concil, étant attendu pour 2008 au Fleuve Noir). Exit aussi ce mélange de science-fiction, de fantasy et de fantastique caractéristique du cycle précité : on se contentera d'une fantasy urbaine mâtinée d'horreur. Exit enfin Crobuzon elle-même, la monstrueuse mégalopole étant ici remplacée par Londres. Ainsi donc retrouve-t-on, dès son premier roman, la fascination qu'exerce sur Miéville l'environnement urbain. Et finalement, c'est là qu'achoppe Le Roi des rats. En effet, quoique les trois premiers livres de Miéville soient tous très différents, ils fonctionnent sur le même mode : une plongée initiatique au cœur du côté obscur d'une cité tentaculaire. Crobuzon pour Perdido…, Armada pour Les Scarifiés, Londres pour Le Roi des rats. Sauf que si Crobuzon et Armada fascinent, il en va différemment du Londres de Miéville.

Londres n'est pas Gotham (en dépit des nombreuses références à Batman qui émaillent le récit), pas plus que Miéville n'est Neil Gaiman. L'auteur aura beau faire, accumuler les descriptions, les ambiances, les couleurs, le Londres qu'il nous dépeint échoue a acquérir toute dimension mythique, au contraire de celui que Gaiman exposait avec une exceptionnelle réussite dans le non moins remarquable Neverwhere (Neil Gaiman signant là, lui aussi, son premier roman solo, un bouquin qui, comme celui de China Miéville, parut outre-Manche en 1998…).

Faut-il pour autant passer à côté du Roi des rats ? Pas nécessairement. Car en dépit de quelques longueurs agaçantes, de références et d'ambiances musicales destinées aux seuls amateurs de techno et de jungle, sans oublier une traduction française répétitive et peu inspirée, le livre n'en reste pas moins plaisant — principalement du fait du « méchant » de l'histoire, fort convaincant, et grâce à quelques scènes tout ce qu'il y a de spectaculaires. Voici en somme une réécriture moderne du Joueur de flûte d'Hamelin digne d'intérêt mais qui reste ce qu'elle est : un premier roman aux ambitions avouées mais inabouties.

La Légende des Frahmabores

Le planet opera est une variété du sous-genre space opera dont l'action est circonscrite à un unique monde. Dune, de Frank Herbert, en est le chef-d'œuvre incontesté, et on compte nombre d'ouvrages remarquables parmi lesquels on peut citer Parade nuptiale de Donald Kingsbury, Les Fils de la sorcière de Mary Gentle, la trilogie d'Helliconia de Brian W. Aldiss ou encore, dans l'œuvre d'une spécialiste, Ursula K. Le Guin, La Main gauche de la nuit et Les Dépossédés. Citons aussi Le Chant du Drille de Ayerdhal pour illustrer le domaine français. C'est à cette variété qui permet de produire une S-F à la fois ambitieuse et aventureuse qu'appartient Déloria. Le planet opera a occupé la place laissée vacante par le défunt récit d'exploration, après que Stanley et Livingstone se sont rejoints au beau milieu de l'Afrique. À défaut d'autres cultures inconnues pour nous tendre un miroir, il a fallu en imaginer. Permettant ainsi, par exemple, à Ursula Le Guin de prendre davantage de champ que la réalité n'en autorisait à Margaret Mead. Bien entendu, à l'autre bout du spectre, cette variété de récit peut, comme chez Jack Vance, n'offrir qu'un théâtre exotique et coloré à des aventures trépidantes. Déloria aurait pu confronter l'Occident à l'altérité, comme dans la trilogie Enfer, Purgatoire, Paradis de Mike Resnick, devenant le révélateur impitoyable de son impérialisme, Richard Canal ayant aussi beaucoup vécu en Afrique.

Depuis plusieurs siècles, l'humanité s'est installé sur Déloria et ça ne se passe pas trop mal — il faut bien dire que Déloria est davantage riche de mystères que de ressources minières. Les geyns — que l'on peut lire à la fois comme les « gens » et comme les indi« gènes » — semblent faire contre mauvaise fortune bon cœur face à la civilisation terrienne.

On suit trois lignes narratives. Sur la première, l'ambassadeur terrien Aymoric de Boismaison échappe de justesse à un attentat lors de l' « enterrement » d'un Geyn de l'ethnie Fu avec lequel il avait établi un embryon de communication, car de Boismaison, comme l'ensemble de la communauté terrienne, ne comprend strictement rien à la société Geyn.

La seconde ligne nous présente Unger Torhn, militaire de son état, et Gary Ulmerson, un chercheur qui étudie les Mornes, d'étranges et incompréhensibles artefacts répandus sur toute la planète. Là encore, malgré toute leur science, le mystère résiste aux Terriens.

Et enfin on suit Lynyk. Un Geyn qui, avec son frère Muizdi, a été investi d'une mission par un enfant qui a un très grand pouvoir en matière de mots. Car sur Déloria, les mots ont un pouvoir métaphysique. Un pouvoir qui va bien au-delà du pouvoir sémantique du langage, et bien au-delà, quoique d'une nature peut-être voisine, de celui des « modules étranges » de Dune. Prononcé dans les conditions idoines, un mot a un pouvoir réel sur l'univers physique. Abracadabra et la saleté s'en va ! C'est la formule magique dans un contexte typiquement S-F et sans substrat technologique. Les deux frères doivent chercher et ramener au Gymnase une femme, une diseuse de mot qui doit permettre de dire le Dernier Mot qui mettra fin au cycle en cours.

Et pour que le passage au cycle suivant ait lieu dans de bonnes conditions, il faut que les Terriens aient quittés Déloria. Sans quoi il se pourrait bien qu'ils dominent le cycle prochain et acquièrent le pouvoir des mots…

Ce roman est extrêmement proche de La Septième saison (Fleuve Noir « Anticipation », 1972), de Pierre Suragne (alias Pierre Pelot). La principale différence tient à ce que dans le livre de Suragne, c'est une entité planétaire globale qui rejetait l'envahisseur terrien. La nature n'a pas ce rôle actif dans le roman de Canal. Elle est dominée par une « magie » plus efficiente que la science terrienne, mais au bout du compte, les Terriens doivent quitter Déloria comme ils ont dû quitter Larkioss dans La Septième saison, la queue entre les jambes. Le roman de Canal est plus élaboré, moins punchy, mais vraiment proche.

Déloria est incontestablement un livre plaisant où nulle place n'est laissée à l'ennui. C'est un bon roman et, pourtant, c'est un roman terriblement frustrant. L'un des pires qui soient. Que les explications fassent simplement défaut ou échappent au lecteur à force de subtilité, quantité d'éléments restent inexpliqués, ne s'intègrent pas à une trame intelligible. Ainsi, on ne comprend pas pourquoi de Boismaison doit perdre la mémoire, ni comment sa prise de drogue influe sur l'intrigue. On en reste à conjecturer. Nous appelons mourants les gens à l'article de la mort, bien qu'ils soient encore vivants ; pour les Geyns, dès la naissance on est un mourant. Cette vision du monde renvoi à Cioran, plusieurs fois cité, mais n'explique nullement en quoi la curiosité des Terriens est inefficace sur Déloria. Au final, on ne sait même pas ce que sont les Frahmabores, ni quelle est leur légende. On comprend que les Geyns ont un rapport aux Mornes différent des Terriens pour qui ils ne restent que de terribles et insondables attracteurs. Quel lien y a-t-il entre les Mornes et le pouvoir métaphysique des mots sur Déloria ? Mystère encore. En suivant Gundersen, dans La Septième saison, les mystères des profondeurs de la terre finissaient par s'éclairer pour le lecteur comme pour le personnage. Ainsi la résolution, dans le bouquin de Suragne, pour succincte qu'elle soit, n'en était pas moins suffisante, et donc satisfaisante, ce qui n'est pas le cas de Déloria. Peu importe que les personnages comprennent ou non ce qui se passe si la lecture doit s'amorcer de cette façon — l'éclaircissement sera alors le moteur de lecture —, mais elle ne saurait se conclure sans que lecteur ait, lui, compris de quoi il ressortait. Or, on referme le livre dans la position même où on quitte de Boismaison. Peut-être est-ce un effet voulu par l'auteur, de laisser en fin de compte le lecteur dans une position identique à celle du personnage au terme du roman afin qu'il éprouve la frustration due à l'incompréhension d'une altérité qui lui échappe définitivement. Auquel cas, c'est très réussi.

