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Les Tribulations d'un mage en aurient

 [Chronique commune aux Tribulations d'un mage en aurient et à Carpe Jugulum.]

Il y a bien longtemps que nous n'avions pas critiqué un opus du « Disque-Monde », la dernière fois c'était dans le numéro 8 avec un papier sur l'excellent Le Faucheur (Annales du Disque-Monde T.11), ce qui ne nous rajeunit pas… Profitons donc de la sortie récente de Carpe Jugulum chez l'Atalante pour revenir sur l'un des meilleurs « Disque-Monde » traduit ces dernières années, Les Tribulations d'un mage en aurient — opus qui sera réédité en février prochain chez Pocket, à pas cher, donc.

En Chine, sur notre chère bonne vieille planète Terre, on entend parfois la malédiction suivante : « Puisses-tu vivre des moments passionnants ». Dans l'empire agatéen du Disque-Monde, cette même malédiction existe elle aussi, mais il y a plus : une grande muraille, des samouraïs, un empereur à l'article de la mort, cinq familles qui se préparent à prendre la place du vieux souverain, des complots (avec ou sans poison), des légendes au sujet d'un grand mage et d'une armée rouge… Parmi les cinq familles comploteuses et citées infra se trouve le seigneur Hong, qui fait tout à la perfection jusqu'à ce que l'idée lui vienne d'inviter Rincevent à participer à sa conspiration d'une fort grande originalité : « je veux être empereur à la place de l'empereur ». Erreur fatale ; là où Rincevent passe, le Bagage suit, les ennuis arrivent en avance et les catastrophes tombent du ciel, dans la soupe et les culottes, comme des abeilles traitées au Gaucho !

Pour ce 17e opus des Annales du Disque-Monde, tous les héros ou presque de la trilogie fondatrice (La Huitième couleur, Le Huitième sortilège et La Huitième fille) sont de retour : Rincevent et Deuxfleurs (le maje et le touriste), le Bagage mangeur de requins, Cohen le barbare (le seul barbare connu faisant moins d'un mètre cinquante), LA MORT (certifiée chromosomes XY, attention à ce que vous dites…) et les autres archétypes incarnés. Tout ça est fort réjouissant, souvent drôle, parfois hilarant. On regrettera, comme toujours chez Pratchett, des scènes un peu confuses, des ellipses assez mal maîtrisées, mais ne boudons pas notre plaisir, ce « Disque-Monde » est un grand cru, surtout pour ceux que l'Extrême-Orient passionne.

Avec Carpe Jugulum (ce qui doit vouloir dire « cueille la gorge » si mon latin ne me trahit pas !), 24e volume des Annales du Disque-Monde et dernier opus de la série paru par chez nous 1, Terry Pratchett s'intéresse aux vampires, les confrontant à ses récurrentes sorcières post-shakespeariennes : Mémé Ciredutemps, Nounou Ogg et Agnès Créttine. Si le récit situé dans le pays de Lancre met plus de cinquante pages à démarrer (début fastidieux qui rappelle celui, tout aussi fastidieux, des Zinzins d'Olive-Oued), après c'est du tout bon, ou presque : les vampires et surtout leur serviteur Igor sont à mourir de rire, l'hommage au Bal des Vampires de Polanski (lui aussi fasciné par Shakespeare, il n'y a qu'à voir son sanglant Macbeth) est permanent, et la lutte vampires progressistes (qui s'essayent au vin rouge) contre sorcières irascibles sur fond de monarchie miteuse se révèle délicieuse.

Outre le début fastidieux de Carpe Jugulum, une autre ombre vient noircir le tableau de cette lecture qui devrait être totalement réjouissante : celle de la traduction, qui visiblement aurait mérité d'être travaillée avec un peu plus d'énergie. Si elle est dans l'ensemble excellente sur Les Tribulations d'un mage en aurient (juste quelques pétouilles ça et là), elle est en revanche particulièrement peu inspirée sur Carpe Jugulum où nombre de phrases sont écrites dans un français approximatif ou lourdingue (surtout quand intervient Nounou Ogg). Ça fait des années que l'on m'explique que Terry Pratchett est très mal traduit selon les uns, très bien selon les autres ; n'ayant jamais eu les bouquins anglais sous la main, je ne peux vérifier de telles assertions, mais une chose est sûre, si Carpe Jugulum est très bien traduit, alors c'est que monsieur Pratchett l'a écrit avec un balai (de sorcière, cela va sans dire).