Reste donc un livre bien agréable à lire et terriblement frustrant une fois lu.

Des ailes dans la nuit et autres nouvelles

Ce recueil de cinq textes fantastiques est la réédition désespérément attendue de celui paru voici 35 ans, du vivant de l'auteur, chez Christian Bourgois en 1971, sous le titre d'une des autres nouvelles : L'Opale entydre.

La préface de Jacques Bergier, qui avait recommandé ce recueil à Christian Bourgois, a disparu au profit d'une préface et d'une postface dues l'une et l'autre à la plume de Charles Moreau, qui est considéré comme faisant autorité en matière de Henneberg, ainsi qu'une bibliographie qui souligne la cruelle absence éditoriale de celle qui est peut-être, tout simplement, la plus grande dame du fantastique et de la science-fiction française.

De ces deux textes, on retiendra principalement que tout le crédit littéraire de l'œuvre est à mettre au compte de Nathalie — Charles, son mari, ne servant que de prête-nom plus crédible vis-à-vis du milieu éditorial des années 50. Ainsi, le couple Henneberg ne peut plus être considéré comme le pendant français (!) du couple américain C. L. Moore/H. Kuttner. Si Charles disparaît comme auteur, il n'en a pas moins nourri l'œuvre de son épouse de sa vie — de leurs vies — mouvementée au Proche-Orient et notamment au Liban et en Syrie.

Henneberg est un nom issu de la parenté aristocratique allemande de Charles, qu'il prendra comme nom de guerre à son engagement dans la Légion Etrangère française. Quant à Nathalie, qui serait plutôt née en 1910 qu'en 1917, à Batoumi en Géorgie, dans le Caucase, elle a quitté en 1920 sa Russie natale (pour n'y jamais retourner) avec ses parents et les réfugiés du général Wrangel, dernier Russe blanc à avoir résisté aux bolcheviques. Nathalie Novokovski gagne le Liban avec sa famille, où elle recevra une éducation religieuse qui la fera devenir catholique. Et c'est à Homs, en Syrie, qu'elle rencontre Charles Henneberg, avec qui elle se marie en 37. Puis survient la guerre. Elle sera au côté de son mari, à Palmyre, en 1941, lors d'un épisode aujourd'hui peu connu de la seconde Guerre mondiale qui vit les forces françaises de Vichy, très inférieures en nombre, résister âprement à l'armée britannique dans la ville assiégée. Episode qui lui inspirera La Forteresse perdue — jamais réédité depuis « Le Rayon fantastique » — comme l'exode de Wrangel lui inspirera La Plaie. Fin mai 1946, le couple quitte définitivement le Liban et le Proche-Orient pour la France. Il ne lui reste plus qu'à écrire… Ce que Nathalie fera avec un talent et une poésie flamboyante inégalée à ce jour dans l'imaginaire francophone.

Nathalie Henneberg avait souhaité que ce recueil soit sous-titré « le fantastique des années furieuses » ; Xavier Legrand-Ferronnière a enfin exaucé ce vœu près de 30 ans après que l'auteur nous ait quitté, une fois de plus sans retour. Ces années furieuses sont celles des deux conflits mondiaux qui ont ensanglanté le monde et tout particulièrement la Mitteleuropa qui sert de théâtre aux nouvelles du recueil. Un fantastique de belle facture, classique dans sa thématique, et empreint d'une poésie d'ombres et de chatoiements, jamais loin de la fantasmagorie et pourtant toujours au-delà, bien sûr. Nathalie Henneberg ose son fantastique, mais qu'elle ne l'édulcore nullement n'ôte rien à sa finesse, au point qu'il est bien difficile de préférer un texte à un autre.

L'ascendance russe blanche de Nathalie transparaît à chaque page, pour ne pas dire à chaque phrase, toutes empreintes d'une douloureuse nostalgie pour cette époque qui fut balayée par les deux raz de marée historiques que furent les conflits mondiaux. Ces cinq textes ne cessent de trahir et de sublimer la souffrance d'une perte irrévocable. Il y a une part de travail de deuil dans chacune de ces nouvelles, chacune de ces guerres mondiales ayant été pour Nathalie l'occasion de ruptures définitives — en 1920, dans les ultimes soubresauts de la Grande Guerre et de son corollaire russe, la Révolution d'Octobre, elle quitte sa Russie natale, et, en mai 1946, elle abandonne à jamais sa terre d'accueil, le Proche-Orient. Le personnage de « Louve d'argent », en abîme, se retrouve lui aussi coupé de ses racines : français en Finlande alors que sa famille vient d'être déportée par la Gestapo. Le titre de cette belle — et sombre — histoire de loups-garous nous montre l'intérêt, qui sera constant, de Nathalie pour l'héraldique et que l'on retrouvera au fil des textes. C'est une marque de cet ancien monde auquel elle tient et qui meurt. Tous les textes ici réunis mettent ainsi en scène l'aristocratie d'une Europe agonisante, de Sarajévo à Tréblinka en passant par la révolution bolchevique. Cette nostalgie aristocratique n'est sûrement pas la raison qui puisse pousser un monde de l'édition française de l'imaginaire, ancré à gauche, laïc et démocratique, à publier Nathalie Henneberg. Peut-être était-elle une vieille femme nostalgique, voire réactionnaire, appartenant à un monde qui n'était plus. Peut-être. Mais une écriture comme ça, ça mérite autre chose que l'oubli ! Outre les inédits mentionnés par Charles Moreau, La Forteresse perdue et La Rosée du soleil se morfondent depuis près de 50 ans dans l'attente d'une réédition, tout comme les nouvelles parues dans Mystère Magazine et bien d'autres, qui n'ont figuré que dans des supports rares, devenus introuvables.

Malgré une illustration de couverture peu inspirée et trop de coquilles pour un produit prétendant à ce niveau de qualité, il va falloir se jeter sur ce livre comme des morts de faim car ce n'est que la troisième réédition d'un ouvrage de Nathalie Henneberg — après La Plaie et Le Dieu foudroyé, en 99, chez l'Atalante — depuis son décès en 1977. Le prochain risque de ne pas paraître de sitôt, à moins que… De plus, l'ouvrage vaut aussi pour l'intéressant travail bio et bibliographique de Charles Moreau. Cet éclairage confère un relief et une profondeur supplémentaire à l'œuvre de Nathalie Henneberg, qui s'est nourrie à l'aune de sa vie réelle et de celle de son mari autant qu'à sa culture slave d'origine si propice à faire naître le fantastique.

Croiser des loups-garous en Finlande, des élémentaux à Vienne, des non morts en Pologne ou ailleurs, assister contraint et forcé à une messe noire, ça pourrait n'avoir l'air de rien, mais c'est riche de mots comme du Gene Wolfe et beau à lire, d'un verbe savoureux dont on se délecte quand bien même l'horreur de l'histoire nous étreint comme un maléfique python. Manquer Des ailes dans la nuit serait… oui, grossier.

Le Royaume blessé

On avance dans cette énorme geste d'heroic-fantasy comme dans l'aube de la narration ; une aube longue et parfaite, contenant toutes les couleurs de la nuit qui précède et du jour qui suivra : à la fois épique, théâtrale, précieuse, brutale, philosophique, fantastique ; mêlant les scènes d'actions, les dialogues enlevés, les récits dans le récit, les mises en abyme et trompe-l'œil, les descriptions précises de tueries et de passions. Un kaléidoscope de mots, de situations et de sensations, tantôt très doux, d'un lyrisme sec, et tantôt d'une violence extrême — souvent ambiguë. C'est un texte écrit avec le recul de quelques années de réflexion sur le genre, une tentative pour sublimer l'héritage des glorieux anciens (Tolkien peut-être, Leiber sans doute, Howard évidemment). Fantasy ? Pas vraiment. On n'y trouve aucune magie, point de dragon ni de quête ni d'anneau : mais une Antiquité et un Moyen-Âge réinventés, subtilement décalés (on reconnaît en filigrane le Saint Empire romain germanique, les clans celtes, l'épopée d'Alexandre…), un héros barbare, des conquêtes et des échecs, une inquiétante étrangeté, quelques fantômes. La filiation est donc évidente. Comme un Guy Gavriel Kay, Laurent Kloetzer flirte avec l'épopée, avec le roman picaresque ou historique, à la marge.

L'histoire, comme de juste, commence dans une taverne, à Koronia, colonie de l'empire Atlan. Un jeune homme assiste aux représentations de Kyle, le conteur errant, dont les récits échauffent un parterre en mal de héros et de rébellions. C'est que Koronia est une ville prise sur les territoires Keltes, et Kyle raconte l'histoire du plus fameux d'entre eux, Allander Ap'Callaghan, le rassembleur des clans, le Roi Rouge conquérant du monde. Mais Allander est mort et raviver son souvenir n'est pas au goût des autorités, si bien que Kyle est arrêté pour trouble de l'ordre public, laissant son auditeur privilégié avec une question en suspens : qu'est devenu Eylir, le cadet d'Allander ? Car, comme le dit le quatrième de couverture, on ne grandit pas dans l'ombre d'un géant sans être soi-même un jour poussé sur les chemins de l'aventure… Parce que cette destinée tourne pour lui à l'obsession, parce qu'un obscur désir le pousse à la restituer, le jeune homme va devenir le chroniqueur d'Eylir. Mais les règles du jeu sont biaisées : longtemps Eylir se dérobe, ce n'est que par des on-dit, des racontars, des témoignages de seconde main que le chroniqueur peut reconstituer, séquence après séquence, l'œuvre de sang et d'encre qu'est la vie du héros.

Donc, chacun de leur côté, le chroniqueur et le héros avancent dans l'inconnu, au milieu des ombres du passé, du futur : le premier à la recherche d'indices sur l'autre, et l'autre du destin glorieux qui lui a été promis — achever l'entreprise d'Allander, réunir ceux qui ont été séparés. À chacun sa trajectoire, ses épreuves de souffrance. Trajectoires qui se croisent, épreuves qui les mènent partout dans le haut royaume Kelte et au-delà : de Koronia aux sauvages terres pictes, des douceurs de Nymir à l'antique Harmorée, de la pierre de Fâll à la vallée des rois — où Eylir et son héritage seront confrontés — jusqu'au cœur de l'empire Atlan, en passant par les limbes où les morts rêvent et attendent… Tout un monde se révèle sous les pas d'Eylir Ap'Callaghan, tour à tour mercenaire, chef de guerre, bandit, mendiant ou roi. Amours et larmes. Grandeur, gloire et puis néant. De rêves en échecs, au bout des douleurs et des blessures, Eylir trouvera enfin son royaume parfait : un royaume blessé pour un roi blessé.

Si le roman vaut par son souffle épique, par la qualité de péripéties qui recyclent avec maestria les poncifs de l'heroic-fantasy, sa grande force, sa richesse tient avant tout aux personnages : des seconds rôles bien troussés, Eylir, bien sûr et sa grande ombre Allander, mais surtout, surtout, le chroniqueur — dont Kloetzer nous taira le nom presque jusqu'au bout.

C'est par le chroniqueur en effet que le roman s'ouvre à une dimension imprévue. Son credo : « J'ai plus voyagé en rêve qu'en vérité. Je veux trouver pour quoi vivre et pour quoi mourir, je voudrais comprendre pourquoi les autres vivent et meurent. J'aime qu'on me raconte des histoires et j'aime en raconter. » Et il nous raconte la sienne. S'emparant d'une figure un peu légendaire, d'un tourbillon, d'une action en marche, il en a exploré les diverses facettes avec tout son corps et toute son âme ; il a suivi le courant d'une aventure, il y a participé, il s'y est trouvé compromis, impliqué. Il a été meurtri, il a été passionné, il a souffert et vécu chaque instant l'histoire qu'il voulait écrire. Son enquête, l'écriture de ce récit dans le récit, basé sur des faits advenus et les témoignages des protagonistes de l'épopée, semble donc procéder d'une feinte. « Je leur ai tout jeté à la face, pour qu'ils s'abaissent devant ces choses qui les dépassaient. Je leur ai raconté mon Eylir. Celui-là, il m'appartenait, il était à moi. Mon Eylir. »

C'est que le rapport d'élection entre le périple d'Eylir et le chroniqueur se complique dès lors que celui-ci rencontre son héros, se met à le jalouser, à le détester, à le trahir, se sent attiré par lui (sexuellement ?), se voit aussi comme une sorte d'alter ego déchu : « Je rêvais de lui longtemps avant que nos chemins ne se croisent […] Il est ma part de rêve, mes lambeaux d'autre monde, ma certitude qu'il existe des ciels si bleus qu'ils blessent les yeux et des amours qui valent de mourir pour eux […]. J'ai encore besoin de lui. Même maintenant, alors que toute cette histoire est terminée. C'est lui qui m'a forgé. »

Le fonctionnaire mondain alterne avec l'enfant aux chairs et aux émotions mutilées, le brillant phraseur dissimule un conteur grossier et ivrogne, l'ami désintéressé et l'artiste prêt à tout pour satisfaire son obsession échangent quotidiennement leurs masques et jouent sur une même scène aux éclairages trompeurs les rires et larmes de la sincérité. De paliers en paliers, on s'enfonce avec lui en eaux troubles, jusqu'aux fonds boueux ultimes dont on ne revient pas. À la fin, lorsqu'il soulève le masque du Maître — cette étrange ombre suiveuse abattue par la lame d'Eylir — ce n'est peut-être pas le visage d'Allander qu'il voit mais lui-même, représenté et aboli en monstre manigançant à coup de visions et de ruses un récit qui semble, à son tour, une défiguration de tous les principes romanesques. Si le roi ne peut mentir, si la parole du héros modèle le monde, le chroniqueur, lui, ment sans cesse pour extirper le vrai, à moins que le mensonge soit partie prenante d'une vérité immanente que seule la parole de l'écrivain aurait le don de révéler. Qui donc, du héros ou du chroniqueur, modèle le monde, alors ? À ce dernier, Lyciane, la femme d'Eylir, dit : « Eloigne-toi de mon mari. Fuis-le le plus possible. C'est parce qu'il y a des gens comme toi, pour croire qu'il est plus qu'un homme, qu'il se comporte comme s'il était plus qu'un homme. » Pas du tout, répond le chroniqueur, à moitié sûr de son fait, je ne pense pas qu'Eylir soit plus qu'un homme. Mais nous, nous savons qu'un rêve a conditionné l'épopée depuis le début ! « Je rêvais de lui longtemps avant que nos chemins ne se croisent. »