Guerres et fées

L'univers de la Terre de Lup convulse. Les frontières entre le monde des hommes et la « Vraie Terre » des fées sont en train de s'effondrer. Le temps des grands conflits est revenu. Le culte Husan continue à se répandre depuis les Terres Libres et menace la suprématie de l'Eglise adjitienne. Quant à la magie, que les prêtres ont voulu remplacer par la foi, elle semble ressurgir de toutes parts. Les choix stratégiques que feront les Milles Seigneuries ou l'Empire Notte seront déterminants pour l'avenir. Mais le pontife Wotilius sait qu'il va lui falloir composer avec l'ennemi et fait appel à celui dont il a toujours nié l'existence. Sans compter que les périls sont aussi internes, car nul ne sait qui contrôle véritablement l'Abbaye Noire, bras armé de l'Adjita. Les héritières des familles Aklérus et Drimus deviennent le centre de toutes les attentions, car elles seules possèdent les clefs de la mythique Citadelle de Ladah, dont la découverte permettra l'aboutissement de la Grande Œuvre. Ou son échec irrévocable…

Dans toute trilogie de fantasy vient le moment délicat du deuxième tome, par principe moins surprenant que le premier et pas aussi abouti que le troisième. Du moins, en théorie… En 2002, je faisais dans ces pages la critique de Sardequins (Livre 1). J'y fustigeais, en substance, les libertés prises par l'auteur avec la langue et quelques techniques narratives de base, mais j'y louais ses indéniables qualités de conteur et de créateur de mondes. La lecture de Guerre et Fées permet de mesurer la pérennité et la prescription de ces propos. Après deux années de travail, Philippe Monot prouve que notre attente n'a pas été vaine. Car Guerre et Fées est un ouvrage jubilatoire. Certes, les imperfections restent, les digressions règnent et les notes de bas de page pullulent. Mais Monot cultive désormais sa différence avec lucidité et transforme ses faiblesses en fondations. Guerre et Fées est un livre d'une densité, d'une pertinence, d'une énergie remarquables… le tout servi par un humour redoutable. Le monde créé par Monot « explose » à chaque page et se recompose, dans l'esprit du lecteur, en une mosaïque d'émotions, de sourires, de rires parfois, qui fait oublier tout le reste. Le fait est assez rare pour être souligné. Mais Guerre et Fées se mérite. Il faut patienter un peu, soulever le voile de la fantasy « classique » et survivre à la masse quasi-critique d'informations. La structure générale du roman refuse toute forme de linéarité et, d'un chapitre à l'autre, d'un personnage à l'autre, d'un enjeu à l'autre, tout change. Les liens apparaissent petit à petit, créant la plus savoureuse des surprises. Plus que tout, c'est ici la voix d'un auteur à part entière qui s'élève et, vocalises faites, s'impose, sans lourdeur ni prétention. Enfant naturel de Jack Vance et collatéral au second degré de « Donjon Monster », Philippe Monot, avec un style inimitable, feu d'artifice d'inventivité, est capable d'emporter le plus vigilant des critiques, le plus indolent des lecteurs, vers des sommets de pur bonheur de lecture. Autant dire qu'on espère que le bouquet final sera inoubliable. Il pourrait l'être…

Critiques Bifrost 31

Retrouvez sur l'onglet Critiques les chroniques de livres du Bifrost n°31 !