Le roman de Kloetzer évidemment procède, lui aussi, d'une feinte : le dénouement du texte, les péripéties, le point final suspendu à la mort d'Eylir (à laquelle le chroniqueur assiste), nous connaissons tout cela, nous avons déjà lu tout cela, ailleurs… et Kloetzer n'essaie jamais de placer des coups de théâtre là où tout est déjà joué : la chronologie des événements, l'obsession du chroniqueur, moitié dévoré par les ténèbres de cette épopée, moitié vampirisant la cervelle d'Eylir en lui promettant la vie éternelle dans les pages d'une Odyssée qu'il ne lira jamais. L'art est ici à double fond, naissant d'un rapport constant à la solitude et d'une tension fantastique, verticale, entre la crapulerie constitutive (qui tire vers le trou, et la tombe) et une injonction morale supérieure (qui aspire vers le ciel, et la gloire). Kafka disait en substance qu'écrire, c'était faire un bond hors du rang des menteurs et des assassins. Ce roman montre avec une belle acuité les points d'appui, les déséquilibres et la périlleuse voltige de ce bond rédempteur.

S'il faut conclure, disons simplement que Le Royaume blessé est une claque monumentale, la meilleure illustration qu'un genre décrié peut aussi accoucher d'une œuvre exigeante et de qualité. C'est simple : en français, dans le domaine, on n'a jamais rien lu de mieux ; on n'a pas lu grand-chose de mieux non plus parmi ses inspirateurs anglo-saxons, dont Kloetzer a su capter l'essence et qu'il a donc renouvelé magistralement. Un récit en manière d'hommage, mais encore l'aboutissement d'une histoire vieille d'un siècle, si on considère que l'heroic-fantasy est né avec Robert E. Howard. Souhaitons maintenant que le pari insensé de l'éditeur (750 pages de fantasy sans sorcier ni grand méchant, c'en est un) soit suivi par les lecteurs, pour offrir à ce roman la postérité qu'il mérite.

Minuscules flocons de neige depuis dix minutes

Alors voilà : le narrateur débarque à Los Angeles pour couvrir l'E3, la plus grosse convention de jeux vidéo du monde. L.A. : la Ville, là où il est né, où il va chercher un renouveau. L.A. : la non-ville, la fabrique à fictions, le royaume du faux, un décor remplis d'acteurs déchus, d'otakus névrosés, de hordes de jouets humains.

Comme une lente traversée du miroir (ou plutôt de l'écran), les premières pages annoncent la couleur : Minuscules flocons… sera un voyage initiatique au-delà du dicible, un roman sur la confusion du vrai et du faux, la dissolution du réel dans le virtuel (et inversement), l'immersion de la Kulture dans la Nature.

Dans un voyage initiatique, on trouve toujours un avant, un pendant, et un après.

Avant, il y a le narrateur, en phase de désincarnation accélérée, perdu dans un monde élargi à de multiples dimensions. Dimensions qui lui semblent autant de simulacres, d'illusions cathodiques, de parc à thèmes pour hommes régressés. Qui font qu'il se sent « l'objet d'un sinistre complot qu'on appelle réalité » ; lui-même participe de ce complot, « sa capacité à créer du faux [ayant dépassé] sa capacité à le détecter. » Raison pour quoi il espère secrètement un RESET terminal qui effacerait tous les artifices, tous les programmes ; il rêve d'un réenchantement du monde par le feu vitrificateur de la Bombe.

Pendant, il y a donc une sorte de croisade, de quête, ou d'enquête : lancé sur les traces de Vectracom, une société spécialisée dans le Jump, « le passage d'un monde virtuel à un autre, la complémentarité des univers, le transfert d'avatar », le narrateur en vient rapidement à oublier son but initial pour enchaîner des rencontres bizarres et des découvertes tordues. Qui était vraiment tonton Walt ? Quelles relations entretenait-il avec Tezuka, le papa d'Astroboy ? Quel était cet appareil volant non identifié aperçu dans la nuit du 25 février 1944 ? Quels enjeux poursuivent l'illuminé RAM et ses sbires, sectateurs d'un théâtre d'avant-garde nihiliste où on joue et rejoue en miniature le combat d'entités monstrueuses (Godzilla versus Goijira), la destruction de la civilisation ? Les extraterrestres ont-ils débarqué sur la Terre ? D'une réponse tronquée à l'autre, les errances du narrateur ne lui apportent (en fait de révélations) qu'un surcroît de confusion paranoïaque ainsi que des trips de plus en plus prégnants, de plus en plus cohérents. Il comprend néanmoins qu'il a un rôle à tenir dans cette histoire à dormir debout ; le décor halluciné de L.A. semble tout à coup dressé exprès pour lui et va devenir le lieu d'un passage, d'une transformation définitive. L'instrument de cette transformation, c'est la Grille. L'idée est qu'on ne peut plus appréhender le monde dans sa complexité, il nous faut des filtres. Pour le narrateur, la Grille permet d'abord de classifier le quotidien en chapitres pour ne pas perdre le fil de sa propre histoire ; puis d'encadrer, de quadriller, de décoder et enfin de sublimer la réalité, de renouer un lien entre les éléments isolés de cette norme mouvante, incertaine. Hollywood, les studios Disney de Burbanks et leur mystérieux souterrain, l'E3, et même le petit théâtre des horreurs, rien n'est là par hasard, car « il n'y a pas de hasard, l'ordre du monde est chaos ». Sur la carte des rues, piquée des petits points lumineux des néons, se superpose une autre réalité, une réalité immanente.

Et après ? De l'autre côté de l'écran, au cœur même de cet espace primordial, on meurt ou on renaît. Ici, le robot humain peut échapper au programme, reprendre les commandes, devenir « administrateur ». Mais l'autre côté est une matrice froide de flux, d'informations, de formes ; une réalité pour tout dire inhumaine, où seule peut se mouvoir la volonté démiurgique du narrateur, faux nouveau prophète d'une ère nouvelle : faux car dans ce roman nous sommes tous nos propres prophètes, il n'y a après tout que votre représentation de l'univers, vos règles, vos repères.

Le quatrième de couverture n'a retenu que les aspects les plus racoleurs du roman : Godzilla, TRON, Walt Disney, Tezuka, la secte, les ET, la nanotechnologie, le virtuel qui déborde et les pixels qui neigent. Mais le propos de Calvo est en fait bien plus abstrait — bien plus ambitieux aussi. Sa grande réussite tient à la façon dont la S-F est appréhendée, sous l'angle original de la culture, ou plutôt du symbole : en rapprochant les symboles culturels de l'imaginaire dominant sur Los Angeles, la pop musique, les jeux vidéo, les cartoons, les performers, la télé réalité, les ovnis, Hollywood, il tire quelques idées maîtresses visuellement très fortes (L.A. comme constellation, la Grille, les hélicoptères) qui nous valent des moments de fulgurances poétiques, de grâce mélancolique. Demeure cependant un sentiment d'inachèvement, de ratage partiel. Car Calvo est beaucoup moins convaincant sur plusieurs autres points.