L'Affaire Jane Eyre

1985. Le Royaume-Uni est dirigé par la Goliath Corporation. Ce trust omnipotent, qui repoussa l'invasion nazie, entretient en Crimée un conflit larvé qui dure depuis cent trente ans. Thursday Next, vétéran de Balaklava, y perdit un frère, et s'éloigna de son fiancé. Thursday est employée aux LittéraTec, niveau OS-27 qui traque les contrefaçons littéraires. Car les Anglais de cette réalité alternée vénèrent l'écrit, au point de jouer Richard III en continu, façon Rocky Horror Show, ou de se baptiser en masse John Milton. On débat du Poète, comme s'il s'agissait du mauvais temps, tout en écoutant les shakesparleurs débiter des tirades, et les ménagères se demandent pourquoi Charlotte Brontë ne conclut pas son chef-d'œuvre par un beau mariage. Suite au vol du Martin Chuzzlewit de Dickens, Thursday Next est contactée par Tamworth. Le directeur du OS-5 soupçonne Achéron Hadès d'avoir fait le coup. Ce maître criminel, que tout le monde espérait mort, semble bénéficier de pouvoirs étranges, qui le soustraient à toute détection et lui permettent de conditionner ses adversaires. Mais si Achéron peut surgir au simple énoncé de son nom, nul ne connaît son visage. À l'exception de miss Next qui fut son élève à l'université, et l'objet de ses avances. Thursday accepte, délaisse Pickwick, son oiseau dodo (modèle 1.2), et part à la rencontre d'Hadès et sa bande, composée du docteur Müller, savant fou, d'un acteur cabotin, pléonasme, et des Félix, assassins par contrainte qui se transmettent leur visage. L'opération est un échec. À l'hôpital, Thursday reçoit la visite de son père, pirate temporel traqué par les Chronogardes qui retapent le continuum avec des ballons, et s'entretient avec elle-même. Next reprend l'affaire, d'autant que son oncle Mycroft est contraint par Hadès d'utiliser sa formidable invention pour effacer un personnage secondaire de Dickens. Mais le maître du mal souhaite maintenant s'en prendre à Jane Eyre. Or Thursday entretient un rapport intime avec le roman depuis que, petite, elle a favorisé la rencontre de Jane et du sombre Rochester.

Dans l'injustement inédit en France The incredible umbrella, de Marvin Kaye, plusieurs héros de romans voyaient leur destin modifié par l'intrusion d'un lecteur, et l'on se souvient du personnage de Woody Allen, retenu prisonnier d'une grammaire espagnole. La modification de la trame littéraire n'est donc pas un thème nouveau. Ce à quoi vous allez me dire : « Et alors, qu'est-ce que ça peut te faire, puisque Jasper Fforde signe un formidable premier roman ? » Je vous répondrai deux choses :

1) Tu ne me tutoies pas.

2) Effectivement, l'auteur parvient à concevoir l'improbable hybride de 1984 et Modesty Blaise, récit délirant où les vers s'alimentent à la syntaxe, et qui se permet d'interrompre l'action par une exégèse de Marlowe ou Bacon. On pourrait parler d'intertextualité, de relecture critique par altération, mais il est 19h et je dois acheter du pain. Disons simplement que le Fleuve Noir a fait preuve d'audace éditoriale, pari qui mérite d'être remporté car L'Affaire Jane Eyre est l'une des meilleures parutions de l'année. En attendant la suite : Lost in a good book.

Le Da Vinci Code

Le Louvre. Jacques Saunière, conservateur en chef du musée, est abattu dans la Grande galerie par un albinos. Mortellement blessé, le vieil homme a tout juste le temps de se déshabiller, plier ses vêtements, se tracer un pentacle sur l’abdomen, écrire au stylo à lumière noire une phrase en latin qui est aussi une séquence mathématique du XIIIe siècle qui vaut à la fois pour le nombre d’or et l’anagramme de Mona Lisa, écrire des choses sur le coffrage en plexiglas de la Joconde, puis revenir au point de départ tout en essuyant le sang, dessiner sur le sol des arcs de cercle, se poser au centre en respectant la figure du pentagramme et… mourir. L’inspecteur Bézu Fache se rend sur les lieux et convoque immédiatement Robert Langdon, un Américain spécialiste de la symbolique médiévale qui avait rendez-vous avec Saunière. Les deux hommes ne s’apprécient guère mais ils apprendront à se connaître. Est aussi présente Sophie Neveu, membre de la police scientifique et petite-fille de la victime. Elle ne parlait plus à Saunière depuis que, gamine, elle l’avait vu toucher les seins d’une grosse femme devant des gens masqués. Langdon lui explique qu’il s’agit en réalité d’un rite initiatique parfaitement pur, et que ce n’est pas comme si papy avait défoncé la foune de la radasse par vice. Bonne fille, Sophie n’en disconvient pas, mais du coup regrette la brouille avec son grand-père (elle était traumatisée). Pour fuir l’albinos, Sophie et Langdon se réfugient chez un paraplégique, Leigh Teabing, qui est un spécialiste du Graal. Ensemble, ils vont déchiffrer un mystérieux cryptage qui commence par : ELC AL TSE ESSEGAS ED TOM XUEIV NU SNAD… L’Américain penche pour du Nikkudim, ancienne langue sémitique, mais ce peut être aussi du Rachi, voire du Stam. Sophie trouve la solution : c’est le fameux code de Vinci ! En fait, c’est du français écrit à l’envers (dans la version originale, c’est de l’anglais écrit à l’envers, et à Alenverland, c’est traduit à l’endroit). Nos héros vont mettre au jour une monumentale conspiration impliquant l’Opus Dei, le Vatican et la Fraternité de Sion qui cherchent à révéler ou à taire que le Christ est Marie-Madeleine ! Las, Leigh Teabing a commandité le meurtre de Saunière. Le paraplégique se débarrasse d’un complice à l’aide d’une cacahuète, mais ne parviendra pas à ses fins. Sophie et Langdon tairont pourtant la vérité, car le monde n’est pas prêt, et que le chemin parcouru vaut mieux que le but à atteindre.

C’est un beau roman qui rappelle que l’on ne doit pas se laisser manipuler, et que la richesse véritable est intérieure. Je m’a bien régalé.

L'Œcumène d'or

Difficile, d'abord. C'est le moins que l'on puisse dire de cette geste de l'avenir lointain. Dès la première page, le lecteur se trouve immergé dans un incompréhensible sabir censé rendre compte de ce futur. Décrire l'hypercivilisation de la Septième ère n'est pas une mince affaire. Imaginez un monde à mi-chemin entre celui des Danseurs de la fins des Temps de Mike Moorcock et celui de L'Orbe et la roue de Michel Jeury, animé par l'esprit de Philip K. Dick, façon cyberpunk…

John C. Wright n'est pas le premier à s'adonner à l'exercice rare et périlleux consistant à dépeindre la civilisation du lointain avenir mais, bien pire, il relève le gant de le tenter de l'intérieur, sans recourir à l'artifice littéraire d'un point de vue décalé. Et pour ce faire, il ne lésine pas sur le vocabulaire.

Wright biaise toutefois quelque peu. Si le héros, Phaéton Prime Rhadamante, appartient bien à son époque, il est cependant membre de la faction/famille Manoir Gris Argent qui est l'une des plus passéistes et traditionalistes de l'époque. Il ressemble presque encore à un humain. Les personnages ne sont pas des gens comme vous et moi, ils appartiennent à une posthumanité ; ce sont des neuroformes biochimiques ou des consciences électroniques appelées « sophotechs ». La plupart sont immortels, proches de l'omniscience et de l'omnipotence, davantage apparentés au divin qu'à l'humain.

Bien souvent, et c'est un reproche fréquemment fait à la S-F, surtout dans le space opera, le futur lointain ne se démarque guère du présent. L'alternative étant de franchir le pas pour sauter dans la fantasy à la Roger Zelazny. Les auteurs savent fort bien esquiver le clivage temporel en inventant d'excellentes raisons (le Jihad butlerien dans Dune de Frank Herbert ou la Praxis, dans Le Déclin de l'empire Shaa de Walter Jon Williams par exemple). Wright ne perd cependant pas de vue qu'en S-F, le détour par le futur n'est que le moyen de parler au lecteur du monde dans lequel l'un et l'autre vivent. Il ne fait que pousser à ses limites la démarche adoptée par Bruce Sterling dans La Schismatrice ou Michael Swanwick dans Les Fleurs du vide.

L'infosphère de l'Œcumène d'Or diffère autant de la nôtre que cette dernière, avec son Internet, ses satellites et téléphones portables, diffère de celle du Pithécanthrope. Au concept d'Humanité a succédé celui de Mentalité. Ces structures pensantes sont des ensembles autonomes d'espaces de stockage et d'outils de traitement de l'information pour lesquels la possession d'un corps biologique est un luxe anecdotique voire superflu dont se passent les plus pauvres, ou même une simple tradition. Sans parler de celui des Neptuniens, adapté aux basses énergies… L'univers proposé par Wright repose sur le postulat que seule toute information est réelle. Il importe peu que vous soyez là en chair et en os ou que vous ayez dépêché un avatar partiel ou total. Ainsi, le corps de Phaéton passe la quasi-totalité du roman dans des caissons assurant sa maintenance…

Parce que son rêve d'aller aux étoiles bouscule le frileux conformisme de l'Œcumène d'Or, Phaéton s'est vu spolié de sa mémoire et, comme de juste, se retrouve au cœur d'un complot. La trame de ce roman repose donc sur ces thèmes tout à fait convenus. Combien de fois, chez Van Vogt, Dick et d'autres, n'avons-nous croisé des héros à la recherche de leur mémoire, leur passé, leur identité ?