Premier point : le style, encore trop abscons, verbeux, à la limite de l'illisible.

Second point : une structure mal maîtrisée, confuse.

Troisième point : l'introduction d'éléments qui n'apportent rien au récit (les complots, les extraterrestres, les nanomachines).

Quatrième point : des personnages sans relief et dont au final on comprend mal les motivations. Ainsi du narrateur : fustigeant le principe de pixellisation du monde, son obsession du contrôle tisse pourtant une grille de lecture qui finit par encadrer les possibles ; il circule sur ce dessin total, en dégage des lignes de fuite et les perspectives, cherche à comprendre puis se dépasse ; sauf qu'on a l'impression que tout est décidé d'avance, que sa trajectoire est téléguidée. Fatalement, on a du mal à croire au deus ex machina final et à l'illusion de liberté subséquente.

Cinquième point enfin : sous l'angle hardcore, c'est-à-dire scientifique et philosophique, le roman ne tient pas les promesses que l'entame avait laissées espérer. Certes, la réflexion que Calvo développe sur la structure imaginaire du monde, de nos mondes, ouvre des pistes vertigineuses. Il raconte avec habileté le glissement d'un réel qui absorbe peu à peu le sens de tout ce qui nous entoure et nous renvoie nos rêves à la tronche en barquette sous cellophane. Mais l'apogée de cette réflexion est vite atteinte, et le reste tourne à vide, le dernier chapitre enfonçant le clou, dans le mauvais sens du terme.

Le roman pose en fait deux questions, la deuxième découlant de la première. La première porte sur la représentation de la réalité, d'un réel élargi — notion qui d'ailleurs aurait mérité d'être éclaircie. Est-ce un programme ? Un artifice ? Une norme ? Peut-on la représenter autrement que par les moyens dont la nature et l'expérience nous ont dotés ? Et peut-on s'affranchir des sens, des outils qui permettent de la délimiter, des écrans, des réseaux, des cartes, des grilles ? Comment donc en circonscrire les multiples dimensions ? L'auteur tente une approche phénoménologique, se réclame d'une réalité fragmentée, fractale, en mouvement perpétuel, et qu'on ne peut saisir qu'en excédant les sens et en annihilant le sens, pour faire réapparaître le point de vue. Autrement dit, abolir la fiction pour faire resurgir une manière de Verbe (mais contrefait), un acte fondateur, créateur. Le corollaire de ce soudain éblouissement est d'être rattrapé par un sentiment d'absurdité. Dans la réalité immanente du roman, nous ne serions que ça : des fractales ; des flux ; de l'information ; 0 et 1, 1 et 0. Le Philosophe dit que la fiction protège du Vide, et que le Vide aspire naturellement à s'actualiser en fictions. C'est dans ce rapport que gît sans doute la véritable richesse du propos de Calvo, même s'il ne l'exploite pas assez : non pas la virtualisation du monde, mais sa totale mise en fiction. Il met dans la bouche d'un personnage cette phrase étrange : « La fiction ne guérit plus du réel, elle agonise et le réel la soigne. » Qu'est-ce que le réel cependant, sinon un gigantesque emboîtement de constructions intellectuelles, de concepts, en somme de fictions (dont Internet, les jeux vidéo, et même les fractales, les flux, ne sont que des facettes) ? Partant, une fiction peut-elle en soigner — ou en détruire — une autre ? Sans doute, car leur nature veut qu'elles s'influencent, s'interpénètrent. Elles se livrent une guerre invisible dont seules les vainqueurs sont immortalisés par notre culture, notre histoire. Comme les gens ou les civilisations, certaines triomphent, d'autres disparaissent. La seconde question que pose le roman est donc celle de la place de l'homme au milieu d'un tel enchevêtrement, puisque de plus en plus il devient un simple vecteur des fictions qu'il a créées, un relais. C'est le mythe éternel du créateur dépassé par ses créations : Frankenstein revisité ; Prométhée brûlé par les hommes à qui il a donné le feu. De tout temps, la technique ne cesse de poser des questions auxquelles la fiction apporte des réponses. Mais le monde systémique, hypercomplexe, dans lequel nous vivons, tend vers la prolifération des fictions (intimes ou globales), qui parasitent la capacité de réflexion de l'individu sans apporter aucune réponse. À la manière d'un virus, les fictions les plus aptes se propagent jusqu'à se convertir en norme ; de sorte que le sujet de Calvo aurait pu se résumer à cette alternative : imposer sa fiction ou se voir imposé des fictions. Peut-être faut-il y voir la véritable problématique d'un roman inégal mais passionnant, tendant au Réel un miroir chatoyant d'inquiétants reflets : pas seulement ceux d'un monde vendu au matérialisme (donc au diable), mais aussi d'un monde sans merveilleux, sans absolu. Nietzsche aurait dit : le monde d'après la mort de Dieu.

La Forêt d'envers-monde

La formule romanesque de Thomas Burnett Swann obéit toujours aux mêmes principes. D'une base historique et mythique, il propose non pas une réécriture, mais une ouverture : ouverture sur des époques, des décors, des figures, au final réinventés de bout en bout. Dans ce livre, on retrouve pêle-mêle les éléments qui font le sel de toutes ses compositions : goût pour la mythologie classique, cadres bucoliques, personnages attachants et gros nénés (on y reviendra).

Passons rapidement sur la nouvelle qui clôt le recueil. « Le peintre » s'attarde de manière cocasse sur la vie et l'œuvre de Jérôme Bosch, mais reste en définitive assez peu représentatif de ce qu'est capable d'écrire TB Swann.

Les deux récits principaux tournent autour de la forêt d'Envers-Monde, située quelque part dans l'archipel britannique, qui préfigure par bien des aspects La Forêt des Mythagos de Robert Holdstock.

Dans le texte éponyme, l'action s'y déroule entièrement. Au XVIIIe siècle, les légendes en ont fait une contrée infréquentable peuplée de vampires, chevaux carnivores, horde de nains en rut. Ce sont ces légendes que se propose de vérifier Deirdre, une jeune romancière invalide et pucelle. La première fois, par goût du risque. La deuxième fois, pour retrouver le poète Thomas Chatterton, entrevu lors du terrifiant premier séjour. Elle est accompagnée d'un marin au trouble passé amoureux, et de sa boulimique Tantine. Etrange trio pour une étrange expédition, où les attendent des fantômes de toutes sortes et de rocambolesques épreuves. La sensualité affleure à toutes les pages ; la débauche est quasi-constante. L'auteur semble d'ailleurs prendre un plaisir particulier à évoquer les parties fines de la Tantine, sa plus voluptueuse création… La jeune Deirdre, on s'en doute, ressortira transfigurée d'une telle aventure : avec une vigueur retrouvée… et déniaisée.