La société de l'Œcumène d'Or est bien davantage reconnaissable que sa civilisation. L'Etat est très édulcoré. Il ne subsiste guère que sous forme vestigielle, une gendarmerie, des tribunaux et un exécutif : le Conseil des pairs. Le pouvoir institutionnel se fait discret. L'Œcumène d'Or, c'est l'apogée du libéralisme économique et l'instance sociale suprême en est le Collège des Hortateurs, une polysynodie autocratique, incontestée, faisant autorité. Tous les groupes sociaux y sont représentés mais le poids de chaque membre y est non seulement différent mais variable selon le moment aussi bien que la question. Son rôle étant de garantir la pérennité de l'utopie œcuménique. Face, par exemple, à l'idéal libertarien de libre entreprise représenté par Phaéton, les Hortateurs incarnent la réaction, ou à tout le moins le conservatisme, et se posent en garant du conformisme. Là, on se rend compte que le roman soulève des problématiques qui sont bel et bien les nôtres. La question du progrès. Et celle, concomitante, de la fin de l'histoire. À terme, la conquête des étoiles s'avérera nécessaire mais ne doit-on pas faire l'impasse sur elle plutôt que de courir le risque d'un conflit, d'un mort, d'un seul ? À l'instar de nos comités d'éthique à la recherche du risque zéro, qui s'apprêtent à intégrer le principe de précaution à la constitution, les Hortateurs statuent dans la même perspective conservatrice, favorisant le statu quo. Comme les dieux grecs copiaient volontiers les hommes, les motivations de ces êtres confinant au divin nous restent parfaitement claires et intelligibles, voire triviales. Ils recherchent le pouvoir et la jouissance, craignent le changement, aspirent au conformisme. On croirait, y compris Phaéton, des Occidentaux aisés du début du XXIe siècle. Si Phaéton aspire à bousculer l'ordre des choses, ce n'est que pour s'enrichir, mieux jouir, acquérir davantage de pouvoir et flatter son ego.

Pour accéder à la trame narrative et à la dimension spéculative du roman de John C. Wright, il faut en forcer le blindage contextuel, ce qui devrait en rebuter plus d'un. Ni l'intrigue ni la réflexion qu'elle porte ne justifie de tels efforts mais leur récompense tient dans l'accès à cet univers ; au plaisir d'avoir forcé les portes d'une vraie vision de l'avenir. Pénétrer ce futur qui essaie de ressembler à un futur nous change agréablement de ces légions d'avenirs où les vaisseaux spatiaux ne se démarquent en rien de la marine en bois.

Le lecteur devra s'obstiner pour s'approprier l'univers créé par John C. Wright et L'Œcumène d'Or est encore un livre qu'il faudra réserver à un public de S-F chevronné, les autres risquant fort de n'y trouver que d'inextricables salmigondis.

Mélancolie des immortels

Et voilà. 10000 ans après que les Shaa se sont taillé un bel empire interstellaire, le dernier de ses immortels, las de tout, vient de choisir la mort. Bon nombre de dignitaires de haut rang appartenant aux races naguère asservies auront l'honneur de le suivre dans son trépas. Ceci dit, ces événements ne devraient pas troubler outre mesure l'ordre établi et la Praxis, la doctrine impériale Shaa, saura sans doute se pérenniser.