Dans « Les Dieux demeurent », changement d'époque, on est sous le Bas-Empire, Constantin vient de reconnaître le christianisme comme religion officielle de Rome, une parmi d'autres. L'Âge d'or est loin cependant, Saturne et Janus ne règnent plus sur le Latium. Les temps sont durs pour les anciens dieux et les esprits de la nature. Il y a Nod, l'esprit du blé qui s'ignore, dont l'œil égrillard ne peut se satisfaire des visions étriquées des chrétiens ; il y a Dylan, un Roane réduit à l'esclavage ; il y a Stella et Tutelina, les avatars d'on ne sait quelles déités de la nature. Les trajectoires des protagonistes vont se croiser au cours d'une mémorable orgie. Mis en fuite par les tenants de la nouvelle foi, ils embarquent pour l'utopie d'Envers-Monde, un voyage aux étapes mouvementées. Styx, labyrinthe, royaumes souterrains, gardien à trois têtes, mers déchaînées, pirates tritons et sirènes aux féroces appétits, courses-poursuites et coïts effrénés, toute la mythologie y passe, avec un je-ne-sais-quoi de suranné, de lyrique, de délicieusement lubrique. Ça change du tout-venant de la fantasy, où on ne voit pas l'ombre d'une verge ou d'un téton, tout le monde étant terriblement occupé à sauver le monde.

Malice, magie des sens et magie des mots, Thomas Burnett Swann réussit dans La Forêt d'envers-monde la parfaite combinaison entre humour, culture et plaisir. Un roman à lire comme il a été écrit : avec générosité.

Trois cœurs, trois lions suivi de Deux regrets

Longtemps les ouvrages de Poul Anderson, en dehors de l'amusant Les Croisés du cosmos (Folio « SF »), ont été assez difficiles à trouver dans l'Hexagone. Cependant, il semble qu'Anderson profite actuellement d'un regain d'intérêt dans nos contrées science-fictives. Ainsi, le Bélial' s'illustre ici pour la troisième fois (après les rééditions de La Saga de Hrolf Kraki et de La Patrouille du temps, et en attendant la suite inédite de cette même Patrouille…) dans le come-back de cet auteur star aux Etats Unis mais méconnu par chez nous. Cette réédition s'enrichit pour l'occasion d'une préface de Jean-Daniel Brèque — en attendant la parution de son livre sur Anderson annoncé pour septembre 2007 chez Les Moutons électriques —, et de deux nouvelles, les fameux « deux regrets » du titre (le premier des deux récits, « L'Auberge hors du temps », étant initialement paru dans Fiction en 1980, l'autre, « La Ballade des perdants », étant pour sa part inédit).

Une fois n'est pas coutume, commençons par la fin. Les deux nouvelles qui clôturent cette réédition ne sont pas nécessaires à la compréhension du roman lui-même. Elles offrent à Anderson l'occasion de prolonger ces rencontres impossibles entre personnages réels et fictifs issus d'époques différentes et d'univers parallèles dans un lieu neutre né de son imagination : l'auberge Au Vieux Phénix. De ces deux rencontres impossibles imaginées par Anderson se dégage une atmosphère de fatalisme. Malgré la connaissance que leur offre leur séjour dans ce lieu neutre, toutes les personnalités illustres qui se côtoient temporairement restent liées à leur histoire personnelle sans possibilité de changer celle-ci. Finalement, seuls les amoureux et les poètes peuvent tirer profit de ce répit.

Penchons-nous maintenant sur le morceau principal de cette réédition : le roman Trois cœurs, trois lions. Un texte qui a ceci de particulier qu'il ressortit de ce sous-genre étrange qu'est la fantasy rationnelle. Une telle entrée en matière peut paraître paradoxale, voire hérétique aux yeux du plus fervent des rationalistes. Elle correspond pourtant à la réalité du récit tel qu'il a été conçu et écrit par Anderson. Aussi, précisons les choses pour éviter toute controverse stérile.

Au début du récit, le héros Holger Carlsen est en fâcheuse posture. Engagés dans une opération capitale pour la Résistance et les Alliés, lui et ses camarades sont cernés par l'armée allemande sur une plage de la Baltique. L'avenir de Carlsen semble se borner à deux possibilités : au mieux, les geôles de l'occupant ; au pire, une mort qu'il espère prompte et sans douleur. Cependant, une troisième éventualité s'offre à lui sans crier gare : être projeté dans un univers parallèle, univers de fantasy que notre héros danois va s'empresser d'investir afin de survivre. En effet, le monde dans lequel Carlsen atterrit, nu comme un ver, est un univers de fantasy héroïque de la plus belle eau. En matière d'archétypes, on y trouve que du lourd : dragon, ogre, géant, troll, elfe, fée, chevalier, sorcière, mage… Anderson a cependant le bon goût de s'inspirer de l'imagerie carolingienne et non de la matière de Bretagne. Nous sommes ainsi en terre plus continentale qu'insulaire, plus germanique que celte. Ce qui n'enlève rien au caractère merveilleux de l'affaire, d'autant plus qu'Holger se retrouve fort rapidement embarqué dans une quête où il sera beaucoup question d'affrontement entre Loi et Chaos. Un Chaos qui menace… Fort heureusement, Poul Anderson nous narre les mésaventures de messire Holger avec une légèreté et une drôlerie — un peu à la manière des Croisés du cosmos — qui aiguise le sourire plus d'une fois et c'est sans doute cela qui rend cette lecture moins pesante au final.

Mais revenons à notre affirmation de départ : où est le rationnel dans tout ce fatras de fantasy ? Dans le point de vue du héros Holger Carlsen/Danske, qui ne se départit à aucun moment de son esprit logique. Tout phénomène a son explication et si celle-ci lui échappe, c'est qu'il n'a pas la connaissance suffisante pour la formuler. Il interprète ainsi les événements extraordinaires avec le regard d'un ingénieur, il accomplit des exploits avec l'aide de ses connaissances scientifiques et techniques, comme par exemple lorsqu'il vainc un dragon avec quelques notions de thermodynamique. Finalement, son excursion dans ce monde médiéval fantastique n'est que l'expérimentation de la conférence sur les univers parallèles à laquelle il a assisté juste avant-guerre et qui ouvre le récit.

Au terme de cette chronique, il faut reconnaître que ce roman léger, qui n'accuse en rien ses quarante-cinq ans d'âge, est à lire autant par curiosité (il est indéniable qu'on y trouve l'une des inspirations majeures du Michael Moorcock du Champion Eternel) que pour se distraire. Terminons en soulignant le sérieux du travail accompli (traduction révisée et bibliographie en fin d'ouvrage — voici un détail qui compte dans une période de rééditions trop souvent bâclées), et en soulignant l'existence de Tempête d'une nuit d'été, autre roman de Poul Anderson appartenant au même cycle que Trois cœurs…, dont on murmure qu'il pourrait lui aussi être réédité aux éditions du Bélial'.

Maintenant, si le cœur vous en dit…

Le Grand Vaisseau

Robert Reed est un auteur qui jouit dans nos contrées d'une aura critique fort favorable et d'un capital de sympathie — au moins en ce qui me concerne — qui incite à l'indulgence. La lecture de sa bibliographie donne de lui l'image d'un auteur qui s'est rarement cantonné à un aspect de la science-fiction et a toujours su faire entendre sa petite musique personnelle à la tonalité très humaine. Sur ce point, ce ne sont pas les lecteurs du diptyque Le Voile de l'espace/Béantes portes du ciel (disponible au Livre de Poche) qui me contrediront. Aussi est-on très étonné de le voir propulsé au rang de pilier du Nouveau Space Opera par une quatrième de couverture dithyrambique — sonnant très Nouveau Marketing Offensif, en fait — qui pose ce roman comme la « réponse américaine à Iain M. Banks ou Peter F. Hamilton ». Bon, on sait que Hamilton a précédé Reed dans le catalogue de la collection S-F des éditions Bragelonne et que Banks vient tout juste d'arriver dans les bacs de nos libraires (L'Algébriste, critiqué et plutôt éreinté, d'après VO, dans le Bifrost n°37), mais on reste quand même dubitatif devant un tel assaut. Bref, passons pour nous consacrer à l'objet, à savoir le roman.

Le Grand Vaisseau est un artefact grand comme une géante gazeuse et creusé de milliers de chambres vides. Nul ne sait rien de la civilisation qui l'a bâti, ni des motivations de ses constructeurs. Un beau jour, après avoir traversé les gigantesques espaces intergalactiques, il franchit les limites de la Voie Lactée. Il se trouve aussitôt investi par les Terriens, qui se l'approprient au nez et à la ventouse des multiples extraterrestres qui le convoitent également. Nos zélés et futuristes descendants s'empressent de le transformer en vaisseau de croisière et… roule la planète ! Mais le Grand Vaisseau cache un secret, forcément… et c'est bien là le problème de ce roman.

En effet, tout au long de Marrow — et hop ! on oublie Le Grand vaisseau au profit du titre VO — on a l'impression que Reed joue une partition à laquelle il n'adhère pas vraiment et nous non plus, par la même occasion. Les quelques rares pistes au potentiel encourageant restent inachevées, voire sont carrément abandonnées en cours de route. La psychologie des personnages, si fine habituellement, est évacuée au profit — et à notre détriment — d'une lutte pour le pouvoir sans vraie surprise. Enfin, le récit lui-même est boiteux, tiraillé qu'il est entre son goût pour l'intime et une intrigue mollassonne, balisée, verrouillée, qui n'offre aucun intérêt, ni aucune émotion d'ailleurs, dans un espace qui ne se prête de toute façon guère à l'intimité.

Découpé en cinq parties, le roman est un pudding indigeste de situations déjà vues ailleurs en mieux. Résumons. De la page 9 à 59, on assiste à l'entrée en scène du vaisseau au cours de laquelle Reed nous donne un bref aperçu de sa population : quelques extraterrestres caricaturés en goguette, les capitaines humains — stewards et hôtesses serviables — qui les accueillent, et le capitaine en chef, femme à poigne qui dirige cette belle entreprise capitaliste. Quoi d'autre ? Ah oui, Reed introduit aussi les rémoras, cette population mutante d'origine humaine qui vit sur la coque et qui avait déjà fait l'objet d'une nouvelle éponyme parue en 1994 et rééditée à la façon d'un teaser dans la revue catalogue des éditions Bragelonne. De la page 63 à 225, il ne se passe rien ou presque… Un groupe de capitaines mené par les deux principaux protagonistes féminins (Miocène et Washen) explore secrètement une salle mystérieuse au tréfonds du grand vaisseau où se trouve le fameux Marrow et y fait naufrage. Ils espèrent être secourus puis perdent l'espoir. Oubli volontaire, complot, ou autre événement dramatique ? Pas de panique, la réponse est donnée en fin de partie. En attendant, les naufragés doivent reconstruire une société technologique avancée afin de regagner la surface. Ils ont le temps car ils sont immortels… Les millénaires s'écoulent, entrecoupés d'ellipses entre chaque chapitre qui permettent de trouver le temps moins long mais gomment fâcheusement l'aspect humain des relations, la montée de l'opposition entre Miocène et Washen et le processus de recréation d'une civilisation. Les naufragés croissent et se multiplient (ils sont immortels, mais se reproduisent), puis se divisent en deux camps : les Loyalistes et les Indociles (des fanatiques religieux). De la page 229 à 349, on change de point de vue en faisant la connaissance du capitaine déchu Pamir. Bonne surprise, c'est le premier personnage véritablement travaillé et l'intérêt monte en flèche. Pas longtemps puisque la guerre éclate. Les Indociles attaquent conformément au plan. Quel plan ? On voit bien que vous ne suivez plus. Ils s'emparent du pouvoir sur le vaisseau, massacrent la Maîtresse capitaine et son état-major, aussitôt remplacés par Miocène et sa clique indocile mais très disciplinée en fin de compte. De la page 353 à 402, la guerre est totale. C'est le chaos. Les rémoras sabotent le vaisseau, pour la bonne cause, tout le monde manipule tout le monde, les dupes se ramassent à la pelle et finalement la loyauté l'emporte sur la tyrannie. De la page 405 à 413, ah tiens ! C'est l'épilogue. Et la fin est ouverte idéalement pour insérer une suite. Ça tombe bien : Marrow est le premier volet d'un univers à ce jour développé sur deux romans (le titre du second : The Well of Stars) et de nombreuses nouvelles.

Sans vous faire un dessin : vous devinez que le prochain voyage se fera sans moi.

Le Dernier Rayon du soleil

« Cela n'en finit pas. Une histoire se termine — du moins pour certains — et d'autres histoires la croisent encore, ou la suivent, ou ne partagent rien avec elle qu'un moment dans le temps. »

Les terres cyngaëls et le royaume des Anglcyns sont régulièrement la proie du fléau du nord : les raiders erlings. Pourtant ces deux peuples, unis dans leur malheur, ne le sont pas face à ce danger commun. Chacun d'eux vit dans la méfiance de l'autre, préservant son particularisme. À l'ouest de la grande île, les Cyngaëls coulent des jours apparemment heureux à l'abri de leurs fermes, pillant les troupeaux de leurs voisins, se chamaillant fréquemment et chantant leur grande victoire passée contre Siggur le Volgan et ses vaisseaux-dragons. À l'est, après avoir arrêté l'invasion erlings qui menaça un temps son pouvoir, et imposé aux vaincus un tribut contre la paix et le droit de demeurer sur ses terres, le roi Aëldred poursuit la fortification de ses côtes et l'armement d'une flotte qui doit mettre son royaume définitivement à l'abri des raids. Pourtant, en Vinmark, l'esprit des sagas qui anime les téméraires raiders n'a pas déserté leur cœur. « Le bétail meurt, les parents meurent. Tous les hommes naissent pour mourir. Le feu brûlant du foyer devient cendres. La gloire, une fois gagnée, dure éternellement. » Et, lorsque la vengeance s'en mêle, la gloire a un prix encore plus amer…

À mille lieues de la fantasy puérile qui tire au kilomètre, Guy Gavriel Kay fait à nouveau entendre sa singularité. Après nous avoir baladé à différentes époques dans la partie sud de l'univers historique imaginaire qu'il a élaboré dans ses précédents romans Les Lions d'Al-Rassan (disponible chez J'ai Lu) et La Mosaïque de Sarance (en 2 tomes chez J'ai Lu), l'auteur porte cette fois son regard au nord de celui-ci, s'inspirant pour ce nouveau titre du haut Moyen-âge anglo-saxon. Il ne faut en effet pas longtemps pour démasquer la véritable identité des Anglcyns (Anglo-saxons), des Cyngaëls (Celtes gallois) et des Erlings (Danois), ainsi que la période historique où prend racine le récit (le règne du roi anglais Alfred Le Grand au IXe siècle). Le lecteur fidèle à Guy Gavriel Kay (comme on le comprend !) retrouvera donc sans surprise ce qui fait la qualité et la cohérence de l'univers de l'auteur, et naturellement la tonalité très humaine de ses personnages. De même, une fois de plus, ce n'est pas le point de vue d'un ou de deux personnages qui le guide, mais une multitude. Le procédé déjà mis en pratique dans le second volet de La Mosaïque de Sarance prend ici davantage d'ampleur et permet de rendre compte de la vision de chacune des civilisations protagonistes, loin d'une quelconque ambition de créer un suspense artificiel en hachant le rythme. En conséquence, Le Dernier rayon du soleil est radicalement anti-manichéen. En effet, bien malin qui pourrait démonter la préférence de l'auteur envers l'une de ses trois civilisations, tant il les décrit avec respect et sans émettre de jugement même implicite. Le récit se déroule, sautant d'un peuple à un autre. Les événements, importants et moindres, s'enchaînent, les histoires personnelles se croisent et se côtoient au hasard du déroulement des actions. Les fils de l'intrigue se nouent, le drame s'amorce et le dénouement magnifique déjoue habilement les pièges d'un moralisme bas de plafond.