Dans cette société aristocratique et clientéliste, le suicide de son protecteur n'arrange pas les affaires de l'ambitieux lieutenant Martinez, de basse noblesse mais de grande fortune. Après avoir dirigé avec succès mais néanmoins en vain la périlleuse manœuvre de la cadette Caroline Sula pour secourir un riche régatier, Martinez s'adonne à la vie mondaine de Zanshaa, la capitale. Il projette de marier l'une de ses trois pestes de sœurs à P.J. Ngeni, un dandy bon à rien. La famille Ngeni étant les protecteurs des Martinez. Sans parler de sa propre vie amoureuse…

Il est transféré de l'état-major où il comptait bien faire son trou sur le Corona, une frégate dont l'équipage vient de remporter la coupe de la flotte de football (anglais — précisons, l'auteur étant américain). Or, le Corona ne vit que pour le foot. Le capitaine assure les fonctions d'entraîneur tandis qu'un bon tiers des membres de l'équipage, notamment gradés et spécialistes, ne doivent leurs affectations et promotions qu'à leurs talents footballistiques. Les autres, dont Martinez, doivent supporter l'équipe, autrement dit, se taper le boulot et les gardes des footballeurs…

Le Corona est affecté sur Mégaria, QG de la 2nde flotte où l'amiral, une Naxide, a organisé une grande fête du sport à laquelle participe l'équipe du Corona. Martinez, lui, subodore qu'il se trame quelque chose. Pendant que les équipages et officiers sont à terre pour jouer au foot, les Naxides s'emparent de tous les bâtiments de la flotte occupés par les autres races de l'empire. Sauf de celui de Martinez, qui a eu le nez creux… Le Corona échappe de justesse à ses poursuivants et parvient à rallier Zanshaa, qui n'est pas tombée grâce à la perspicacité de l'amiral Jarlath.

La 1ere flotte de Zanshaa et la 2nde de Mégaria vont s'affronter dans une grandiose bataille spatiale comme on n'en fait plus depuis Edmond Hamilton. Caroline Sula, qui n'est pas Caroline Sula, aura le privilège de porter un rude coup à l'ennemi…

Mélancolie des immortels est un roman agréable, sans grande ambition autre que de faire passer un bon moment au lecteur, et teinté d'une légère ironie qui renforce l'amusement. On reste cependant bien loin des grosses farces parodiques telles que Bill, le Héros Galactique de Harry Harrison, etc. Ce livre pouvant donc également être lu au premier degré moyennant quelques impasses mineures. Même les mondanités sont rendues attrayantes, en rien ennuyeuses. Les flash-back sur le passé de Caroline Sula contribuent à construire un personnage intéressant. L'intelligence de ce roman ne le démarque des space operas les plus traditionnels et ringards que par sa dimension ludique. Sinon, ce ne serait que du David Weber, ce qui n'a rien d'un compliment… Ce premier volume d'une tétralogie de plus ne fera pas davantage date qu'il ne révolutionnera le genre. C'est un livre sympa mais il n'y a vraiment pas de quoi casser trois pattes à un canard. Pour le fun.

Les Âmes dans la grande machine

En Australie. 2000 ans après le Grand Hiver, une glaciation provoquée par les activités humaines.

Un univers post technologique reconnaissable quoique différent. Un monde sans électricité ni radio à cause de satellites militaires toujours opérationnels qui détruisent ce type d'installations. Un monde régulièrement balayé par l'Appel, un étrange phénomène qui attire bêtes et hommes vers le Sud et la mer où ils se jettent comme des lemmings. Une société plus ou moins féodale, divisée en une multitude de mayorats guerroyant d'enthousiasme les uns contre les autres et parcourue de trains à éoliennes ou à pédales. Le duel, pratiqué à la française, considéré comme un moyen de promotion légitime, y réglant les conflits sociaux ou professionnels. Les bibliothécaires dragons, c'est-à-dire bibliothécaires et pistoleros, constituent une caste importante qui, sous l'impulsion de Zarvora Cybelline, va devenir dominante. Cette jeune femme géniale a découvert qu'une fabrique automatisée, sur la Lune, créait un voile de nanomachines autour de la Terre pour réfléchir chaleur et lumière solaires. Elle décide donc de se hisser au pouvoir pour parer à la menace d'une nouvelle glaciation…

Voilà un monde original que l'on placera non loin d'Un Cantique pour Leibowitz de Walter M. Miller sans que Les Âmes dans la grande machine ait pour autant une envergure comparable. C'est avant tout un livre d'action. Roman politiquement correct, il prend le contre-pied de la S-F de années 40/50 où les femmes ne servaient que de faire valoir aux héros. Bien que géniaux, tous les personnages sont antipathiques, tous les personnages masculins sont de fieffés pauvres types : Nikalan, Glasken, Ilyire, Tarrin, Jefton, Denkar… Par ailleurs, derrière les bonnes intentions des sauveurs du monde, le livre véhicule des idées sociales plutôt douteuses, c'est à dire totalitaires. La fin justifie les moyens et l'arbitraire de la raison d'état s'impose. Le pouvoir doit rester à ceux qui ont la force de s'en emparer et pour qui les masses oscillent entre les statuts de viande et d'outil.

Des raisons qui font que le monde de McMullen est un lieu éminemment intéressant, à savoir les vagabondes, l'Appel et la menace de glaciation représentée par le soleil miroir, seule la première est explicitée avec toute l'attention voulue. Les deux autres sont traitées par-dessus la jambe. Sean Mc Mullen préférant s'étendre sur les conquêtes amoureuses de Glasken, personnage qui aurait au moins pu s'accorder une fin tragique pour acquérir une certaine dimension héroïque. Mais non… Sans parler des batailles et autres duels.

De nos jours, Les Âmes dans la grande machine se verra malgré tout accorder une mention assez bien mais, comme de coutume, il aurait gagné à être sérieusement dégraissé. Ainsi, nous aurions pu espérer un seul et unique volume. 42 euros les 624 pages, c'est trop cher payé pour un livre qui ne sort pas de l'ordinaire. Cette pratique éditoriale qui tend à se généraliser (Passage, de Connie Willis en J'ai Lu « Millénaires » ; Perdido Street Station, de China Miéville au Fleuve Noir, ou encore Les Puissances de l'invisible de Tim Powers chez Denoël) est inacceptable pour le lecteur, lequel paie des bouquins qui seraient bien meilleurs s'ils étaient moins cher, moins gros. À défaut d'être à éviter, Les Âmes dans la grande machine n'a rien d'une priorité…

Zombies, un horizon de cendres

Jean-Pierre Andrevon aime les zombies, c'est entendu. Après plusieurs romans consacrés (au moins en partie) à ce sujet purulent par essence (dont le très efficace Les Revenants de l'ombre, toujours dispo en « PdF » si on cherche bien), l'animal récidive en sortant au Bélial' Zombies, un horizon de cendres, réjouissante contribution au genre à défaut d'être un chef-d'œuvre intemporel.

Sous une couverture qualifiée d'ignoble ou de géniale en fonction des lecteurs (une zombie aux gros seins portant un fusil à pompe, dotée d'un très transparent t-shirt sur lequel on peut lire « fuck the dead » — élégant et chic), le roman se laisse lire, sans toutefois renouveler ce courant littéraire bien particulier qu'est la littérature de morts-vivants.

Si l'histoire est basique, Jean-Pierre Andrevon s'amuse beaucoup et s'offre un hommage aux ténors du genre, de Romero à Matheson, le tout via un scénario ultra classique (dont on retrouve certains éléments au cinéma dans le très recommandable 28 jours plus tard de Danny Boyle) : un mystérieux trou noir qui passe par hasard dans notre banlieue galactique fait renaître les morts. Tous les morts. Vraiment tous. [Ceux qui aiment la hard science sont instamment priés de ne pas lire le livre, que les choses soient claires.] Ce qui, quand même, fait du monde une vraie foule. Et qui pue.

D'abord sceptiques, les pouvoirs publics sont rapidement débordés par cette marée verdâtre, lente et apparemment désœuvrée. Apparemment seulement, parce qu'au bout de quelques semaines, nos braves zombies font exactement ce qu'ils savent faire, à savoir sucer la cervelle des vivants…

Bref, pour le narrateur, la vie bascule. Sa femme et sa fille le quittent, et le voilà retranché d'abord chez lui, puis finalement dans une ex-caserne, en compagnie de nombreux cinglés de tous bords, bien décidés à massacrer du zombie avant d'y passer pour de bon. Pim, pam, poum, donc, mais avec la plume d'Andrevon, c'est-à-dire avec talent et humour, car à quoi sert de tuer un mort ?

Au final, Zombies, un horizon de cendres n'est pas exactement un roman majeur, tout au plus un divertissement sans conséquence qu'on lira quand même parce qu'Andrevon doit bien payer son électricité et qu'on aime bien Andrevon. Les fanatiques du genre apprécieront, les détracteurs ricaneront et les autres hausseront les épaules.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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