Le récit est aussi résolument anti-épique. L'amateur de combats ne trouvera sans doute pas son comptant d'hémoglobine dans les maigres affrontements du roman. Pas plus que sa ration de bravoure et de prouesses. Ce n'est manifestement pas le centre d'intérêt de Kay, qui s'attache davantage aux individus, à leur psychologie, aux interactions suscitées par les rencontres et au regard de ces sans-grade, définitivement hors du champ de l'Histoire et pourtant partie prenante de sa vérité.

Portion congrue enfin pour la magie, comme souvent. Tout au plus, Kay ponctue-t-il son texte d'un zeste de féerie et de divination, l'auteur accordant — et il ne s'en cache pas — plus d'importance au réenchantement de l'Histoire par la fantasy qu'aux enchantements pyrotechniques vite lassants.

Certes, d'aucuns reprocheront à Kay d'user et d'abuser du supplice de l'Aigle de sang — mode d'exécution impressionnant relaté dans de nombreux ouvrages de la littérature scandinave médiévale, mais dont beaucoup d'historiens mettent en doute la véracité — et l'on peut juger l'épilogue trop happy end — un défaut récurrent chez l'auteur. Reste que tout ceci est vite oublié au regard du plaisir que procure Le Dernier rayon du soleil, qui marque le grand retour par chez nous d'un des auteurs de fantasy les plus passionnants du moment.

Le complot contre l’Amérique

« C'est la peur qui préside à ces Mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n'y a pas d'enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n'avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n'étais pas né dans une famille juive ? »

Les enfants adorent se faire peur. Dans Le Complot contre l'Amérique, Philip Roth transpose sur le papier une crainte enfantine à l'aide de l'uchronie.

Et si Charles Lindbergh, le sympathique et réputé aviateur états-unien, avait battu Franklin Delano Roosevelt au cours de l'élection présidentielle de novembre 1940 ? Quel aurait été le devenir de la démocratie américaine et le destin d'un monde en guerre ? Et si ce héros américain emblématique, marqué par un deuil éprouvant, celui de son enfant enlevé et assassiné en 1932, était devenu le trente-neuvième président des Etats-Unis, quelle aurait été la vie du jeune Philip Roth et de sa famille ?

La question est d'importance, surtout lorsque l'on sait que Lindbergh exprimait des idées franchement puantes qui suscitaient un écho favorable dans l'opinion publique de son époque. Militant charismatique au sein de l'organisation isolationniste America First, l'Aigle solitaire, comme on le surnommait, s'était laissé aller, et pas qu'une fois, à affirmer sa sympathie pour Adolf Hitler : « C'est sans doute un grand homme, et je suis convaincu qu'il a fait beaucoup pour le peuple allemand. » Le même Lindbergh décoré par le régime nazi, une décoration qu'il ne reniera jamais, sans même parler de la rendre… Enfin, ce Lindbergh auteur de propos racistes, pour le moins : « Nous devons nous protéger des attaques des armées étrangères, et de la dilution par les races étrangères… ainsi que de l'infiltration d'un sang inférieur », et indéniablement antisémites : « Il n'y a que trop de Juifs à New York dans l'état actuel des choses. En petit nombre, ils donnent de la force et du caractère à un pays, mais quand ils sont trop nombreux, ils engendrent le chaos ; or il nous en arrive trop. » Tout ceci, Philip Roth le rapporte dans un post-scriptum pédagogique en fin d'ouvrage, ce qui permet de resituer les personnages de son roman et leurs propos dans le vrai contexte historique.

Revenons au récit. Narré au rythme d'une autobiographie en partie imaginée, Le Complot contre l'Amérique est la chronique d'une famille juive ordinaire habitant Newark pendant les temps difficiles et incertains du premier mandat de Charles Lindbergh. On y perçoit la part des souvenirs personnels à travers les détails du quotidien — la collection de timbres, la description du quartier et de son voisinage — et les réflexions intimes de l'auteur. Naturellement, le contexte historique divergent génère des conséquences inédites sur la vie et l'entourage du petit Philip. Le cousin — une vraie tête brûlée — va s'engager dans l'armée au Canada pour combattre en Europe. Il en reviendra d'ailleurs mutilé et finira comme homme de main pour un parrain de la mafia juive. Face à la montée des périls, certains notables de la communauté juive — et le frère aîné de Philip Roth —, s'engagent dans le Bureau d'Assimilation créé par Lindbergh et participent à la politique de relocalisation, méthode douce pour déporter les familles juives dans l'Amérique profonde. Autour de la famille Roth, la communauté juive s'émeut, se replie puis s'inquiète. Certains de ses membres fuient le pays tandis que d'autres résistent, usant et abusant de la liberté d'expression que leur octroie la Constitution américaine. Des figures d'exception se détachent, et les souvenirs uchroniques de l'auteur se teintent d'une vraisemblable et émouvante authenticité. Malheureusement, Philip Roth ne pousse pas la logique de l'uchronie jusqu'au bout, à tel point que l'on peut affirmer que Le Complot contre l'Amérique n'est autre qu'une uchronie avortée. Certes, on est loin du ratage ridicule proposé par Daniel Easterman dans K (chez Pocket), pseudo récit d'espionnage se fondant sur la même divergence sans se démarquer du thriller grossier et ridicule. Cependant, on réalise rapidement, par des détails que Philip Roth laisse échapper çà et là, que l'épisode Lindbergh n'est en fin de compte qu'une passade, une parenthèse fictive. Ce que viennent confirmer ensuite l'escamotage abrupt du président, la rupture introduite par le chapitre 8 dans le récit autobiographique, le supposé complot exonérant Lindbergh de toutes ses responsabilités et la restauration de la ligne historique telle que nous la connaissons (retour de Franklin Delano Roosevelt, attaque surprise de Pearl Harbor à la fin de 1942, entrée en guerre des Etats-Unis…). Comme si Philip Roth n'avait pas voulu faire d'infidélité à la véritable Histoire. Comme s'il avait voulu démontrer que la structure de la démocratie américaine était plus forte que les aléas de la conjoncture historique.

En conséquence, Le Complot contre l'Amérique est un roman résolument optimiste et attachant, mais pourvu d'une conclusion bien décevante d'un point de vue uchronique. Quant au fameux complot du titre : « Il y a bien un complot, en effet, […] et je vais me faire un plaisir de vous nommer les forces qui l'animent : ce sont l'hystérie, l'ignorance, la malveillance, la bêtise, la haine et la peur. »

À méditer par les temps qui courent.

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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